La nuée de témoins

François d’Assise

« Heureux vous qui êtes pauvres, le Royaume de Dieu est à vous ! »
(Luc 6.20)

Le charmeur.

Grégoire  VII avait travaillé au redressement moral de l’Eglise. Mais que pouvait l’impulsion venue de Rome, pour vivifier un immense organisme gravement malade ? Le cœur est parfois incapable de propulser le sang jusqu’aux extrémités du corps. Aux efforts de la papauté s’ajoutèrent ceux de nouveaux Ordres monastiques sous l’inspiration de saint Bernard, pour préparer les apôtres de la rénovation ecclésiastique. Enfin, s’affirmèrent les tentatives spontanées, jaillies de la masse des fidèles, pour sauver une situation qui paraissait désespérée.

De nombreux mouvements se produisirent en faveur d’un retour du clergé à la simplicité primitive. Des Fraternités de laïques se formèrent, pour essayer de vivre l’Evangile ; par exemple, les « Humiliés », les « Pacifiques », les « Pauvres ». Ces derniers se réclamaient d’un marchand de Lyon, Pierre Valdo, qui distribua ses biens aux indigents, et fit traduire la Bible en langue vulgaire pour évangéliser le peuple ; ses disciples se comportèrent en prédicateurs itinérants. En butte aux vexations de l’autorité ecclésiastique, ils essaimèrent en divers pays, spécialement en Italie, où leurs descendants forment, aujourd’hui, une vivace communauté protestante.

En 1182, cinq années après la fondation de la Confrérie des Pauvres de Lyon, le futur saint François jeta son premier cri sur notre vieille planète. Son père, Bernadone, était un riche drapier d’Assise, petite ville juchée sur la montagne, comme un belvédère, devant un immense horizon.

Ce gros marchand d’étoffes, un colérique, était fier d’avoir un garçon batailleur, que ses camarades adoraient pout ses escapades joyeuses. Toujours la chanson aux lèvres, il aimait aussi à réciter en français les poèmes chevaleresques de nos troubadours. Son imagination zigzagante semblait courir après un vol de papillons bleus.

Bref, un enjôleur. Il ensorcelait, à son insu ! Il était de ces privilégiés qui, sans posséder la beauté, exercent une mystérieuse fascination ; ils dégagent un rayonnement, une grâce ; ils séduisent. Enigme de la personnalité ! Celle-ci est toujours unique. Point de pièces interchangeables dans ce domaine, où la fabrication en série n’existe jamais.

Nous ignorons comment naquit la vocation extraordinaire de François. Quand il hurlait de gais refrains avec ses compagnons, la nuit, dans les ruelles silencieuses d’Assise,  il ne se doutait guère qu’une vingtaine d’années plus tard, au lendemain de sa mort, sa figure déjà légendaire s’imposerait à la chrétienté universelle sous les traits du fiancé de la Pauvreté !

Un banal incident semble avoir exercé une influence durable sur lui. Ayant éconduit un miséreux entré, pour mendier, dans la boutique de son père, il fut troublé, soudain, à l’idée qu’il n’aurait pas chassé un comte ou un baron. (On l’a dit avec justesse : pour tout le monde, un idiot pauvre est un idiot, et un idiot riche est un riche.) « Eh quoi ! pensait François, voilà un homme qui est venu de la part du Roi des rois, et il s’est éloigné les mains vides, n’ayant reçu de moi que des paroles dures ! » Sur l’heure, il résolut de donner à quiconque lui demanderait quelque chose, au nom de Dieu.

Cette expérience humiliante lui ouvrit, aussi, les yeux sur les vraies causes de la douleur du monde occidental. Les chrétiens manquaient d’amour. Le bon berger de l’Evangile n’était plus reconnaissable dans son vicaire, un souverain absolu. La conscience populaire grondait contre l’Eglise. Celle-ci fut-elle plus détestée à l’époque de la Réforme, ou pendant la Révolution française ? En 1203, le jour du Samedi saint, quand le souverain pontife se rendit au sanctuaire, coiffé de la couronne papale, il fut insulté si grossièrement, dans les rues, qu’il n’osa pas répéter les outrages entendus. Or, il s’appelait Innocent III, héritier des principes de Grégoire VII, dont il faillit réaliser le programme inouï de domination universelle.

Ne vous étonnez pas que François, le joyeux compère, traversât des crises de tristesse, ou même de remords. Que de fois, l’entrain des jeunes est une excitation factice, destinée à dissimuler une secrète amertume, la nostalgie de Dieu ! Le riche fêtard semble avoir cherché, encore, à s’étourdir. En 1199, lorsque les citoyens d’Assise refusèrent soumission au souverain pontife et chassèrent les nobles, François prit les armes dans les rangs du peuple ; fait prisonnier, il resta un an à Pérouse.

Revenu dans sa ville natale, il tomba malade et remâcha les cendres qui se mêlent au goût de la vie, tant que notre âme n’a point trouvé son équilibre en l’Eternel. Pour secouer les idées noires, il reprit son existence de festivités ; puis, friand d’aventures et poursuivant la gloire, il décida de rejoindre une armée qui, dans l’Italie du sud, combattait les Allemands au nom du pape. Fidèle à ses goûts fastueux, il se prépara un équipement de luxe ; mais, brusquement, il en fit cadeau à un chevalier pauvre. Enfin, bouillant d’ardeur, il part pour l’expédition guerrière, avec une petite troupe de camarades auxquels il disait : « Je sais que je deviendrai un grand prince. » Que se passa-t-il ensuite ? L’histoire biblique de Joseph, vendu par ses frères, auxquels il avait trop prédit son élévation future, jette  peut-être un rayon de clarté sur les événements qui suivirent. Les compagnons de François, outrés de ses allures de grand seigneur, exercèrent-ils contre lui quelque brimade sévère ? Toujours est-il, qu’un brutal accès de fièvre le ramena promptement à Assise. J’ai perçu, disait-il, une voix qui m’ordonnait de rentrer.

