Demain…l’au-delà

Anecdote

Ni curé, ni pasteur…

C’était son refrain, au père Jean.

Et l’on s’y était habitué : depuis le temps qu’il bougonnait cet anti-credo, qu’il en ponctuait ses soliloques de rogne et de grogne, plus personne n’y prêtait grande attention.

Dans la petite ville du Tarn où il habitait, les gens se répartissaient d’inégale manière en trois confessions : les catholiques, les protestants, — de loin les plus nombreux — les sans confession.

Malgré son prénom évangélique et le fait qu’on l’appelait le « père » Jean, le héros de cette anecdote pratiquait un œcuménisme négatif, mais strictement égalitaire : « ni curé, ni pasteur à mon enterrement ».

On le savait dans sa famille où il faisait régner un despotisme rudimentaire. On le savait au bistrot, sanctuaire de ses dévotions quotidiennes au dieu pastis. On le savait à la Mairie où, républicain râleur, il honorait à sa manière la liberté en maugréant contre les inégalités auxquelles le manque de fraternité des nantis condamnait les bougres de son espèce… « et avec la bénédiction des Eglises. c’est du propre ! en tous cas : ni curé, ni pasteur à mon enterrement ».

Mais ce qu’on ne savait, ni dans sa famille, ni à la Mairie, ni même au bistrot où l’alcool met parfois les gens en veine de confidences… ce qu’on ne savait pas (et qu’ignoraient également le curé et le pasteur), c’est QUI il voulait à son enterrement, le père Jean.

Or, il mourut brusquement, un samedi matin, d’accident, sans avoir pu le préciser à qui que ce fût.

L’après-midi, une discrète ambassade se rendit successivement auprès du pasteur et — il l’apprit plus tard — auprès du curé. Des membres de la famille souhaitaient qu’il y ait au moins une prière. « On ne peut pas l’enterrer comme un chien. » Sans s’être le moins du monde consultés, les deux ecclésiastiques déclinèrent l’offre autant que la demande. Le père Jean avait été suffisamment précis sa vie durant sur ce chapitre. Ces démarches d’après dernière heure n’eurent aucun résultat.

Pourtant le pasteur dit : « Je passerai dire notre sympathie à votre mère », Malheureux, ça allait l’entraîner plus loin qu’il n’eût pensé.

La désolation familiale était pitoyable : «Pensez, mon bon Monsieur, comme s’il ne nous avait pas déjà bien fait souffrir pendant sa vie… ce sera pire par sa mort ; la honte est sur nous… »

— Mais, à défaut de prêtre ou de pasteur, quelqu’un pourrait dire quelques mots…

— Ah oui, ça c’est une idée et puisque vous l’offrez, feriez-vous les démarches ?

— Eh bien, c’est-à-dire que…

— Oh vous êtes si bon d’accepter.

Plus moyen de reculer. Question de disponibilité, disent les cours de théologie pratique.

Résumons les démarches, par ordre de refus d’entrer en scène.

Le Maire. En l’absence de tout organisme spécialisé de pompes funèbres, ce magistrat municipal, garant des vertus républicaines, n’aurait-il pas fait l’office ? Mais le Maire — conservateur ! — déclina fermement cette offre : « Ça ne s’est jamais fait, je ne suis pas là pour créer des précédents. non, non et non ».

Alors… l’adjoint au Maire ?

Mais l’adjoint au Maire étant catholique, il ne pouvait être question de lui faire prendre la parole dans un enterrement laïque pour lequel le curé s’était récusé. De plus, détail insignifiant du point de vue électoral, mais considérable en fonction des traditions locales, l’adjoint au Maire était de sexe féminin.

Le père Jean était travailleur d’usine. Que le directeur de cet établissement — pivot de l’économie locale — prenne la parole…

Seulement le père Jean était décédé d’un accident survenu un samedi pendant qu’il travaillait pour un « client à lui », et il devenait difficile de rendre un hommage professionnel qui eût laissé implicitement reconnaitre que les salaires de l’usine X étaient insuffisants.

