Le monophysisme eutychien, dans les sectes que nous venons de nommer, avait poussé jusqu’au bout le principe de l’unité de nature en Jésus-Christ. Mais ce n’est pas chez lui que se trouvaient les meilleures têtes ni les grands chefs de l’hérésie. A côté de ce monophysisme à tendance mystique, s’en développait un autre de sens plus rassis et plus raisonneur. Son plus illustre représentant est Sévère d’Antioche, et c’est pourquoi on a pu l’appeler, de son nom, monophysisme sévérien ; mais, du reste, il fut soutenu avant Sévère et autour de lui par des auteurs célèbres encore, Dioscore, Timothée, Ælure, puis Philoxène, Théodose d’Alexandrie Jean de Telia, Jacques de Saroug et d’autres. Tous unanimement prétendaient rester simplement fidèles à la tradition de saint Cyrille. Cette affirmation mérite d’être vérifiée. Nous allons ici exposer leurs vues, en prenant pour centre la doctrine de Sévère, qui les a plus complètement approfondies et développées.
Cette doctrine de Sévère a été jugée très obscure et contradictoire par ses adversaires : on l’a accusé lui-même d’être un sophiste inconstant et variable. Cela vient uniquement de ce qu’on n’a pas compris sa terminologie, et de ce qu’on n’est pas assez entré dans sa pensée, qui est en effet subtile parfois et compliquée, mais qui offre d’ailleurs beaucoup de suite.
Sévère confond d’abord dans un même sens les mots φύσις, ὑπόστασις, πρόσωπον. L’identification des deux premiers termes se rencontre chez lui à chaque instant ; mais il leur assimile aussi le troisièmec : « Quand l’union hypostatique qui est parfaite de deux [natures] est confessée, dit-il, il n’y a qu’un Christ, sans mélange, une personne, une hypostase, une nature, celle du Verbe incarné. » Que si, au contraire, on divise par l’esprit le Christ en deux natures, on n’a pas seulement deux natures, mais aussi deux hypostases et deux personnes. Le sens qu’il donne à ces trois mots, même à celui de φύσις, est le sens d’individu concret, de sujet, de personne. Φύσις n’est nullement l’équivalent d’οὐσία : il s’oppose à οὐσία comme l’individu et le particulier au commun. Jésus-Christ n’a pas une seule nature, il est une seule nature. Dire comme les chalcédoniens qu’il y a deux natures en Jésus-Christ, c’est être nestorien, car c’est dire qu’il y a en lui deux personnes : le nombre en effet suppose la séparation, et deux natures sont nécessairement deux personnes. Et quant à l’expression « deux natures unies », c’est un non-sens, car deux natures unies ne sont pas deux mais une seule nature, une φύσις n’étant telle qu’à la condition d’être καϑ᾽ ἑαυτήν.
c – D’une façon peu fréquente cependant. Ainsi, malgré le témoignage d’Eustathe, il est fort douteux que Sévère ait accepté la formule ἐκ δύο προσώπων, alors qu’il accepte sans hésiter la formule ἐκ δύο ὑποστάσεων : la première rappelait trop le nestorianisme.
Ceci posé, Sévère, dans le développement de sa doctrine christologique, part du Verbe, comme saint Cyrille. C’est le Verbe qui, en Jésus-Christ, est le sujet de la φύσις. Toute l’économie consiste en ce que cette φύσις qui était ἄσαρκος est devenue σεσαρκωμένη. Dans cette opération, le Verbe ne se modifie pas, ne change pas : il devient autrement, mais non pas autre qu’il n’était : il n’y a pas nouveau sujet, mais nouvel état produit. Jésus-Christ est rigoureusement la même personne, le même individu que le Verbe : comme tel il n’est pas devenu alors qu’il n’était pas, car il est éternel.
Considérons maintenant l’humanité à laquelle le Verbe s’unit. Cette humanité n’a pas préexisté à l’incarnation ; elle n’est pas venue du ciel, mais a été prise de Marie : c’est Marie qui « d’elle-même, par l’ineffable et secrète descente du Saint-Esprit, a donné [au Christ] l’humanité », sans quoi elle ne serait pas sa mère. De plus, cette humanité est complète : les monophysites, et Sévère en particulier, se séparent ici expressément d’Apollinaire, et ne cessent de répéter que la chair de Jésus-Christ était animée d’une âme raisonnable (ψυχὴ λογική).
