« Sois vaillant et combattons vaillamment pour notre peuple et pour les villes de notre Dieu ; et que l’Eternel fasse ce qui lui semblera bon. »
On rencontre dans les Ecritures un certain nombre de paroles belles et saintes en elles-mêmes, et qui pourtant sont prononcées par des hommes d’une piété médiocre ou même par des méchants. Ainsi, les discours des amis de Job, censurés pour n’avoir pas parlé avec droiture devant l’Eternel, n’en contiennent pas moins des sentences également remarquables par l’élévation religieuse de la pensée et par le tour poétique de l’expression. Ainsi encore, c’est un Balaam qui forme ce pieux souhait : « Que je meure de la mort des justes et que ma fin soit semblable à la leur ! » Ce sont les Juifs grossiers de Capernaüm qui adressent à Jésus cette prière, bien digne d’être répétée par les chrétiens de tous les temps : Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là ! – le pain de vie ; c’est un Caïphe qui dicte l’arrêt de mort du Juste en proférant ces paroles mémorables, et que saint Jean n’hésite pas à appeler prophétiques : « Il est à propos qu’un seul homme meure pour le peuple et que toute la nation ne périsse pas. » De même, les paroles que je propose aujourd’hui à votre attention religieuse sont des paroles de Joab, de Joab que l’Ecriture sainte est très loin de nous présenter comme un modèle, de Joab qui, avec de grands talents militaires et un certain dévouement à son pays et à son roi, n’en fut pas moins un ambitieux, un homme sans principes, un caractère violent et vindicatif, un assassin. Un pareil fait est significatif. Il nous apprend à apprécier, à accepter, à aimer la vérité pour elle-même et en elle-même, alors même que la personne de celui qui la dit n’a rien qui la recommande. Il nous rappelle que Dieu parle dans toute conscience humaine, qu’il y a une lumière divine qui éclaire tout homme et qui, à travers les ténèbres de l’erreur, de l’incrédulité, du péché même, jette parfois de vives et soudaines clartés. Il nous avertit qu’il y a une grande distance entre le parler et le faire, entre l’être et le paraître, et qu’il est possible et même facile d’exprimer d’une manière intéressante et touchante des idées chrétiennes ou des sentiments chrétiens sans être soi-même un chrétien. Soyons attentifs à ce péril ; gardons-nous d’imiter, sinon l’hypocrisie, au moins la religion superficielle et inconséquente d’un Joab. Mais laissons-nous instruire par les nobles paroles que, dans un de ses meilleurs moments, l’Esprit de Dieu mit dans son cœur et sur ses lèvres. Ces paroles nous rappellent un grand et douloureux devoir, celui-là même qui réclame aujourd’hui toutes les énergies de la France, le devoir de la défense nationale. Ne vous étonnez pas, mes frères, de me voir porter ce sujet dans cette chaire. La chaire chrétienne ne saurait, surtout dans un temps comme le nôtre, faire abstraction des grands intérêts et des grands malheurs publics. Avant tout, sans doute, elle doit inspirer aux hommes le désir et leur montrer le chemin de la patrie céleste ; mais elle ne remplirait qu’incomplètement sa tâche, si elle ne leur rappelait jamais ce qu’ils doivent à leur patrie terrestre. Rien de ce qui est humain, rien surtout de ce qui appartient au domaine moral ne lui est étranger. Seulement, alors même que le prédicateur de l’Evangile traite ces sujets d’une application visible et immédiate, son grand et suprême souci doit toujours être le salut des âmes et l’avancement du règne de Dieu. Que Dieu nous fasse la grâce de ne pas l’oublier un moment !
