Moyens employés par le Seigneur. — Il se sert de ses disciples. — Rencontre des premiers disciples avec Jésus. — Ce que c’est que de suivre Christ. — Les pêcheurs d’hommes. — La pêche miraculeuse. — Le choix des douze apôtres. — Leurs caractères. — Les soixante et dix disciples. — La tache des apôtres. — Comparaison entre Pierre et Judas.
Après avoir considéré le plan du Seigneur Jésus, portons nos regards sur les moyens à l’aide desquels il en entreprit l’exécution. Ce sont les plus simples qu’on puisse imaginer, et l’on n’y découvre rien des pénibles efforts, des artifices savamment combinés et des ruses cachées du monde. Il n’est pas venu pour être servi mais pour servir jusqu’à y laisser sa vie, et il sert son Père dans la personne de ceux qu’il n’a pas honte d’appeler ses frères. Il les sert contrairement à l’inclination de leurs cœurs naturels, et là gît surtout le fardeau que l’humanité roule sur lui, l’immense difficulté de sa tâche. C’est que l’homme, qui a tant besoin de secours, est enclin à repousser un salut exigeant qu’il renonce à soi-même pour recouvrer son moi véritable. Ce n’est que l’infinie patience du Seigneur et cet amour par lequel il se dévoue complètement, qui peuvent décider l’homme à se laisser conduire de degré en degré dans le renoncement à soi-même, afin qu’attiré et encouragé par un but glorieux, il consente à se laisser découvrir la corruption de sa nature, à perdre sa confiance en lui-même et à suivre le chemin qui mène par la mort à la vie. C’est ainsi que s’effectue la recherche de ce qui est perdu ; c’est de cette manière que le royaume qui n’est pas de ce monde est mis à la portée des hommes, et que ceux-ci y sont introduits.
Le Seigneur s’acquitte de ce service de l’amour rédempteur par son œuvre et par sa parole. Sa parole est puissante pour attirer et pour frapper, pour blesser et pour guérir les cœurs, pour châtier et pour consoler, et cette parole est confirmée par sa sainte vie et par ses œuvres secourables. Pendant les jours de sa chair, Jésus n’a pas fait un seul miracle destiné à exécuter un jugement semblable à ceux dont Moïse, Elie et d’autres prophètes frappèrent les enfants d’Israël. C’est que, lors de sa première venue, il n’avait pas pour but de punir les hommes à cause de leurs péchés, mais il était venu pour se charger du péché des hommes. Sa parole frappe les consciences, mais jamais le corps ou la vie. C’est pourquoi tous ceux qui sont accessibles, et dont la conscience consent à être reprise sont réjouis et attirés par son œuvre et par sa parole. Sa parole est la bonne nouvelle ; son œuvre est la rédemption ; il veut réconcilier l’humanité avec le Père, comme lui-même était avec son Père dans une communion de prière, dont la vertu vivifiante dépasse tout ce que nous pouvons concevoir.
Quiconque se laissait attirer devenait disciple de Jésus. Cette expression nous montre l’humilité du Seigneur : il se pose en maître instruisant ses disciples comme le faisaient les rabbins. Seulement, chez lui il ne s’agit pas d’acquérir de l’érudition, mais d’arriver à cette connaissance qui est la vie éternelle. La racine de cette connaissance c’est la contemplation et l’adoration du Dieu-amour, et son fruit c’est le renouvellement de l’homme tout entier.
