Histoire de l’Église vaudoise

CHAPITRE XIII.

Zèle missionnaire et prosélytisme des anciens Vaudois.

Source et cause de ce caractère. — Témoignages de Bernard de Foncald, — d’un anonyme sur cet esprit de prosélytisme. — Exemples. — Témoignages. — Bernard de Foncald. — Mapée. — Rainier, passage remarquable. — Eckbert. — Planta. — Sur des prêtres inconnus et acéphales.

Il est un trait saillant de la physionomie religieuse des anciens Vaudois, qui mérite une mention spéciale, c’est leur esprit de prosélytisme et leur zèle missionnaire. A cet égard encore, l’Eglise vaudoise ressemble à celle des premiers chrétiens.

Appréciant d’autant mieux la grâce de connaître et de servir Dieu, selon le pur Evangile de Jésus-Christ, que les contrées d’alentour se plongeaient de plus en plus dans les erreurs et dans les superstitions de Rome, l’Eglise vaudoise comprit le devoir qui résultait pour elle de sa position et de ses obligations envers son chef. Elle comprit que, si elle avait reçu, et si elle conservait la foi par la lecture et par la prédication de la Parole de vie, elle devait aussi, par reconnaissance pour son Sauveur et par amour pour ses frères plongés dans l’erreur, leur faire connaître, leur prêcher à son tour cet Evangile, qui est la puissance de Dieu en salut à tout croyant, en un mot, accomplir elle-même le devoir exprimé par l’apôtre des gentils, et déjà autrefois par le roi David, en ces termes : J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. (2 Corinthiens 4.13. — Psaumes 116.10.)

L’Eglise, qui a gravé sur son sceau un flambeau brillant dans l’obscurité, avec cette devise : Lux lucet in tenebris, la lumière, luit dans les ténèbres, cette Eglise n’oublia pas de mettre en pratique l’ordre du Seigneur, auquel cette image est empruntée, et qui est ainsi conçu : On n’allume point une lampe pour la mettre sous un boisseau, mais on la met sur un chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise devant les hommes. (Matthieu 5.15, 16.)

Un auteur catholique du XIIe siècle, Bernard de Foncald, parlant des membres de la secte vaudoise répandus en France, dit : « Tous prêchent çà et là, sans distinction d’âge ni de sexe, et ils soutiennent que quiconque connaît la Parole de Dieu doit la répandre parmi les peuples et la prêcher. » Un auteur anonyme du siècle suivant s’exprime en ces termes, dans son traité de l’Hérésie des pauvres de Lyon : « Ils (les Vaudois) emploient tout leur zèle à en entraîner plusieurs avec eux dans l’erreur. Ils enseignent aux jeunes filles l’Evangile et les épîtres, afin qu’elles s’habituent dès leur enfance à embrasser l’erreur : et dès qu’elles ont appris quelque peu de ces livres, elles font tous leurs efforts pour l’enseigner à d’autres, en quelque lieu qu’elles se trouvent, s’ils consentent à les écouter favorablement, etc. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1586 à 1600. — Dans Martène, etc., Tractatus de Hæresi pauperum de Lugduno, auctore anonymo.)

C’est, sans doute, la crainte des effets de cet esprit de prosélytisme bien connu, qui dicta aux magistrats de Pignerol, l’an 1220, la défense faite aux habitants de cette ville et de sa banlieue, sous menace d’une amende, de donner l’hospitalité à un Vaudois ou à une Vaudoise. (Liber Statutorum civitatis Pinaroli ; Augustæ Taurinorum, anno 1602.)

C’est aussi un fait incontestable que l’Eglise vaudoise envoyait, dans toutes les directions, de nombreux et actifs missionnaires. L’ancienne discipline des Eglises évangéliques du Piémont, citée au long dans le chapitre précédent, en fait foi ; car elle nous apprend qu’une partie de l’argent collecté par les anciens était remise par eux à la direction supérieure, qui le distribuait à son tour à ceux qui devaient voyager. Gilles, dans son Histoire Ecclésiastique, donne des détails intéressants et circonstanciés sur les missionnaires vaudois, d’une époque plus récente, il est vrai, mais cependant antérieure à la réformation. Par ces détails, on voit l’application et le développement de l’article si bref de la discipline, qui était lui-même, sans doute, le résumé de ce qui se pratiquait plus anciennement.