Dans les terribles circonstances où nous ont placés les revers de notre patrie et l’acharnement de nos envahisseurs, le sentiment qui doit avant tout faire notre force, sans lequel le patriotisme ne serait qu’un égoïsme élargi et le courage qu’une injuste fureur – le sentiment, dis-je, qui nous est par-dessus tout nécessaire et que nous pouvons et devons avoir dans les circonstances présentes, est celui de la justice de notre cause. Joab l’avait. Sa chaleureuse exhortation à son frère Abisaï est pleine de ce généreux enthousiasme que n’inspire jamais une cause que l’on sait être mauvaise. A un message bienveillant et amical de David, le roi des Hammonites, Hanun, avait répondu par une insulte gratuite et, d’après les idées de l’Orient, odieuse entre toutes. Ce roi païen avait par là virtuellement déclaré la guerre à Israël, qui se trouvait, on peut le dire, dans un cas de légitime défense. – Telle est aussi actuellement notre situation, mes chers frères. Actuellement, ai-je dit. Je n’oublie pas les torts graves dont la France s’est rendue coupable au début de cette guerre. Je désire faire le moins de politique possible ; mais enfin, personne ne peut prétendre sérieusement que le gouvernement français d’alors fût rigoureusement obligé à faire les menaces, puis à mettre en avant les exigences qui, d’abord, ont étonné l’Europe et bientôt l’ont mise en feu. Or, toute guerre que l’on fait sans y être contraint est coupable et criminelle. Nos défaites multipliées et gigantesques ont été le châtiment de ce crime. Mais aujourd’hui, que le gouvernement de la République française déteste hautement la guerre et demande la paix ; aujourd’hui que ce même gouvernement s’est montré disposé à accorder à la Prusse les satisfactions et les réparations compatibles avec l’intégrité de notre territoire, les rôles sont changés. On nous fait une guerre de conquête. On manifeste hautement l’intention de contraindre des provinces françaises à devenir allemandes… Je n’ignore pas qu’aux yeux de quelques chrétiens, c’est toujours un devoir de faire la paix à tout prix. Je respecte leur sentiment, mais sans le partager. « S’il est possible, » dit l’apôtre, « et autant qu’il dépend de vous, ayez la paix avec tous les hommes. » Or, nous voulons la paix ; nous étions prêts pour l’acquérir à des sacrifices, à des humiliations, mais on nous a demandé des choses impossibles. On a exigé que la France, comme une mère dénaturée, reniât quelques-uns de ses plus fidèles enfants. On nous a demandé d’abandonner et de trahir nos frères tandis qu’ils mouraient pour nous et pour la patrie. On nous a demandé d’acheter notre repos en livrant et en vendant des populations – des âmes humaines – comme on livre et comme on vend du bétail. Non, tant que le cœur de la France n’a pas cessé de battre, tant que dans ses veines appauvries il y a encore du sang à donner, ces choses ne sont pas possibles ! En présence de ces conditions, non seulement dures, mais immorales, les hommes de cœur qui gouvernent aujourd’hui la France en ont appelé à la justice de Dieu et au dévouement de la nation française, et en notre âme et conscience nous croyons qu’ils ont bien fait. Seulement, je vous en conjure, restons sur ce terrain sacré du droit, où la France près de glisser dans l’abîme commence à trouver un ferme appui. Travaillons de toutes nos forces à obtenir une paix équitable et par conséquent durable ; rien de moins, mais rien de plus. Je tremble et je m’indigne lorsque j’entends parler de revanche et de vengeance, lorsque j’entends exprimer le désir que nous soyons un jour en mesure de rendre aux Allemands le mal qu’ils nous font. Est-ce là ce que nos malheurs nous ont appris ? Ne sommes-nous pas payés pour détester et maudire la conquête, quel qu’en soit l’auteur et quelle qu’en soit la victime ? N’avons-nous pas encore compris qu’il n’y a pour les peuples comme pour les individus qu’une morale, celle qui est résumée dans ces paroles du Maître : « Faites aux autres ce que vous voulez qu’ils vous fassent » ? Pour moi, mes frères, je le déclare sans détour : j’aime ardemment ma patrie, mais j’aime encore plus la justice. Si c’étaient les armées françaises qui portaient au delà du Rhin le fer et le feu, je ne pourrais pas souhaiter le triomphe définitif de la France, parce que ce triomphe serait injuste. Et si aujourd’hui je désire de toutes mes forces la victoire des armes françaises, si j’ose la demander à Dieu, ce n’est pas seulement par patriotisme, c’est parce qu’aujourd’hui notre victoire serait celle de la justice et de la liberté. Demeurons fermes dans ces principes, et ce que nous avons perdu en force matérielle, nous l’aurons gagné en force morale ; or, à la longue, c’est la force morale qui est la plus forte.