Alors, pourquoi pas l’un des responsables syndicaux ?

Parce qu’il y en avait deux… celui de la CGT et celui de la CFDT. Et que le père Jean, après avoir refusé de payer ses cotisations à la CEPT s’était brouillé avec la CGT... si bien que le secrétaire d’un des syndicats renvoya le pasteur à l’autre et vice versa.

La politique !…

La famille crut à une expression de dépit. Mais non. C’était l’idée suivante : demander à un homme politique de se charger de l’allocution. On approchait des élections des conseils généraux et, sans nul doute, tel candidat eût volontiers mis à profit cette occasion de prononcer un discours de plus que ses adversaires.

Mais justement, le clan « bourgeois » de la famille se serait opposé à ce que l’on demandât à un politicien de gauche… avec une intransigeance au moins égale à celle que n’aurait pas manqué de révéler le clan « gauche » de la famille si la parole eût été proposée à un candidat de droite… C’était sans issue.

Funérailles !

Le pasteur commençait à comprendre comment ce substantif avait pu passer dans le langage avec les couleurs d’une interjection consternée.

«Mais enfin, il doit bien y avoir quelqu’un…

Je vais de ce pas à la gendarmerie… »

La démarche n’avait, au départ, d’autre but que de passer en revue le répertoire complet des « personnalités » locales susceptibles de convenir. Pourtant, chemin faisant, le pasteur se dit qu’après tout la gendarmerie, officielle, nationale et assermentée, offrait non seulement le prestige d’un uniforme mais que, par surcroît, la petite ville possédait une mini-caserne dont le chef venait d’être promu adjudant. Des gens qui ont le sens du devoir pourraient, mieux que quiconque, donner à ce devoir-ci un sens.

Hélas! le très léger bégaiement de l’adjudant qui, sa carrière durant, l’avait incité à abréger ses ordres (et ça l’avait fait apprécier dans la hiérarchie et craindre du public, d’où sa rapide promotion), ce très léger bégaiement se manifestait au-delà des huit ou dix premières syllabes. « Vous, là-bas… », « Pas de discussion… », « Faites-moi rapport… », « J’veux pas l’savoir… » Ça sortait sans bavure. Mais la réponse qu’il fit au pasteur, invoquant les autorisations à solliciter en haut-lieu, vu le caractère tout à fait particulier de cette mission. cette réponse, donc, fut si probante, de par ce fameux bégaiement, qu’il valut mieux, en effet, ne pas insister.

Ni curé, ni pasteur… c’est vite dit. La preuve par neuf étant faite, mieux valait renoncer et s’en tenir strictement aux volontés du père Jean.

Mais le temps avait travaillé contre le pasteur. Quelle imprudence d’avoir dit : « On trouvera bien quelqu’un ! »

Fort de cette « promesse », les gens de la famille avaient déjà fait imprimer sur tous les faire-part : Dans le cadre d’obsèques civiles, une personnalité locale rendra hommage au défunt ».

Rien ne stimule une population comme le mystère. Il y eut foule au cimetière. Longtemps avant l’arrivée du convoi, les gens avaient pris place. Non que le père Jean fût « unanimement regretté », comme on dit… mais la piqûre de la curiosité avait démesurément enflé les effectifs. Les spécialistes des cancans locaux, les milieux généralement bien informés prenaient l’air supérieur et confidentiel qui convient pour chuchoter à leur voisin qu’ils savaient, eux, qui allait parler.

— Ah oui ? Qui donc ?

— Vous verrez bien ! Dans un instant. Moi, j’ai promis de ne rien dire.

Eh bien ce fut le pasteur.

Mais le pasteur doublement « civilisé ». Dans ce premier sens qu’il vint « en civil », sans robe ni rabat ; et qu’il vint à titre strictement civil, comme il le précisa fermement en s’approchant de la fosse au fond de laquelle les croque-morts venaient de faire descendre le cercueil.