Parmi les disciples qu’il réunit autour de lui, il en choisit quelques-uns qu’il destine et qu’il prépare à être les instruments par le moyen desquels il établira son royaume dans l’humanité. Eux aussi doivent répudier tout moyen d’action autre que la parole et les œuvres admirables qui ont leur racine dans la prière et dans la foi. Il se multiplie, pour ainsi dire, par eux. C’est lui-même que les auditeurs doivent écouter en écoutant ses disciples, et c’est lui qu’ils doivent honorer dans la personne des siens. Qui vous reçoit me reçoit, et qui me reçoit reçoit Celui qui m’a envoyé. Il y a un merveilleux abaissement en ce qu’il fait complètement cause commune avec eux, sans se laisser arrêter par les imperfections de leur nature pécheresse. De même que Jésus est reconnaissable par la pauvreté de la crèche, que l’opprobre de la croix est devenu la bannière de la miséricorde divine, et que les marques de ses blessures sont les glorieux trophées de sa victoire sur la mort : ainsi c’est le chef-d’œuvre du Roi des rois d’avoir confié l’exécution de son plan à de faibles hommes conçus dans le péché, dont la foi trébuchait fréquemment et dont les miracles ne réussissaient pas toujours (Matthieu 17). Mais si par leur nature ils nous étaient semblables, ils ne restèrent pas tels qu’ils étaient d’abord ; le Seigneur les attira et les choisit ; il les éleva, les fit arriver à la nouvelle naissance par le Saint-Esprit, il sanctifia leur aptitude naturelle, et, par la communication de dons spirituels, il les rendit capables d’exercer leur auguste vocation. La description que nous fait Jean des jours mémorables, où lui et d’autres disciples apprirent à connaître Jésus comme le Messie, est extrêmement belle et attrayante. Il ne mentionne pas son propre nom, mais c’est certainement à bon droit qu’on a reconnu de tout temps que le disciple qui, avec André, chercha d’abord le Seigneur, n’était autre que Jean lui-même. Disciples de Jean-Baptiste, préparés par ce prédicateur de la repentance à recevoir le Messie, ils étaient désireux d’apprendre à connaître celui que leur maître leur avait montré comme l’Agneau de Dieu. C’est ainsi qu’ils suivent le Maître, sans oser Lui adresser la parole. Mais lui, se tournant vers eux, les encourage et leur demande : « Qui cherchez-vous ? » Ils doivent arriver à avoir conscience de leur intention ; il faut qu’on sache ce qu’on cherche auprès de lui. Ils lui répondent : « Rabbi, c’est-à-dire maître, où demeures-tu ? » Ils donnent à comprendre : « Nous voudrions te visiter si cela nous est permis. » Le Seigneur les retient amicalement par ces paroles : « Venez et voyez ; venez me voir maintenant. » Avec quel empressement ils se rendent à cette invitation ! et ils demeurèrent avec lui ce jour-là. Jean se souvient même clairement de la dixième heure, qui, d’après la manière de compter les heures en usage chez les Juifs, coïncide avec quatre heures du soir. C’est là l’heure de leur première rencontre avec Jésus, qui s’est gravée en traits ineffaçables dans la mémoire de Jean. Cette visite de quelques heures serait-elle trop insignifiante pour être mentionnée ? Ne décidait-elle pas de la direction de leur vie tout entière ? Ces courts moments furent suffisants pour confirmer dans les cœurs de ces disciples le témoignage de Jean-Baptiste, par l’impression de ce qu’ils voyaient et de ce qu’ils entendaient, et pour les faire arriver promptement à la foi en celui qui était venu.
André devient, probablement le même soir, le premier messager du salut auprès de son frère Simon : « Nous avons trouvé le Christ, ce roi, ce sacrificateur, ce prophète dès longtemps annoncé. » C’est ainsi qu’un frère devient pour son frère et qu’ensuite un ami devient pour son ami le prédicateur de la grâce qu’il a trouvée lui-même. Combien de fois les liens du sang ou des relations humaines ne sont-ils pas une puissance de séduction, ou tout au moins un empêchement à l’œuvre de Dieu, tandis qu’ici ils nous apparaissent sanctifiés et utilisés comme des cordeaux de l’amour divin. Jésus, dont le regard sonde les cœurs, salue Simon, fils de Jona, par le nom hébreu de Céphas, qui signifie rocher (en grec : Petros). Jésus voit en lui l’énergie et la force. Sans doute il fallut la longue patience du Seigneur et la continuelle discipline de l’Esprit de Dieu, pour que cette force devînt une inébranlable fermeté, et que cette nature impétueuse fût transformée en un caractère sanctifié. Aussi savons-nous, par une série d’exemples, à quel point le caractère naturel de Simon l’entraînait à la présomption et la confiance en sa propre force. Ce nom de Céphas, que le Seigneur lui promet dès sa première rencontre, il ne peut le répéter et le confirmer que plus tard en lui disant : « Maintenant tu es Pierre ; tu es devenu ce que signifie ton nom. » Chez Matthieu Pierre aussi est ainsi nommé dès le commencement ; mais ce n’est qu’après que le véritable fondement eut été posé en lui par sa foi en Christ, le Fils du Dieu vivant, le vrai Rocher ; alors seulement le Seigneur put lui donner ce témoignage : « Maintenant tu es Pierre, préparé à être la pierre sur laquelle je bâtirai mon Eglise » (Matthieu 16.18).