Il répète que les barbes, dans leurs synodes ordinaires, examinaient et admettaient les étudiants propres au saint ministère, et nommaient ceux qui devaient aller en voyages et aux Eglises éloignées, en Calabre, Apouille, Sicile et autres lieux d’Italie, et aussi en d’autres pays : laquelle mission était ordinairement pour deux ans, et durait jusqu’à ce qu’on les remplaçât par d’autres pasteurs envoyés par un autre synode des Vallées. »

Il ajoute dans le chapitre suivant (III) : « Il (le synode) les envoyait ordinairement deux à deux, l’un plus expérimenté en la connaissance des lieux, des chemins, des personnes et des affaires, et l’autre d’entre les nouveaux élus, pour s’y expérimenter, etc. » (Gilles…, p. 16, 17, 20 et suiv.)

L’auteur rapporte en même temps qu’un ministre de son nom, Gilles, avait fait plus d’une fois le missionnaire en Calabre, vers le temps où éclata la réforme. Gilles ajoute sur ce sujet une circonstance particulière que nous tenons à faire connaître. « Les pasteurs, dit-il, capables aux voyages, s’y assujettissaient franchement, quoiqu’ils fussent la plupart fort dangereux, d’autant qu’ils les faisaient pour l’honneur de Dieu et pour le salut des hommes ; et aussi les barbes accoutumaient, dès le commencement, leurs disciples à une obéissance tant absolue, qu’aucun n’eût osé entreprendre chose aucune extraordinaire, sans l’avis et permission des conducteurs. » (Ibidem, p. 16 et 17.)

Nous pensons que c’est cette grande soumission des plus jeunes barbes envers les plus âgés et les conducteurs, qui a induit en erreur les auteurs catholiques, et leur a fait croire que les Vaudois avaient une hiérarchie cléricale comme eux, des évêques, etc. En effet, rien dans leur histoire et dans leurs écrits n’autorise, en quoi que ce soit, une distinction entre les barbes, si ce n’est celle de l’âge, de l’expérience et des qualités personnelles, qui déterminaient parmi eux le choix de conducteurs temporaires, comme cela se pratique encore et s’est sans doute toujours pratiqué dans cette Eglise.

A l’appui et en confirmation de ce qui vient d’être dit du zèle missionnaire des Vaudois, on peut citer les manifestations religieuses du XIe et du XIIe siècles, provoquées, les unes par des étrangers connus, comme Pierre de Bruis et Henri, par exemple ; les autres, par des inconnus, comme cette femme venue d’Italie, à qui l’on attribue l’hérésie d’Orléans.

Les adversaires reconnaissent d’ailleurs la chose. Ainsi, Eberard de Béthune, parlant des Vallenses qu’il appelle aussi xabatatenses, dit : « Qu’ils ne pourraient pas visiter et voir les divers pays autrement qu’en se faisant passer pour des Christ (1), » c’est-à-dire pour des chrétiens, disciples du Maître. Nous donnons le même sens au passage suivant de Bernard de Foncald. — « Ces Valdenses, quoique condamnés par ce même souverain pontife (Lucius II), continuèrent à vomir, avec une téméraire audace, au long et au large, dans le monde entier, le poison de leur perfidie. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1572, 1586.)

(1) – On voit ici que les missionnaires avaient été obligés d’abandonner le costume de clercs et en avaient adopté un autre, peut-être à l’imitation de Christ, croyaient-ils.

Mapée est plus explicite lorsque, parlant des Vaudois qui parurent au concile de Latran, l’an 1179, il ajoute : « Ces gens n’ont nulle part de domicile fixe ; ils voyagent çà et là, deux à deux, nu-pieds, vêtus de laine, ne possédant rien et ayant toutes choses communes comme les apôtres. » (Usserius, souvent cité, p. 269, 270.)

L’inquisiteur Sacco (ou Rainier) fournit plusieurs témoignages semblables sur ce même sujet. Nous nous bornons à en citer un assez piquant. Il nous montre les missionnaires vaudois s’insinuant auprès des grands par le commerce. « Ils offrent, dit-il, aux messieurs et aux dames quelques belles marchandises à acheter, telles que anneaux et voiles. Après la vente, si l’on demande au marchand : Avez-vous d’autres marchandises à vendre ? il répond : J’ai des pierreries plus précieuses que ces objets ; je vous les donnerais, si vous m’assuriez que vous ne me trahirez pas auprès du clergé. Ayant reçu cette assurance, il ajoute : J’ai une perle si brillante que l’homme, par son moyen, apprend à connaître Dieu ; j’en ai une autre qui est si éclatante qu’elle allume l’amour de Dieu dans le cœur de celui qui la possède, et ainsi de suite. Il parle de perles métaphoriquement ; ensuite, il récite quelque texte qui lui est familier, tel que celui de saint Luc : L’ange Gabriel fui envoyé, etc., ou des paroles de Jésus-Christ (Jean 13) : Avant la fête, etc.

