La chair ne sert de rien ; c’est l’esprit qui vivifie.
Les inspirations immédiates et spontanées de l’âme sont pour l’homme la première source de la religion. Par elles, il franchit le monde visible et sent le monde supérieur dont il fait partie. Elles sont en lui ; elle constituent une partie importante et immuable de sa nature, Elles sont la base et le point d’appui de toute la dignité à laquelle il peut s’élever. Elles témoignent d’une origine et d’une fin supérieures à la terre.
En analysant cette partie élevée et vitale de l’âme humaine, on y trouve un certain nombre d’idées fondamentales, de tendances fortes, qui ne sont le résultat ni de la sensation ni du raisonnement, mais qui étendent la sensation, qui interprètent et animent la nature, qui fournissent au raisonnement ses données, au jugement ses principes et ses lois, au sentiment sa profondeur, à la morale sa sanction, à l’espérance sa garantie, à la vie entière sa règle, sa plénitude, son couronnement et son but.
Une révélation surnaturelle fut transmise aux hommes par le ministère du Christ. Ses données sont une autre voie par laquelle l’homme peut arriver à la religion.
Voilà deux sources.
L’une est tout intérieure, profonde, intime. Elle se confond avec la vie même de l’âme ; elle en est inséparable : elle en constitue l’essence la plus pure.
L’autre est extérieure ; elle vient du dehors ; elle peut se venir joindre à la vie de l’âme, l’activer, la diriger, la préserver des écarts ; mais elle ne la constitue pas.
Sont-ce là deux mondes différents ou même opposés ?
S’il en est ainsi, que peut être la révélation pour l’homme ?
Une application inutile qui gêne et ne guérit pas ; un contre-poids qui n’est pas suspendu au rouage directeur et qui charge la machine sans pouvoir la mettre en mouvement. L’homme est tiraillé par deux forces divergentes ou contradictoires ; il ne sait à quelle céder. Sa conscience se trouble et se pervertit. Le dehors corrompt le dedans. Le doute surgit de toutes parts et corrode non seulement les principes que lui présente l’extérieur, mais ceux que lui fournit l’essence la plus pure de l’âme. L’harmonie, qui devrait régner dans le cœur sous l’empire de la conscience, se change en combat et en désordre. L’homme fatigué finit par se réfugier dans la vie extérieure et sensuelle. La conscience se flétrit et la religion se meurt.
Il faut donc que ces deux mondes n’en fassent qu’un.
Où est leur point de contact ?
Il ne peut être que dans l’esprit ou dans l’idée qui domine au fond de l’âme humaine et qui sort de la révélation.
Les inspirations spontanées de l’âme, c’est-à-dire ses principes, ses besoins, ses tendances, ses sentiments et ses affections immuables peuvent se résoudre en un certain nombre d’idées, que tout homme retrouve au fond de son cœur et qui planent sur l’histoire de l’espèce humaine pour lui prêter un sens profond et un intérêt puissant.
Quelle qu’ait été sa forme et les faits qui ont accompagné sa promulgation, la révélation a exprimé et communiqué aux hommes des idées. Qu’est un fait sans idées ? Que peut-il enseigner ? Après un vain spectacle, quel bien peut-il faire aux hommes ? Si la révélation peut être quelque chose pour l’homme, il faut qu’il en sorte des idées.
Si l’idée qui sort de la révélation n’est pas la même, plus claire sans doute, plus facile, plus saisissable, plus déterminée, plus positive, plus impressive, tant qu’on voudra, mais enfin la même que celle qui est cachée dans les profondeurs de l’âme humaine, dès lors ce sont deux mondes différents qui n’ont plus de lien commun, deux mondes opposés peut-être. Tous les maux que nous venons de signaler apparaissent ; et la lutte doit durer, patente ou cachée, extérieure ou intérieure, jusqu’à extinction de la révélation ; car comment espérer d’éteindre la raison humaine ?
Il faut donc qu’il y ait un esprit, une idée dans l’âme humaine et dans la révélation ; idée où l’une et l’autre se réunissent et se confondent pour ne faire qu’un.
L’idée demeurant la même et devant demeurer la même, les formes varient.