La conviction profonde où nous sommes touchant la justice de notre cause, doit nous inspirer le courage, le dévouement, le patriotisme. Celui de Joab était ardent, on le sent vibrer dans ces belles paroles : « Sois vaillant, et combattons vaillamment pour notre peuple et pour les villes de notre Dieu… » Ne me dites pas qu’une semblable exhortation ne serait utile que si elle s’adressait à un auditoire composé de soldats, et qu’ici elle est hors de saison. D’abord, aujourd’hui, tout citoyen français valide est soldat, ou doit se préparer à l’être ; c’est là qu’est notre espoir ; il serait beau qu’après avoir vaincu l’armée française, l’invasion prussienne vint se briser contre la résistance partout présente et toujours renaissante de la nation. Puis, surtout, il y a différents genres de vaillance, différentes manifestations du dévouement. Ceux d’entre vous qui ne sont pas appelés à prendre les armes peuvent, par leur courage, concourir au salut de la patrie, comme par leur faiblesse ils peuvent achever de la perdre. Ce sont de mauvais patriotes que ces hommes de découragement et de peur, qui vont partout répétant que nos affaires sont désespérées et que toute résistance est inutile. Ce sont de mauvais patriotes que ces égoïstes qui ne se préoccupent que de leurs intérêts personnels et de ceux de leurs familles ; qui, sollicités de concourir aux grandes entreprises de défense nationale ou de secours pour les blessés, s’arrêtent toujours en deçà des vrais sacrifices. Ah ! qui nous arrachera à notre égoïsme, si les grands ébranlements dont nous sommes témoins n’ont pas ce pouvoir ?
Mes frères, aimez-vous votre patrie ? L’aimez-vous d’un véritable amour ? Pleurez-vous sur ses malheurs des larmes de sang ? Alors montrez votre amour par un dévouement à toute épreuve. Soyez, chacun à sa manière, vaillants pour votre peuple. Votre sexe, votre âge, votre vocation vous défendent de prendre les armes ? Soit ; portez du moins constamment sur vos cœurs les maux et les péchés de votre nation ; ne cessez pas d’implorer sur elle, par une prière humble et ardente, la miséricorde du Seigneur ; soutenez, encouragez par votre sympathie les défenseurs de la patrie ; travaillez à relever le moral de vos concitoyens par votre fermeté, par votre sang-froid, par votre résignation à tout ce qui peut arriver ; ne craignez pas de compromettre votre fortune privée en la mêlant, en l’associant à la fortune publique ; n’épargnez ni votre argent, ni votre temps, ni votre peine pour adoucir une partie des maux que la guerre a faits et qu’elle multiplie tous les jours…
Ah ! je n’oublie pas qu’il y a des sacrifices auprès desquels les sacrifices d’argent ne méritent pas d’être nommés. Mères, sœurs, épouses, qui avez vu ou qui craignez de voir partir des êtres tendrement aimés, mal préparés peut-être aux fatigues et aux périls de la guerre, qui ne comprendrait vos alarmes, qui ne partagerait votre douleur ? Et pourtant, j’ose vous le demander, cet amer et déchirant sacrifice, ne le subissez pas seulement, acceptez-le, non pas sans larmes, sans doute, mais avec courage. N’amollissez pas, par vos plaintes, le cœur de ceux qui vous quittent. Dites-leur, avant tout : « Mon fils, mon frère, mon ami, souviens-toi de ton Dieu ; garde sa parole ; recommande-lui ton âme au nom de Jésus-Christ. » Dites-leur ensuite, cela est bien naturel et bien légitime : « Souviens-toi de nous ; aime-nous comme nous t’aimons ; sois assuré qu’en tout lieu notre tendresse et nos prières t’accompagnent et t’environnent. » Mais ayez aussi le courage de leur dire : « Fais ton devoir de citoyen et de soldat ; sois vaillant ; combats vaillamment pour notre peuple et pour les villes de notre Dieu ; et que l’Eternel fasse ce qui lui semblera bon. »
N’en doutez pas : s’il y a un patriotisme exclusif, haineux, féroce, altéré de vengeance et de sang, que l’on cherche malheureusement à exciter encore aujourd’hui et que nous repoussons de toutes nos forces au nom de l’humanité et au nom de l’Evangile, il y a aussi un patriotisme de bon aloi, dont tous les saints hommes de Dieu nous ont donné l’exemple ; et nous croyons que c’est ce patriotisme qui nous fait aujourd’hui un devoir de nous défendre contre les extrémités où un ennemi superbe veut nous réduire. Ne dites pas : « Ce patriotisme que vous nous vantez est une vertu païenne. » – C’est une vertu, il est vrai, dont les païens nous ont donné d’admirables exemples ; est-ce une raison pour que des chrétiens restent à cet égard au-dessous des païens ? – Ne dites pas : « Nos devoirs envers la patrie sont des devoirs de second ou de troisième ordre. » – Il n’y a pas de petits devoirs ; et d’ailleurs celui-là seul qui est fidèle dans les petites choses sera fidèle dans les grandes. – Ne dites pas : « Notre vraie patrie est dans les cieux. » – Cela est vrai ; mais celui qui n’aime pas sa patrie terrestre qu’il voit, comment aimera-t-il sa patrie céleste qu’il ne voit point ?
