Les pages du Cours dans lesquelles le professeur Jalaguier traitait des « preuves internes de la Révélation chrétienne » n’ont malheureusement pas été retrouvées ; celles qui constituent la 1re section du présent chapitre sont empruntées à sa brochure « La question chrétienne jugée par le bon sens » : elles suffisent, nous le pensons, à éviter une grave lacune. Dans la brochure citée, notre auteur définit le bon sens : « cette droiture de l’esprit, cette rectitude du jugement, ce discernement intellectuel et moral qui, dans chaque situation, découvre ce qu’on doit faire ou ne pas faire, et dans chaque doctrine ce qu’on doit adopter ou rejeter. Il constitue ce qu’on nomme raison, en opposition avec les caprices de la fantaisie et les entraînements de la dialectique ou de la passion. En théorie comme en pratique, il est ce sentiment du vrai, ce tact de la réalité qui distingue le roman de l’histoire et le clinquant de l’or pur. »
. Supériorité du Christianisme sur toutes les religions et sur toutes les philosophies — 2. Des preuves internes en tant qu’elles contiennent et donnent déjà la preuve surnaturelle
S’il faut une religion (et le bon sens fondé sur les attestations irréfragables de la conscience et de l’histoire, prononce d’entrée qu’il en faut une, ou pour mieux dire, il proclame que le sentiment religieux est, comme le sentiment moral, un attribut essentiel et, par conséquent, indélébile de l’humanité) ; s’il faut une religion, le Christianisme envisagé en lui-même, considéré dans son contenu dogmatique et moral, mis en parallèle avec les cultes établis et les systèmes philosophiques (son origine céleste étant pour le moment écartée ou réservée), n’est-il pas encore la doctrine qui a le plus de droits à notre foi et à notre soumission, qui réunit le plus de caractères d’évidence et de certitude, de vérité et d’autorité ?
Pour résoudre cette question, faisons comparaître successivement le Christianisme devant la raison ou la philosophie critique, devant le sentiment ou l’expérience individuelle, et devant la société ou l’expérience générale.
1° Sur tous les points où la raison peut comparer ses résultats certains avec les enseignements de l’Evangile : théodicée, providence, existence future, loi morale, etc., elle a été forcée d’approuver et d’admirer. Mille fois elle a rendu hommage à la sainte majesté, à la puissance merveilleuse de cette religion qui unit tant de pureté, d’élévation et de profondeur à tant de simplicité. Et le bon sens, qui peut faire intervenir ici l’autocratie des premiers principes, la décision souveraine des vérités immédiates, impose silence aux voix qui essayent de contredire au nom de spéculations hasardées ; il proclame hautement, sur ces points-là, l’accord foncier des données naturelles ou rationnelles avec les données évangéliques, et les philosophies religieuses les plus diverses ont rendu à cet égard la même déclaration, que le bon sens. La seule portion des doctrines chrétiennes contre laquelle la raison ait éprouvé des répugnances sérieuses et fréquemment protesté, est celle qui tient au fond surnaturel de la foi, à la christologie et à la sotériologie, c’est-à-dire celle qui est le moins de son ressort. Encore même la science a-t-elle prétendu à diverses reprises avoir trouvé la démonstration métaphysique de ces mystérieuses doctrines, et déclaré les recevoir, comme les autres, d’après leur évidence propre. Après les avoir qualifiées d’impossibles au dix-huitième siècle, elle en fait volontiers maintenant la lumière de son anthropologie et de sa théodicée ; elle a souvent affirmé en ces derniers temps que la haute spéculation a pour terme final les mystères chrétiens, et que l’idée philosophique, poussée à bout, va s’identifier avec l’idée évangélique. Le bon sens pourrait bien être médiocrement frappé de cette découverte tant prônée dans de grandes écoles, et ne l’accepter que sous bénéfice d’inventaire ; mais il prononce nettement et fermement que, quant aux doctrines dont l’intelligence humaine est le plus apte à juger, et sur lesquelles le débat doit en conséquence porter essentiellement, le Christianisme a décidément pour lui la raison qui sait consulter ses principes, respecter ses limites et se contenter de ce qu’elle peut et doit savoir ; il déclare que de tous les cultes et de tous les systèmes, il n’en est aucun qui présente d’une manière si profonde, si sûre, si parfaite les rapports de Dieu avec l’homme, tels que les réclame la conscience religieuse et morale. Comme religion pratique, c’est-à-dire comme religion réelle, rien n’a dépassé ni égalé l’Evangile. Tout ce qui intéresse, non sans doute la curiosité et la science, mais la piété, la foi et la vie, s’y trouve avec une justesse et une mesure, en même temps qu’avec une plénitude et une largeur, infiniment remarquables. Les questions oiseuses sont constamment écartées, tandis que les lumières et les directions utiles abondent. (Luc 13.23-24 ; 1 Timothée 4.7, etc.). L’enseignement sacré traverse, sans y toucher, les problèmes sur lesquels la raison spéculative revient incessamment, et que le monde apprécie si fort, pour aller droit à ceux que pose la conscience, et dont le monde s’inquiète si peu.
L’Evangile n’est pas une théologie ou une philosophie ; il n’est ni un système ni un code ; il est une religion, répétons-le ; il ne songe pas à formuler scientifiquement cette vérité, cette sagesse céleste qu’il verse dans le monde ; il ne s’occupe que d’en nourrir les esprits et les cœurs : et sous ce rapport il est aussi complet que puissant et saint. Plus vous le prendrez tel que le donnent les écrits apostoliques, et non tel que l’ont fait les églises et les écoles ; plus vous le comparerez dans sa simplicité native avec les diverses doctrines philosophiques et sacerdotales, plus vous verrez ressortir cet admirable caractère pratique, cette force, cette vertu, cet esprit de vie, qui forme un des traits les plus saillants de sa supériorité. Etudiez sa notion de Dieu, Ce n’est pas Dieu tel qu’il est en soi que l’Evangile nous révèle, c’est Dieu tel qu’il est pour nous ; ce n’est pas son essence, c’est sa volonté, c’est l’histoire de ses dispensations vis-à-vis de l’homme, c’est l’ordre de ses justices et de ses miséricordes ; ce ne sont pas tant ses attributs métaphysiques que ses attributs moraux, quoique au premier égard il jette çà et là des lumières devant lesquelles la raison s’arrête étonnée. Mais sur tout ce qui concerne notre état moral et notre avenir éternel, dans la connaissance de la Divinité, comme l’Evangile satisfait merveilleusement nos pressentiments et nos vœux les plus intimes ! Comme il répond à nos aspirations les plus hautes, les plus sérieuses et les plus vives ! Comme le cœur se repose et s’émeut tout ensemble, quand il passe, je ne dirai pas du Dieu de la mythologie, mais du Dieu de la philosophie, au Dieu du Nouveau Testament ; de l’Infini, de l’Absolu, du Principe universel, cause et substance de ce qui est, au Maître des mondes, à la fois Juge et Père, Législateur et Rédempteur ; de l’Etre des êtres, au Saint des saints et au seul Bon, avec qui la foi et la prière, la piété et le repentir entretiennent une communion si étroite ! Quelle autre impression on reçoit ! C’est la différence de l’abstraction idéale à la réalité vivante.