Le lendemain le Seigneur trouve Philippe, qui était aussi de Bethsaïda, près du lac de Génézareth, comme André et Pierre, lesquels possédaient aussi une maison à Capernaüm (Marc 1.29). Philippe est le premier que le Seigneur invite à le suivre, non seulement pour une fois, mais d’une manière permanente. Philippe est prompt à croire, et il devient un messager du salut auprès de son ami Nathanaël, avec qui il était lié par une commune espérance, comme André l’était devenu pour son frère Simon. André et Philippe ensemble, ces deux apôtres qui ont des noms grecs, servent dans la suite, au jour des Rameaux, d’intermédiaire à ces Grecs qui désiraient voir Jésus. (Jean 12.22) Mais il arrive aussi à Philippe de tourner son esprit vers les choses extérieures ; il veut les voir des yeux du corps au lieu d’ouvrir l’œil de la foi. Au moment où le Seigneur va rassasier quatre mille hommes, il calcule combien il faudrait de deniers pour acheter la nourriture nécessaire, et le dernier soir encore il afflige le Seigneur par cette demande peu éclairée, bien qu’exprimant un désir légitime : « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit » (Jean 6.7 ; 14.8). Mais au moins a-t-il bien répondu au premier appel du Seigneur. Non seulement il vient lui-même, mais encore il appelle son ami par cette parole de foi : « Nous avons trouvé celui dont Moïse et les prophètes ont écrit ; c’est Jésus, le Fils de Joseph de Nazareth. » Bien qu’il ne connaisse pas encore pleinement de qui Jésus est le fils et d’où il est venu, sa foi n’en apparaît que plus ferme, car au lieu de se laisser arrêter par le doute auquel l’abaissement de Christ pouvait donner lieu, il confesse résolument : « Dans ce fils de Joseph de Nazareth nous avons trouvé la postérité promise à la femme et à Abraham, le prophète semblable à Moïse et le fils de David. »
Nathanaël est moins prompt à croire. Que peut-il venir de bon de Nazareth ? Voilà l’objection de l’homme de Cana (Jean 21.2). C’est que les voisins se connaissent, et pas toujours du bon côté. Or Nathanaël ne se trompe pas dans ce qu’il dit de Nazareth : non seulement c’est un lieu si insignifiant que ni l’Ancien Testament ni Joseph n’en font mention, mais ses habitants étaient généralement grossiers et fermés aux choses de Dieu. La sainte jeunesse de Jésus n’a fait aucune impression sur eux. Ils s’étonnent du premier discours qu’il prononce dans leur synagogue, parlent en termes méprisants de son origine, et récompensent par une tentative de meurtre ses paroles d’avertissement (Luc 4). Aussi le Seigneur s’étonne et s’afflige-t-il d’une incrédulité qui l’empêche de faire des miracles dans la ville où il avait grandi (Marc 6). Et c’est de ce triste endroit que viendrait le Messie ! Mais Philippe, sans disputer, s’en tient à l’expérience. Il répète les paroles que le Seigneur avait dites : « Viens et vois, ainsi que j’ai vu moi-même. » Et Nathanaël vient.
Quand Jésus le voit venir, il écarte d’avance l’opinion défavorable que les autres disciples pourraient concevoir de ce douteur, en disant : « Voici un véritable Israélite en qui il n’y a point de fraude. » Nathanaël n’est point un Juif hostile et entêté ; il n’est point fils du rusé Jacob, mais fils de cet Israël qui lutta avec l’Eternel pour obtenir sa bénédiction, afin d’être affranchi de sa vieille nature ; Nathanaël est un Israélite qui mérite le nom honorable d’un combattant avec Dieu et pour Dieu, un homme droit et sincère, en qui il n’y a point de fraude. Veut-il dire : Point de péché ? Nullement ! Mais déjà David dit dans le psaume 23 : « Heureux l’homme dont la transgression est pardonnée, et dont le péché est couvert, parce qu’il le confesse au lieu de le cacher ; bienheureux l’homme à qui l’Eternel n’impute point l’iniquité, et dans l’esprit duquel il n’y a point de fraude. » Nathanaël est de ces hommes qui ont combattu le combat par lequel Jacob est devenu Israël. Loin de cacher son péché, il le confesse à Dieu, en homme sincère et tourné vers Dieu. Il est en même temps un homme de foi et d’espérance, et son ami ne peut rien lui annoncer de plus agréable que la venue de Celui dont les prophètes ont parlé. Il manifeste franchement son doute ; mais, loin de s’entêter dans son objection, il obéit à la parole de Philippe, qui l’invite à faire l’épreuve de cette