Ah ! si l’on se flatte d’écraser la France, c’est parce qu’on ne croit pas à notre patriotisme ; on dit et l’on publie que nous sommes un peuple corrompu, énervé, incapable d’un généreux effort. Il y a même des Français qui se font les échos de ces jugements. Qu’ils parlent pour eux-mêmes… Quant à ceux qui, tout en s’humiliant profondément de nos vices et de nos crimes nationaux, croient que les destinées de la France ne sont pas accomplies et que l’âme de la France n’est pas morte, qu’ils élèvent leur courage à la hauteur des devoirs et des périls actuels, et la patrie sera sauvée.
Une autre condition absolue de la défense nationale, un signe et une conséquence du vrai, patriotisme, c’est l’union, la confiance mutuelle, l’accord fraternel entre les citoyens. A cet égard encore, Joab est digne de nous servir d’exemple. Pressé des deux côtés par l’ennemi, il oppose son frère Abisaï, avec la moitié de l’armée, aux Hammonites ; avec l’autre moitié lui-même fait face aux Syriens. Puis il dit à son frère : « Si l’un de nous deux plie, l’autre viendra à son secours. » De même, mes frères, il est trop clair que dans une situation comme la nôtre, l’unanimité de la nation, l’empressement de tous les Français à se prêter mutuellement assistance, est notre seule chance de salut. Si en tout temps l’union fait la force, combien plus dans les jours de malheur ! Si une maison divisée contre elle-même ne peut subsister, que sera-ce lorsque cette même maison est déjà à demi-ruinée ?
Il semble que la France commence à comprendre quelque peu cette vérité élémentaire. L’ennemi avait compté sur nos divisions autant que sur notre apathie ; malgré des faits regrettables, on peut dire jusqu’à aujourd’hui que, de ce côté du moins, son attente a été trompée. Mais nous approchons d’une crise solennelle et qui doit être pour tout chrétien français un sujet de ferventes prières. Si les électionsa qui vont avoir lieu dans quelques jours montrent la France unanime, résolue, se ralliant avec un généreux élan autour des hommes que la force des choses encore plus que la volonté du peuple de la capitale a mis à la tête de la République, nous aurons fait un pas vers la délivrance. Si au contraire ces élections sont l’occasion de luttes intestines et de discordes irritantes, il n’y a plus d’espoir. Que Dieu nous dirige tous dans l’emploi que nous ferons de notre part d’influence et de notre part de souveraineté ! Quel que soit le choix que nous croyons devoir faire, bannissons et combattons de tout notre pouvoir les vaines récriminations, les paroles amères, les injustes soupçons. Hier, c’était à nous que ces soupçons s’adressaient : aujourd’hui, c’est à d’autres ; n’importe ! qu’ils nous soient toujours également odieux. Que, pour un jour au moins, l’esprit de parti disparaisse ; que les ambitions et les rivalités personnelles se taisent ; n’ayons tous qu’un seul but, la délivrance de la patrie. Nous qui sommes jusqu’ici épargnés, pensons à nos frères qui sont accablés par les maux de l’invasion, ou qui souffrent les horreurs d’un siège ; autant qu’il dépend de nous, faisons pour eux ce que Joab était prêt à faire pour son frère Abisaï, courons à leur aide. Tout malheur commun tend à rapprocher les uns des autres ceux qui souffrent ; de nos calamités inouïes, recueillons au moins ce bienfait.