Que la science est petite et vaine, au sein de ses grandeurs et de ses gloires, auprès de cette parole du Fils de Marie, qui semble laisser à dessein la science de côté ! Ne demandez à l’Evangile que ce qu’il promet relativement à Dieu et au monde invisible ; ne lui demandez que ce qui intéresse véritablement la conscience religieuse et morale, que ce qui nous importe comme êtres responsables et immortels, car il ne sait et ne veut savoir que cela ; mais cela, qui est tout au fond, demandez-le lui sans réserve, et ses réponses dépasseront à bien des égards votre attente ; il vous donnera plus que vous n’osiez espérer, plus que vous ne pouviez prévoir. S’il n’est pas de théodicée plus populaire que la théodicée chrétienne, il n’en est pas de plus impressive et de plus efficace, de plus pure et de plus complète : c’est Dieu avec nous, Dieu pour nous, Dieu en nous. Et il en est de même des autres parties de la doctrine religieuse. Il en est de même de la Providence, qui n’est qu’un aspect de la notion de Dieu : il en est de même de l’existence future ; il en est de même de la grâce et de la rédemption ; il en est de même des mystères : mystères de piété, comme les nomme un apôtre, ils ne nous sont proposés que sous les côtés par lesquels ils nous touchent ; ils n’ont rien pour la spéculation, mais l’âme altérée de la justice y puise l’espérance et la paix, la lumière et la vie. Ainsi, partout la même sobriété et la même plénitude. Et ce n’est pas seulement dans le dogme, c’est aussi dans la morale, où ce trait remarquable nous frappe davantage peut-être, parce que nous sommes plus compétents à cette place pour le constater et l’apprécier. Il y a dans les enseignements évangéliques une sagesse, une mesure, une proportion, un tact de vérité et de convenance, une largeur et une réserve qu’on ne se lasse pas d’admirer. Voyez, par exemple, comme le culte intérieur et le culte extérieur s’y vivifient mutuellement, à égale distance du mysticisme et du formalisme. Voyez comme les préceptes et les principes s’y mêlent, pour laisser agir ensemble l’autorité et la liberté. Voyez comme la vigilance et la prière, la grâce divine et la responsabilité humaine, la confiance et la crainte, le don et le devoir, s’y répondent et s’y soutiennent, tandis que les théories les plus ingénieuses ne parviennent à les concilier, tant bien que mal, qu’en les sacrifiant plus ou moins l’un à l’autre, c’est-à-dire en mutilant la vérité et en compromettant par cela même la sanctification. Si la logique et la métaphysique, si la raison spéculative n’est pas toujours satisfaite dans l’Evangile, la raison pratique l’est, car la religion y trouve, et y trouve au plus haut degré, tout ce dont elle a réellement besoin.
Que si l’on plaidait devant le bon sens l’insuffisance actuelle du Christianisme, sous prétexte qu’il immole la chair à l’esprit et la vie terrestre à la vie céleste ; si l’on soutenait qu’il faut à notre temps une religion qui harmonise dans une synthèse supérieure nos deux natures et nos deux vies, qui relève notre existence physique de la réprobation dont elle a été frappée par les anciens cultes, qui la consacre, la développe et la glorifie ; je serais fort trompé si le juge ne déclarait que cette religion perfectionnée, dont on nous a donné divers échantillons, n’est en fin de compte qu’une négation de la religion réelle.
2° Au second point de vue que nous avons indiqué, la supériorité du Christianisme est peut-être encore plus éclatante. Considéré, non plus sous le rapport métaphysique ou rationnel, mais sous le rapport qu’on pourrait nommer mystique, en prenant cette épithète dans sa plus large acception ; jugé par la conscience, le cœur, le sens religieux et moral, il présente avec l’âme humaine des correspondances si admirables, de si hautes et si profondes harmonies, qu’il l’emporte manifestement à cet égard sur toutes les philosophies aussi bien que sur toutes les religions. Aucune autre doctrine n’a de tels accords avec notre état intérieur, avec les mystères de notre nature, avec ces pressentiments et ces instincts, avec ces germes ou ces restes d’une existence supérieure que nous portons au dedans de nous. C’est ce qui a fait dire que l’Auteur du cœur humain devait être aussi l’Auteur du Christianisme ; c’est ce qui a motivé les théories théologiques qui supposent une affinité secrète, et comme une sorte de parenté, entre notre âme et l’Evangile ; c’est ce qui, de nos jours, retient fréquemment le sentiment dans la foi, lorsque l’idée en est sortie.
Le rapport des mystères chrétiens avec nos besoins religieux a été si bien analysé et démontré en ces derniers temps, qu’il n’est pas nécessaire de nous y arrêter. C’est un fait infiniment digne d’attention, en particulier, que la manière dont l’Evangile révèle l’homme à lui-même par ses dogmes de la Chute et de la Rédemption. Il unit dans un point commun les extrêmes de l’abaissement et de l’élévation, de la misère et de la grandeur, et chacune de ses paroles trouve un écho dans la conscience de l’humanité. Les mystères chrétiens éclairent tous les autres mystères ; ils nous dévoilent et les secrets de notre propre cœur, et les profondeurs de la nature divine ; autant ils étonnent la raison au premier abord, autant ils l’attirent ensuite en lui donnant le mot des grandes énigmes de la vieb. Mais encore une fois, ce fait a été tellement mis en relief qu’il peut nous suffire de l’indiquer ; la haute métaphysique du jour le reconnaît, et s’arrange ordinairement pour l’introduire comme principe ou comme résultat dans ses constructions cosmogoniques ; presque toutes les philosophies récentes l’admettent à un degré ou à l’autre ; une de nos principales écoles théologiques l’a pris pour point de départ, tant elle le trouve accrédité, et elle a essayé d’en déduire un système entier d’apologétique et de dogmatique rationnelles. Bornons-nous à quelques aspects moins saillants, et plaçons-nous dans l’ordre moral, qui ouvre des vues moins profondes et moins vastes, mais plus certaines.
b – On peut dire de la plupart des dogmes évangéliques ce que dit Pascal du péché originel : « Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine ; et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme ; de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme, » Pensées.
La conscience acquiesce à tous les préceptes évangéliques, à ceux-là mêmes qui ont le plus heurté les opinions et les mœurs établies ; il n’en est pas un dont elle ne convienne qu’il est bon, juste et saint, quand elle l’a saisi dans son vrai sens ; pas un qui la blesse comme un faux principe. Si quelquefois leur élévation l’étonne, toujours leur vérité et leur pureté forcent son assentiment. — Elle s’arrête avec un inexprimable respect devant le caractère de Jésus-Christ, qui ne ressemble au saint d’aucune religion, au sage d’aucune philosophie, et dans lequel tous les peuples et tous les degrés de culture viennent reconnaître de siècle en siècle l’idéal de la vertu parfaite. — Elle admire cette puissance de motifs où tous les grands principes d’action, intérêt, obligation, affection, dévouement, se combinent dans des proportions infiniment diverses, afin de trouver le point vif de chaque cœur ; où les différents mobiles se greffent en quelque manière les uns sur les autres, tandis que la science, dans sa passion de l’unité, ne sait que réprouver ou exagérer tantôt celui-ci, tantôt celui-là ; où l’union merveilleuse de la clémence et de la sévérité va prendre les âmes aux plus bas étages de l’égoïsme et de la corruption, pour les élever incessamment au plus haut degré de l’obéissance spirituelle et de l’amour divin.
Mais il faut borner même ces rapides indications ; contentons-nous de signaler encore un trait trop peu remarqué. Peut-être l’Evangile résout-il seul le grand problème moral : Appeler à la perfection des êtres tels que nous, sans les jeter ni dans le découragement ni dans la présomption, ces deux dispositions également funestes à la sanctification véritable, l’une ne meurt ordinairement que pour donner naissance à l’autre. Comment tempérer la crainte par la confiance, et animer la confiance par la crainte ? comment relever la justice par la miséricorde et la miséricorde par la justice, de manière à faire croître sur le même tronc et comme d’un seul jet la sainteté et l’humilité ? Il semble que ce soit aussi irréalisable que nécessaire. Eh bien ! le Christianisme possède au suprême degré cette admirable dynamique spirituelle ; elle n’y est pas cherchée et superposée, elle y sort naturellement du fond vivant de la doctrine et de l’histoire. Le Dieu qui est amour (1 Jean 4.8) est aussi un feu consumant (Hébreux 12.29) ; le Sauveur du monde en est en même temps le Juge, et l’âme chrétienne le contemple tour à tour sur le trône de la grâce et sur le tribunal de la justice ; derrière les promesses et les espérances du Calvaire se cachent les terreurs et les menaces du Sinaï ; la Croix redouble la condamnation quand elle n’opère pas le salut ; le moyen de justification et le principe de régénération se trouvent l’un et l’autre dans la foi ; de la même source découlent incessamment la paix et la vie, le calme et l’activité. C’est un ineffable mélange de rigidité et d’indulgence, auquel rien ne peut se comparer, et qui frappe l’esprit, remue la conscience, impose à la raison, autant qu’il touche et attire le cœur. Cette morale si élevée et si pure, qu’on l’a accusée d’être impossible, est en réalité la plus praticable de toutes, liée qu’elle est dans ses mille applications à la doctrine de la Grâce, à la promesse du pardon et du secours divin.