vérité par sa propre expérience. Il va droit au Seigneur, mais, en entendant sa première parole, il est surpris et confus : « D’où me connais-tu pour ainsi me juger ? » Mais le Seigneur l’étonne encore davantage en prouvant une chose merveilleuse par une autre plus merveilleuse encore, en lui montrant que non seulement il l’a scruté au moment où il le voyait venir, mais encore qu’il l’a vu prophétiquement par l’Esprit, avant que Philippe ne l’appelât, alors qu’il était sous le figuier. L’impression profonde que cette parole fait sur Nathanaël a fait admettre, dès les premiers temps, par les lecteurs de l’Evangile, que le Seigneur ne parle point d’une vue naturelle, par le moyen de laquelle il aurait observé Nathanaël, et qu’il ne se borne pas à lui citer le fait extérieur de s’être trouvé sous un arbre connu de lui, mais que plutôt il rappelle à cet homme par cette simple parole un lieu où une chose si grande s’était passée dans son cœur, qu’une simple allusion suffisait pour faire vibrer la corde la plus sensible. « Ne puis-je pas certifier que tu es un véritable Israélite, quand je sais que tout à l’heure tu étais non seulement sous un figuier, mais dans le sanctuaire invisible ? Est-ce que j’ignore où tu habites ? Est-ce que je ne connais pas tes œuvres et ta foi ? » Il est saisi par le sentiment subit de n’avoir pas été seul, alors qu’il croyait l’être. Oh ! la grande chose que de sentir que nous sommes connus du Seigneur mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et que nos pensées les plus secrètes sont découvertes aux yeux du Saint ! Nathanaël confesse sa foi, promptement mûrie, par ces paroles : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël. » L’Israélite sans fraude salue son roi ; il prononce cette grande parole d’une manière encore plus décidée que ne l’avait fait Philippe. Et le Seigneur répond : « Tu crois maintenant ? Tu verras de plus grandes choses » ; tu verras le ministère des anges, le commerce entre le ciel et la terre par la médiation du Fils de l’homme, la réalité vivante accomplissant ce que Jacob avait vu en songe, la présence personnelle de Dieu.
Nathanaël, ce disciple sans fraude, n’est mentionné plus tard que par Jean. Il est, sinon certain, au moins probable, que c’est le même que celui auquel les autres évangélistes donnent le nom de Barthélémy ; car il est à peine admissible qu’un disciple si distingué n’ait pas été choisi avec les douze apôtres ; et, en effet, nous le voyons après Pâques dans le cercle le plus intime des disciples. Il peut d’autant mieux être la même personne que Barthélémy, qu’il se trouve continuellement nommé avec Philippe, et qu’en réalité ce nom signifie le fils de Tolmaï.
Les traits rares mais caractéristiques qui dépeignent à nos yeux ces premiers disciples, nous montrent en eux des hommes de caractères bien différents, et qui, par des voies diverses, arrivent auprès du même Maître. L’incomparable sagesse avec laquelle le Seigneur traite chacun selon ses besoins intérieurs, tout en faisant sentir à tous l’importance suprême qu’il y a à le suivre, nous est montrée par une autre histoire où un homme, qui se présente pour suivre Jésus, est presque refusé, tandis que le Seigneur presse vivement un second et un troisième à pénétrer à travers tous les obstacles (Matthieu 8 ; Luc 9).
Un scribe, hôte rare parmi les pauvres gens qui entourent Jésus, lui dit : Maître, je te suivrai partout où tu iras. Mais le Seigneur rabat l’enthousiasme factice de cet homme, qui, présumant trop de sa propre force, promet plus qu’il ne peut tenir, en lui disant cette parole sérieuse : Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où reposer sa tête. On ne trouve auprès de moi ni opulence, ni commodité ; il faut que ceux qui me suivent sachent renoncer au tranquille repos de leur foyer : veux-tu marcher avec moi dans cette voie ? C’est ainsi qu’il repousse presque cet homme haut placé. Aucun des évangélistes ne rapporte si, malgré cet avertissement, il osa se joindre à Jésus ; la question reste irrésolue pour lui. Pour nous aussi il s’agit souvent de savoir si nous avons estimé la dépense, ainsi que le Seigneur nous y engage. On a émis la suppositiona, qui naturellement ne s’appuie sur aucune preuve, que cet aspirant était Judas Iscariot.
a – Lange, dans la Vie de Jésus.