» Lorsqu’il a commencé de captiver l’auditeur, il passe à ce texte de saint Matthieu, 23, et de saint Marc, 12 : Malheur à vous qui engloutissez les maisons des veuves, et ce qui suit. Interrogé par l’auditeur, à qui s’adressent ces imprécations, il répond : Au clergé et aux religieux. Ensuite, l’hérétique compare l’état de l’Eglise romaine avec la sienne. Vos docteurs, dit-il, sont fastueux dans leurs vêtements et leurs mœurs ; ils aiment les premières places à table (Matthieu 23), et ils désirent d’être appelés maîtres (rabbi) ; mais nous ne cherchons pas de tels maîtres. Et encore : Ils sont incontinents ; mais chacun de nous a sa femme avec laquelle il vit chastement. — Et aussi : Ils sont ces riches et ces avares auxquels il est dit : Malheur à vous, riches, qui avez ici-bas votre consolation. Mais nous, nous sommes contents, si nous avons la nourriture et de quoi nous vêtir. Et encore : Ils sont ces voluptueux auxquels il est dit : Malheur à vous qui dévorez les maisons des veuves, etc. Nous, au contraire, nous suffisons à nos besoins, d’une manière ou d’une autre. Eux combattent, suscitent des guerres, font tuer et brûler les pauvres. C’est d’eux qu’il est dit : Quiconque aura pris l’épée, périra par l’épée. Nous, au contraire, nous souffrons de leur part la persécution pour la justice. Ils veulent être seuls docteurs ; aussi c’est à eux qu’il est dit : Malheur à vous qui tenez la clef de la science, etc. Chez nous, les femmes enseignent comme les hommes, et un disciple de sept jours en instruit un autre. Il est rare parmi eux le docteur qui sait littéralement trois chapitres consécutifs du Nouveau Testament ; mais chez nous, il est rare qu’une femme ne sache pas communément, aussi bien qu’un homme, réciter l’ensemble du texte en langue vulgaire. Et, parce que nous avons la véritable foi chrétienne, que nous enseignons tous une doctrine pure, et recommandons une vie sainte, les scribes et les pharisiens nous persécutent jusqu’à la mort, comme ils ont traité Christ lui-même.

» Outre cela, ils disent et ne font pas ; ils attachent de pesants fardeaux sur les épaules des hommes, et n’essaient pas même de les remuer du bout de leurs doigts ; mais nous, nous faisons ce que nous enseignons. Ils s’efforcent, eux, de garder les traditions humaines plus que les commandements de Dieu, ils observent les jeûnes, les jours de fête, les temps et les moments de se rendre au temple, et beaucoup d’autres règles prescrites par les hommes ; quant à nous, nous persuadons seulement d’observer la doctrine de Christ et des apôtres. De même, ils chargent les pénitents de punitions très-graves qu’ils ne remuent pas du doigt ; nous, au contraire, à l’exemple de Christ, nous disons au pécheur : Va-t-en maintenant et ne pèche plus désormais ; et nous leur remettons tous leurs péchés par l’imposition des mains ; et à la mort, nous envoyons leurs âmes dans le ciel (2), tandis qu’eux, ils envoient toutes les âmes aux enfers. »

(2) – Nous avons vu que la doctrine des Vaudois était conforme à l’Evangile ; rapportée exactement dans les développements précédents, elle est défigurée dans celui-ci. Le Vaudois ne remettait pas les péchés au pécheur pénitent, encore moins à celui qui ne l’était pas, mais il lui déclarait que Christ les remet au vrai croyant ; de même pour l’introduction dans le ciel.

Après ce discours ou tel autre analogue, l’hérétique dit à son auditeur : « Examinez et pesez quelle est la religion la plus parfaite, et la foi la plus pure, de la nôtre ou de celle de l’Église romaine ? et choisissez celle là… Et ainsi, étant détourné de la foi catholique par de telles erreurs, il nous abandonne. Celui qui ajoute foi à de tels discours, qui reçoit de semblables erreurs, qui en devient le partisan et le défenseur, cachant l’hérétique dans sa maison pendant plusieurs mois, s’initie à tout, ce qui concerne leur secte. » (Reinerus, Maxima Biblioth., P. P., t. XXV, col. 275 et suiv.)