Il semblerait, il est vrai, à entendre bien des gens, que l’homme d’aujourd’hui ne soit plus l’homme d’autrefois, et que sous la loi du progrès qui le régit il ait en quelque sorte changé de nature. Là-dessus se base l’assertion si commune et si tranchante que le Christianisme, dont on reconnaît la profonde et bienfaisante influence sur les temps passés, n’est plus au niveau de l’esprit et des temps modernes. Cette assertion n’est évidemment qu’une erreur entée sur une équivoque. Le fond constitutif de la nature humaine est certes resté le même sous ces développements multiples, désignés par le nom général de civilisation. Ce qui a grandi, c’est l’être social, c’est l’être intellectuel, qui s’assimilent les travaux antérieurs ; ce n’est pas l’être moral, l’être immortel, pas plus que l’être physique. Quand on pénètre au delà de la surface, ce sont toujours pour l’âme et pour le corps, mêmes facultés, mêmes tendances, mêmes besoins, et, hélas mêmes misères. Est-ce l’étude d’un état ancien ou l’analyse de notre état actuel, qui a fait ressortir les harmonies de l’Evangile avec les dispositions les plus profondes, les aspirations les plus intimes de l’humanité ? Et n’entendez-vous pas les esprits les plus distingués vous crier de toute part, d’après leur expérience personnelle, que Jésus-Christ est leur tout, comme il le fut pour les apôtres et pour les martyrs ? Ne les entendez-vous pas vous crier, avec une conviction toujours croissante, que le Christianisme seul peut être l’ancre de salut du monde moderne, dans la redoutable crise où il entre, comme il le fut du monde romain ? La thèse qu’on soutient pourra se discuter, quand nous aurons ajouté une coudée à notre taille ou un demi-siècle à notre vie. Aussi longtemps que l’homme sera homme ; aussi longtemps que ses dispositions natives, ses sentiments et ses penchants constitutifs persisteront à travers ses transformations extérieures, le Christianisme sera pour lui ce qu’il a été jusqu’à présent ; il le sera, non seulement dans ses rapports avec la conscience religieuse et morale, ce qui est visible, mais aussi dans ses rapports avec le mouvement social, ce qui est moins évident et dont il faut dire quelques mots, en prenant par ce seul côté la dernière des considérations générales que nous avons indiquées.
3° Notons d’abord les concessions qu’on nous fait. On nous accorde que le Christianisme a produit la civilisation européenne, le monde moderne ; on confesse, tant les dépositions de l’histoire et l’analyse des faits le démontrent, que les grands principes qui ont provoqué à l’origine et alimenté jusqu’ici le développement de notre société, sont en définitive des principes chrétiens, soit que l’Evangile seul les ait proclamés sur la terre, soit qu’il leur ait rendu le rang et l’empire qui leur appartiennent et qu’ils ne pouvaient reprendre par eux-mêmes. — Dès lors, à quels titres, sur quels fondements, pour quels motifs, répudierait-on un patronage qui a été si fécond ? Ces principes générateurs et régulateurs sont-ils donc épuisés, ont-ils fait leur temps, ainsi qu’on l’entend répéter çà et là, et produit au dehors tout ce qu’ils contiennent ? Mais s’ils ont leur source secrète, comme on en convient, dans l’esprit de charité que l’Evangile a répandu au sein des peuples en le formant au fond des cœurs, n’est-il pas manifeste que ces principes, de même que le sentiment divin dont ils sont un écoulement, naissent à peine dans le monde, bien loin de s’y être usés de vieillesse, et que les bienfaits déjà si grands qu’on leur doit ne sont que les prémices de ceux qu’ils peuvent donner ? N’est-il pas manifeste que si on leur enlevait la racine qui les porte et les nourrit, on s’exposerait à les voir dépérir peu à peu, frappés de langueur et de stérilité comme des rameaux détachés du tronc ? N’est-il pas manifeste que si l’esprit de charité arrivait à un empire effectif et universel, s’il devenait dans les masses ce qu’il a été, ce qu’il est çà et là dans quelques âmes, il animerait et régulariserait toutes les forces actives et passives de la société, fournirait toutes les conditions d’ordre et de progrès, vivifierait tous les éléments de bien-être, produirait de lui-même ce qu’on cherche vainement dans des combinaisons politiques ou économiques, et amènerait, par une simple évolution morale, la solution des problèmes devant lesquels les hommes d’Etat tremblent, et qu’il leur est impossible d’écarter parce qu’ils sortent du fond vivant des idées et des choses ? N’est-il pas manifeste que si cet esprit manque, s’il ne pénètre les institutions, s’il, ne les soutient par les mœurs, les formes sociales les plus parfaites resteront vaines et tourneront fréquemment au profit du désordre et du mal ? N’est-ce pas là une des données les plus positives de l’expérience, une des convictions les plus générales et les mieux senties de nos jours ? Or, où le puiser cet esprit dans lequel est l’espérance des peuples aussi bien que la vie des âmes, si ce n’est à la source céleste dont il est descendu primitivement, dont il peut, dont il doit procéder sans interruption et sans fin ? — Le sens commun, c’est-à-dire la raison impartiale et calme, la raison étrangère aux préoccupations de système ou de parti, verra tout cela, car c’est la prévention ou la passion seule qui le voile. Le sens commun ne pensera pas devoir se défier ou se détacher du Christianisme, parce qu’il a fait ses preuves ; les résultats accomplis ; les services rendus, lui paraîtront bien plutôt un garant de ceux que demande le présent et qu’attend l’avenir, d’autant plus qu’il reconnaîtra du premier coup d’œil qu’ils ne sont encore que des indices des trésors que l’Evangile recèle et qu’il donnera à mesure qu’on se donnera à lui. Il comprendra que quand l’histoire et la géographie démontrent comme à l’œil que c’est sous la direction suprême des idées chrétiennes que s’est opéré le développement social, ce serait un singulier moyen de le hâter et de le régler que de lui ôter son premier moteur, que de le séparer de la puissance morale qui l’a produit, soutenu, régi pendant tant de siècles : autant vaudrait, pour rendre la marche d’un vaisseau plus rapide et plus sûre, briser ses mâts, sa boussole et son gouvernail. Et si l’on dit que le Christianisme est antipathique à l’esprit moderne, sous prétexte qu’il attire vers le ciel jusqu’à l’entier détachement des soins et des intérêts terrestres, le bon sens répondra qu’à cet égard, comme à tant d’autres, le fait dément la logique ; que d’ailleurs les dévouements qu’on réclame ne sauraient naître que de ces renoncements qu’on réprouve ; et que c’est bien à une époque où l’idolâtrie du bien-être, la fureur des jouissances matérielles met tout en péril, qu’il convient de relever une pareille accusation.