Cette fois, la maison bâtie sur le sable s’effondra.

Toute cette félicité
En moins de rien tombe par terre ;
Et comme elle a l’éclat du verre,
Elle en a la fragilité.

François n’essaye plus de regimber contre l’aiguillon divin. Il est décidé à risquer le tout pour le tout. Jouer au chrétien est intolérable ; il veut conquérir, une bonne fois, la liberté en acceptant le joug du Maître. C’est la crise de la conversion. Il erre à travers champs ; il se retire, pour prier et gémir dans une grotte.

Ses anciens compagnons, inquiets de sa mélancolie, essayaient en vain de le distraire. Enfin, il les invite à un somptueux banquet qui se prolongea fort avant dans la nuit. Après le festin, quand le cortège des convives tapageurs parcourut les rues de la ville, on s’aperçut que François avait disparu. Quand on le retrouva en arrière, son esprit semblait absent. « Si quelqu’un m’avait frappé ou coupé en morceaux, – disait-il dans la suite, – je ne m’en serais pas aperçu. » Quelle musique intérieure écoutait son âme ? Avait-il rencontré, mystiquement, Celui que les pèlerins d’Emmaüs rencontrèrent, le soir, sur un chemin désert ?... Ses compagnons l’interpellèrent : « Holà ! est-ce que tu songes à te marier ? - Oui, répondit gravement François, enfin revenu à lui, et la fiancée que je veux conquérir est plus noble, plus riche et plus belle qu’aucune autre femme. »

Parole décisive et révélatrice. Il avait résolu d’épouser la Pauvreté.

Quel programme ! Alexandre, César et Napoléon réunis ont-ils jamais haussé leurs ambitions à ce niveau : ré-habiller l’indigence ?

Mais il fallait s’exercer, par une dure discipline, à persévérer dans la voie nouvelle. Il fallait mater les répugnances de la chair, s’accoutumer à la vermine, à la puanteur. Il se rendit à Rome, emprunta les haillons d’un mendiant, demanda l’aumône devant le portail de la basilique. Un de ses biographes écrit : « C’est en langue française qu’il sollicita la charité. Le français était, pour lui, la langue de la poésie et de la religion ; la langue dont il se servait, lorsque son cœur était trop plein pour s’exprimer dans le langage natal, vulgarisé par l’usage quotidien. »

Les plaies des lépreux lui inspiraient une répulsion insurmontable. Un jour, qu’il chevauchait par quelque chemin solitaire, il rencontra un de ces monstres ; il mit pied à terre, s’approcha de l’infortuné, déposa une aumône dans la main tendue, puis, brusquement, baisa les doigts du rongé vif. Le jour suivant, il se rendit à la léproserie ; à peine entré il craignit de défaillir, et se boucha le nez, pour échapper à d’effroyables effluves. Mais sa résolution était prise : puisqu’il avait épousé la Pauvreté, il baisa les mains déformées qui imploraient un secours.

Le père de François ne tarda pas à découvrir que son fils devenait bizarre, et faisait jaser toute la ville. Un passant l’ayant vu pleurer, lui avait demandé la cause de ses larmes ; il avait répondu : « Je pleure sur les souffrances de mon Seigneur Jésus-Christ. » Un jour, il alla vendre son cheval et quelques pièces d’étoffe dans une localité voisine ; il en offrit l’argent au prêtre qui desservait la chapelle de Saint-Damien, sanctuaire où François avait reçu, devant le crucifix, une révélation décisive. Il demeura même auprès du solitaire, au lieu de rentrer au foyer.

La fureur de son père éclata. Mais où saisir le fuyard, qui déshonorait sa famille ? Un jour, Bernadone entendit crier dans la rue : « Au fou ! Au fou ! » Il sortit, et reconnut son fils en loques, escorté de gamins en liesse. D’un bond, il tomba sur François, le maltraita, l’entraîna dans sa maison, et le mit sous clé. Cet homme pratiquait la manière forte ; il croyait qu’on peut frapper un rayon de soleil.

Le jeune captif, enfin délivré par sa mère, pointa droit vers l’ermitage de Saint-Damien, comme un ramier voyageur vole à son pigeonnier. Alors, Bernadone dénonça aux magistrats son fils ingrat et rebelle. Celui-ci déclara qu’il ne relevait plus d’eux, car il était désormais serviteur de l’Eglise. Bernadone comparut donc, avec François, devant le tribunal épiscopal. Il ne s’était jamais plaint des prodigalités mondaines de son fils ; mais il fulmina contre les gaspillages du nouvel enfant « prodigue », si prompt à dépenser la fortune paternelle au profit des pouilleux. Pour seule réponse, l’inculpé, d’un geste brusque, jeta bas ses vêtements et s’écria : « Jusqu’ici, j’ai appelé Pierre Bernadone, mon père ; mais je lui  rends l’argent pour lequel il se tourmente et ces vêtements qu’il avait payés. Désormais, je dirai : « Notre Père qui êtes aux cieux ! »

Bernadone emporta froidement les hardes et l’évêque étendit son manteau sur François pour le couvrir. La scène frappa l’imagination populaire, et gagna d’innombrables sympathies au chevaleresque époux de la Pauvreté.