« Strictement civil… » Parfois l’homme du Verbe s’abrite ainsi derrière l’adverbe. Ça suppose tout un climat d’ambiguïtés, une ambiance équivoque, le risque d’être compris de travers. Il serait aisé d’être simples comme des colombes, s’il ne fallait aussi être prudents comme des serpents.

Son allocution fut brève.

En peu de phrases, il dit ce que tout le monde savait : « Le père Jean n’a voulu ni curé, ni pasteur à son enterrement. La famille a pourtant désiré que quelqu’un lui rende un dernier hommage et qu’il ne soit pas conduit au cimetière comme une bête. Or, personne n’a cru devoir ou pouvoir assumer ce service. J’avais promis de trouver quelqu’un… je n’ai trouvé personne. Je vais donc moi-même lui rendre hommage.

» Et j’ ai décidé de rendre hommage à son honnêteté. Ayant choisi de vivre sa vie à sa guise et selon ses idées à lui, ayant notamment choisi de la vivre d’une manière laïque, il a dit plus de cent fois « ni curé, ni pasteur à mon enterrement ». Je respecte cette honnêteté et je ne parle pas ici comme pasteur. Honneur aux gens honnêtes !

» Mais à vous, venus étonnamment nombreux, j’ai à dire ceci :

» L’exemple du père Jean nous pose la question de notre honnêteté. Et nous nous apprêtions à vivre sans curé, ni pasteur, pour qu’à l’heure de notre mort, en contradiction avec ce que nous avons manifesté, nous fassions en toute hâte curé ou pasteur pour nous garantir des obsèques religieuses, si nous croyions ainsi, par une mort « chrétienne » compenser une vie païenne, oserions-nous prétendre mériter l’hommage dû aux gens honnêtes ? Moi, je ne le crois pas et je puis vous dire qu’il m’arrive souvent d’être moins à l’aise pour présider officiellement certaines cérémonies funéraires de circonstance, à certains cultes de commande, que je ne le suis maintenant pour rendre loyalement hommage à l’honnêteté du père Jean. Peut-être est-ce le plus grand service que nous ait rendu à tous cet homme, si toutefois nous voulons bien, rentrés chez nous, nous poser honnêtement la question…

J’ai dit. »

♦   ♦

Le croira-t-on ?

Cet enterrement fut le point de départ d’un réveil. Oh… cela valut à l’homme de Dieu des rancunes durables, mais ça fait partie du tarif.

De plus, il ne faut pas croire que tout le monde se convertit. Mais beaucoup se mirent à se poser des vraies questions : non plus sur la vie et la mort… sur LEUR vie et sur LEUR mort.



L’enterrement : gravure de Félix Valloton

Document

Et ensuite

Tout à coup Olivier regarda Pierre :

— Combien de temps resteras-tu à Beyrouth ?

Pierre parut chercher sur le visage d’Olivier la réponse qu’il devait faire. « Quatre ans en principe » dit-il enfin. De nouveau ils se turent. Le vent était tombé et la mer ne faisait presque pas de bruit. A chaque minute, le rayon lumineux du phare glissait sur eux et s’éloignait.

— Et après ? demanda Olivier d’une voix neutre, sans curiosité.

De la même voix neutre, sans conviction, Pierre répondit :

— Je pense que je serai nommé en province.

— Combien de temps en province ?

Ils ne se regardaient plus. Ils ressemblaient à des écoliers qui poursuivent sous leur pupitre, avec leurs jambes et leurs mains, une lutte silencieuse, farouche.

— Encore quatre ou cinq ans. Ensuite Paris…

— Jusqu’à la retraite ?

— Mon Dieu oui.

— Et à quel âge prend-on sa retraite ?

— A soixante ans.

— Et… ensuite ?

Texte tiré de : « La Côte sauvage », Ed, du Seuil, p. 62/63 par Jean-René Huguenin.

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