Si le Seigneur a montré ici qu’il ne veut pas attirer à tout prix des disciples, qui peut-être feront naufrage dans l’épreuve de la vie, il se rattache par contre plus étroitement la seconde personne dont parle le même récit, et qui se trouve déjà au nombre des disciples, en lui disant dans un moment décisif : suis-moi (Luc 9.59). Mais cet homme répond : « Seigneur permets-moi d’ensevelir d’abord mon père. » Est-il possible que le Seigneur lui refuse la permission de remplir ce devoir filial ? Et cependant il le fait par cette parole étonnante : Laisse les morts ensevelir leurs morts, mais toi va annoncer le royaume de Dieu. Le père devait être mort à ce moment, car ce disciple ne demande pas un délai indéterminé pour donner les derniers oins à un père qui va mourir ; il faut aussi que ce fils ait reçu ce message douloureux, alors qu’il se trouvait auprès du Seigneur ; car, d’après l’usage populaire, il n’aurait pas quitté la maison de deuil pour venir auprès de Jésus avant les funérailles. Retournera-t-il chez lui pour accomplir un devoir suprême et sacré à l’égard de cette dépouille vénérée ? Incertain lui-même, il remet la décision à Jésus en lui disant : « Seigneur, me permets-tu d’aller ? » Mais pourquoi celui-ci le lui défend-il si sévèrement ? Nous avons en lui cette confiance qu’il savait pourquoi il agissait ainsi. Il lisait dans le cœur de ce disciple qui lui avait remis la décision ; il voyait ces liens de famille qui menaçaient de retenir cette âme indécise, et qui, s’il ajournait maintenant l’œuvre pressante de la prédication du Royaume, étaient de nature à le détourner complètement de la cause du Seigneur.
Ce n’est pas à un novice que le Seigneur a demandé une chose si dure en apparence ; Jésus ne le met pas au nombre de ceux qui sont spirituellement morts. Aussi, ne faut-il pas qu’il retombe dans la mort. N’y a-t-il pas dans chaque vie des moments décisifs ? Sans doute, nous ne reconnaissons pas toujours la suprême importance de ces moments, et nous avons besoin que le Seigneur nous éclaire, et nous fasse connaître ce que nous devons faire et ce que nous devons laisser. D’ailleurs, il est en droit, quand son œuvre l’exige, de demander le sacrifice d’un devoir filial, alors surtout que l’accomplissement de ce devoir ne peut plus profiter à un père décédé. Si des devoirs d’une moindre importance, tels que le service de notre patrie terrestre, peuvent nécessiter de pareils sacrifices, à combien plus forte raison ce droit revient-il au Seigneur, à qui il appartient de dire : « Celui qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi. » Aimer Jésus, c’est le devoir par excellence qui résume, qui limite et qui sanctionne tous les autres. Le Seigneur ne veut pas que nous méprisions les liens terrestres, lui qui jusque sur la croix se montra le fils fidèle de sa mère. Le royaume de Dieu ne doit jamais être un prétexte pour négliger les saints devoirs de l’amour, et, d’un autre côté, ces devoirs ne doivent non plus nous détourner du service de Jésus-Christ. Or, il peut survenir des époques décisives où il faut que la manifestation de notre amour du prochain se subordonne à notre tâche supérieure, et c’est alors qu’il nous est dit : « Laisse le soin d’ensevelir les morts à ceux qui sont spirituellement morts, qui malheureusement ne sont que trop nombreux ; toi, au contraire, adonne-toi à cette œuvre de réveil, qui consiste à ressusciter les morts par la parole du royaume de Dieu. Sauve ton âme et accomplis ta tâche. » Qui donc contestera avec le Sauveur de ce qu’il retire brusquement celui qui est tombé à l’eau ? La tradition très ancienne, selon laquelle Philippe serait ce disciple, qui voulait d’abord ensevelir son père, n’est pas soutenable pour qui se rappelle la manière dont Jean raconte la vocation de cet apôtre. Si nous devions chercher parmi les douze celui qui est en danger de ne pas pouvoir se détacher des sépulcres, nous penserions plutôt à Thomas.