On trouva dans l’évêché un vieux manteau de jardinier (1) ; cet humble vêtement fut offert à François, qui l’orna d’une grande croix, dessinée à la craie. Quelques heures plus tard, seul et libre, il chantait à pleine voix dans la forêt. Des brigands s’approchent : « Qui es-tu ? - Le héraut du souverain Roi ! » Pour se moquer, ils le poussèrent dans un trou plein de neige. Il en sortit et continua son cantique. Ce chanteur avait vingt-cinq ans.

(1) Le quatrième évangéliste raconte que Marie-Madeleine, rencontrant le Ressuscité, « le prit pour le jardinier ». (Jean 20.15).

La mythologie raconte qu’Amphion construisit l’hèbes en jouant de la lyre ; les moellons, soulevés par sa musique, se rangeaient d’eux-mêmes à la place voulue. Ainsi, pour François. Rentré dans Assise, il commença de chanter dans les rues, comme un troubadour ; pour tout salaire, il suppliait qu’on lui offrit des pierres ; il les chargeait sur ses épaules et les portait à Saint-Damien, pour la réparation de la chapelle en ruines. Il s’exerçait, ainsi, à la mendicité. Il demanda, bientôt, sa nourriture, de porte en porte ; quand il contemplait ces froids déchets et ces rogatons, dans son écuelle, quel frémissement de dégoût avant de manger !

Puis, François entreprit de relever d’autres sanctuaires ; il reconstruisit, ainsi, l’humble chapelle de la Portioncule. Il semblait, alors, que sa vocation fût celle d’un bâtisseur d’églises. Sa famille restait exaspérée de ses allures d’insensé. Par une matinée d’hiver, un jour qu’il écoutait la messe, frissonnant sous un manteau de miséreux, il entendit son frère cadet dire ironiquement à un compagnon : « Demande à François qu’il te vende pour un liard de sa sueur. » A quoi le frère aîné répliqua : « Je l’ai vendue plus cher à mon Dieu ! » Quant à Bernadone, à la seule vue de son fils, il s’emportait contre lui en imprécations... Les conflits entre père et enfant sont d’une mélancolie affreuse. Dans L’Avare, de Molière, quand Harpagon crie à son fils : « Je te donne ma malédiction ! », le jeune homme réplique, impassible : « Je n’ai que faire de vos dons. » François, lui, étant chrétien, obéissait à une autre inspiration. Lorsque son père le maudissait, il se tournait vers un vieux mendiant professionnel qui l’accompagnait dans ses allées et venues ; il s’agenouillait devant lui et disait : « Bénis-moi, mon père ! »

Brusquement, le 24 février 1209, la véritable vocation de François lui fut révélée. Il se trouvait dans la chapelle de la Portioncule ; le prêtre qui célébrait la messe donna lecture du passage suivant des évangiles : « Jésus dit : Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne prenez ni or, ni argent, dans vos ceintures, ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni sandales, ni bâton, car le travailleur mérite sa nourriture. » Ces paroles fixèrent la destinée de François. Décidé à mener la vie de prédicateur itinérant, il ôta ses souliers, rejeta son bâton, se dépouilla de son manteau ; il remplaça par une corde sa ceinture ; désormais, il serait apôtre de l’Evangile, un missionnaire. La même année 1200 marqua le début de la féroce croisade contre les Albigeois, qui devait se prolonger durant vingt années.

Le « Cantique du Soleil ».

Quel fut son message particulier ? D’abord : « Simplifiez ! » - Nos possessions nous possèdent. L’homme est esclave de ses biens. La fortune l’avait égaré lui-même ; elle avait fossilisé le cœur de Bernadone ; elle empoisonnait les relations sociales ; elle perpétuait le contraste odieux entre le riche et l’indigent ; elle corrompait l’Eglise. L’esprit de pauvreté, c’est l’esprit de liberté. - Combien pareil avertissement reste nécessaire à notre génération ! La guerre mondiale fut l’épouvantable cancer où s’extériorisa le désordre profond de l’organisme européen ; notre civilisation matérialisée fut emportée par le vertige de la vitesse, de la masse, de la foule, du nombre, de la violence. Christianisme singulier ! Il a été dénoncé par l’âme hindoue, et païenne, qui voyait avec stupeur cette apothéose de la quantité, préférée à la qualité.

Le second point -du message de François fut : « Aimez ! » - Le Dieu de l’Evangile n’est pas, avant tout, un monarque ou un juge ; il est un père. « Dieu est amour ». Cette immense vérité reste voilée, déclarait le nouveau missionnaire ; voilée, non par la doctrine de l’Eglise, mais par la pratique des chrétiens, par une dévotion que domine la peur. Et ici encore, quelle actualité dans ce rappel à la vérité annoncée par Jésus-Christ ! Dieu est considéré comme un personnage fantasque, ou atrabilaire, qui menace les créatures de tourments éternels, et qu’il faut pacifier par des flatteries, des présents, des prières, et une soumission passive au gouvernement clérical dont il est le Chef omnipotent.

Enfin, le message de François culminait dans cet idéal : « Chantez ! » Entonnez l’«Hymne à la joie ». - Un penseur chrétien a dit : « Une piété sans joie est un autel sans parfum. » D’ailleurs, une piété morose ou taciturne  est dépourvue d’influence ; la force de pénétration lui manque ; une certaine « longueur d’onde » lui fait défaut pour atteindre les âmes. Au contraire, Jésus, « l’Homme de douleur », s’est imposé à l’imagination humaine comme étant « la lumière du monde ». Et François d’Assise, le moine mendiant, n’est-il pas, vraiment, le prince des poètes ? Il a su rendre grâce. Méditez son Cantique du Soleil :

« Très haut, tout-puissant, bon Seigneur, à toi les louanges, la gloire, l’honneur et toute bénédiction. A toi seul, Très-Haut, ils conviennent, et nul homme n’est digne de te nommer.