L’union du Verbe et de l’humanité constitue l’ἕνωσις l’acte dont le Christ est le terme. C’est une ἕνωσις φυσική, κατὰ φύσιν, καϑ᾽ ὑπόστασιν, puisque le terme en est une nature, une hypostase unique, celle du Verbe incarné.
[Sévère, bien entendu, fait commencer l’union avec la conception ; mais il n’a pas cru d’ailleurs que Jésus-Christ ait été parfait comme homme dès le premier instant : « C’est un germe, puis un homme, puis un fruit », dit-il. Philoxène était dans les mêmes idées : pour lui, l’animation du corps était postérieure à la conception.]
Toutefois, si Sévère repousse l’union simplement morale des nestoriens, s’il repousse l’expression deux natures des chalcédoniens. il ne veut pas davantage d’une union qui serait un mélange et une confusion des deux éléments divin et humains : τὰ ἐξ ὧν εἷς ὁ Χριστὸς ἐν τῇ συνϑέσει τελείως καὶ ἀμειώτως ὑφέστηκεν ; et encore : τὰ ἐξ ὧν Ἐμμανουὴλ ὑφεστήκει καὶ μετὰ τὴν ἕνωσιν οὐ τέτραπται, ὑφέστηκε δὲ ἐν τῇ ἑνώσει. On sait qu’il a soutenu toute une polémique à ce sujet contre Sergius le Grammairien, qui ne parvenait pas à comprendre comment il n’y avait, après l’union, qu’une nature dans le Christ autrement que par une confusion du Verbe et de la chair. Sévère condamne hautement cette « folie des synousiastes », comme il l’appelle. Il ne veut pas que l’on dise que l’Emmanuel est d’une seule substance, qualité et propriété, μιᾶς οὐσίας τε καὶ ποιότητος καὶ ἑνὸς ἰδιώματος ; que la chair animée d’une âme raisonnable est devenue avec le Verbe μιᾶς οὐσίας καὶ μιᾶς ποιότητος. Il s’accorde, dit-il, avec les nestoriens pour reconnaître une différence entre la chair et le Verbe. Non, il n’y a pas confusion des substances. Et la comparaison même de l’union du corps et de l’âme si souvent apportée par Sévère, et prise de saint Cyrille, le prouve, car cette union a bien pour terme une φύσις, unique, mais elle exclut tout mélange (κρᾶσις) des éléments qu’elle rapproche.
Cependant, s’il n’y a pas mélange ou fusion, il y a « synthèse », σύνϑεσις. La synthèse ou composition est cet état dans lequel les composants restent sans changement, ne sont pas combinés, mais n’ont pas d’existence à part, ne sont pas ἰδιοσυστάτοι : elle exclut à la fois et la séparation et le mélange. Ainsi la φύσις du Verbe, en devenant σεσαρκωμένη, devient, au même titre, σύνϑετος : elle s’adjoint une humanité qui ne subsiste pas en soi, mais dans le Verbe, tout en restant d’ailleurs une vraie humanité. De ce fait, cette φύσις ne devient pas διπλοῦς ni διττή : elle comprend simplement, dans l’ordre de l’existence, un nouvel élément qu’elle ne comprenait pas d’abord : μία φύσις τοῦ ϑεοῦ Λόγου σεσαρκωμένη.
Or, si l’humanité et la divinité persistent sans changement dans l’union, il s’ensuit que le Christ est en même temps consubstantiel au Père par sa divinité et consubstantiel à nous par son humanité. Les monophysites dont nous parlons, et Sévère en particulier, acceptent cette conclusion sans hésiter : la double consubstantialité du Christ est pour eux un dogme : ils condamnent Eutychès qui l’a nié, et se donnent beaucoup de mal pour justifier Dioscore d’avoir innocenté le vieil hérésiarque au brigandage d’Éphèse. Dioscore, disent-ils, ne l’a fait que parce qu’il a été trompé sur la foi d’Eutychès.
Mais dès lors, et si l’on peut distinguer dans le Christ l’οὐσία divine et l’οὐσία humaine non confondues, comment n’y pas reconnaître deux natures ? C’est l’objection que presse contre Sévère un chalcédonien quelque peu équivoque, Jean le Grammairien, et qui va le forcer à rapprocher sa terminologie de celle de Chalcédoine, mais sans sortir pourtant de son système.
