Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 13
Calvin à Strasbourg, chez Érasme et à Bâle

(Été et automne 1534)

4.13

Calvin – Strasbourg – Le collège – Matthias Zell – Catherine Zell – L’hospitalité – Une femme active et dominatrice – Bucer et Capiton – Ce qui leur manque – Calvin quitte Strasbourg – Érasme – Son entrevue avec Calvin – La maison de Catherine Klein à Bâle – Pierre Ramus sur Calvin – Travail intérieur de Calvin – Cop à Bâle – Grynée et Calvin – Fabri et Calvin – Calvin exhorte à la paix – La traduction de l’Écriture sainte

Tandis que les lumières évangéliques semblaient sur le point de s’éteindre en France, un de ses fils allait sur les bords du Rhin, et plus tard sur ceux du Rhône, allumer un flambeau qui porterait au loin de grandes lueurs. Calvin était arrivé à Strasbourg.

Celui qui devait être le vrai docteur de la Réforme, son grand capitaine, cherchait alors de la science et des armes pour enseigner et pour combattre ; ce fut, nous l’avons dit, le principal motif qui le porta à quitter la France. Comme tous les nobles caractères qui ont joué un rôle important dans l’histoire, Calvin sentait sa vocation. Il voulait travailler au renouvellement de l’Église ; et pour le faire il devait expliquer l’Écriture sainte, et exposer l’ensemble des dogmes chrétiens. Il avait jusqu’alors évangélisé comme un simple croyant, il avait semé la Parole dans quelques champs isolés, à Orléans, Bourges, Angoulême, Noyon, Paris ; maintenant (sans qu’il se le dît sans doute), une sphère plus vaste s’ouvrait devant lui ; et il allait connaître la vérité de cette déclaration de Christ : Le champ c’est le monde. Il y avait dans la chrétienté une place vide qui devait être remplie, et Dieu l’appelait à l’occuper. Il devait créer la nouvelle, la vivante théologie des temps nouveaux. La France, dont la scolastique était la seule science théologique, ne lui suffisait pas ; il allait vers l’Allemagne, vers la Suisse, où l’amour et l’étude des saintes lettres s’étaient réveillés avec puissance. Il voyait, de loin, des lumières qui étincelaient sur les bords du Rhin et aux plaines de la Saxe ; et, comme un voyageur qui, au milieu de la nuit, discerne quelque clarté, il précipitait ses pas vers les lieux où des rayons lointains frappaient sa vue. Enfant de lumière, il cherchait la lumière.

Strasbourg, ville libre, avait une bourgeoisie intelligente et de sages magistrats. La renaissance des lettres y avait commencé dès le quinzième siècle ; peu après que Luther eut affiché ses thèses à Wittemberg, le retentissement de la voix du grand réformateur s’était fait entendre dans la cité des bords du Rhin. On forma aussitôt des écoles élémentaires, et l’on vit des moines sortis de leurs couvents, des prêtres désenchantés de leurs anciennes superstitions, des artisans pieux et dévoués, se mettre à enseigner les enfants. Un collège latin avait été fondé en 1524, et des chanoines de Saint-Thomas et d’autres savants chrétiens y avaient commencé un enseignement supérieur. La vie nouvelle qui se répandait alors dans l’Église, circulait avec force dans Strasbourg ; elle fermentait surtout dans Capiton, Bucer, Hédion. Ils s’entretenaient ensemble ; ils se communiquaient l’un à l’autre la foi qui les animait ; c’était la sève du printemps qui faisait pousser des fleurs et promettait des fruits. Capiton exposait avec éloquence les livres de l’Ancien Testament, Bucer expliquait avec sagesse ceux du Nouveau, Hédion enseignait l’histoire et la théologie, Caselius l’hébreu, et Herlin l’art de la parole. Le professeur Jean Sturm, l’ami de Mélanchthon, alors à Paris, allait être mis à la tête de l’enseignement dans sa ville natalea.

a – Schmidt, Jean Sturm, ch. III.