Ces formes ne sont pas autre chose que l’expression des moyens par lesquels l’idée est réveillée en nous, nous est rendue sensible, c’est-à-dire sort des profondeurs de l’âme où elle est cachée pour arriver à la clarté de la conscience.
L’idée est dans tous, car elle constitue l’homme dans la partie supérieure de son être. Mais elle ne devient religion, n’exerce sur l’homme une puissance bienfaisante, ne lutte avec avantage contre la sensualité, en un mot, ne se défend contre la vie matérielle qui la presse de toutes parts, que lorsqu’elle arrive à la clarté de la conscience. Jusque-là, c’est une puissance et point une action. Cette puissance est même ignorée. Et l’homme, créature céleste par les idées que son Dieu déposa dans son sein, n’est qu’une créature commune et grossière, où rien ne témoigne encore d’une essence supérieure à la terre.
Pour sortir des profondeurs de l’âme où elle est cachée, et pour arriver enfin à la clarté de la conscience, où elle prend vie, action et force, l’idée religieuse a donc besoin d’être aidée dans sa lutte contre la vie matérielle, qui tend à l’étouffer, par des moyens qui lui impriment autant de formes.
Ces moyens sont :
Ou la conscience immédiate de l’idée. Elle s’opère par le retour de l’âme sur elle-même. C’est en quelque sorte une évolution de l’âme par la réflexion. Cette réflexion ne raisonne pas, elle observe. L’âme se voit elle-même comme dans un miroir. Elle y trouve l’idée religieuse pure, mais vague d’abord. Les idées éternelles, qui sont la religion elle-même, se trouvent dans tous les hommes. La preuve en est qu’elles se reproduisent partout, qu’elles constituent la vie de l’humanité, et qu’on peut les évoquer dans tous à coup sûr et avec un assentiment complet. C’est là que se trouve le point d’appui de tout ce qu’on peut faire de grand, de beau, de bon pour l’homme, la prise réelle de tous les autres moyens qui nous restent à indiquer. Pour que ces idées puissent s’éveiller dans l’homme, il faut qu’elles y dorment. Le réveil peut venir du dehors. Mais il peut venir aussi du dedans. Et précisément parce que ces idées sont en lui, l’homme, par la réflexion, peut en avoir conscience. J’ai dû placer cette forme en première ligne.
Ou la déduction par le raisonnement. Cette forme est facile à distinguer de la précédente. L’une est intuitive, l’autre est discursive ; l’une est immédiate, l’autre médiate souvent à plusieurs degrés ; l’une laisse l’âme passive devant des faits internes qu’elle ne produit pas, mais qu’elle contemple par l’attention pour les mieux sentir, sans chercher à les modifier ; l’autre rend l’âme active, elle la met en jeu pour enchaîner, modifier et retravailler un fonds déjà donné. C’est une machine à laquelle on fournit des matériaux, et qui les rend transformés par la puissance qui lui est propre. Le raisonnement est un moyen de réveiller l’idée religieuse qui dort dans l’âme, par les liaisons qu’il manifeste entre elles et d’autres idées ou d’autres faits dont l’âme possède la conscience actuelle. — Dans une révélation même surnaturelle, à côté de la partie historique ou symbolique, il y a toujours une partie dogmatique ou enseignante. Cet enseignement ne peut procéder que par l’un des deux moyens que nous venons d’indiquer : réveiller l’idée dans l’âme en touchant immédiatement la partie sensible qui la renferme : l’indiquer à la conscience pour qu’elle la voie, ou bien la déduire d’autres idées dont la conscience est déjà acquise. Les enseignements de Jésus sont pleins de l’emploi du premier moyen ; ceux des apôtres, du second.