« Sois loué. Seigneur, avec toutes les créatures, spécialement monseigneur frère Soleil, qui donne le jour et par qui tu montres ta lumière. Il est beau et rayonnant de grande splendeur, et de toi, Très-Haut, il est le symbole.

« Sois loué, Seigneur, pour frère vent, et pour l’air et le nuage, pour le ciel pur, et pour tous les temps par lesquels tu donnes soutien à tes créatures.

« Sois loué, Seigneur, pour frère feu, par lequel tu illumines la nuit ; il est beau et gai, courageux et fort.

« Sois loué, Seigneur, pour sœur notre mère la Terre, qui nous soutient et nourrit et produit divers fruits, avec leurs fleurs colorées et les arbres.

« Louez et bénissez le Seigneur, et rendez-lui grâce, et servez-le avec grande humilité ! »

L’exemple de François entraîna deux citoyens d’Assise ; l’un d’entre eux possédait de la fortune ; il distribua son argent sur la place publique en s’inspirant de la parole du Christ au jeune riche : « Vends ce que tu as et le donne aux pauvres. » Huit jours plus tard, nouvelles recrues. Bientôt, les disciples furent une douzaine. Leur vêtement ressemblait à celui des paysans ; il était de ce brun terreux qui s’harmonise avec le sol, par une espèce de mimétisme inconscient, et qu’on appelle en Italie « couleur de bête ».

L’évêque d’Assise dit, un jour, à François : « Eh quoi ! ne rien posséder au monde ? ». L’autre répliqua : « Si nous possédions quoi que ce soit, il faudrait des armes pour le défendre ; de là, querelles et procès ; c’est par là que s’anéantissent l’amour de Dieu et du prochain. » Ainsi, la mendicité resta la règle ; mais on n’acceptait que des dons en nature, jamais en numéraire.

Vous objecterez : Pour vivre de mendicité, il faut que d’autres possèdent ! – Evidemment. Mais François ne prétendait pas être un professeur d’économie politique. Il essayait de frapper l’imagination par un symbole, par une parabole en action, un tableau vivant ; il voulait briser de séculaires associations d’idées entre le mot richesse et le mot bonheur. Il s’efforçait de remonter un courant, de protester contre un faux idéal. Tels ces modernes chevaliers de la Croix-Bleue, qui, pour dénoncer vigoureusement l’alcoolisme, s’abstiennent de toute boisson distillée ou même fermentée.

Un philosophe contemporain, prévoyant que l’idéal guerrier perdrait, dans l’avenir, son importance prépondérante, se demandait par quoi on le remplacerait. Il faut, disait-il, que les hommes trouvent un domaine où leur enthousiasme, leur passion de l’extraordinaire, leur soif de sacrifice, puissent librement s’affirmer. Je crois que ces nobles ambitions ne manqueront pas de débouchés, aussi longtemps que l’humanité sera aux prises avec l’erreur et l’ignorance, l’égoïsme et le péché, la maladie et la mort, l’Univers, enfin béant d’étoiles, de souffrances et de mystères. Les explorateurs, les savants, les médecins, les missionnaires, ont encore de rudes combats à livrer. Mais le philosophe dont je parle, William James, a répondu lui-même à sa propre question ; et sa réponse est d’autant plus saisissante, qu’elle reproduit celle de saint François. Il faut. dit-il, cultiver l’esprit de pauvreté, celui que Jésus exalta dans les Béatitudes.

Bref, si les contre-coups de la guerre mondiale ont produit le type du « nouveau riche », il faut que l’Eglise propose à la chrétienté le type du « nouveau pauvre », à l’exemple de François. Retour à l’héroïsme d’une simplicité sereine, à l’idéal d’une existence disciplinée, allégée, enfin libre de s’orienter vers la vie spirituelle.

D’ailleurs, pour les premiers franciscains, la mendicité n’entraînait point l’oisiveté. La règle du travail était absolue : on cultivait la terre, dont on échangeait les produits contre les objets nécessaires à la communauté. On organisait, aussi, des tournées d’évangélisation, malgré quolibets et injures. Que de fois, les moines prêcheurs furent tirés par le capuchon, traînés comme des sacs ! Lorsqu’ils demandaient, en vain, quelque abri pour la nuit, ils cherchaient asile dans une cave, ou sous le porche d’une église. Heureux les disciples qui, au cours de ces aventures, avaient François pour compagnon ! Sa gaité transfigurait tout. Un jour d’hiver, grelottant sur les chemins avec un frère, il s’écriait : « Si nous guérissions tous les malades, si nous convertissions tous les infidèles, ce ne serait pas la joie parfaite.

Au-dessus de toutes les gloires est la gloire de se vaincre soi-même, et de souffrir pour l’amour du Christ. »

Les succès de François l’amenèrent à désirer une rencontre avec le pape Innocent III, afin de dissiper les malentendus possibles sur ses véritables intentions, et d’obtenir l’approbation suprême pour le Nouvel Ordre religieux. Quelle rencontre ! Ce pontife est celui qui déclara : « Le Seigneur a remis à saint Pierre le gouvernement, non seulement de toute l’Eglise, mais du monde entier. » Innocent III est celui qui, dans son palais de Latran, réunit un concile où l’on décréta pour les catholiques l’obligation de communier à Pâques, sous peine ... d’excommunication. Innocent III est celui qui aiguillonna le zèle de l’Inquisition épiscopale pour la répression de l’hérésie. Innocent III est celui qui imposa aux Juifs le port de la rouelle, morceau d’étoffe destiné à être un signe d’infamie. Innocent III est celui qui mit en branle, sur terre française, l’atroce croisade contre les Albigeois, massacrés sans pitié... Innocent III serra François d’Assise dans ses bras :

J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.