Il y avait à Strasbourg, un homme pieux, dont la maison était connue de tous les voyageurs chrétiens, et principalement des exilés. C’était Matthias Zell, pasteur de l’église Saint-Laurent. Quand Calvin et du Tillet arrivèrent dans la capitale de l’Alsace, ils étaient dans une grande détresse, ayant été dépouillés, nous l’avons dit, de leur argent. En face des beaux édifices de cette ville impériale, que domine une magnifique cathédrale, ils ne savaient où aller. Le nom de Zell était connu de Calvin, ainsi que son hospitalité généreuse ; il vint heurter à sa porte, dit-on, et fut reçu avec cordialité. Calvin et Zell étaient des caractères très différents ; ils surent pourtant s’apprécier ; et quand le réformateur fut fixé à Genève, il ne négligeait point de saluer Zell dans ses lettres à Bucerb. Zell, d’un esprit pratique et conciliant, ne s’occupait pas beaucoup de discussions théologiques ; il ne pensait qu’à ses chers paroissiens ; aussi était-il fort populaire ; Bucer trouvait même qu’il l’était trop. « Matthias, disait-il, a seul le peuple pour luic. » Son nom est encore prononcé de nos jours en Alsace, avec un sentiment d’affection.

b – Calvin à Bucer, 15 octobre 1541.

c – « Matthias qui solus adhuc populum habet. » ; Bucerus Blauerero, 18 janv. 1534.)

Dès 1521, il prêchait l’Évangile à Strasbourg, et avec tant d’âme et tant de zèle, qu’une foule immense entourait sa chaire. D’un caractère généreux, il défendait courageusement ceux qu’on appelait hérétiques : « Savez-vous pourquoi on les attaque ? disait-il. — Parce qu’on craint que les indulgences et le purgatoire qu’ils condamnent ne rapportent plus d’argentd. » Poursuivi par son évêque, en 1523, il répondit avec décisione, et en fut quitte pour cesser d’être le confesseur du prélat.

d – Rœhrich, Reform. in Elsass, I, p. 133.

eChristliche Verantworlung.

Calvin et du Tillet remarquèrent bientôt sa compagne, Catherine Schulz, fille d’un menuisier de la ville, femme habile, intelligente, active, ferme, qui avait su prendre de l’ascendant sur tous, et même un peu trop sur son mari. Le jeune réformateur reconnut en elle l’un des types de la femme chrétienne, qui prend de la peine, qui reçoit honorablement les prophètes, mais qui en faisant le bien se laisse aller quelquefois à s’estimer par-dessus les autresf. Catherine avait eu longtemps l’âme travaillée ; elle doutait de son salut. Enfin la voix de Luther parvint jusqu’à elle et lui apporta la paix. « Il me persuade si bien, s’écria-t-elle, de la bonté ineffable de Jésus-Christ, que je me sens arrachée des profondeurs de l’enfer, et transportée dans le royaume du ciel. Je veux suivre maintenant, nuit et jour, le chemin de la véritég. »

f – Calvini Op.

g – Fueslin,Beytrœge, p. 196. — Lehr, Matt. Zell, p. 67.

Dès lors, en effet, Catherine se voua avec énergie à la pratique des bonnes œuvres. Le pasteur de Saint-Laurent avait souvent un grand nombre de chrétiens évangéliques persécutés, assis à sa table, et les gardait même dans sa maison pendant plusieurs semaines. Un soir il reçut cent cinquante hommes pieux d’une petite ville du Brisgaw, qui s’étant sauvés de leurs demeures au milieu de la nuit, arrivèrent en grande détresse à Strasbourg. Catherine trouva moyen d’en loger quatre-vingts dans son presbytère, et pendant quatre semaines en eut chaque jour cinquante ou soixante à sa table. Même quand sa maison était pleine, elle déployait en dehors la plus incessante activité. Ne se souciant ni de toilette, ni de récréations mondaines, la femme du pasteur allait dans les maisons des pauvres, soignait les malades, enveloppait les morts dans leurs linceuls, visitait les prisonniers, et organisait des quêtes en faveur des réfugiés. Elle ne se lassait pas en faisant bien.