En tout cas, nous reconnaissons dans la réponse que le Seigneur fait à cet homme hésitant la sagesse de Celui qui scrute les cœurs, et qui dit en temps opportun la parole nécessaire. Nous y voyons aussi cette vivante plénitude de vérité, en vertu de laquelle ses paroles dépassent à l’infini la circonstance qui les a suggérées, et élèvent le cas isolé à la hauteur d’une similitude renfermant en germe ce qui s’adresse et ce qui profite à tous. Luc parle d’un troisième cas ; il nous montre un disciple qui, comme le premier, s’offre volontairement en même temps. Semblable au second, il voudrait encore remplir un devoir d’affection : il désirerait prendre congé des siens, ainsi que le fit Elisée avec la permission d’Elie, qui venait de l’appeler à quitter sa charrue. La réponse du Seigneur n’est ni un commandement ni une défense ; mais voici à quoi ce disciple doit réfléchir : Celui qui s’offre pour ce travail pénible, consistant à ouvrir les cœurs endurcis, travail qui, de même que le labour terrestre, absorbe toute la force et l’attention du laboureur, cet homme ne doit point se distraire en regardant en arrière. Souviens-toi de la femme de Lot et de sa fin. Es-tu en état de prendre vraiment congé, de manière à ce que tu ne sois pas de nouveau enlacé par les liens anciens ? S’il en est ainsi, va faire tes adieux ; mais n’oublie pas que dans le royaume de Dieu, pas plus que dans la création extérieure, une heure ne ressemble à l’autre ; peut-être sera-t-il impossible de faire demain ce que tu négliges aujourd’hui. Attends-toi à Dieu sans négliger le jour d’aujourd’hui ; espère et hâte-toi à la rencontre du jour du Seigneur.
Voilà comment les réponses du Seigneur diffèrent selon les besoins de ceux qui s’adressent à lui, afin que chacun fasse librement, dans l’obéissance de la foi, ce que son cœur lui dit.
Le Seigneur est riche pour tous ceux qui l’invoquent : c’est ce que nous montre aussi l’Apocalypse, qui, après avoir décrit dans son premier chapitre la gloire du Fils de l’homme, ne relève dans les deux suivants que ceux des traits de cette image, qui importent particulièrement à l’ange de l’Eglise à laquelle le Seigneur s’adresse en ce moment. Ainsi chacun voit et connaît le Seigneur d’un côté particulier, selon son intelligence et ses besoins. Il se donne à chacun de la manière qui lui est nécessaire. Il a agi de la sorte aux jours de sa chair, et il reste le même Sauveur, juste, miséricordieux et à jamais fidèle.
Du milieu de ceux qui étaient ses disciples dans un sens plus large, nous l’avons vu en choisir un petit nombre, qui devaient être chargés d’une manière toute spéciale de travailler pour son royaume par la propagation de la vérité. Avant tous les autres, Matthieu et Marc mentionnent ces deux couples de frères, que le Seigneur, marchant au bord du lac de Génézareth, appela de leurs filets, savoir, Simon Pierre et André, Jacques et Jean. Si Marc ajoute que ceux-ci laissèrent leur père Zébédée dans la barque avec les journaliers, ce trait implique que, par leur départ, ce père n’était pas privé de toute assistance, et que, pour l’amour du Seigneur, ils renoncèrent à une certaine aisance. La parole par laquelle il appelle ces quatre disciples est aussi enjouée que sérieuse : Je vous ferai pêcheurs d’hommes. La vocation que jusqu’à ce jour vous avez suivie dans la création inférieure, vous allez désormais l’exercer dans le domaine de l’esprit. Vous ferez ce que Jérémie a prophétisé : « Voici, j’enverrai beaucoup de pêcheurs, dit l’Eternel, qui pêcheront les enfants d’Israël » (Jérémie 16.14). Ici encore Jésus accomplit ce que l’Eternel a annoncé par ses prophètes. C’est lui qui les appelle, qui les prépare, et, ce qu’il faut pour cela de discipline et d’éducation, d’humiliation et de relèvement, c’est là ce dont Pierre surtout a fait l’expérience. C’est de moi aussi, dit le Seigneur, que vient le succès. Quant à vous, il vous faut travailler en silence, faire des efforts tout en attendant patiemment. Il vous faut un hameçon bien pointu et un filet aux mailles serrées qui ne laissent point d’issue au poisson. Mais gardez-vous de procéder avec hâte et violence, car le pêcheur aussi ne prendrait rien s’il agitait son filet dans l’eau, ou si, par impatience, il déchirait sa ligne. N’oubliez jamais que de même que le poisson se débat quand il doit quitter son élément, ainsi l’homme résiste à celui qui veut l’arracher de la mer du monde. Il mord à l’hameçon, les mailles du filet lui ferment toute issue, et il s’agite violemment sentant qu’il va mourir. Mais faut-il en effet qu’il meure ? Oui le vieil homme doit mourir pour que l’homme nouveau puisse vivre ; mais le vieil homme ne voit ni ne comprend cela ; il sent sa respiration coupée, mais il ignore que c’est là le travail d’enfantement d’une vie nouvelle. C’est pourquoi vous, pêcheurs d’hommes, appelés à être ouvriers avec le Dieu Sauveur, faites votre œuvre en attendant patiemment le moment propice et en vous rappelant ce que vous éprouvâtes vous-mêmes alors que, pris au filet, vous devîntes véritablement libres.