Ce fut, en apparence, un autre baiser au lépreux ; mais cette démonstration publique révélait une double habileté. D’une part, le pontife, en posant ses lèvres sur le moine mendiant, tentait d’apaiser les murmures du peuple contre l’absolutisme papal ; d’autre part, il célait ainsi à François d’Assise le vrai caractère de l’autorisation accordée au nouvel Ordre religieux. Profondément défiant à l’égard d’un tel idéal ; Innocent III le marquait d’une estampille ecclésiastique, afin de mieux le surveiller. « Pareille décision répondait aux devoirs de sa charge, explique un défenseur de la papauté, car l’Eglise pouvait contenir tout ce qui était bon dans les franciscains, et les franciscains ne pouvaient pas contenir tout ce qui était bon dans l’Eglise. »

François se prosterna devant le pontife et lui jura obéissance. Puis il repartit plein d’espoir, avec les onze disciples qui l’avaient accompagné à Rome. Le petit groupe ne voyait qu’une chose : il rapportait la bénédiction du pape.

L’étouffoir.

Mais les vraies difficultés allaient commencer. « Large est le cerveau, étroit est le monde », a écrit Schiller. Qu’il est difficile de faire descendre l’idéal dans la réalité ! Suivant l’image de Shakespeare, les mains du teinturier prennent la couleur de la mixture où elles plongent.

François n’en restait pas moins le chantre de la joie. Quel charmant directeur de conscience ! Devinant qu’un moine avait envie de raisin, il le mena sous un cep pour en cueillir. Un de ses disciples gémissait de faim, la nuit ; il lui donna de la nourriture et la partagea simplement avec l’affamé, pour lui épargner l’humiliation d’avoir manqué à la Règle. Mais il demeurait intraitable en ce qui regarde la pauvreté ; comme le fameux Diogène, il prétendait supprimer l’usage de tout ce qui n’est pas indispensable. Pareil dénuement ne facilitait guère l’exercice de l’aumône par les franciscains. S’il survenait un miséreux, on offrait ce qu’on avait ; on détachait la manche d’un habit ; ou bien l’on dépouillait la chapelle. Un frère déclara : « Nous possédons, en tout, un Nouveau Testament. » – « Donne-le ! répliqua le directeur, cela plaira davantage à Dieu que nos lectures. »

Comme compensation, les moines recevaient des leçons de poésie. François réservait, dans le potager, un jardinet pour les fleurs odorantes, car elles évoquent la suavité des parfums éternels dans l’au-delà. Quand les frères coupaient des branches, il empêchait de mutiler tout l’arbre, car il fallait lui laisser l’espoir de multiplier encore. Bien que la nature ait deux aspects (l’un terrible, et l’autre lumineux), il refusait de la livrer à Satan ; il y contemplait le Père. S’étant fait donner des tourterelles qu’on portait au marché, il dit : « O mes tourterelles, simples, innocentes et chastes ! Pourquoi vous laissez-vous prendre ? Je veux vous sauver de la mort et vous procurer des nids, afin que vous puissiez proliférer selon les commandements de notre Créateur. » Il traitait en frères et en sœurs tous les êtres vivants ; il remit un poisson dans l’eau, en l’invitant à bénir Dieu. Cette naïve coutume de parler aux bêtes, propagea la légende qu’il prêchait aux oiseaux ; en tous cas, les rouge-gorges picoraient sur la table des repas. Quelle admirable et miséricordieuse mission l’homme aurait à remplir auprès de ses frères inférieurs ! Comme nous, l’animal connait la douleur physique mais sans être à même de formuler sa plainte. Que de fois, donc, on frappe un cheval déjà malade, qui souffre, et ne peut exprimer ce qu’il ressent ! A la pêche, à la chasse, on se divertit à blesser des êtres sans mains pour bander leurs plaies, et sans langage pour maudire leurs tourmenteurs. Dans les cirques, les animaux dits « sauvages » sont dressés, très souvent. au prix d’un long martyre. A l’abattoir on exaspère, et l’on prolonge, inutilement, les tortures de bêtes innocentes. Autant de lâchetés incompatibles avec l’esprit franciscain.

A la différence du mélancolique et noble Bouddha qui se noya, comme un suicidé, dans la tristesse du monde. François voulut tenter quelque chose pour la dissiper. Trois ans après son retour de Rome, il envoya ses disciples en mission ; les prédicateurs itinérants devaient respecter tous les membres du clergé, bons ou mauvais, jusqu’à baiser les pieds de leurs chevaux ; ·ceci, pour éviter d’entrer en conflit avec l’Eglise romaine. De plus, les évangélistes devaient se borner à prêcher l’amour de Dieu et du prochain, sans attaquer les riches, ni critiquer le luxe ; ceci, pour ne pas susciter l’opposition des possédants. Quel mélange d’enthousiasme et de sagesse !

Cette méthode réussit. Les prosélytes se multiplièrent. « Il y en a trop ! » déclarait François. Et ils accouraient de tous les milieux. Tel ce juriste, repris dans sa conscience par cette exclamation d’un paysan : « Allons, mes porcs ! rentrez dans votre tanière, comme les juges vont dans l’enfer ! ». Au passage de François, les foules criaient : « Le saint ! Le saint ! » Bientôt, deux Ordres existèrent ; l’un, des Frères mineurs (les « Petits »), pour les hommes ; l’autre des Sœurs clarisses, pour les femmes, fondé par Claire, une Jeune fille d’Assise, convertie par la prédication franciscaine. (Les liens de gratitude et d’affection qui l’unirent à François, rappelèrent la sainte amitié de Chrysostome et de la diaconesse Olympias.) Enfin, un village entier ayant demandé son affiliation, François craignit d’être débordé, pour satisfaire à des besoins aussi généraux, il organisa le Tiers-Ordre. Ce « troisième Ordre » était destiné à encadrer les laïques, hommes et femmes, qui, tout en restant dans le monde, pratiqueraient l’idéal des Béatitudes : s’affranchir des choses, rapprocher les cœurs, rayonner la joie. Le but était celui-ci : vivre la vie ordinaire dans un esprit extraordinaire.