Toutefois, au milieu de son zèle, elle se complaisait trop en elle-même. Un jour, énumérant ses mérites, elle dit : « J’ai consciencieusement assisté mon bien-aimé Matthias dans son ministère et la tenue de sa maison. J’ai aimé le commerce des savants. J’ai embrassé les intérêts de l’Église du Seigneur. Aussi, tous les pasteurs et un grand nombre d’hommes distingués, me témoignent-ils de l’affection et du respect. » Catherine ne savait pas tout ce que ces hommes distingués pensaient d’elle ; le rouge lui eût monté au front si elle eût vu certaine lettre de Bucer à Blaurer, du 16 novembre 1533, où le célèbre docteur de Strasbourg se plaint de la femme de Zell, « qui est, dit-il, si violemment éprise d’elle-même ; » ou bien, si on lui eût apporté cette missive du 3 février 1534, où l’ami de son mari écrivait : « Catherine s’aime (comme nous le faisons tous), d’un trop grand amourh. »

h – « Quæ furit sese amando. — Et si amat (ut nos omnes) sua impensius. » — Voir Rœhrich, Mittheilungen, III, p. 132.

A l’époque où Calvin arriva à Strasbourg, Bucer était fort tourmenté par l’esprit de domination de Catherine ; peut-être eût-il dû comprendre qu’elle avait simplement les défauts de ses qualités. Il se plaignait de l’influence qu’elle avait sur son mari : « Matthias Zell, disait-il, est certainement pieux, mais… il est gouverné par sa femmei. Il faudrait, disait il un autre jour, qu’il prêchât la foi plus pleinement, plus vivement, mais sa femme le pousse à ne s’occuper que des œuvresj. » Le zélé Bucer, qui était si souvent en voyage, pour réconcilier les chrétiens et les Églises, ne pouvait supporter que Zell ne pensât qu’à sa paroisse, ne vît que son Strasbourg, et il attribuait encore cela à Catherine : « Oh ! si Matthias, disait-il, était plus zélé pour l’unité de l’Église !… » Toutefois Bucer avait pour lui beaucoup d’estime. Il est un homme au cœur droit, disait-il, et qui cherche Dieu. » Zell et Catherine furent, aux jours de la Réformation, un couple chrétien, digne, malgré ses défauts, de figurer dans l’histoire. Peut-être toutefois Calvin se rappelait-il l’esprit de Catherine, quand il mettait, au premier rang des qualités qu’il chercherait dans sa femme, la patience et la douceurk.

iΓυναικοκρατοῦμενος (Bucerus Blauerero, 16 nov. 1533.)

j – « Ad opera uxor eum detrudit. » (Bucerus Blauerero, 18 janv. 1534.)

k – Lettre à Farel, datée de Strasbourg, le 19 mai 1539.

Calvin connaissait déjà de réputation les hommes éminents qu’il trouvait à Strasbourg. Il ne pouvait se lasser de les voir, de les entretenir, soit chez eux, soit chez Matthias Zell. Il admirait dans Bucer, avec lequel il avait été en correspondance, et qu’il appelait plus tard son pèrel, un cœur noble, une âme pacifique, un esprit pénétrant, une activité infatigable. Capiton ne l’attirait pas moins. Il savait que, dégoûté des cabales de cour, il avait quitté l’électeur de Mayence, était venu en 1523, chercher à Strasbourg la liberté évangélique et avait suivi dès lors avec intérêt les mouvements de l’Évangile en France. Calvin était donc impatient de voir un homme qui, par l’étendue de ses connaissances et la noblesse de son caractère, tenait le premier rang dans la ville savante qu’il habitait, et heureusement Capiton, qui, vers la fin d’août 1534, alla à Wisbad, était encore à Strasbourg lors du passage du réformateur. Tous ces docteurs voyaient avec joie la France apporter enfin son tribut à l’œuvre de l’enseignement chrétien. Ils étaient frappés du sérieux de Calvin, de la grandeur de son caractère, de la profondeur de ses pensées, de la vie de sa foi ; et le jeune docteur, de son côté, humait avec délice, ces parfums de science et de piété, qu’exhalaient la parole et la vie de ces hommes de Dieu.

l – Lettre à Bucer, du 15 octobre 1541.