[Comme Sévère objectait toujours que la formule δύο φύσεις supposait la séparation des natures, Jean adoptait la formule ἐν δύο φύσεσιν ἀδιαιρέτοις μετὰ τὴν ἕνωσιν, ou bien ἐν δύο φύσεσιν ἀδιαιρέτοις ἐν ἑνὶ προσώπῳ.]
Sévère accepte de distinguer δύο φύσεις, mais seulement τῇ ϑεωρίᾳ, τῆ φαντασίᾳ τοῦ νοῦ μόνον, τῷ νῷ, τῇ ἐπινοίᾳ, etc. Dire δύο φύσεις simplement après l’union, il ne le peut, puisque φύσις pour lui signifie l’individu concret, la personne ; mais il admet bien, comme Cyrille, que si l’on fait momentanément, par l’esprit, abstraction de l’union, les éléments du Christ nous apparaissent comme deux natures, deux hypostases, deux personnes. Seulement, ce n’est là qu’un jeu de l’esprit et un exercice de logique. Dès qu’on revient à la réalité de l’union, on ne trouve plus qu’une personne, une hypostase, une nature. Et ainsi il est vrai que le Christ est de deux, ἐκ δύο, qu’il est ἐκ ϑεότητος καὶ ἀνϑρωπότητος, ἐκ δύο φύσεων, ἐκ δύο πραγμάτων, ἐκ δύο ὑποστάσεων : mais il reste vrai que des deux il est εἷς, μία φύσις, μία ὑπόστασις.
Cette réponse de Sévère ne résolvait pas l’objection de Jean le Grammairien. Puisque Sévère et les siens n’admettaient pas dans le Christ la confusion des éléments divin et humain après l’union, cette distinction devait s’accuser de quelque manière et se traduire par une formule qui ne serait pas δύο φύσις, mais qui serait de sens équivalent à deux natures. C’est à propos de la question des propriétés de chaque élément, et à l’occasion de sa polémique contre Sergius, que Sévère donne cette formule.
Saint Léon avait affirmé que, dans l’incarnation, la propriété de chaque nature est sauvegardée, que chaque nature conserve sans déchet sa propriété. Sévère n’admet pas absolument cette façon de parler. Si l’on entend, dit-il, par propriétés (ἰδιότης) les attributs (ἰδιώματα) qui conviennent soit à l’humanité, comme d’être visible, intelligente, palpable, soit à la divinité, comme d’être éternelle, immense, invisible, il est vrai que ces qualités ou attributs continuent d’exister dans l’union ; seulement on ne doit point les considérer comme appartenant séparément à deux natures, comme étant tellement propres à l’un des éléments que l’on, ne puisse, en vertu de la communication des idiomes, les rapporter à l’autre et surtout au Verbe, l’unique sujet dernier des divers attributs. Mais Sévère connaît une autre sorte de propriété : c’est celle qu’il appelle ἰδιότης ὡς ἐν ποιότητι φυσικῇ. Rappelons-nous ce que saint Cyrille désignait par ὁ τοῦ πῶς εἶναι λόγος, ποιότης φυσική : c’est simplement l’essence spécifique de l’être, ce que nous appelons sa nature ; et, de chacun des éléments du Christ, saint Cyrille affirmait qu’il conservait ainsi, dans l’union, sa ποιότης φυσική. Sévère reprend cette affirmation. Si on ne peut pas diviser entre deux sujets les simples attributs et qualités, il y a cependant une qualité tellement propre à chacun des éléments qu’elle ne se communique pas à l’autre sous peine d’avoir un « mélange des essences » ; c’est sa ποιότης φυσική, son essence spécifique. Puisqu’on n’admet pas la confusion de l’humanité et de la divinité, il faut bien admettre que chacune d’elles possède en propre et ne partage pas avec l’autre d’être en soi ce qu’elle est : il y a dans le Christ une dualité de propriété en qualité naturelle, ἰδιότης ὡς ἐν ποιότητι φυσικῇ
De l’action ou ἐνέργεια du Christ Sévère traite à peu près comme des propriétés, dont l’activité n’est qu’une forme spéciale. Sa théorie est fort simple. Empruntant au Pseudo-Basile sa distinction entre ἐνεργήσας, ἐνέργεια et ἐνεργηϑέν, il enseigne que les choses opérées par Jésus-Christ, les ἐνεργηϑέντα, sont évidemment de deux sortes, les unes divines, les autres humaines ; mais, comme l’ἐνεργήσας en Jésus-Christ est unique, et comme l’ἐνέργεια n’est que le mouvement opératoire de l’agent, sa κίνησις ἐνεργετική il s’ensuit que dans le Sauveur cette ἐνέργεια est une comme lui : Ἐπειδὴ γὰρ εἷς ὁ ἐνεργῶν, μία αὐτοῦ ε᾽στὶν ἡ ἐνέργεια καὶ ἡ κίνησις ἡ ἐνεργετική.