On revenait, par là, au christianisme apostolique, et l’on préludait au christianisme protestant, celui qui met la véritable religion, non dans le rite, mais dans la vie. Les humbles Tertiaires, toujours plus nombreux, étroitement unis par les liens d’un même enthousiasme, au sein d’une même association, inquiétèrent bientôt les privilégiés. Les évêques s’écriaient : « Les Frères mineurs ont brisé droits ! »

Hélas ! l’ordre franciscain perdait sa pureté en s’étendant. L’interdiction de rien posséder parut, peu à peu, fantastique : tel couvent accepta de l’argent pour soigner les malades ; ailleurs, on remplaça une cabane par un bâtiment couvert de tuiles. Puis, on réclama des livres ; mais François, toujours sublime, et cependant dominé par une idée fixe, décourageait l’instruction. A un frère qui demandait un psautier, il répondit : « Quand tu auras un psautier tu voudras un bréviaire. Quand tu auras un bréviaire tu t’assiéras, comme un prélat, sur un haut siège, et tu diras a ton frère : Apporte-moi mon bréviaire ! » Et, brusquement, prenant une poignée de cendres il la répandit sur la tête du moine en s’écriant : « Voilà un bréviaire ! Voilà un bréviaire ! » Autrement dit : A quoi non étudier ? Demain, tu seras poussière.

Cependant, François avait trop demandé à la nature humaine, en lui refusant trop. En cela, son enseignement resta moins complet que celui de l’Evangile ; car celui-ci, en sa riche plénitude, nous offre toutes les couleurs du prisme, et non pas seulement l’infrarouge ou l’ultra-violet. L’Evangile sauve l’homme, tout entier : corps et âme, intelligence et cœur, imagination et volonté.

Il semble que François ait, lui-même, traversé des moments de nostalgie lancinante. Son cœur ardent soupirait, parfois, après la vie normale, celle de la famille. Un moine l’aperçut, au clair de lune, pétrissant des bonshommes de neige ; puis il parla ainsi devant ces personnages : « Ceci est ta femme ; voici deux fils et deux filles, le serviteur, la domestique. Maintenant, il faut habiller tout ce monde qui a froid. » Mais, à d’autres moments, il regrettait de n’avoir pas rompu avec le siècle plus radicalement ; il enviait la solitude absolue de l’ermite.

On ne peut s’empêcher de noter une veine de tristesse dans sa piété. Malgré tout, il ne s’élève pas à l’allégresse triomphale d’un saint Paul, délivré de la loi des observances rituelles. Il n’a pas connu le rire héroïque de Luther, un autre moine, que la Bible affranchit de l’ascétisme et des stériles terreurs de la scrupulosité.

D’ailleurs, François n’avait pas le tempérament de l’ermite, mais celui du missionnaire, et même du chevalier. Emporté par l’audace de sa foi, il prit congé des franciscains et se transporta en Orient, pendant que les Croisés assiégeaient Damiette. Il parvint à joindre le sultan d’Egypte, auquel il annonça la Bonne Nouvelle. Si cette entreprise ne lui valut pas la palme du martyre, il obtint celle-ci, malgré tout, sous une autre forme ; car, dès qu’il fut rentré en Italie, il connut l’agonie morale, En effet durant son absence, on avait miné son œuvre. De même que le prêtre Aaron, tandis que le prophète Moïse adorait sur la montagne, avait pactisé avec les instincts idolâtres des Hébreux, de même le cardinal Hugolin, fervent admirateur et protecteur de François, mais avant tout, prince de l’Eglise, avait orienté les franciscains vers l’idéal traditionnel et clérical des autres ordres religieux; On mitigea le vœu de pauvreté ; on adoucit la règle du jeûne ; on s’orienta vers la propriété (1220).

Malgré ses protestations, ses larmes, ses prières, François dut se soumettre, puisqu’il était fils respectueux

du pape. La véritable obéissance au supérieur, disait-il, est celle du cadavre. « Un corps mort ne murmure pas quand on le déplace ; mettez-le sur une chaise, il ne regarde pas au-dessus, mais au-dessous de lui ; enveloppez-le de pourpre, il en pâlira doublement. »

Les échecs de François ne se comptaient plus. Ses missions en Asie et en Afrique n’avaient pas abouti ; ses messagers, au Maroc, avaient péri torturés. Les « frères » envoyés en France avaient reçu mauvais accueil des évêques. Obligé de concentrer son activité sur l’Italie, qui l’accueillait avec enthousiasme, il n’aspirait plus qu’à évangéliser la multitude ; mais cette consolation lui fut enlevée, quand sa Fraternité itinérante se transforma en Ordre clérical. Pour diriger celui-ci, François alla même jusqu’à s’effacer devant l’un de ses Frères, qui manifestait, plus que lui, les qualités d’un administrateur. Un historien moderne, fils de l’Eglise romaine, a pu écrire : « A demi rejeté par ses Mineurs, François vécut désormais en solitaire. »’ Un ami de François avoue que celui-ci apparut « Comme un homme blessé à mort ». On lui avait imposé l’obligation de supprimer, dans la Règle définitive, ces paroles qui exprimaient l’essence même de son idéal : « N’emportez rien sur votre route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent. »

Toutefois, son cœur demeurait le même. Pendant cette période vraiment tragique de sa vie, qu’on a nommée la « Passion de saint François », il se réfugia dans son rêve, et ne perdit pas une occasion de prouver que la claire flamme de l’idéal primitif couvait toujours sous la cendre.