Une chose pourtant l’arrêtait ; les réformateurs de Strasbourg, à son avis, tenaient trop un certain milieu, et sacrifiaient quelquefois la vérité à la prudence ; Calvin en fut troublé. Ne pas rompre complètement avec Rome, n’était-ce pas préparer le chemin pour y retourner ? Il s’en effrayait d’autant plus, que le jeune chanoine d’Angoulême avait un grand penchant pour cette voie moyenne. Calvin qui eût voulu mettre du Tillet en rapport avec des réformés décidés, voyait les trois docteurs de Strasbourg, et Bucer surtout, donner la main à Mélanchthon pour réunir la papauté et la Réformation… Aurait-il conduit du Tillet dans un piège ?… « Je trouve dans Bucer et dans Capiton, lui dit-il un jour, science et piété ; mais ils me contraignent à désirer en eux fermeté et constance. Il faut être libéral sans doute, mais non jusqu’à dépenser le bien d’autrui. Et quelles précautions ne devons nous pas prendre s’il s’agit de dépenser la vérité de Dieu ?… Il ne nous l’a pas commise, pour en rien diminuerm. » Ces paroles se trouvent dans un document d’une date postérieure ; mais déjà à cette époque le chancelant du Tillet s’approchait de l’abîme où il devait tomber.

m – Calvin à du Tillet, Lettres françaises, I, p. 4 et 54. — Voir aussi la Correspondance publiée pour la première fois par M. Crottet, p. 25.

Calvin se dédommagea de ces mécomptes en se dévouant avec amour aux Français réfugiés à Strasbourg. Il les consola, les secourut, leur donna des conseils pleins de fidélitén ; affermir ses compatriotes du refuge fut l’œuvre de toute sa vie : « Il faut être étrangers dans ce monde, disait-il un jour, même si nous ne bougeons pas du nid. Mais bienheureux ceux qui, plutôt de décliner de la foi, abandonnent franchement leur maison ; et pour demeurer avec Jésus-Christ, s’éloignent de leurs commodités terrestreso. »

n – Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 272.

o – Calvin, Lettres françaises, I, p.272.

Calvin ne resta pas longtemps à Strasbourg. Craignait-il l’influence de cette ville pour son ami ? y trouva-t-il trop de relations et de distractions pour donner tout son temps à l’œuvre à laquelle il voulait se vouer ? Je le pense ; mais il y eut davantage. Il comprit qu’au lieu de recevoir la science de la main des autres, il devait exploiter lui-même la mine des Écritures, et en tirer les pierres précieuses qu’elle renfermait. Il voulait comme l’abeille, de l’abondance des fleurs de la Parole divine, composer des rayons du miel le plus pur. Assez de voyages, de dissentiments, de luttes, de persécutions son âme soupire après la solitude et le travail tranquille. « O Dieu ! disait-il, fais que caché dans quelque coin obscur, je jouisse enfin du repos qui m’est depuis si longtemps refusép ! » Calvin partit pour Bâle.

p – « Quiete diu negata fruerer. » (Calv., Prœf. in Psalm.)