On peut beaucoup reprendre chez les hommes politiques qui s’efforcent de renouer l’alliance de l’Eglise et de l’Etat. En général, ce n’est pas la pure religion qu’ils invoquent ; ils attendent de la forme, du rituel, de l’organisation et de l’observance extérieure, ce que l’esprit seul peut donner ; ils agissent par calcul et par peur, plus que par conviction et par foi ; ils semblent voir dans le Christianisme une espèce d’amulette, une sorte d’opus operatum, une force magique qu’ils recherchent comme supplément à l’impuissance de la gendarmerie et de la police. — Oui. — Mais sous leur erreur, il y a un instinct pratique du vrai, il y a une révélation profonde de l’expérience, d’autant plus frappante chez la plupart d’entre eux qu’elle ne s’est fait jour dans leur esprit qu’à travers de longues résistances et de fortes préventions. La main sur le cœur de la société, ils ont senti vivement, quoique confusément, qu’il lui faut l’appui supérieur des croyances religieuses et morales, que le développement des droits et des libertés exige un développement corrélatif des principes et des devoirs, et que le désordre s’organise, que l’abîme s’ouvre, si à mesure que l’autorité humaine se retire, l’autorité divine ne la remplace pas. Du reste, ainsi que nous le disions tout à l’heure, des pressentiments analogues agitent partout les esprits sérieux ; et la marche des événements les rend d’année en année plus universels et plus vifs. Il est triste seulement de voir mettre au service des partis ces signes du temps, ces avertissements de la Providence.
Le Christianisme a décidément en sa faveur l’argument rationnel, l’argument moral, l’argument politique ; il a pour lui la science impartiale et la conscience éclairée ; il a pour lui les données les plus certaines de l’expérience individuelle et générale ; il a gain de cause au triple tribunal devant lequel nous l’avons fait comparaître. A tout cela, sans doute, on peut faire bien des difficultés et par conséquent bien des oppositions. A quoi n’en fait pas la prévention, et cette pensée raisonneuse et critique qui se dévore elle-même en creusant par delà l’évidence, et cette fureur d’innovation qui s’attaque à tout ce qui est, ne respectant que ce qui n’est plus ou ce qui n’est pas encore ? Mais au jugement de la raison non prévenue, il demeure incontestable que le Christianisme possède, sous les rapports que nous avions indiqués, une supériorité frappante sur toutes les religions positives ou philosophiques. Le fait est si saillant qu’il est à peu prés universellement accordé, et qu’il se trahit d’une ou d’autre manière jusque dans les négations. Les mille objections élevées au siècle dernier, dans les divers champs des études humaines, par une science superficielle et passionnée, sont tombées pour la plupart et se sont souvent converties en preuves devant une science plus impartiale, plus sérieuse et plus profonde.
Si donc il faut une religion, si des instincts et des besoins impérissables en attestent, la nécessité, si la vie de l’âme et celle de la société la réclament impérieusement, quelle autre préférerions-nous à la religion de l’Evangile ? Quelle autre a autant de droits à notre acquiescement et à notre vénération, autant de titres à notre créance ? Ne la considérons pas, si l’on veut, comme une révélation dans le sens ecclésiastique du mot ; nos arguments en effet, sous la forme et dans la direction que nous leur avons données, ne porteraient guère jusque-là : envisageons uniquement le Christianisme comme un culte établi, comme une doctrine religieuse et morale depuis longtemps en possession des respects du monde ; oublions pour le moment son origine surnaturelle, ne regardons qu’à ses caractères intrinsèques de vérité et d’autorité ; pouvons-nous hésiter à lui accorder notre confiance et notre foi, quand il n’est rien sur la terre qui la mérite mieux ? Ce ne sera pas, il est vrai, une foi divine, pour parler le langage de l’ancienne théologie ; ce sera uniquement une foi humaine, car elle ne reposera pas sur une parole théopneustique, sur une attestation céleste : par cela même elle manquera à beaucoup d’égards de plénitude et de force ; mais elle n’en sera pas moins une adhésion réfléchie de l’esprit et du cœur, et à ce titre elle pourra, en proportion de son étendue et de son intensité, placer et maintenir la vie sous sa direction.
C’est en effet par là que bien des gens aujourd’hui restent attachés et soumis au Christianisme. Les uns y tiennent parce qu’ils croient en trouver l’explication ou la démonstration dans la philosophie spéculative ; les autres parce qu’il répond aux pressentiments les plus intimes de leur âme, à leurs craintes et à leurs espérances les plus mystérieuses ; ceux-ci parce que leur conscience sympathise avec ses enseignements religieux et moraux, où elle puise lumière, force et paix tout ensemble ; ceux-là parce que son action sociale leur paraît la plus haute sauvegarde de la sécurité et de la félicité publiques, la seule garantie efficace de l’ordre et de la liberté ; tous, parce qu’ils ont été frappés de sa supériorité ou de sa nécessité à quelque point de vue spécial. La preuve, entre mille autres, que c’est bien par là qu’ils y tiennent, c’est qu’ils le défendent et le recommandent uniquement par là ; le caractère de leur apologétique trahit la nature de leur adhésion.
cette sorte de conviction, quelque sincère qu’elle soit, n’introduit point dans le saint des saints, à moins qu’elle ne se dépasse elle-même en subordonnant la logique à une sorte d’intuition ou de divination : elle n’est pas cette foi qui reçoit le Royaume des cieux avec la docilité du petit enfant, et qui fait le chrétien réel parce qu’elle donne à Dieu l’homme tout entier. En général, elle n’embrasse pleinement ni les dogmes ni les préceptes évangéliques ; elle est moins une consécration qu’un compromis ; elle est une opinion plutôt qu’une religion, comme ne le prouvent que trop ces christianismes philosophiques, politiques, esthétiques, que chaque jour voit naître et mourir ; christianismes élastiques qui se resserrent ou s’étendent au gré des inventeurs, dont on élague et sur lesquels on greffe tout ce qu’on veut, aussi pauvres en vertus que magnifiques en paroles, attrayants pour la pensée ou pour l’imagination, mais effleurant à peine ces profondeurs de l’âme où sont les sources de la vie. Cette foi humaine, n’a de valeur que comme dernier refuge contre l’incrédulité ou comme premier pas vers la foi positive, et tout ce que nous prétendons, établir, c’est qu’elle est légitime et rationnelle. Dès qu’il est démontré que le Christianisme l’emporte sur toutes les autres doctrines par ses résultats comme par ses enseignements, qu’il contient plus de vérité religieuse et morale qu’il ne s’en trouve nulle autre part, qu’il déploie une puissance vivifiante dont rien n’approche et que rien au monde ne saurait remplacer, qu’il correspond par des voies secrètes à tous les troubles de la conscience pour les apaiser, à toutes les plaies du cœur pour les guérir, à tous les désordres de l’âme et de la société, pour y appliquer un remède efficace, il ne reste évidemment qu’à lui être fidèle ; l’intérêt et le devoir, la sagesse et la raison le prescrivent également. L’argument è tuto, dont la valeur ne peut être mise en question lorsqu’il s’agit d’un jugement comparatif, fait décidément pencher la balance de son côté.
Encore une fois cela n’est point assez pour l’homme, non plus que pour l’Evangile ; l’homme a besoin d’une certitude plus haute, l’Evangile réclame une soumission plus entière. Mais s’il n’existait pas d’autre moyen d’information et de conviction ; si le témoignage divin venait à faire défaut et qu’il fallut s’en tenir à ces considérations humaines, le bon sens, cette lumière des esprits simples et des cœurs droits, cette sagesse des savants, conseillerait encore de demeurer attaché au Christianisme, puisqu’il a fait ses preuves et qu’il est là.
Et pour ma part je m’y attacherais de toutes les puissances de mon être. Sans doute il ne serait plus pour moi ce qu’il a été jusqu’ici, et ce que j’ai besoin qu’il soit ; mais il serait encore ce que je verrais de meilleur et de plus sûr, de plus grand et de plus certain, de plus saint et de plus vrai ; et je lui abandonnerais ma destinée, et je lui confierais mon âme et ma vie, et je prierais qu’il me fut donné de le croire plus fermement, de le suivre plus fidèlement, de m’y reposer plus entièrement. Si je m’en éloignais, j’y serais ramené par cette lumière qu’il jette sur les grands problèmes que la conscience et la raison sont forcées de se poser et impuissantes à résoudre ; j’y serais ramené par l’histoire de la philosophie, où les questions capitales, celles justement qui intéressent l’être immortel, semblent de plus en plus devoir rester sans réponse tant soit peu assurée. Jésus-Christ serait toujours mon Maître et mon Guide ; je me placerais toujours à ses pieds comme Marie, pour écouter sa parole, alors même que je ne pourrais pas lui dire avec Thomas : Mon Seigneur et mon Dieu !