a – Je laisse subsister ces lignes, aujourd’hui sans application immédiate ; elles serviront du moins à marquer le moment précis où ce discours a été prononcé. Le décret, très-sage à notre avis, qui ajourne l’élection de l’Assemblée Constituante, a été affiché à Nîmes le lendemain.
Il nous tardait d’arriver à la partie la plus belle, à la partie religieuse de la parole de Joab. Son langage n’est pas seulement celui d’un soldat et d’un patriote, mais celui d’un Israélite croyant et pieux. C’est la cause de Dieu qu’il veut défendre : « Combattons pour les villes de notre Dieu ! » C’est entre les mains de Dieu qu’il se remet avec son armée : « Que l’Eternel fasse ce qui lui semblera bon ! » – Notre patriotisme aussi ne sera, vraiment béni que lorsqu’il sera purifié, ennobli, retrempé par la foi et par la prière. Comme Joab, à en juger du moins par les paroles qu’il prononça dans cette circonstance, ayons surtout à cœur les intérêts de Dieu et de son royaume ; désirons et demandons la régénération morale et religieuse de notre nation plus encore que son relèvement politique. Comme Joab, plaçons en Dieu notre espérance ; après avoir fait tout ce qui est en nous pour la délivrance de la patrie, laissons en paix se manifester la volonté de Dieu quelle qu’elle soit : « Que l’Eternel fasse ce qui lui semblera bon. »
Plus on médite cette parole, plus on trouve qu’elle résume admirablement les impressions et les pensées d’un cœur à la fois religieux et patriotique. C’est d’abord une parole de foi, je veux dire d’affirmation religieuse. Quoique, en habile général qu’il était, Joab pût mieux apprécier que personne les causes visibles, stratégiques, de la victoire ou de la défaite, il ne croit pas que ces causes soient tout, expliquent tout. Joab est persuadé au contraire que c’est Dieu qui règne et qui décide en dernier ressort de toutes choses ; que sans même faire de miracles, Dieu a mille moyens d’incliner dans le sens de ses souverains décrets le cours des événements ; qu’à travers les circonstances prévues ou imprévues, la force ou la faiblesse, l’habileté ou l’imprudence des hommes, c’est toujours la volonté de Dieu qui s’accomplit. Cette conviction, inséparable de toute foi religieuse, est aussi la seule qui puisse dans les conjonctures présentes donner quelque fermeté et quelque tranquillité à nos âmes. Rien ne nous est arrivé, rien ne nous arrivera que ce que Dieu a permis, ce que Dieu a voulu. Le gouvernement qui naguère encore pesait sur notre nation l’a plongée dans d’insondables malheurs ; maintenant notre France bien-aimée se débat sous l’étreinte d’un conquérant étranger, qui s’acharne à la détruire avec une froide et cruelle opiniâtreté ; mais le roi de Prusse aussi bien que l’ex-empereur des Français n’ont pu et ne pourront rien nous faire en dehors des choses « que la main et le conseil de Dieu ont auparavant déterminées. » Persuasion funeste si elle devient un prétexte à l’insouciance et à l’inaction, si au jour de l’épreuve l’homme se croise les bras et dit : « Puisque après tout, Dieu fait ce qu’il veut, je n’ai qu’à le laisser faire. » Mais tel n’est pas le raisonnement de Joab. Il prend toutes les mesures que les circonstances commandent ; il déploie l’énergie et l’habileté d’un grand capitaine ; il s’excite lui-même et il excite son frère à la vaillance ; puis il ajoute : « Que l’Eternel fasse ce qui lui semblera bon. » Imitons son exemple. Qu’en présence du péril chacun de nous fasse son devoir ; faisons tout ce que la prudence nous conseille, tout ce que le dévouement nous inspire ; puis souvenons-nous, non pas pour nous décourager, mais au contraire pour nous préserver tout ensemble du découragement et de la présomption, que l’événement dépend d’une volonté plus forte et meilleure que toute volonté humaine. « Le cheval est équipé pour le jour de la bataille ; mais la délivrance vient de l’Eternel. »