Érasme, on le sait, avait longtemps résidé dans cette ville. Calvin désirait le voir. Sans doute Érasme, encore plus que Bucer, était un homme d’accommodements ; et par timidité plutôt que par principes, il penchait alors du côté de la papauté. Cependant il était un grand savant ; n’était-ce pas lui qui avait publié le Testament grec ? Ayant quitté Bâle, au moment où la Réformation y triomphait, il se trouvait alors à Fribourg en Brisgaw, sur la route qui mène de Strasbourg en Suisse. Calvin eût-il passé aussi près de la ville où habitait celui qui avait « pondu l’œuf » de la Réforme, sans chercher à le voir ? Un écrivain du seizième siècle, nous a raconté l’entrevue de ces deux hommes qui, l’un dans la catégorie des lettres et l’autre dans celle de la foi, furent les plus grands de leur époque.

Bucer voulut accompagner Calvin et l’introduire auprès d’Érasmeq. La précaution était presque nécessaire : le vieux docteur se ralliait, voulant mourir en paix avec Rome. A peine Paul III avait-il été proclamé pape, que celui qui avait allumé l’incendie, avait offert ses bons offices au pontife, afin de maintenir la foi, et rétablir la paix de l’Égliser. » Cette lettre avait ravi le rusé pontife. « Je sais, répondit Paul III, combien votre excellente science, a jointe à votre admirable éloquence, peuvent m’être utiles pour arracher de beaucoup d’esprits ces nouvelles erreurss. » Le pape eut même l’idée d’envoyer à Érasme le chapeau de cardinal.

q – « Cum Calvinus a Bucero ad Erasmum adductus esset. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 251.)

r – « In causam Ecclesiæ tranquillandæ. » (Paulus papa Erasmo. Erasmi Ep., p. 1539.)

s – « Ad novos errores ex multorum animis abscindendos. » (Ibid.)

Calvin ne choisissait donc pas très bien le moment ; Érasme le reçut toutefois, mais non sans un peu d’embarras. Le jeune réformateur, impatient d’entendre l’oracle du siècle, se mit à lui adresser de nombreuses questions sur des points difficilest. Érasme, craignant de se compromettre, demeurait sur la réserve et ne faisait que de vagues réponses. Son interlocuteur ne perdit pas courage. Le savant de Rotterdam n’avait-il pas dit que le seul remède aux maux de l’Église, serait l’intervention de Jésus-Christ lui-mêmeu. C’était précisément la pensée de Calvin ; c’est pourquoi, poursuivant sa pensée, il exposait ses convictions avec énergie. Érasme écoutait étonné. Il comprit enfin que ce jeune homme irait plus loin non seulement que lui, mais encore que Luther, et ferait une guerre impitoyable à toutes les traditions humaines. Cet homme auquel le pape offrait la pourpre romaine s’effraya ; il regarda Calvin d’un œil étonné, rompit la conversation et s’approchant de Bucer, lui dit à l’oreille : Video magnam pestem oriri in Ecclesia contra Ecclesiamv. » Érasme brisait avec le réformateur français, comme il avait brisé avec le réformateur allemand. Les deux visiteurs se retirèrent. Nous croyons authentique le récit de cette visite, malgré Bayle, qui porte partout son esprit sceptique. Calvin eût pu tirer gloire de ce jugement d’Érasme. Sa censure à ses yeux pouvait être une louange, comme dit un poète, et sa louange une censurew. Luther avait dit : « O pape ! je serai ta peste et ta mort ! » Calvin et du Tillet arrivèrent à Bâle.

t – De intricatis aliquot religionis capitibus sermonem cum ipso contulit. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 251.)

u – « Nec ulla superest medendi spes nisi Christus ipse vertat animos. » (Erasmi Op.)

v – « Je vois une grande peste se lever dans l’Église contre l’Église, » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 251). — « Ad Bucerum Calvinum demonstrans dixisse fertur. » (Ibid.)

w – « Whose praise is censure and his censure praise. »