[Sévère condamne absolument la formule de saint Léon : « Agit enim utraque forma cum alterius communione quod proprium est. » Agir suppose qu’on subsiste, et attribuer à la nature humaine une action propre, c’est lui attribuer une subsistance propre et indépendante ; c’est être nestorien : Οὐ γὰρ ἐνεργεῖ ποτε φύσις οὐχ ὑφεστῶσα προσωπικῶς.]
Cette ἐνέργεια est divine, puisque divine est la φύσις dont elle est le mouvement opératoire : toutefois, comme cette φύσις est, par l’incarnation, σύνϑετος, c’est-à-dire composée avec la chair, son action l’est également, et s’exerce en Jésus-Christ dans des conditions nouvelles. C’est une καινή ϑεανδρικὴ ἐνέργεια, comme vient de le dire le Pseudo-Aréopagite dont Sévère connaît les écrits. Le mot καινή marque la nouveauté de l’état où le Verbe s’est engagé, et ϑεανδρικὴ équivaut à σύνϑετος, indiquant que cet état est celui de la φύσις σεσαρκωμένη du Verbe.
A l’époque de Sévère, le problème d’une ou de deux volontés dans le Christ ne se posait pas, pas plus que celui d’une ou de deux opérations. Lui-même cependant rapporte que Jean le Grammairien citait un passage de saint Athanase qui parlait de deux volontés du Christ, l’une divine, l’autre humaine, pour conclure de là que, s’il y avait dans le Christ deux volontés, il y avait aussi deux natures. Pour Sévère, la question doit s’envisager de tout autre façon. On peut et on doit admettre dans le Sauveur des actes divers de volonté, les uns conformes aux faiblesses de l’humanité, les autres conformes au vouloir divin, comme il s’est vu dans la scène de l’agonie au jardin ; mais on doit les rapporter au même sujet, au Verbe incarné qui produit ces divers actes, qui veut ὡς ἄνϑρωπος et ὡς ϑεός. Le patriarche d’Antioche ne s’occupe pas directement de la faculté de vouloir ; il s’occupe des actes, ou, s’il s’occupe de la volonté comme puissance de vouloir, c’est pour prononcer que dans le Christ elle est unique, puisqu’il n’y a en lui qu’un sujet voulant, comme il n’y a qu’un sujet agissant ; « Les saints et sages Pères, écrit-il, ont enseigné qu’il n’existait [dans le Christ] qu’une seule activité et une seule volonté divine, et selon sa divinité et selon son humanité. »
Telle est en résumé la doctrine christologique professée par Sévère d’Antioche. J’ai dit qu’elle ne lui appartenait pas exclusivement, et qu’elle était celle de tout un parti, de la portion de beaucoup la plus nombreuse, la plus intelligente et la plus influente des monophysites. Mais il est clair aussi qu’elle ne fait que reproduire, en en précisant certains traits, celle de saint Cyrille. Les mots sont pris dans le même sens, les formules sont les mêmes, l’enseignement est identique, un dyophysisme de fond qui ne veut pas s’avouer, avec un monophysisme de langage presque absolu. Seulement, entre saint Cyrille et Sévère ou, si l’on veut, entre saint Cyrille et Timothée, un grand fait s’est produit dont ni Timothée ni Sévère et leurs amis n’ont tenu compte. Le concile de Chalcédoine a prononcé que Jésus-Christ est en deux natures, et par là il a fixé, en même temps que le dogme, le sens des mots qui le traduisent exactement. Dès lors, ce qui était excusable chez Cyrille ne l’est plus chez nos auteurs. L’Église a dû regarder ces monophysites comme hérétiques et les traiter comme tels. L’histoire, en admettant qu’au fond ils pensaient juste, est bien obligée de regretter leur entêtement et leur rébellion.