Les traits de poésie, de générosité, abondent ; son âme battait des ailes au-dessus de la cage ecclésiastique où la papauté, par prudence, avait cherché à l’enfermer. Une fois, tandis que les populations l’attendaient à genoux, il s’arrêta pour porter hors de la route un ver qui risquait d’être écrasé ; il donna son manteau pour sauver de la boucherie un agneau ; il mendia pour des abeilles dépourvues. Et surtout, son amour passionné de Jésus-Christ ne cessa d’augmenter.

Deux années avant sa mort, il se retira dans la montagne pour un temps de retraite ; il voulait méditer sur l’avenir de son œuvre, compromise par le succès même, et par les hautes protections dont le poids s’appesantissait. François avait soif de s’humilier, et de renouveler sa consécration totale au Maître divin. Un de ses moine le surprit, une nuit, dans un bois de sapins ; les bras en croix, le visage tourné vers le ciel, il priait à haute voix : « Mon bien-aimé Seigneur ! que suis-je, en comparaison de toi, moi, pauvre serviteur inutile ? » Son ardent désir était de souffrir pour le Sauveur et avec lui. Jour et nuit, il repassait les souvenirs de Golgotha. Avec toujours plus d’intensité, il répétait la parole mystique de l’apôtre : « J’ai été crucifié avec Christ. » A l’aube du 14 septembre 1224, il eut une vision ; un séraphin, muni de six ailes, sembla descendre du ciel ; il portait sur lui l’image d’un homme en croix, et s’approcha de François. Alors celui-ci comprit, dit le vieux chroniquer, « quece n’était point par un martyre corporel, mais par une flamme intérieure, qu’il achèverait d’être lui-même transformé à l’image du Christ crucifié. »

Durant l’agonie de Gethsémané, c’est aussi un feu spirituel qui fit perler des goutelettes rouges au front de Jésus. Quand François revint de son extase, il aperçut avec stupeur, sur son corps, les marques mystérieuses que la tradition nomme « les stigmates » (2).

(2) Les documents primitifs ne parlent pas de blessures béantes, mais de boursouflures. Le professeur A. Dufourcq, historien catholique, écrit : La réalité des stigmates, excroissances charnues en forme de têtes de clous, paraît certaine. » (Histoire moderne de l’Eglise, VI, p.276) Le premier biographe de François, le franciscain Thomas de Celano, auteur du Dies irae, entre dans l’Ordre vers l’âge de quinze ans, écrivait dans son ouvrage sur le Saint, terminé dès 1229 : Après la vision séraphique « commencèrent à apparaître les signes des clous : coeperunt apparere signa clavonum ».

On lui prêta un cheval pour revenir de la montagne ; dans les villages qu’il traversait, l’accueil fut triomphal. Rentré a la Portioncule, il en repartit pour des tournées d’évangélisation ; mais depuis son retour de Syrie, il n’avait cessé de s’affaiblir ; le jour vint où l’activité missionnaire devint impossible.

La superstition populaire le couvait ; on s’arrachait ce qui venait de lui, étoffes, cheveux, rognures d’ongles, tout servait d’amulettes magiques. Une maladie des yeux mit sa vue en danger ; pour le préserve r de la cécité, les médecins décidèrent de le cautériser au fer rouge. Le patient fit le signe de la croix sur le métal incandescent et dit : « Frère feu tu es beau entre toutes les créatures ; je t’ai toujours aimé ; sois-moi propice et courtois. » Après l’opération il déclara n’avoir point souffert ! Les anesthésiques sont, parfois, de nature immatérielle.

Il traversa de nouveau une crise d’amère tristesse au sujet de son Ordre déchu. Il s’accusa d’avoir lâchement abandonné le gouvernail … « Où sont-ils ceux qui m’ont ravi mes frères et volé ma famille ? » Pour affirmer encore son véritable idéal, et en prolonger le rayonnement après sa mort, il rédigea une épître à tous les franciscains, puis une autre aux chrétiens du monde entier. Il y disait : « Etant le serviteur de tous les hommes, je suis tenu de leur dispenser les salutaires paroles de mon Maître. » Et Il terminait ainsi : « Moi, frère François, votre petit serviteur, tout prêt à vous baiser les pieds, je vous prie et vous conjure, par l’amour qui est en Dieu, de recevoir avec humilité et amour ces paroles, et toutes les autres de notre Seigneur Jésus-Christ, et d’y conformer votre conduite. Et que ceux qui les reçoivent dévotement, et qui les comprennent, les transmettent à d’autres. » Voilà comment elles sont parvenues jusqu’à vous et moi. Ne méprisons pas ce testament spirituel d’un mourant, qui appela sur nous, d’avance, la bénédiction de Dieu.

Le bruit se répandit, dans les campagnes, que le Saint, malgré sa jeunesse relative (il n’avait pas quarante-cinq ans), était presque au bout de son pèlerinage terrestre. Cette nouvelle excita de féroces convoitises. Heureuse la paroisse qui posséderait pareille relique ! Les amis de François craignirent un coup de main, organisé par les paysans, pour s’emparer du porte-bonheur. Des hommes armés, envoyés d’Assise, « vinrent prendre livraison » du malade, qui fut transporté dans l’évêché de sa ville natale.