Il y avait dans cette ville une université, des humanistes distingués, de bons théologiens, des imprimeurs célèbres ; mais ce ne fut point à leur porte que Calvin alla frapper. Dans une rue écartée vivait une femme pieuse nommée Catherine Klein, qui faisait profession de servir Dieu et qui aimait à laver les pieds des saints, comme parle l’Évangile. C’était sa maison que le jeune docteur cherchait. Arrivés au bord du Rhin, les deux amis traversèrent le fameux pont qui lie le petit Bâle à l’antique Cité, puis ils vinrent heurter à la porte de la femme pieuse. Ce fut là pour Calvin le coin obscur qu’il avait tant désiréx. Catherine le reçut avec candeur, et comprit bientôt la valeur de l’homme qu’elle possédait dans sa maison. Elle n’était pas de ces femmes qui, par orgueil, « mignardent et folâtrent » (c’est une parole de Calvin) ; mais de celles qui, ayant la crainte de Dieu, paraissent en accoutrement honnête et chastey. Distinguée par ses vertus et sa piété, elle aimait entendre Calvin, et ne cessait d’admirer la beauté de son génie, la sainteté de sa vie, l’intégrité de sa doctrine, le zèle avec lequel il s’appliquait, nuit et jour, au travailz. Calvin lui semblait une lampe allumée dans sa maison ; et trente ans plus tard, ayant reçu chez elle un autre Français, qui devait être l’une des victimes de la Saint-Barthélemy, Pierre Ramus, cette respectable femme se plaisait à lui raconter la vie du grand réformateura. L’illustre philosophe unissant sa voix à celle de la vieille Catherine, s’écriait dans cette chambre qu’avait habitée Calvin, en apostrophant le réformateur : « O lumière de la France ! ô lumière de l’Église chrétienne, répandue dans tout l’universb !… »

x – « Ut in obscuro aliquo angulo abditus. » (Calv., Prœf. in Psalm.)

y – Calvinus, in Timoth., I, ch. 2.

z – « Catherina Petita lectissima matrona, sanctitate singularis ingenii mirifice capta. » (Ramus, Basilea, 1571.) — Voir aussi Vie de P. Ramus, par M. Ch. Waddington, qui, le premier, a signalé ce passage intéressant, p. 194. »

a – « Tum Calvini hospita sæpe ac jucunde mihi narravit. » (Ramus, Basilea, 1571.)

b – « Lumen Galliæ, lumen Christianæ per orbem terrarum Ecclesiæ. » (Ibid.)

Dans les premiers temps de son séjour à Bâle, Calvin semble n’avoir vu que son hôtesse, et son inséparable compagnon Louis du Tillet. Il évitait les conversations qui l’eussent exposé à être reconnu et sortait rarement. Pourtant il allait quelquefois, avec du Tillet, contempler des hauteurs que le Rhin côtoie, la magnificence de ce fleuve, calme et puissant, dont les eaux s’en vont toujours et arrivent toujours, sans que rien puisse interrompre leur marche majestueuse :

Labitur et labetur in omne volubilis ævumc.

c – « L’onde coule et coulera toujours. » (Horace, Ep., liv. I, ep. 2)