La parole de Joab est encore une parole de soumission. Non seulement il sait que la volonté de Dieu s’accomplira, mais il accepte d’avance cette volonté ; il est décidé à trouver bon ce qui semblera bon à l’Eternel. Modeste autant que brave, quoiqu’il combatte pour le peuple de Dieu contre un peuple païen, il ne se vante pas d’être assuré de la victoire. Il sait que les voies de Dieu ne sont pas les nôtres ; et d’ailleurs, si les crimes des païens ont attiré sur eux les jugements divins, Israël aussi a péché ; qui sait si la justice de Dieu ne l’oblige pas à châtier son peuple en le livrant pour un temps à ses ennemis ? A plus forte raison cette sage ignorance de l’avenir est-elle à sa place dans une guerre d’un peuple chrétien contre un autre peuple chrétien… si du moins il est permis, aujourd’hui surtout, d’appeler les peuples de l’Europe des peuples chrétiens. Nous ne savons pas quels sont les desseins de Dieu à l’égard de la France. Il nous semble, dans notre courte sagesse, qu’il serait conforme à sa justice et à sa bonté de nous relever et de notre abaissement et de mettre des bornes à l’ambition et à l’orgueil de ceux qui nous oppriment ; mais nous n’avons pas la prétention de lui dicter ce qu’il doit faire. Nous n’avons pas reçu de lui une mission spéciale et des lumières surnaturelles pour dire à nos concitoyens, comme jadis un grand prophète : « Consolez, consolez mon peuple ; parlez à Jérusalem selon son cœur, et criez-lui que son temps marqué est accompli, que son péché est expié, qu’elle a reçu de la main de Jéhovah un double châtiment pour tous ses péchés. » Peut-être que les châtiments de Dieu sont encore bien loin au contraire d’avoir atteint la mesure de nos crimes. Peut-être que les fruits de l’épreuve sont encore trop rares et trop chétifs pour qu’il soit possible au Seigneur de retirer sa verge et de nous parler un langage moins sévère. Quand notre affliction serait semblable à une fournaise ardente, nous ne devrions pas, dit un apôtre, le trouver étrange. Nous ne savons pas ce que l’avenir nous prépare ; nous nous humilions sous la main de Dieu, nous espérons, nous prions, nous levons vers le ciel des yeux mouillés de larmes et nous disons avec Joab : « Que l’Eternel fasse ce qui lui semblera bon ! »
La parole de Joab est enfin une parole de confiance. Non seulement il sait que la volonté de Dieu s’accomplira ; non seulement il consent à ce qu’elle s’accomplisse ; mais il est persuadé qu’elle sera bonne et sage. Ce qui semble bon à l’Eternel, c’est assurément ce qui en soi est bon et utile aux hommes. Sans cette persuasion, notre soumission n’aurait pas un caractère moral et religieux. Mais comment cette persuasion nous manquerait-elle ? Comment notre confiance n’égalerait-elle pas, ne dépasserait-elle pas celle de Joab, nous à qui Dieu a révélé par Jésus-Christ, bien mieux qu’il ne l’avait fait aux contemporains de David, et les soins paternels de sa Providence et surtout les profondeurs infinies de sa miséricorde ? Frères bien-aimés, nous ne pouvons assez nous pénétrer de cette pensée : Celui qui tient dans ses mains le sort de notre France, celui dont la volonté dirige ces événements que nous attendons avec tant d’anxiété, ce n’est pas seulement le Tout-Puissant, le Juge infaillible, c’est notre Père, c’est celui qui a aimé les hommes jusqu’à livrer son Fils unique à la mort pour les sauver. Comment ne serions-nous pas assurés qu’il fera tourner toutes choses au bien de ceux qui l’aiment ? Comment ne lui abandonnerions-nous pas en toute confiance nos intérêts temporels, même les plus grands et les plus sacrés, aussi bien que nos intérêts éternels ? Comment ne nous réjouirions-nous pas de ce que c’est sa volonté qui s’accomplit et non la nôtre ? Comment ne redirions-nous pas avec une pleine sérénité, avec une allégresse de foi que Joab ne pouvait pas connaître, les belles paroles du capitaine israélite : « Oui, que l’Eternel, que notre Père fasse ce qui lui semblera bon ! »