Nous avons établi ou plutôt rappelé, car généralement on nous l’accorde, que le Christianisme, soit qu’on le considère du point de vue métaphysique, ou du point de vue moral et mystique, ou du point de vue social, a des titres de créance supérieurs à ceux que présentent les religions et les philosophies diverses. Aucune autre doctrine ne possède de pareils droits à notre respect et à notre assentiment. Ou la vérité est là, ou elle ne se trouve nulle part sur la terre. Il semble que cela suffise une fois reconnu. Et non seulement bien des gens s’y arrêtent ; mais des esprits éminents, de grandes écoles théologiques et philosophiques voudraient qu’on s’enfermât dans cet ordre de considérations, en laissant tomber tout le reste comme suranné. Quant à nous, nous ne le pouvons. Les arguments purement rationnels, quelle que soit leur valeur surtout de nos jours, ne donnent encore, à vrai dire, que des présomptions ; ils établissent la vérité relative de l’Evangile, plutôt que sa divinité proprement dite. Leur attribuer une prépondérance exclusive, ce serait les sortir de leur rang et changer souvent leurs services en périls. Ils ne fondent qu’une croyance inférieure et insuffisante, à moins qu’on ne les étende au delà de leur portée logique, qu’on n’en tire plus qu’ils ne contiennent réellement, ou qu’on n’y insère à quelque degré l’élément miraculeux qu’on prétend laisser à l’écart, et qu’on ne peut trouver dans les doctrines si on ne l’a reconnu, d’une ou d’autre manière, dans les preuves. La foi s’est essentiellement appuyée jusqu’ici sur l’argument historique ; elle doit, nous le croyons, malgré bien des assertions contraires, s’y appuyer jusqu’à la fin. Le Christianisme se pose comme une révélation surnaturelle ; et il lui faut ce caractère pour assurer ses doctrines et ses promesses ; il se pose comme un fait divin, dans lequel vont se concentrer toutes les dispensations providentielles envers la race d’Adam ; et il lui faut la preuve de fait. Je l’ puis croire avec une entière certitude le mystère de piété ; je ne puis nie reposer avec une pleine assurance sur l’Evangile de la grâce et de la vie, qu’autant que’quelque attestation céleste m’en garantit la vérité, on, comme on dit aujourd’hui, l’objectivité.
Il s’agit de savoir si cette attestation existe. Et d’abord nous sommes en droit de revenir sur la supériorité de l’Evangile, constatée an tribunal de la conscience et de l’histoire, comme à celui de la raison et de la philosophie. Bien des gens, ainsi que nous le disions tout à l’heure, y voient la preuve que nous cherchons. Ils découvrent dans la doctrine chrétienne de tels caractères de vérité, de lois accords avec les mystères de notre nature, ou avec certains résultats de la haute spéculation, qu’ils en concluent immédiatement sa réalité objective et sa divinité. Cette démonstration rationnelle ou morale satisfait leur esprit et leur cœur, ils n’en demandent, ils n’en veulent pas d’autre. Sans attacher à cette preuve une valeur aussi absolue, on ne peut s’empêcher de lui reconnaître une valeur réelle, surtout quand du terrain métaphysique où la nouvelle théologie la retient généralement, on la fait descendre sur le terrain historique, où elle devient plus impressive et plus saillante, parce qu’elle y change de caractère, de forme, même de nature, en se convertissant en preuve de fait. Il y a dans le contenu dogmatique et moral du Christianisme — dans son établissement — dans son œuvre de régénération individuelle et sociale — dans cette vie qu’il a inoculée à l’humanité et qui constitue comme une nouvelle création ; il y a là des indices d’une intervention providentielle, dont il est impossible de n’être pas frappé, surtout lorsqu’on tient compte de la position inférieure des fondateurs de l’Eglise. Ce sont des Juifs, et des Juifs sans culture, qui ont doté les nations de cette doctrine dont on admire à première vue l’étonnant universalisme autant que la sainte grandeur — qui se sont élevés ainsi au-dessus des préjugés de leur pays et de leur temps — qui ont laissé si loin derrière eux les plus hautes conceptions de la Grèce et de Rome — qui, sans ressources humaines, ont vaincu la science et la puissance humaines — et fait pénétrer dans le monde, à travers des obstacles en apparence insurmontables, l’esprit nouveau destiné à le transformer. A mille égards cela est inexplicable par les lois ordinaires du développement des idées et des choses : c’est un vrai miracle intellectuel ou morala. Si vous retranchez l’action supérieure que proclame l’Eglise et qu’atteste l’histoire ; si vous ne voyez que le charpentier de Nazareth et les pêcheurs du lac de Tibériade, vous ne pouvez plus vous rendre raison de cette révolution religieuse qui se sépare de toutes les autres par ses caractères comme par ses résultats, et à laquelle l’avenir de la race humaine paraît suspendu pour le temps et pour l’éternité : elle dépasse de toutes parts vos essais d’explication. Remarquez que les fondateurs du Christianisme ont su dès l’origine que le grain de sénevé qu’ils semaient au milieu des mépris des sages, des oppositions des puissants, des résistances et des colères des peuples, grandirait jusqu’à devenir un arbre immense et à couvrir le globe de son ombre. Remarquez encore que cette conviction n’est point chez eux l’effet d’une prévision naturelle, ou un simple produit de leur enthousiasme et de leur foi ; ils la fondent sur des déclarations du Ciel. Et depuis dix-huit siècles, le cours des événements, l’évolution de la société, le déroulement interne et externe des destinées humaines s’opère conformément à la parole des Galiléens ; une action mystérieuse y ramène tout ; elle est et le principe d’où tout dérive, et le cadre où tout va finalement se ranger et se modeler ; aussi les calculs de la philosophie de l’histoire concordent-ils déjà avec les prophéties de l’Evangile, et sur ce point, de même que sur bien d’autres, la science et la sagesse du siècle, vaincues par les faits, finissent par s’incliner devant les déclarations bibliques qu’elles avaient le plus mépriséesb. A la vue de cette marche générale des choses, la conscience religieuse ne s’écrie-t-elle pas spontanément : C’est ici le doigt de Dieu ?
a – On a montré bien des fois que l’opinion qui ne veut voir dans le Christianisme qu’un développement du travail antérieur des esprits, une fusion de la philosophie grecque et de la philosophie orientale, ne peut se maintenir lorsqu’on tient compte des données de l’histoire, et qu’on pénètre au cœur des anciens systèmes et du système chrétien. Le Christianisme est, non une évolution, mais une révolution : non une synthèse, mais une genèse. S’il est sorti du mosaïsme, c’est en y faisant toutes choses nouvelles.
b – Jouffroy. Mélanges historiques.
A ces indices qui marquent d’un sceau tout particulier la doctrine et la mission des promulgateurs du Christianisme, viennent s’en joindre une foule d’autres, dès qu’on fait une étude attentive de leur parole et de leur œuvre. Notons-en quelques-uns, en nous souvenant que si les considérations de ce genre, ces simples données de la réflexion et de l’observation, ces inductions ou ces impressions du sens commun paraissent ternes, arriérées, presque insignifiantes, auprès des vues aprioristiques qui prétendent découvrir les titres de la vérité chrétienne dans l’essence même de l’homme ou de Dieu, elles n’en ont pas moins de valeur aux yeux de la théologie ou de la philosophie positive, qui cherche le réel plus que le brillant, le certain plus que le nouveau ou le spécieux, et pour laquelle un petit fait vaut souvent mieux qu’un grand système.