C’est du monophysisme sévérien que sortit l’opinion particulière des agnoètes. Libérat a rapporté que le patriarche Timothée II d’Alexandrie (520-536) ayant embrassé, sur la question de la corruptibilité du Christ, l’opinion de Sévère d’Antioche, un de ses diacres, Themistius, conclut que, si Jésus-Christ avait connu les besoins et les faiblesses de l’humanité, il avait donc aussi été sujet à l’ignorance de certaines choses. Timothée nia la conclusion, et un schisme s’ensuivit. Themistius se sépara du patriarche et fonda — vers 540 d’après l’auteur du De sectis — le parti des agnoètes, ἀγνοηταί ou ἀγνοΐται, comme on les appela. Leur doctrine était des plus simples : Jésus-Christ, en tant qu’homme, disaient-ils, a partagé notre ignorance : ἀγνοεῖν τὸ ἀνϑρώπινον τοῦ Χριστοῦ ––– ἀγνοεῖν τὸν Χριστὸν οὐ καϑὸ ϑεὸς ὑπῆρχεν ἀίδιος, ἀλλὰ καϑὸ γέγονεν κατὰ ἀλήϑειαν ἄνϑρωπος. Et ils appuyaient leur affirmation d’abord sur certains textes de l’Écriture (Marc 13.32 ; Jean 11.34), puis sur cette considération que Jésus-Christ, dans son humanité, nous était consubstantiel et en tout semblable hormis le péché.
Bien que cette opinion, comme le remarque l’auteur du De sectis, eût été soutenue dans sa teneur générale par plusieurs Pères, elle fut considérée à ce moment comme une erreur, et condamnée à la fois par les monophysites et les orthodoxes. Théodose II d’Alexandrie (532-538) écrivit contre elle, et Photius donne l’analyse d’un ouvrage d’Eulogius, patriarche orthodoxe d’Alexandrie (580-607), également dirigé contre la secte. Eulogius y explique que les textes scripturaires allégués par les agnoètes pour établir l’ignorance du Sauveur doivent s’entendre d’une ignorance économique ou même anaphorique (κατὰ ἀναφοράν), Jésus parlant dans ces textes non en son nom personnel, mais comme représentant des hommes dont il est le chef. On peut encore, continue-t-il, répondre que l’ignorance convenait au Christ, si on le considère comme homme, en dehors de l’union, car le propre de l’humanité est d’ignorer. Quant aux Pères qui semblent admettre une ignorance en Jésus, ils n’ont pas fait de leur sentiment un dogme ; ils l’ont plutôt émis comme un argument de polémique contre les ariens ; à moins qu’ils n’aient parlé, eux aussi, d’ignorance anaphorique, ce qu’il est plus pieux de croire.
Ces explications sont celles qu’adopte saint Grégoire pape, dont on a sur ce sujet deux lettres adressées, en l’an 600, à ce même Eulogius d’Alexandrie. Grégoire y préconise, suivant les cas, la solution de l’ignorance anaphorique ou économique, mais il préconise aussi la solution qui rejetterait l’ignorance sur l’humanité nude sumpta. Le Sauveur connaît le jour et l’heure du jugement « in natura humanitatis », non « ex natura humanitatis » : « Incarnatus unigenitus… in natura quidem humanitatis novit diem et horam iudicii, sed tamen hunc non ex natura humanitatis novit. Quod ergo in ipsa novit non ex ipsa novit, quia Deus homo iactus diem et horam iudicii per deitatis suae potentiam novit… Diem ergo et horam iudicii scit Deus et homo ; sed ideo quia Deus est homo. » Et le pape conclut par ces paroles où il rejette définitivement l’erreur agnoète : « Res autem valde manifesta est quia quisquis nestorianus non est agnoita esse nullatenus potest. »
[Les propres paroles de Jésus-Christ sur cette question de son ignorance de la date de son retour, telle que les rapporte Marc sont : « Or, pour ce qui est de ce jour-là, ou de l’heure, personne ne le sait, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais le Père seul. » Dire qu’il parlait par ignorance anaphorique, revient à l’accuser de dissimulation et de mensonge, car il savait ou il ne savait pas, il n’existe pas de milieu. Il souligne de plus que seul le Père connaît cette date, ce qui exclut toutes les explications qui voudraient lui faire dire le contraire. En s’incarnant, le Fils de Dieu a réellement accepté de revêtir la condition humaine, et par conséquent de renoncer momentanément à la toute-science ; il n’y a rien de contraire à la piété dans ce fait. (ThéoTEX)]