Ce n’était pas la crainte de la persécution qui portait Calvin à se cacher ; il était dans une ville libre. Mais il avait besoin de se mettre à l’abri des souffles qui erraient alors dans le monde, et de toutes les sensations de l’une des périodes les plus agitées de l’histoire. Il voulait se soustraire aux bruits terrestres et n’entendre plus que la note de Dieu et la musique du ciel. Des émotions rapides, douloureuses, joyeuses, sans cesse renouvelées, comme il en avait tant éprouvé à Paris, s’anéantissaient mutuellement, et ne laissaient rien dans son cœur. Il voulait fixer ses regards en haut, et donner aux pensées qui lui descendraient du ciel, le temps de s’emparer énergiquement de son esprit et de s’y transformer en une affection puissante, immuable, qui deviendrait l’âme de toute sa vie. Il avait déjà beaucoup compris ; mais pour lui il ne suffisait pas de comprendre, il fallait créer ; c’était la vocation qu’il avait reçue de son Maître ; et il devait pour cela concentrer toutes les forces de son intelligence et de son cœur. Quand Dieu veut former un épi jaunissant, il procède lentement, silencieusement, mais avec puissance. La pauvre graine est à peine jetée en un champ isolé, que des forces multiples, des agents divers se réunissent pour en féconder le germe. Pendant le silence de la nuit ou la chaleur du jour, la terre lui communique ses sucs, la pluie l’enrichit, le soleil l’échauffe… Tel était le travail intérieur qui s’accomplissait alors dans le réformateur. Des puissances divines et humaines s’unissaient pour faire épanouir tous les germes de beauté et de force que Dieu avait déposés dans son cœur, dans sa volonté, dans son intelligence, et pour rendre son génie capable d’entreprendre et d’accomplir une grande œuvre dans le monde. Calvin, il le sentait, avait besoin de silence et de concentration. Destiné à devenir un des plus puissants instruments de Dieu pour son siècle et pour tous les siècles, il fallait qu’il vécût seul avec Dieu, qu’il eût Dieu en lui, que la divine ardeur fondît et purifiât toutes ses énergies naturelles, en sorte qu’elles devinssent propres à l’accomplissement de ses immenses travaux. « Ah ! disait-il (sans penser à lui-même), Dieu voulant publier sa loi par Moïse, le tira en Sinaï, et l’introduisit dans son cabinet célested. » Beaucoup de ministres de Dieu, ont été ainsi préparés depuis Moïse à l’œuvre de leur ministère. Luther avait été transporté à la Wartbourg. Bâle fut la Wartbourg de Calvin, plus encore qu’Angoulême.

d – Calv. in Matth., IV, 1.

Il avait cependant une connaissance ou plutôt un intime ami dans cette ville. C’était Nicolas Cop, l’ancien recteur de l’université de Paris, réfugié à Bâle. Comment Calvin, qui avait été la cause innocente de son exil, fût-il resté longtemps dans les mêmes murs sans le voir ? Tout en gardant l’incognito pour le public, il se rendit vers ce cher compagnon d’armes, et celui-ci vit entrer dans sa chambre cette pâle figure qui lui était si bien connue. Dès lors ces amis se visitèrent, s’entretinrent ; mais le mystère enveloppa encore quelque temps la personne du jeune réformateur.

Un jour pourtant Cop parla à Calvin d’un homme éminent qui se trouvait à Bâle ; « c’était Simon Grynée, le camarade d’école de Mélanchthon, qui, en 1529, avait échappé à Spire, non sans peine, aux violentes poursuites des papistes, et avait été appelé à Bâle, pour y remplacer Erasme. Accompli dans la connaissance du latin, du grec, de la philosophie et des sciences mathématiques, disait Mélanchthon, il était d’une douceur qui ne se démentait jamais, et d’une modestie presque excessivee. Et pourtant on le comparait à la splendeur du soleil qui éteint la lumière des étoilesf. »

e – « Pudore pene immodico. » (Erasmi Ep., p. 1464.)

f – « Solis radiantis splendor, cæterorum siderum lumen obscurat. » (Bezæ Icones.)

Calvin connaissait Grynée de réputation. Il le vit, il fut subjugué par son caractère si aimable et si pacifique. Grynée de son côté aima Calvin, et souvent les deux docteurs s’enfermaient dans leur chambre d’étude. « Il me souvient, écrivait plus tard Calvin à Grynée, comment nous devisions privément, entre nous, sur la meilleure manière d’interpréter l’Écritureg. — La principale vertu d’un interprète, disait le professeur de Bâle, est une brièveté facile et sans obscurité. » C’est la règle que Calvin a suivie. Ce fut alors que sous la direction de Grynée il étudia plus à fond les lettres hébraïquesh.

g – Calvin, Dédicace de l’Epitre aux Romains.

h – « Sese hebraicis litteris dedit. » (Beza, Vita Calvini.)