L’union de la dignité et de la simplicité est un caractère remarquable des Ecritures et en particulier de l’Evangile. On connaît le mot de Rousseau : « La majesté des Ecritures m’étonne, la sainteté de l’Evangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu’ils sont petits près de celui-là ! » L’Evangile se place à la portée des hommes sans culture : le Groenlandais, le Hottentot, l’enfant lui-même y trouvent en abondance le pain de vie ; et il s’élève au-dessus des plus hautes intelligences : les Pascal, les Newton, les Leibnitz y découvrent d’insondables trésors de science et de sagesse ; toujours populaire et toujours sublime, fleuve et ruisseau, suivant l’expression d’un docteur de l’Eglise, l’agneau le passe au gué, l’éléphant y nage ; religion universelle et éternelle, il convient à tous les états, à tous les âges, à tous les peuples, s’abaissant ou s’élevant selon les personnes, se faisant tout à tous, en restant constamment le même. N’est-ce pas l’œuvre du Père des esprits qui veut et sait se faire entendre de tous ses enfants ? La position de la Bible vis-à-vis de tous les autres livres, la place qu’elle tient dans le monde, l’action continue qu’elle y exerce, est certainement de nature à frapper : les destinées terrestres de l’homme s’y rattachent manifestement, aussi bien que ses destinées éternelles. Cela devient plus visible de jour en jour. La civilisation européenne s’imposera tôt ou tard au globe entier ; et la civilisation européenne a ses racines dans la Bible. Ce livre de l’humanité n’est-il pas le livre de Dieu ?
Notons aussi l’harmonie générale de ce livre tout à fait à part. Les auteurs des écrits dont il se compose se sont succédé dans un espace d’environ quinze cents ans ; ils diffèrent extrêmement de position, de talent, de connaissances ; les uns ont été rois, les autres prêtres, ceux-ci bergers, ceux-là pêcheurs ; ils ont donné des lois, des hymnes, des mémoires, des traités dogmatiques et moraux. Cependant, sous cette grande variété de circonstances et de lumières, il est aisé de constater entre eux un même principe, un même but, un même esprit. La Bible est le déploiement d’un seul et vaste plan, dont les linéaments se montrent à ses premières pages, et le complément aux dernières. Les trois dispensations qu’elle renferme, et qui embrassent tous les âges du monde, sortent naturellement et successivement l’une de l’autre : les préparations providentielles et prophétiques de l’Ancien Testament s’accomplissent dans le Nouveau. Cette unité profonde, dans un si long intervalle, de la part d’un si grand nombre de personnes, à coté de l’inconstance qui caractérise les idées comme les institutions humaines, et avec un progrès continu, ne peut que faire impression sur des esprits sérieux et non prévenus. C’est un fait sui generis, un phénomène historique ou littéraire sans analogue. Toutes les écoles et toutes les religions, tous les systèmes et tous les cultes changent d’une manière plus ou moins rapide : l’antagonisme des idées et des forces est partout dans l’histoire, parce qu’il, est dans l’homme et dans la nature ; la société n’avance qu’à travers des oscillations qui la portent incessamment d’un extrême à un autre extrême. L’Inde elle-même, où tout semble immobile, n’a point échappé à cette loi. Ses livres sacrés reposent sur des principes multiples ; ils renferment des systèmes divers superposés les uns aux autres ; il s’y trouve ensemble le monothéisme, le panthéisme, le dualisme, l’athéisme, le polythéisme.
Dira-t-on que l’unité des Ecritures a sa raison dans la situation particulière des Hébreux et dans leur isolement ? Mais les Hébreux passèrent par des états très divers ; tantôt république, tantôt monarchie, ils furent souvent soumis à d’autres peuples et jetés même sur des terres étrangères. Ils tombèrent mille fois dans les erreurs religieuses les plus graves, dans les cultes les plus grossiers. Comment leurs livres sacrés ne s’en sont-ils pas ressentis ? Le mouvement et le progrès y existent ; mais, loin d’être comme partout ailleurs le résultat d’une lutte, ils ne sont que le développement séculaire d’une seule et grande idée. C’est une lumière toujours la même, quoique toujours croissante. La doctrine du Rédempteur, qui fonde et résume tout, s’annonce dès les premiers jours, se développe sous l’économie patriarcale et mosaïque, s’achève dans le Nouveau Testament ; la promesse, la loi, la prophétie mènent ensemble à l’Evangile, et l’Evangile unit ce monde au monde à venir, en établissant déjà ici-bas le Royaume des cieux.
La doctrine centrale du Christianisme, celle de la Rédemption par la mort du Fils de Dieu, arrête aussi à bon droit les esprits réfléchis : elle est ou la plus grande des dispensations divines, ou la plus grande des aberrations humaines. Toutes familières qu’étaient les idées d’expiation aux Juifs et aux païens, un sacrifice tel que celui de l’Evangile était tout à fait nouveau. Quoiqu’on eût recouru à tous les moyens de propitiation, on n’avait jamais pensé qu’il fallut une victime surhumaine, on n’avait pas imaginé qu’il fût nécessaire qu’un être divin prît notre nature et s’immolât à notre placec. Il y a là quelque chose de si étranger aux opinions communes, de si improbable, de si impossible en apparence, qu’on ne conçoit pas que l’idée en soit montée d’elle-même dans l’esprit de personne. Dira-t-on que ce qu’elle a d’étrange n’en prouve pas l’origine supérieure, puisque cela n’irait à rien moins qu’à légitimer les opinions les plus extravagantes ? — Sans doute. — Mais remarquez que cette doctrine si étonnante, j’ai presque dit si repoussante pour la raison et pour le cœur, se recommande à la raison et au cœur par mille côtés, en particulier par la manière merveilleuse dont elle atteint son but. Le sacrifice du Calvaire a accompli et fait cesser tous les autres. Il a d’admirables correspondances avec les instincts les plus mystérieux de notre nature. Il donne à l’âme qui s’y attache par la foi une paix intérieure que rien n’était capable de lui inspirer au même degré ; et en la pénétrant du calme du pardon, il la remplit de la haine du mal et de l’amour du bien. Il glorifie Dieu en manifestant avec un nouvel éclat sa justice et sa miséricorde ; il rassure et anime le pécheur, en nourrissant en lui tout ensemble la confiance et l’activité. Plus on sonde ce grand dogme, plus on lui trouve d’harmonie avec l’état moral de l’humanité, les pressentiments ou les vœux de la conscience, et des traditions aussi anciennes qu’inexplicables. Prenez l’homme, non tel qu’on le suppose trop souvent, mais tel qu’il est réellement, et voyez avec quel art infini, si l’on peut ainsi dire, la Rédemption évangélique s’adapte à sa situation anormale pour l’en retirer.
c – Il n’est guère que le mythe indien des incarnations de Chrisna qui ait des analogies avec l’idée chrétienne, et encore le rapport est-il dans la forme plus que dans le fond ; car cette doctrine paraît se réduire finalement à un symbole panthéistique. Son apparition et sa propagation étonnent peu dans une contrée où régnaient déjà des doctrines analogues. Il en est tout autrement de la formation du dogme évangélique au sein du monothéisme juif.
Quant à la morale, on n’a pu prouver qu’il existât, dans le Nouveau Testament, aucun faux principe, tandis qu’on en rencontre plus ou moins partout. Toutes les attaques sur ce point ont échoué, désarmées par l’incrédulité elle-même. — Un autre fait qui tient à celui-là, c’est que le Nouveau Testament a complètement échappé, pour son contenu doctrinal, à ce qu’on nomme l’esprit du temps, dont tous les autres livres portent toujours l’empreinte à quoique degré ; le propre de l’homme étant de subir les opinions de son époque ou de se jeter dans l’extrême opposé, s’il les combat. Sans en chercher d’autres preuves, examinez, dans le cours des siècles, l’influence des idées dominantes sur la dogmatique et la morale chrétiennes, malgré l’autorité reconnue de la Révélation. — Qu’est-ce qui a soustrait nos écrivains sacrés à cette loi de l’esprit humain ?