Ou les faits matériels et positifs, soit naturels, soit supérieurs à la nature commune. L’idée religieuse peut être manifestée à l’âme par la nature extérieure C’est l’idée que l’âme possède, qui la met en état de lire et de comprendre la nature ; mais la nature peut réveiller l’idée, en rendre la conscience nette et forte, et, par conséquent, contribuer à faire d’elle une religion qui commande à l’homme, lui explique tout et règne sur lui. L’idée religieuse peut être manifestée à l’homme par l’histoire de sa race. La vue des grands mouvements qu’elle a inspirés peut le rendre attentif sur lui-même et l’aider à la sentir dans son propre cœur. Enfin elle peut être manifestée par des faits surnaturels qui captivent et frappent, qui parlent avec autorité et forcent l’homme à se replier sur lui-même, ou qui révèlent non seulement dans le monde extérieur visible, mais dans le monde invisible aussi, des rapports non équivoques avec ce monde moral, ce monde religieux, ce monde des idées que nous portons en nous-mêmes. De tels rapports, aperçus par des faits indubitables, sont un puissant moyen non seulement de réveiller l’idée, mais de lui prêter une grande vie, une forte influence sur l’action.
Ou enfin, des symboles dans lesquels l’idée est rendue sensible, en revêtant, la forme des faits extérieurs. Le symbole, n’étant pas donné, mais inventé, n’a point l’autorité des faits positifs, qui sont preuve par eux-mêmes. Mais, précisément parce qu’il est symbole, il peut rendre beaucoup mieux l’idée, en mieux suivre en quelque sorte les contours ; et, quand il est populaire, il peut être un moyen très utile de réveiller et de conserver vivante l’idée religieuse dans les masses. Il est accessible à tous ; et, tant qu’il est entouré de respect, il devient une force qui préserve l’idée d’être entièrement étouffée par les mouvements matériels, de la vie ; du moins aussi longtemps qu’il n’est pas dénaturé, matérialisé lui-même, et par conséquent obstacle à la conscience pure de l’idée qu’il devait représenter.
L’esprit en religion, cet esprit dont Jésus a parlé sans cesse et dans lequel il a toujours voulu que ses paroles fussent comprises, consiste à saisir l’idée, le fonds véritable, au milieu de ces manifestations diverses. La chair consiste à s’arrêter à la forme sans pénétrer jusqu’à l’idée qu’elle doit manifester.
Dans l’esprit, la raison humaine et la révélation divine ne sont qu’un et doivent n’être qu’un. Dans la chair, elles diffèrent ou paraissent différer. Par conséquent, plus on s’arrête à la chair, plus on s’y enfonce, et plus elles diffèrent. Si l’on s’y arrête tout à fait, ce sont deux mondes différents, entre lesquels on ne voit plus de lien commun, et mille oppositions patentes.
C’est donc l’esprit qui vivifie. C’est aussi lui qui concilie. La lettre tue ; la chair divise. Par elle, la religion devient grossière. Elle devient aussi haineuse et passionnée. Mais ce n’est pas de cette conséquence qu’il s’agit ici.
Je ne crains pas de le répéter encore. Toute la religion est dans l’esprit et dans l’idée. Elle ne saurait être dans la chair. — Mais alors, quel rôle joue l’historique dans la religion et surtout dans le christianisme ?
Ce rôle, le voici :
Une révélation historique a cet immense avantage de rendre clair ce qui est obscur et vague, déterminé ce qui était indécis, extérieur ce qui était intérieur, et, pour tout dire en un mot, objectif ce qui était subjectif. Pour notre organisation actuelle, elle complète la connaissance en faisant passer dans l’expérience ce que l’âme recélait dans ses profondeurs. Elle sert de guide à la conscience pour interpréter l’âme elle-même.
Le bien qu’elle peut ainsi faire aux individus est immense. Il suffirait seul à justifier la sagesse qui l’a donnée, quand même, pour la glorifier encore plus, on n’irait pas jusqu’à dire que l’idée religieuse était effacée de l’âme humaine et ne pouvait plus lui venir que du dehors.