Les détails qui précèdent ne doivent laisser aucun doute sur l’existence de missionnaires vaudois et sur l’esprit de prosélytisme qui animait l’Eglise toute entière. Nous aurons d’ailleurs plus d’une occasion de nous en convaincre dans le cours de cette histoire.

Eckbert ou Egbert (3), auteur du milieu du XIIe siècle, dont les écrits ont de l’importance pour qui sait distinguer les faits des suppositions ou des fausses applications qui les défigurent, confirme ce que les Vaudois nous ont appris de leurs missionnaires. Dans son premier sermon contre les cathares, qui ne sont autres que les Vaudois, parlant de ceux d’entre eux qu’il appelle élus, que d’autres ont appelés parfaits, et que nous croyons être les barbes, il s’exprime en ces termes : « Or, ils envoient d’entre tous ces élus, ceux qui paraissent propres à soutenir leur erreur, là où elle existe, ou à l’étendre et à la semer là où elle n’est pas encore. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIII, col. 602.)

(3) – Il était abbé de Saint-Florin, près de Trèves. Les cathares ou Vaudois dont il parle furent découverts dans la contrée des bords du Rhin.

M. Planta, dans son Histoire de la Confédération Helvétique en anglais, cite un passage de la chronique de l’abbaye de Corbie, tiré d’un manuscrit qu’il croit avoir été écrit vers le commencement du XIIe siècle. Cette citation, déjà intéressante comme exemple du zèle missionnaire, est aussi une nouvelle preuve de l’ancienneté de l’Eglise vaudoise des Alpes, comme le remarque Hallam, dans son Europe au moyen-âge. Nous traduisons du latin : « Des laïques de Souabe, de Suisse et de Bavière, y est-il dit, personnes séduites par l’antique race d’hommes simples qui habitent les Alpes et leur voisinage, et qui aiment les choses antiques, ont voulu abaisser (humiliare) notre religion et la foi de tous les chrétiens de l’Eglise latine. Des marchands d’entre les gens de ces Alpes, qui apprennent de mémoire la Bible et qui ont en aversion les rits de l’Eglise qu’ils appellent nouveaux, arrivent souvent par la Suisse (ex Suicia), en Souabe, en Bavière et dans l’Italie septentrionale. Ils ne veulent pas honorer (venerari) les images, ils ont de l’aversion pour les reliques, ils se nourrissent de légumes, mangeant rarement de la viande et quelques-uns jamais. C’est pourquoi nous les appelons manichéens. Quelques-uns de ces gens venus vers eux depuis la Hongrie, etc. » (V. History of the Helvetic Confederacy, par Planta, t. I, 179, 180 ; cité par Hallam, t. IV, p. 271, 272.

Nous ne terminerons pas ce sujet, sans rappeler un fait que nous avons indiqué dans le chapitre III, comme aussi dans les chapitres V et VI de cette histoire ; savoir, l’apparition, en divers lieux, durant plus de 300 ans, de prêtres ou de prédicateurs étrangers, inconnus, signalés à l’attention et à la surveillance des prélats, comme ne relevant d’aucune Église, et n’étant assujettis à aucun chef, cause pour laquelle on les appela souvent acéphales. Selon nous, ces hommes ou du moins plusieurs d’entre eux ont pu être des émissaires, ou plutôt des missionnaires des Eglises, fidèles de l’Eglise vaudoise, par exemple, survivant encore en divers lieux à l’apostasie générale, à l’hérésie romaine. Selon nous, ces prêtres sans nom et sans ordination approuvée par l’Eglise infidèle, étaient peut-être des conducteurs spirituels envoyés pour relever le zèle et ranimer la foi chancelante des troupeaux épars, comme aussi pour gagner de nouvelles âmes à Christ. Tels avaient été les prêtres dénoncés deux fois par Célestin aux prélats des Gaules, ceux dénoncés à Zacharie par Boniface de Germanie, les clercs acéphales anathématisés dans les conciles de Mayence ou d’Arras, l’an 813 ; de Pavie, l’an 850 et 855, et de Melphi, ville de la Pouille, l’an 1090 ; enfin, un Arnulphe, un Pierre de Bruis, un Henri et bien d’autres. (Pour les conciles, voir Centuriateurs de Magdebourg, Cent. IX, col. 369, 370, 419, 420. — Delectus Actorum Ecclesiæ univ., t. I, p. 750, 922, 1555 ; ou dans les recueils de conciles, aux dates indiquées.)


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