Seulement, mes frères, ne l’oublions pas, pour recueillir les bénédictions, pour savourer les consolations contenues dans une telle pensée, il faut vraiment connaître Dieu comme Père. Il faut avoir le cœur au large vis-à-vis de Dieu ; il faut avoir fait la paix avec lui par la foi en Jésus-Christ. Il faut être assurés qu’au-delà de ces biens visibles que les guerres et les révolutions détruisent, il y a des biens purs, parfaits, spirituels, impérissables, et que ces biens nous appartiennent. C’est pourquoi, mes frères, pour tout homme qui a des oreilles pour entendre, il y a dans les événements dont nous sommes les témoins et les victimes un appel inexprimablement sérieux et pressant à la foi, à la conversion, à la vie en Dieu. – Regarde, mon frère : la tempête gronde, le sol tremble sous tes pieds, la mort t’environne. Tu ne sais pas ce que sera demain la France. Tu ne sais pas si le flot montant de l’invasion ne viendra pas jusqu’à toi. Tu ne sais pas si, de l’aisance dont tu jouis actuellement, tu ne seras pas précipité dans la misère. Tu ne sais pas si les vies qui te sont le plus chères, si ta propre vie sera épargnée. Quel sujet d’angoisse et d’épouvante pour celui qui vit sans Dieu et sans espérance au monde, ou qui n’a qu’un Dieu abstrait et mort et qu’une espérance chancelante !
Mais voici : debout au milieu de ses ruines, le Dieu vivant, ton Dieu, ton Père t’appelle et t’ouvre ses bras. Il n’afflige pas volontiers les enfants des hommes : il n’a permis toutes ces calamités que pour attirer, pour gagner ton cœur. « Pécheur, te dit-il, tu trembles parce que le souffle de ma colère a passé sur toi ; mais ma miséricorde dépasse ma justice. Repens-toi, crois à l’Evangile ; au nom de Celui qui a été navré pour tes forfaits et froissé pour tes iniquités, tu trouveras auprès de moi un pardon gratuit, une rédemption abondante et éternelle. Tu vois avec effroi ta fortune prête à s’effondrer : laisse ce souci ; donne encore, donne généreusement de ce qui te reste pour le soulagement de ceux qui sont bien plus affligés que toi ; puis viens et suis-moi, et tu auras un trésor dans le ciel. Les malheurs de ta patrie t’accablent, ta douleur est légitime ; aime-la, dévoue-toi pour elle ; mais viens aussi apprendre de moi que tu as là-haut une meilleure et plus belle patrie, et qu’il n’y a pas de puissance au monde qui te la puisse ravir. L’inquiétude au sujet de ceux qui te sont chers et que le péril environne te poursuit, te dévore jour et nuit ; prie sans cesse pour eux, ne te lasse pas de les recommander au Seigneur, et quelle que soit l’issue de l’épreuve présente, elle sera bénie pour leurs âmes et pour la tienne. Fais ces choses, et tu ne seras pas pour cela moins bon patriote, moins bon soldat s’il le faut ; au contraire, en comprenant ta vocation céleste, tu rempliras mieux ta vocation terrestre, et tu auras trouvé le secret du vrai courage et de l’activité féconde en même temps que celui de la paix. » – Oui, Seigneur, te trouver, c’est trouver toute chose ; t’appartenir, c’est posséder en vérité la seule chose nécessaire, car elle contient toutes les autres. Tu vois nos souffrances et nos alarmes ; délivre-nous, délivre-nous bientôt, s’il est possible, de cette écharde qui nous déchire la chair, de cet ange de Satan qui nous soufflette et qui nous meurtrit ; fais ce qui te semblera bon, Seigneur ! mais quoi qu’il en soit, mais avant toutes choses, donne-nous ta grâce ; dis à notre peuple, dis à nos âmes : « Ma grâce te suffit » !
Amen.
9 octobre 1870.