Jean ne fait pas mention de cette vocation près du lac de Génézareth ; il a décrit la manière dont les premiers disciples firent la connaissance de Jésus, mais il a ajouté expressément : ils restèrent ce jour-là avec lui. Ils ne s’attachèrent pas encore d’une manière permanente à Jésus, bien qu’ils l’accompagnassent à Cana et ailleurs. Pour le moment les frères de Jésus ont encore le pas sur eux (Jean 2.12). Par contre Matthieu et Marc racontent comment le Seigneur appela ces deux couples de frères à le suivre comme apôtres pour ne plus le quitter. Luc dévie de ces deux évangélistes, car tandis que ceux-ci racontent la vocation de ces quatre pêcheurs près du lac de Génézareth, il nous fait un récit qui serait en contradiction partielle avec celui de Matthieu et de Marc, s’il était l’histoire du même événement. Luc nous montre la foule qui entoure Jésus, en sorte que celui-ci, pour mieux se faire entendre, entre dans l’une des deux barques amarrées au rivage. De cette chaire improvisée il annonce la parole de Dieu, à cette foule bigarrée, qui se presse sur les bords du lac, sous un dôme voûté par la main de Dieu. Puis il ordonne à Simon de ramer au large et de jeter son filet. Evidemment Simon connaît déjà Jésus, car tout en n’ayant rien pris toute la nuit, il veut tenter un nouvel essai en se confiant à la parole du Seigneur. Quand il voit une bénédiction surabondante au point que les filets en sont presque rompus et que les barques s’enfoncent jusqu’au bord, Pierre, tout effrayé, se jette aux pieds de Jésus et s’écrie : « Seigneur, retire-toi de moi, car je suis un homme pécheur ! » Mais le Seigneur le tranquillise par ces paroles : « Ne crains point, car désormais tu seras pêcheur d’hommes. »
Pourquoi ce récit ne pourrait-il raconter que l’événement dont parlait Matthieu et Marc ? Le motif principal, pour ne pas dire unique, sur lequel on appuie cette assertion, c’est le fait que Matthieu et Marc terminent leur récit par la mention que les deux couples de frères abandonnèrent leurs filets et leurs barques pour suivre Jésus. Or ce qu’ils avaient laissé une fois, ils ne pouvaient le laisser pour la seconde fois. Cela est plus spécieux qu’évident. Les deux premiers évangélistes ne peuvent-ils pas clore brièvement leur récit, de manière à comprendre en une seule image ce qui dans la réalité a eu une marche plus lente ? Si, après la résurrection du Seigneur, Pierre et les autres disciples ont passé une nuit à la pêche, qu’est-ce qui nous empêche d’admettre que tout en s’étant attachés au Seigneur pour le suivre, ils retournaient parfois à leurs anciennes occupations pour gagner leur pain, ainsi que Paul le fit dans la suite en tissant des tentes ?
La non-réussite de leur tentative leur valut une expérience par laquelle ils furent puissamment avancés dans la connaissance du Seigneur. Non seulement ils prirent des poissons, mais ils obtinrent une bénédiction. Qui connaît par sa propre expérience l’énorme différence entre le profit et la bénédiction ? cette bénédiction, ils l’obtinrent, parce que Pierre avait humblement confessé son impuissance, en même temps que, reconnaissant que ni l’habileté ni l’application ne suffisent pour s’assurer le succès, il avait obéi à la parole du Seigneur. La bénédiction accordée en cette circonstance aux disciples consistait en ce qu’ils reconnurent et reçurent tout à la fois le don, et dans ce don le donateur. Ils reconnurent en lui le Seigneur, qui même sous sa forme de serviteur manifestait sa gloire, suivant les circonstances et les besoins des siens, et qui dans la paisible assurance de sa communion avec le Père, puisait à pleines mains dans les trésors de la création. Or le signe caractéristique de la bénédiction est précisément cette frayeur, si peu comprise par le monde, laquelle fit dire à Pierre : Seigneur, retire-toi de moi ! Mais une pareille frayeur est-elle donc une bénédiction ? Pierre ne ressemble-t-il pas à ces Gadaréniens au cœur dur, qui prièrent Jésus de s’éloigner de leur pays ? En apparence, oui, mais en réalité c’est tout autre chose. Chez les Gadaréniens nous voyons un égoïsme sordide ; ne pouvant se consoler de la perte de leurs pourceaux, ils étaient incapables d’apprécier la délivrance du misérable démoniaque ; c’est pourquoi tout en n’osant pas se plaindre, ils n’avaient pas d’autre désir que d’être au plutôt débarrassés de Jésus, et le Seigneur qui n’entend s’imposer à personne, se conforma à leur volonté. Il n’en est pas ainsi chez Pierre : son filet est rempli et les barques s’enfoncent ; son cœur aussi déborde de la crainte du Seigneur. C’est là ce qui l’humilie et lui arrache des paroles qui expriment maladroitement le sentiment le plus vrai. O surabondance de la bénédiction du Seigneur ! J’en suis totalement indigne ! Quelle grande chose quand une âme est humiliée à ce point, non par les rudes coups du jugement, mais par les fleuves découlant de la grâce imméritée ! Sans doute il ne devait pas demander au Seigneur de s’éloigner de lui, et nous voyons ici pour la première fois la tendance de Pierre à se laisser entraîner au delà de la vraie mesure par la promptitude et la puissance d’un sentiment vrai. Malgré cela, il mérite bien que nous respections la sincérité du profond sentiment qui se manifeste par cette parole exagérée.