Le Nouveau Testament demeure toujours dans le vrai en renversant des erreurs contraires. Du sein des croyances et des habitudes formalistes du judaïsme, il prêche, l’adoration en esprit et en vérité ; mais en dépouillant le culte extérieur de la valeur excessive qu’on y attachait, il lui laisse son importance réelle. Il se borne à substituer la dévotion véritable aux tendances et aux pratiques superstitieuses. Si, d’après ses enseignements, le culte est essentiellement un moyen d’avancement spirituel, au lieu d’être le but de la religion ; s’il met la miséricorde avant le sacrifice (Matthieu 12.7) ; en déterminant ce qu’il importe surtout de faire, il apprend aussi à ne pas négliger le reste (Matthieu 23.23). Il place dans le cœur le siège de la piété, et il n’en insiste pas moins avec la plus grande force sur l’absolue nécessite des œuvres. Ses principes sur la pureté intérieure sont au fond ceux du mysticisme, et pourtant il se tient constamment en dehors des erreurs mystiques, et cette sagesse, cette mesure entre des notions opposées, cette proportion de doctrine entre des tendances extrêmes, cette unité profonde dans un enseignement tout fragmentaire, se remarquent également chez tous les écrivains sacrés ; et l’on sent qu’elles ne leur coûtent ni effort ni travail.
Le Nouveau Testament relève les dispositions humbles, douces, pacifiques, du jugement dont elles étaient universellement l’objet, et frappe de son silence réprobateur des qualités qui tenaient le premier rang dans l’estime générale. Ce qu’il recommande particulièrement, c’est le courage passif, le support, la résignation, le pardon, la débonnaireté, la mansuétude, la miséricorde ; il ne dit rien du courage actif, du patriotisme, de toutes ces vertus que célébraient à l’envi les poètes, les orateurs, les historiens, les philosophes, et que l’orgueil de l’esprit et du cœur porte toujours en première ligne. IL rabaisse ce qui a été constamment admiré ; il élève ce que l’opinion commune répute faible et abject. Et il se trouve à l’examen, il se découvre à la lumière de l’expérience, que le caractère que l’Evangile tend à former, s’il parvenait à dominer partout, ferait de l’humanité une société d’amis et de frères, image de celle des Cieux ; tandis que le caractère qu’exalte le monde, s’il devenait universel, livrerait la terre à une lutte sans fin et ferait de la guerre l’état naturel de l’homme, suivant le mot fameux de Hobbes.
Le Nouveau Testament ordonne le renoncement au monde et le sacrifice de la vie pour le nom de Christ, sans faire un devoir de la solitude, ni un mérite du martyre. Le renoncement qu’il prescrit, loin d’être celui du monachisme, est simplement la prédominance de la loi morale sur les intérêts et les penchants, de la tendance spirituelle et céleste sur les tendances égoïstes, charnelles et terrestres ; il peut s’opérer au sein de la société ; il peut être nul dans le désert. Si le Nouveau Testament dit : Celui qui aura perdu sa vie pour l’amour de Christ, la retrouvera, il dit aussi : Si l’on vous persécute dans un lieu, fuyez dans un autre ; et encore : Quand je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité cela ne me sert de rien. Quelle mesure dans ces préceptes ! Et quelle différence avec les idées qui se répandirent bientôt après sur la valeur de l’ascétisme, sur la recherche du martyre, dont on fit le canal de la grâce, le prix du salut, le chemin du Ciel.
Le Nouveau Testament pose des principes devant lesquels l’esclavage doit tomber, mais il ne l’attaque pas directement ; il y aurait eu un danger immense à le faire. Ce péril, les fondateurs du Christianisme l’évitent sans l’avoir soupçonné. Ils prescrivent à chacun de rester dans la condition où il a été appelé : ils règlent les rapports des esclaves et des maîtres : et cependant, en les plaçant les uns et les autres sur la même ligne devant Dieu, le nouvel esprit qu’ils propagent changera tout peu à peu ; et rien n’indique qu’ils aient prévu le moins du monde ce résultat de leur doctrine, quoiqu’il soit impliqué dans leur notion du Royaume des cieux ici-bas. Cette observation s’applique également aux questions de la guerre, de la peine de mort, de la constitution civile de la famille et de la propriété, et en général aux questions politiques et sociales. Ces questions, l’Evangile n’a pas la prétention de les résoudre ; il n’y touche pas ; il les laisse dans la sphère à laquelle elles appartiennent et qui n’est pas la sienne : il se borne à semer les principes, les idées, les sentiments d’où les solutions naîtront à leur heure. Quand on réfléchit que les apôtres ont été ici de purs instruments (car ce nouvel état social que leur religion porte en germe, ils ne le voient pas, ils n’en parlent pas), ne croit-on pas entrevoir, par delà leur parole et leur œuvre, par delà leur pensée et leur volonté propre, une intelligence supérieure qui a calculé pour eux ?
On pourrait multiplier indéfiniment ces exemples. Le Nouveau Testament recommande à la fois et le mépris de la gloire qui vient de l’homme et le soin que chacun doit avoir de sa réputation (1 Corinthiens 4.3, Cf. 2 Corinthiens 8.21 ; Philippiens 4.8). Malgré l’inspiration que s’attribuent ses auteurs et les persécutions qui les environnent, leur ton reste toujours calme ; nul symptôme de fanatisme dans leurs actes ni dans leurs écrits ; tout y est plein de la raison la plus haute, de la dignité et de la sagesse la plus pure. Leur enseignement fut tout occasionnel, il est répandu çà et là dans des livres historiques ou dans des lettres ; et il a donné le système religieux et moral le plus complet comme le plus vrai et le plus saint.
Cette proportion des préceptes qui, dans un tel enseignement, évite également les écueils de droite et de gauche, cette sûreté de direction qui garde de tous les extrêmes sans rapetisser aucun devoir, ce merveilleux ensemble résultant de tant de prescriptions diverses et isolées, est un caractère d’autant plus remarquable chez les pécheurs galiléens, qu’il ne se trouve guère chez les philosophes eux-mêmes.
Pour sentir tout ce qu’il y a là d’extraordinaire, rapprochez les écrivains du Nouveau Testament des hommes de leur condition qui ont essayé d’écrire sur les matières religieuses, et vous vous convaincrez de plus en plus qu’ils s’élèvent et se maintiennent à mille égards au-dessus de ce qu’on pouvait attendre d’eux.
Voulez-vous un autre moyen d’apprécier et de juger leur œuvre, comme à vue d’œil : détachez de la morale évangélique le commandement qui la résume ; prenez le seul précepte de la charité, en l’envisageant soit en lui-même, soit dans sa tendance et dans sa portée. Un précepte si simple et pourtant si puissant et si fécond, qui convient à l’homme dans tous les états et dans tous les âges et semble grandir avec la société, qui a attiré le monde dans des voies nouvelles, qui tarirait presque toutes les sources de la misère et produirait l’ordre et le bonheur universels, s’il était fidèlement suivi, qui, autant que nous pouvons le comprendre, règne dans le Ciel comme sur la terre ; un précepte que la conscience de l’humanité a plus ou moins révélé dans tous les temps, sans que la philosophie ait su le dégager des principes inférieurs sous lesquels il était en quelque sorte enseveli, ni même en pressentir l’immense valeur morale et politique ; un tel précepte ne marque-t-il pas d’un sceau particulier le livre qui seul l’a mis en pleine évidence et lui a assigné la haute place qu’il mérite ? Réfléchissez à ce qu’il est et à ce qu’il peut et doit devenir ; calculez les effets qu’il a donnés et ceux qu’il est destiné à produire ; voyez-le agiter le monde qu’il tend à se soumettre de plus en plus, car tous les essais de réformation sociale n’en sont que des applications plus ou moins directes. Puis essayez d’expliquer comment, à une époque d’égoïsme, dans un pays livré au particularisme le plus étroit, des hommes illettrés ont pu le présenter ainsi sous sa forme la plus élevée et la plus pure, en même temps que la plus populaire, et le faire pénétrer si avant et si irrévocablement dans une société qui lui était profondément antipathique.