Une révélation historique a cet immense avantage encore qu’elle fournit le moyen de fonder une société où l’idée, ayant en quelque sorte acquis du corps par les faits ou par les symboles, arrive à la conscience, non plus de quelques individus isolés, mais de la masse où tous mettent en commun, non ce qu’ils ont de mauvais, mais ce qu’ils ont de bon ; une société dont l’idée est l’âme et non la matière ; une société toute spirituelle, toute morale, toute sainte, toute céleste. Une telle société qui prend l’homme pour développer ce qu’il y a de plus saint, de plus grand et de plus noble en lui, qui combat le matérialisme et le vice en leur opposant Dieu et la conscience ; qui prend à tâche de rendre l’homme à son pur idéal pour en faire dès à présent le citoyen du monde plus parfait dont il porte en lui l’image, qui réunit dans ce but toutes les forces éparses et forme des institutions puissantes pour y conduire des populations entières ; une telle société, dis-je, est le plus grand bienfait qui puisse être accordé à l’homme sur la terre ; c’est l’instrument le plus puissant de son éducation véritable, de la bonne et pure civilisation ; et, quand elle n’est pas pervertie, rien ne peut se comparer au bien dont elle est la source. Mais sur quoi peut se fonder une telle société ? Elle est un corps ; quelle sera sa base et son point d’appui ? Elle doit réunir les hommes : quel sera le lien dans lequel elle pourra les embrasser ? — Une révélation reconnue, une révélation historique. Hors de là, tout est vague, tout est changeant, tout est mobile. Les individus, et quelques-uns encore, par la force de la réflexion dans une âme pure, peuvent arriver par la réflexion à la conscience de l’idée. Mais, dès qu’ils veulent propager les sentiments dont ils sont pleins, la puissance leur manque pour captiver l’attention et lutter contre la vie matérielle. Ils n’ont aucune autorité. Ils sont quelques membres épars ; mais le corps n’existe plus. Les règlements humains ne suffisent point à ce but ; car il est ici question d’un ordre supérieur à la terre. Vous ne pouvez y conduire les hommes en masse que lorsque vous pourrez leur dire et leur faire croire que cet ordre extra-terrestre s’est manifesté par des faits. Kant lui-même a reconnu que, pour fonder l’Église, il fallait une révélation.
Maintenant, ce qu’on peut appeler la chair, dans la conception des dogmes chrétiens, s’est manifesté de trois manières, dont deux sont essentiellement distinctes l’une de l’autre, et dont la troisième est une fusion, ou plutôt une confusion des deux premières.
La première de ces religions, charnelles encore, est celle des hommes qui ne veulent fonder les croyances religieuses que sur des faits sensibles et extérieurs.
Ici, la chair consiste à vouloir faire passer l’idée dans le domaine des sens.
L’idée est intime à l’âme. Elle la constitue en quelque sorte. Ne la voir qu’au dehors dans des faits matériels, soit réels, soit symboliques, c’est faire venir la religion du dehors au dedans, tandis qu’en réalité c’est le dedans qui empreint le dehors. C’est l’idée intime de l’âme qui se reflète dans les faits extérieurs et les interprète en actes d’intelligence, de puissance, d’amour, d’infini ; dans un seul mot, en religion. Ces faits, ces symboles, en se présentant, mettent en jeu l’âme et lui font retrouver, sentir avec plus de force l’idée qu’elle recélait dans ses profondeurs ; mais il faut que l’idée s’y trouve pour les recevoir, les interpréter, leur prêter le sens et la vie. Ne voir la religion que dans les faits extérieurs, soit réels, soit symboliques, c’est donc la matérialiser dans des faits ou des actes, qui, au fond, ne sont et ne peuvent être que des moyens de nous la rendre sensible, en la mettant en rapport avec notre imagination.
Cette forme d’une religion charnelle appartient aux supranaturalistes, dans la manière dont la plupart d’entre eux viennent à la religion, l’entendent et veulent la faire entendre.
J’admets la partie surnaturelle du christianisme. Je vois dans son histoire des faits matériels et moraux, que rien, dans les lois ordinaires de la nature et dans la marche de l’humanité, jusqu’ici n’a pu m’expliquer. Je respecte les symboles fondés sur une autorité sainte, par lesquels il parle à mes sens et à mon imagination. Mais ces faits, ces symboles et cette autorité même ne sont pour moi que lettre morte, jusqu’à ce que j’aie saisi, senti, approprié à mon cœur l’idée qu’il doivent réveiller en moi. Il faut que je trouve, que j’aperçoive, que je reçoive au delà de ces faits, de ces symboles et de cette autorité, quelque autre chose ; et ce quelque autre chose n’est pas moins que la religion elle-même et toute la religion. — Une religion qui n’est qu’histoire n’est point encore une religion. Il faut qu’elle soit traduite en idées. Et, pour que ces idées aient de la puissance, il faut qu’elles trouvent dans l’âme une forte prise. Et, pour qu’elles trouvent dans l’âme une forte prise, il faut que l’âme les reconnaisse pour siennes. Et, pour que l’âme les reconnaisse pour siennes, il faut qu’elle les possède ; il faut au moins qu’elles dorment en elle, et n’aient besoin que d’être éveillées pour s’y trouver établies, pleines de forée et de fraîcheur.
