L’authenticité de l’épître aux Philippiens est attestée par des témoignages d’une abondance et surtout d’une force tout exceptionnelles, ceux d’Eusèbe au commencement du quatrième siècle, et de S. Irénée à la fin du deuxième.
Dans H. E., 1. III, ch. 36, Eusèbe parle longuement et à plusieurs reprises de Polycarpe et d’Ignace, des rapports qu’ils ont eus l’un avec l’autre, et des lettres qu’ils ont écrites. Il nomme expressément l’épître aux Philippiens : « Polycarpe aussi, dit-il, mentionne les mêmes choses dans la lettre aux Philippiens qu’on a de lui. Il dit en propres termes », etc. Ici, Eusèbe rapporte le texte grec du ch. 9 tout entier, et du ch. 13 moins la dernière phrase.
Au livre IV, 14.3-8, Eusèbe cite un assez long extrait d’Irénée (Hér., 3) relatif à Polycarpe et à sa lettre aux Philippiens. Puis. l’historien ajoute : « Voilà ce que dit Irénée. Dans l’écrit aux Philippiens dont il a été question et que nous avons encore, Polycarpe se sert de témoignages tirées de la première épître de Pierre. » De fait, la lettre aux Philippiens, telle que nous la lisons aujourd’hui, est remplie de citations et de réminiscences de la première épître de S. Pierre : c’est donc bien de cette même lettre que parle ici Eusèbe.
Le témoignage direct de S. Irénée est encore plus autorisé et plus décisif que celui d’Eusèbe. Car Irénée, originaire de la province d’Asie, avait été élevé à l’école même de Polycarpe et connaissait à fond son maître et ses épîtres ; il écrivait lui-même à la fin du deuxième siècle, peu d’années après la mort de Polycarpe.
Or, aux dernières lignes de sa lettre à Florin, conservée par Eusèbe, H. E., l. V, ch. 20, nous lisons ces paroles : « On peut en juger aussi par les lettres qu’il a écrites, soit aux églises voisines pour les affermir, soit à quelques-uns des frères pour les avertir et les exhorter. » Ce passage prouve que Polycarpe avait laissé un certain nombre d’épîtres, et qu’elles existaient encore au temps d’Irénée et de Florin.
Mais, parmi les diverses épîtres de Polycarpe, il y en a une à laquelle Irénée semble attacher plus d’importance qu’aux autres, la seule qu’il cite par son nom, la seule d’ailleurs qui nous ait été conservée : c’est l’épître aux Philippiens. « Il y a encore de Polycarpe, dit-il, une lettre aux Philippiens qui est très considérable : ceux qui le voudront et qui ont souci de leur salut pourront y apprendre le caractère de sa foi et sa prédication de la vérité… — C’est après cette citation d’lrénée qu’Eusèbe ajoute : « Dans l’écrit aux Philippiens dont il a été question et que nous avons encore, Polycarpe se sert de témoignages tirés de la première épître de Pierre. » (H. E., l. IV, ch. 14).
Comme on le voit, il n’y a peut-être pas d’écrit, dans toute l’antiquité chrétienne, dont l’authenticité soit mieux garantie. Aussi, jusqu’à la Réforme, cette authenticité n’avait-elle jamais donné lieu à la moindre objection. Les Centuriateurs de Magdebourg (1559-1574) furent les premiers à élever des doutes à son sujet. Mais la première attaque sérieuse vint de Daillé dans son grand ouvrage sur les écrits de Denys l’Aréopagite et d’Ignace (1666). Seulement Daillé se trouva pris dans un dilemme fort embarrassant. La raison de son animosité contre les épîtres ignatiennes, c’est l’appui qu’elles prêtent à l’épiscopat. La lettre de Polycarpe, au contraire, ne disant pas un mot de cette institution, était, entre les mains des Calvinistes, une arme précieuse qu’il fallait à tout prix garder. Mais, d’autre part, se mettre dans la nécessité, à peu près inéluctable, d’accepter aussi celle des épîtres d’Ignace, le grand champion de cet épiscopat si abhorré. Pour se tirer de ce mauvais pas, Daillé garda l’épître elle-même, qu’il déclara authentique dans son ensemble, mais rejeta comme interpolé le passage où il est question des lettres ignatiennes, c’est-à-dire le ch. 13.
D’autres critiques, Ritschl par exemple, ont enveloppé dans la même réprobation le ch. 9 et le ch. 13, c’est-à-dire tous les passages où il est question d’Ignace ou de ses lettres.
Or ces passages sont précisément ceux qui sont appuyés sur les autorités les plus nombreuses et les plus incontestables : le ch. 13 nous a été transmis à la fois par la version latine et, en grec, par Eusèbe ; le ch. 9 nous vient de trois sources différentes : des mss. grecs, d’Eusèbe et de la version latine. Au point de vue des témoignages extérieurs, ces passages contestés sont donc dans une situation plus privilégiée que le reste de la lettre. Eusèbe ne cite que deux chapitres, et ce seraient justement les deux seuls passages interpolés ! comment expliquer chez lui tant de maladresse ou de mauvaise chance ?
D’ailleurs le style de ces morceaux est absolument identique à celui du reste de la lettre : cette unité de style trahit l’unité d’auteur. C’est donc l’épître tout entière qu’il faut ou admettre ou rejeter. C’est à ce dernier parti que se sont arrêtés quelques critiques modernes, dont les plus en vue sont Schwegler, Zeller et Hilgenfeld.
Le motif plus ou moins avoué de cette condamnation, c’est toujours l’appui prêté par la lettre de Polycarpe à celles d’Ignace : elle n’aurait été composée, nous dit-on, que pour authentiquer les épîtres ignatiennes ; aussi est-on nécessairement amené à supposer que c’est le même faussaire qui a fabriqué le tout.
Mais cette hypothèse se heurte à une difficulté insurmontable, qui est l’incompatibilité absolue des deux styles : que le même homme soit l’auteur d’écrits si différents, qu’il ait observé d’un bout à l’autre, sans confusion ni faux pas, l’opposition si tranchée qui les caractérise, c’est un tour de force qui dépasse les limites de la vraisemblance.
D’autre part, si les épîtres d’Ignace sont un plaidoyer pour l’épiscopat, comment se fait-il qu’il n’en soit pas une seule fois question dans la lettre de Polycarpe, soi-disant écrite pour appuyer ce plaidoyer ?
Outre ces difficultés d’ensemble, on a élevé aussi contre l’authenticité de l’épître aux Philippiens quelques objections de détail, mais aucune n’offre de réelle solidité (Cf. Lightfoot, Apost. Fathers, part 2, vol. I, p. 582-603).
Il est donc permis de conclure très nettement que l’épître aux Philippiens, dans son entier, est bien l’œuvre de S. Polycarpe, et que les lettres de S. Ignace, dont elle est le meilleur garant, sont elles-mêmes authentiques.