De là sortira tôt ou tard, dans le progrès de l’humanité, un des signes les plus manifestes de la divinité du Christianisme ; surtout lorsque d’une part à la manifestation logique s’unira enfin la démonstration pratique la plus importante sans comparaison, et malheureusement celle qui fait le plus défaut aujourd’hui, lorsque d’autre part l’expérience aura constaté que l’esprit de charité, que l’Eglise et l’Etat invoquent de concert, n’est autre chose que l’esprit chrétien et qu’il ne peut croître et fructifier réellement que sur le sol où il est né.
On n’explique rien en disant que les apôtres tenaient leur doctrine de Jésus-Christ. Car d’où Jésus-Christ lui-même l’avait-il prise ? Et-puis comment l’ont-ils si fidèlement et si sûrement appliquée, quand les théologiens de tous les temps, qui possédaient non seulement des souvenirs mais des écrits, n’ont pas su le faire ?
Si de la doctrine du Nouveau Testament nous passons à son action sur l’âme et sur le monde, nous y découvrons des caractères également dignes d’attention. Voyez, par exemple, ce qu’il est pour les esprits qu’agite le besoin de justification, en face de la loi divine et des rétributions futures, état moral qui devrait être universel chez des êtres immortels et pécheurs en marche vers le jugement. L’Evangile répond aux vœux les plus secrets de ces âmes par sa promesse du pardon et du secours divin ; il leur donne au delà de toutes leurs espérances, en leur ouvrant dans le salut qu’il leur offre, le trésor des biens spirituels. Christ leur est fait, de la part de Dieu, sagesse, justice, sanctification et rédemption ; et aux effets de son œuvre de grâce, elles reconnaissent en lui les paroles de la vie éternelle. L’affranchissement intérieur qu’opère sa doctrine, la marque à leurs yeux d’une empreinte céleste, d’une évidence immédiate, d’une autorité ineffable, à laquelle cèdent les raisonnements et les préventions : elles y voient la vérité, parce qu’elles y trouvent la vie. Cette impression de divinité, cette sorte d’expérimentation morale, ce sentiment transformé en argument, est, à vrai dire, la grand-route de la foi. Et cette impression, qui légitime ainsi l’Evangile devant le cœur, si ce n’est devant l’entendement, s’est produite en tout temps, en tout lieu, à tous les degrés de culture. Elle se manifesta à la première prédication des apôtres (Actes 2.37). Elle se manifeste de nos jours, soit dans le monde chrétien où elle amène au Sauveur la plupart des hommes qui se soumettent à lui, savants ou ignorants ; soit dans le monde païen, où elle fait presque l’unique puissance des missionnaires auprès des brahmines comme auprès des parias, auprès des Hottentots comme auprès des lettrés de la Chine.
Que si ce renouvellement personnel a quelque chose de trop intime pour fournir une base à l’argumentation, un point d’appui à l’Apologétique proprement dite, si ce témoignage intérieur ne se prouve qu’autant qu’il s’éprouve, et reste ainsi en dehors de la discussion, il n’en est pas de même du renouvellement social que le Christianisme a aussi opéré. Ce dernier est visible à tous ; et il conduit à une cause qui est venue changer la direction générale des idées et des choses humaines ; car il y a là un fait qu’on ne saurait expliquer, redisons-le, comme simple développement des faits antérieurs ; c’est évidemment l’introduction d’un principe nouveau et supérieur : et où en chercher l’origine, si on ne peut la trouver sur la terred ?
d – La preuve interne, par quelque côté qu’on la prenne, veut de l’espace et du développement, parce qu’elle porte sur des faits souvent faussés ou méconnus, qu’il faut établir, préciser, apprécier, avant d’en pouvoir déduire légitimement la conclusion où ils mènent. Elle perd beaucoup à n’être traitée, comme elle l’est ici, que par des indications générales. Voyez Question des preuves, 3.1.2.
Sous ces faits, et sous mille autres, ne vous semble-t-il pas apercevoir la direction céleste, l’intervention providentielle que l’Eglise place à son berceau ? N’y découvrez-vous pas, n’y sentez-vous pas cette action divine qu’attestaient les dons prophétiques, les pouvoirs miraculeux, et qu’une tradition non interrompue proclame à travers les siècles jusqu’à nos jours ?
Vous éprouverez une impression de même nature, mais plus profonde et plus saisissante encore, en vous plaçant devant le caractère de Jésus-Christ, tel qu’il ressort des Evangiles. En un sens Jésus-Christ n’a pas de caractère. On se sert de ce mot dans le langage usuel pour désigner la qualité qui domine chez un homme et qui exclut plus ou moins la qualité opposée ; on dit que le caractère de l’un est la constance, l’énergie, celui d’un autre la douceur, la résignation, l’humilité. Il y a là tout ensemble excès et défaut. En Jésus-Christ, au contraire, toutes les vertus existent dans une proportion parfaite ; l’élévation suprême des principes se môle à une fermeté invincible et à une bienveillance infinie, d’où dérive une vie aussi calme que haute, qui domine constamment les événements et les opinions, les entraînements et les résistances. Mais c’est là précisément ce qu’on est convenu d’appeler le caractère du Fondateur du Christianisme. Nous pouvons tenir pour établi qu’il offre l’idéal de la perfection morale, cl pour accordé le mot de Rousseau : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus-Christ sont d’un Dieu. » Nous pouvons poser aussi comme incontestable que c’est un tableau réel et non un portrait imaginaire : il suffirait d’ailleurs, pour s’en convaincre, de considérer comment il se détache, en quelque sorte de lui-même, dans ces quatre Mémoires écrits sans art et sans intention préméditée de le peindre ; comment il sort sans idée préconçue, sans plan arrêté, du fond des enseignements et des récits, où se trouve ainsi plus que les historiens n’ont voulu et cru y mettre. Ou bien les évangélistes ont fait sans recherche et sans étude une œuvre qui dépasse celle des plus grands génies, ce qui est inadmissible ; ou bien ils ont peint d’après nature en racontant simplement ce qu’ils avaient vu et entendu, et alors un être supérieur à l’homme a réellement paru sur notre terre. Sondez ce caractère qui n’a pas d’analogue dans l’histoire, qui ne ressemble au sage d’aucun peuple, d’aucune école philosophique, d’aucune secte religieuse, qui en particulier diffère profondément du type juif (pharisien, sadducéen, essénien), d’après lequel il aurait dû surtout se former ; étudiez cette image de Jésus, dont rien n’approche dans les conceptions les plus élevées de la philosophie et de la poésie, et où la conscience reconnaît cependant la réalisation de sa propre loi ; contemplez cette grande apparition morale qui inaugure un monde nouveau, et dîtes si vous pouvez échapper à la conviction qu’il y a là quelque chose de surhumain, de divin dans le sens rigoureux de ces mots.
Ecoutez ensuite le témoignage que se rend à lui-même cet Etre mystérieux, le seul parmi les enfants des hommes qui n’ait point participé à la contagion du péché, le seul dont la parole et la vie reflètent constamment l’image parfaite du vrai et du saint… Et si vous rapprochez de ce témoignage tout ce qui annonce l’intervention divine, soit dans le contenu de l’Evangile, soit dans l’établissement de l’Eglise, soit dans le travail de rénovation sociale que le Christianisme a déterminé, ne vous sentirez-vous pas poussé de plus en plus, par une sorte d’évidence intuitive, par la logique du cœur si ce n’est par celle de l’entendement, à la conclusion vers laquelle tout converge, et qu’a tirée dans tous les temps la conscience religieuse ?