A peine arrivé il fut percé d’une cruelle inquiétude en apprenant que l’évêque était en lutte ouverte avec le gouverneur de la cité ; des troubles étaient à redouter dans les rues. Quelle désillusion infernale, pour celui qui s’était proposé de pacifier l’Italie entière ! Il fit convoquer le podestat devant l’évêché, sur la place même où, dix-neuf ans plus tôt, il s’était dépouillé de ses vêtements en faveur d’un père dénaturé. Sur les instances du malade, l’évêque descendit à la rencontre de son adversaire. Alors, deux franciscains, envoyés par François, chantèrent le Cantique du Soleil, enrichi de la strophe suivante :

« Loué sois-tu Seigneur ! pour tous ceux qui, par amour de toi, pardonnent à leurs ennemis,

« Et subissent les peines et les tribulations ;

» Bienheureux ceux qui persévèrent dons la paix,

» Par toi, Très-Haut ! ils seront couronnés »

La pensée que François, presque mourant leur adressait pareil message, toucha aux larmes ceux qu’il conjurait de se réconcilier ; et la nuée d’orage qui planait sur la ville s’évanouit.

Une nuit, François vomit du sang. Le médecin ayant cherché à le rassurer, il demanda : « Bon ami, combien penses-tu que j’ai encore à vivre ? Je suis également content de vivre ou de mourir. » L’autre lui répondit que son mal était incurable. Alors François, levant les mans, s’écria : « Sœur Mort, sois la bienvenue ! » Il fit chercher les frères Ange et Léon, et leur demanda de chanter le Cantique du Soleil, auquel il ajouta ce bref Te Deum, en l’honneur de la Mort :

« Loué sois-tu Seigneur ! pour notre sœur la Mort corporelle,

« A qui nul homme vivant ne peut échapper.

« Malheureux seulement, ceux qui meurent en péché mortel ;

« Bienheureux ceux qui se trouvent conformes à tes très saintes volontés ;

« Car la seconde mort ne pourra en rien leur nuire. »

Pendant les jours qui suivirent, il chanta sans cesse. Puis sentant ses forces tarir comme une source desséchée, il se fit transporter à la Portioncule ; en cours de route, il obtint qu’on posât le brancard à terre ; il voulait contempler, une dernière fois, sa ville natale. Les frères essayèrent de l’asseoir, et il bénit la cité.

Parvenu à l’humble ermitage, il en éprouva une telle joie qu’il reprit un peu de vigueur ; il profita de cette accalmie pour dicter son testament, c’était un appel tendre, clair et pathétique à tous les franciscains, présents et futurs, pour les supplier de rester fidèles à la Règle, et plus encore à l’esprit qui l’avait inspirée. Mais quatre années plus tard, le cardinal Hugolin, devenu pape, décida que les termes du testament n’obligeaient pas les Frères mineurs ; ils n’étaient liés que par l’interprétation officielle que le souverain pontife y attacha.

On était à la fin de septembre ; la saison où l’année glisse doucement sur le plan incliné qui mène à l’hiver. François, défaillant, voulut terminer sa vie par un acte symbolique. Dépouillé de ses vêtements, il s’allongea sur le sol, auprès de la petite chapelle où il avait reçu vocation divine;  il, marquait, par là, sa résolution de mourir entre les bras de sa Dame la Pauvreté. Puis il demanda une dernière aumône : l’habit dans lequel il désirait expirer. Pour que l’étoffe en parût plus modeste, il y fit coudre une pièce. « J’ai accompli mon devoir, dit-il. Que Christ vous enseigne le vôtre ! »

On le remit sur son lit et, à sa requête, on lui chanta le Cantique du Soleil. Le 1er octobre, il dit : « Dieu m’appelle. Je pardonne à tous mes frères, présents et absents, leurs offenses et leurs fautes, et les en absous, selon mon pouvoir. »

Un frère lui lut ce passage de l’Evangile : « Jésus connut que son heure était venue de passer de ce monde au Père ... Il dit à ses disciples : Si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait. »

Il vécut encore vingt-quatre heures, répétant souvent : « Béni sois-tu, mon Dieu, pour notre sœur la Mort ! » Il demanda aux frères de verser des cendres sur lui. Vers le soir, il entonna, le psaume cent quarante-deuxième, celui qui porte cette suscription :

Cantique de David lorsqu’il était dans la caverne. Prière.

« De ma voix, j’implore l’Eternel, je lui raconte ma détresse. Quand mon esprit est abattu, Toi, tu connais mon sentier. Sur la route où je marche, ils m’ont tendu un piège ; tout refuge est perdu pour moi. Eternel, c’est vers toi que je crie. Mon refuge, c’est Toi ! Ecoute mes supplications, car je suis bien malheureux. Délivre-moi de ceux qui me poursuivent, car ils sont plus forts que moi. Tire mon âme de sa prison, afin que je célèbre ton nom … »

Combien de fois cette prière pathétique avait jailli de son âme, alors qu’un radieux idéal, obnubilé par l’épaisse incompréhension des uns ou par l’hostilité subtile des autres, semblait prêt de s’éteindre ici-bas ; combien de fois il avait jeté vers Dieu cette invocation passionnée, à mesure que la céleste vision de la Terre promise perdait forme et couleur, comme un mirage évanouissant !

Mais quel accent victorieux dans la finale : « Les justes viendront m’entourer, quand tu m’auras fait du bien ! »

Il se tut. Les frères se penchèrent vers le visage presque invisible, dans la pénombre ... François avait exhalé son dernier souffle dans un cantique.

Mortem cantando suscepit, écrit Celano : « C’est en chantant qu’il mourut. »

En France, les Croisés du pape massacraient les Albigeois.

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