La seconde des religions, que l’on peut appeler charnelle, est celle que l’on ne voudrait établir que sur des raisonnements.
Ici, la chair consiste à vouloir faire passer l’idée des profondeurs de l’âme dans le domaine de la déduction ; à la tirer de son état de spontanéité et de vie, où, assise en quelque sorte au centre de l’âme, elle règne à la fois sur toutes ses facultés, sur la pensée, sur la volonté, sur l’affection, pour en faire un jeu de logique, que l’âme peut contempler sans y être autrement intéressée. Le raisonnement, le jeu de la pensée dans les formes qui lui sont essentielles, est une opération presque aussi étrangère à l’âme, presque aussi indépendante de sa vie que les faits extérieurs. La religion est la vie intime de l’âme, la conscience, qui lui est propre, de ses idées les plus profondes, de ses sentiments les plus doux, teints de l’infini et courant vers l’infini. Tout cela ne se trouve point au bout d’un syllogisme. On parle d’un mathématicien qui, voyant ses amis s’extasier devant un des plus beaux produits de l’art, leur demandait avec froideur : « Qu’est-ce que cela prouve ? » Quels que soient les objets auxquels elle s’applique, la faculté raisonneuse est semblable à elle-même. Elle ne voit que la conséquence des idées. Elle oublie les idées elles-mêmes, et les idées sont la vie de l’âme ; elles sont la religion ; elles se trouvent à la tête et non à la queue d’une déduction. Après avoir beaucoup raisonné, beaucoup déduit, on n’est pas plus près de l’homme spontané, moral, religieux ; et peut-être a-t-on affaibli le principe même d’où devait sortir le sentiment, la vertu, l’espérance, le conscience de l’infini, en un mot la religion.
Cette sorte de religion, aussi charnelle que l’autre, quoiqu’elle ait un faux air de spiritualité, est celle des rationalistes, au moins du plus grand nombre d’entre eux, et presque des seuls que l’on connaisse en France.
Voilà les deux tendances charnelles que l’on peut appeler fondamentales. Mais, quelque opposées qu’elles paraissent, rien n’est plus facile que de les combiner. Oubliez l’idée qui est dans l’âme, qui est l’âme ; appliquez aux faits matériels, qui sont hors de l’âme, le raisonnement qui n’est pas elle, et vous aurez la combinaison la plus commune. Elle consiste à vouloir raisonner, mais seulement sur des faits, surtout matériels et extérieurs, c’est-à-dire encore, appliquer le raisonnement à des principes qui ne sont que la matérialisation de l’idée, ou, en d’autres termes, appliquer le raisonnement à des faits, à des symboles que l’on rend bruts, parce que l’on s’en empare avant d’en avoir extrait l’idée.
Cette troisième voie qui conduit à une religion charnelle, est celle qu’on peut appeler la voie du syncrétisme. C’est, en effet, le syncrétisme des deux voies ordinaires qui conduisent à la chair, et encore un syncrétisme qui prend seulement ce qu’il y a de charnel dans l’une et dans l’autre, en élaguant ce qui est esprit. — En effet, la première voie matérialise l’idée dans les faits ou les symboles ; la seconde l’enfouit et la fixe dans les raisonnements qu’elle entasse ; mais l’idée y est encore. La troisième supprime l’idée pour ne laisser que les faits matériels et le raisonnement qu’elle combine.
C’est par cette voie syncrétique que sont bâtis presque tous nos systèmes dogmatiques, surtout les systèmes ecclésiastiques décrétés, qui ne sont pas autre chose. — Voilà pourquoi j’ai toujours dit que le rationalisme et le supranaturalisme, tels qu’on les entend encore presque partout, se ressemblent en plus d’un point. C’est toujours l’idée qui descend de sa hauteur, qui sort des profondeurs de l’âme, où elle est vivante, spontanée, spirituelle, céleste, pour se matérialiser, pour se figer dans des faits ou dans des raisonnements. Seulement, le supranaturalisme vulgaire la matérialise des deux manières à la fois.