Bientôt le séjour de Calvin à Bâle fut connu, même au dehors, et les visites importunes qui le troublaient dans son travail et qu’il redoutait tant, recommencèrent. Il vit un jour arriver chez lui un personnage inconnui ; il venait, lui annonça-t-il, de la part de Christophe Libertet dit Fabri, étudiant de Montpellier, qui avait quitté la médecine pour le ministère et que nous trouverons bientôt en Suisse, comme collaborateur de Farel. « Fabri m’a chargé de vous faire connaître, dit l’homme inconnu, qu’il n’approuve pas entièrement certains passages de votre livre sur l’Immortalité de l’âme. » Ce message d’un étudiant fait par un anonyme, eût pu heurter Calvin. Son ouvrage avait un grand succès. La force de conviction dont il portait l’empreinte, le poids des preuves, la puissance de l’argument tiré des Écritures, la lucidité du style, la richesse de la pensée, l’éclat de lumière qui se faisait autour de chaque parole de l’auteur, tout cela subjuguait ceux qui le méditaient. Mais l’enthousiasme de quelques-uns de ses amis n’aveuglèrent pas l’auteur sur les imperfections de son travail. Il répondit à Fabri, qui était à peine sorti des bancs de l’école, avec une touchante humilité : « Loin que votre jugement m’offense, votre simplicité et votre candeur m’ont admirablement réjouij. Mon esprit n’est pas tellement morose que je veuille refuser aux autres la liberté dont j’use moi-mêmek. Sachez donc que j’ai refait presque entièrement mon ouvrage. » Cette lettre est signée Martinus Lucianus : nom sous lequel Calvin se trouvait peut-être à Bâle. La date, Bâle, 11 septembre (le contenu montre qu’elle est de l’an 1534), est un jalon important dans la chronologie de la vie du réformateur.

i – « Jam mihi a nescio quo sermo injectus. » (Calvin à Libertet.)

j – « Tantum abest ut tuo judicio offensus fuerim. » (Ibid.)

k – « Neque enim ea est mea morositas. » (Ibid.)

Ce ne furent pas seulement des visites, qui vinrent troubler la solitude de Calvin. A peine son incognito avait-il cessé, que des soucis l’assaillirent de toutes parts. Des discordes qui éclataient en France et en Suisse le remplirent surtout de douleur. « Je vous exhorte de toute mon âme, vous et les frères, à conserver la paix, écrivait-il à Fabri. Faisons pour la maintenir, des efforts d’autant plus grands, que Satan s’applique davantage à la détruire. De quelle indignation j’ai été rempli, en apprenant les nouveaux troubles, suscités par un homme dont je n’eusse rien attendu de pareil. Il a vomi le poison dont il s’était gonflé durant une longue dissimulation ; et après avoir enfoncé son aiguillon, il s’est enfui comme la vipère ! » — Cet homme était-il Caroli ? — Je l’ignore.

Dans sa retraite de la Wartbourg, Luther avait traduit le Nouveau Testament. Calvin s’occupa à Bâle d’un semblable travail. Le 27 mars 1534, il en avait paru à Neuchâtel, chez Pierre de Wingle, une traduction, en un format petit in-folio, et imprimée sur deux colonnes. Cette traduction était celle de Lefèvre d’Étaples, mais on lui avait fait subir une révision quant à certaines expressions, qui avaient encore la couleur catholique romaine. Il semble que cette édition fut supprimée, soit parce qu’elle avait été faite sans recourir aux textes originaux, soit par Pierre de Wingle lui-mêmel. De Wingle allait bientôt publier une version plus parfaite, dont Calvin fut à Bâle le collaborateur. Nous aurons à en parler à l’occasion du principal traducteur, le cousin de Calvin, Olivétan. Un autre travail, qui devait être le plus grand de sa vie, allait absorber le jeune réformateur.

l – Il n’en reste à ce qu’il parait qu’un seul exemplaire, qui se trouve à la bibliothèque de Neuchâtel.

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