Si l’on me demandait à quelle sorte de religion doit conduire chacune de ces trois voies charnelles, je serais assez embarrassé, non pas à trouver ce que j’en pense, mais à le dire sans blesser. Je le dirai pourtant, en avertissant que, dans toutes ses erreurs, l’homme vaut mieux que ce qu’il se fait. Il a beau perdre de vue l’idée éternelle que Dieu lui imprima sur l’âme comme un sceau gravé de son image, l’empreinte demeure, et elle imprime à son tour cette image sur tout ce qu’elle peut toucher. L’homme n’est pas conséquent à ses systèmes et à ses raisonnements, parce que, malgré qu’il en ait, il faut avant cela qu’il soit conséquent à autre chose, savoir, à lui-même, à l’humanité. 1l suffit qu’il soit homme pour valoir presque toujours bien mieux que les systèmes qu’il embrasse et qu’il se plaît à pousser jusqu’à leurs dernières conséquences.
Je dirai donc sans détour que la première voie que j’ai signalée comme charnelle me paraît devoir conduire à une religion dans laquelle il y aura peu de lumières, peu d’étendue dans la pensée ; souvent même la peur de la lumière, et tous les maux positifs, et tous les maux négatifs, plus redoutables encore, dont cette peur est la source. — Le fanatisme et le fétichisme se montrent au bout de cette voie comme une extrême limite d’abaissement et de malheur, à laquelle, hélas ! il n’a pas été rare de voir de grandes portions de la race humaine parvenir et s’arrêter longtemps. — D’un autre côté, malgré l’erreur qui matérialise l’idée, comme l’idée vit encore, et que l’imagination est mise en jeu par les faits ou par les symboles, on trouve sur cette voie, de la chaleur, de l’activité, du dévouement, la disposition au sacrifice, et des effets moraux assez puissants quand ils ne sont pas pervertis.
Je dirai de même que la seconde voie charnelle me paraît devoir conduire à une religion qui s’accommodera fort bien des lumières, de la culture de l’esprit, de l’étendue des connaissances, et de tout ce qu’on réunit ordinairement sous le mot de civilisation. Mais, comme la spontanéité de l’âme est méconnue et sa partie mécanique uniquement mise en jeu, il en résulte de la froideur, une croyance qui ne pénètre point dans les sources de la vie, et, pour dernière conséquence, le doute, puis l’indifférence, puis l’affaiblissement de toute moralité. On ne trouve ni Dieu ni la conscience au bout d’un raisonnement ; mais, à cela près, on y trouve tout. Rien qu’on n’ait établi, rien qu’on n’ait renversé par le raisonnement. Fondez sur lui vos espérances et vos devoirs, et bientôt vous ne saurez pas mieux si quelque chose vous attend que si quelque chose vous oblige.
La troisième voie charnelle me paraît offrir une combinaison dans laquelle on pourra bien réunir les défauts des deux voies primitives, mais où l’on pourra difficilement conserver leurs qualités. On n’aura point la chaleur de l’une ; car les faits, même extérieurs, perdent leur force vivante en passant par le scalpel du raisonnement, et le scepticisme finit toujours par y mordre, quand on se sert de son instrument ; ni la lumière de l’autre, car les faits matériels, dépouillés d’idée, arrêtent, figent l’essor de la pensée. C’est l’état de mitoyenneté où sont presque tous les hommes en Europe. — Si le raisonnement s’applique, non aux faits de la révélation, mais à ceux de la nature, alors le matérialisme est la conséquence la plus commune.
Je m’arrête. Les applications de ces principes sont immenses. Mais j’ai besoin de me recueillir pour les exposer. Dans ce siècle de liberté et de vie, qu’on ne se hâte point de me condamner ; que l’on examine, que l’on réfléchisse, que l’on sonde son propre cœur, que l’on sympathise du moins avec les intentions qui me dirigent, et que l’on ne m’impose point malgré moi des conséquences que je n’ai point tirées.