Retire-toi de moi, car je suis un homme pécheur ! Qui est-ce qui se résout à une pareille confession ? Ce n’est pas sans répugnance qu’on arrive à dire : Nous sommes tous pécheurs. Nous signifie moi, mais aussi et surtout les autres ; et parce que nous ne disons pas : Je, il ne nous semble pas que le Seigneur doive avoir un motif de se retirer de nous. Pierre au contraire dit, sans regarder autour de soi : Je suis un homme pécheur et indigne que tu restes auprès de moi. Cette contrition n’est-elle pas la véritable raison de la bénédiction obtenue par Pierre ? Ce cœur froissé et brisé n’est-il pas le sacrifice agréable à Dieu ? N’est-ce pas à cause de cela que Christ l’a exaucé ? Sans doute il ne l’a pas exaucé selon ce que sa bouche disait, car il ne savait pas demander ce qui était convenable, mais selon l’Esprit, qui dans son cœur intercédait auprès de Dieu, par des soupirs inexprimables. Or Christ savait quelle était l’affection de cet Esprit. Celui qui, non comme les Gadaréniens mais comme Pierre, prie le Seigneur de se retirer de lui, il l’exauce, non pas en se retirant mais en restant, et il le relève, en lui disant, comme à Pierre : « Ne crains point, car désormais tu seras pécheur d’hommes. » Ne t’ai-je pas dit que tu seras abondamment béni dans ton nouveau ministère ? C’est ainsi qu’en confirmant sa parole précédente, il amena à sa pleine maturité la résolution prise par ses disciples.
Tandis que Jean raconte les premiers commencements du cercle des disciples, Matthieu et Marc parlent du premier appel adressé par le Seigneur à quelques-uns d’entre eux pour le suivre sans interruption. Cette élection au ministère de pêcheurs d’hommes, ils devaient l’attendre et non la briguer. A cela Luc ajoute le récit de la première expérience qu’ils firent de ce qui se trouve impliqué dans le service d’un tel maître. Ensuite seulement cet évangéliste (ainsi que Marc) raconte le choix des douze apôtres et leur envoi, que Matthieu rapporte d’une manière particulièrement détaillée. Enfin Luc, en historien consciencieux, qui décrit avec le plus de soins le développement graduel du royaume, Luc seul parle de soixante et dix autres disciples, sans noue donner le nom d’aucun d’eux. C’est ainsi que l’œuvre de Dieu progresse par degrés ; c’est d’abord l’herbe, puis les épis et enfin le grain formé dans les épis. Il faut que les messagers du Royaume apprennent à connaître toujours mieux le Seigneur et son œuvre ; il étend de plus en plus le cercle de son activité, car il a pitié de ces brebis errantes, qui n’ont point de berger. Priez le Maître de la moisson qu’il envoie, ou pour traduire exactement, qu’il jette des ouvriers dans sa moisson. C’est un miracle de la grâce que le Seigneur fasse son œuvre par le travail des hommes et qu’il y assigne une si grande place à leurs prières. Qui est-ce qui pense à ces choses comme il devrait ?
Mais si le Seigneur recommande aux siens de prier, de quelle manière lui-même a-t-il dû prier dans cette nuit qu’il passa éveillé, avant de faire choix des douze ! (Luc 6.12). C’était en effet une action importante que d’élire les hommes convenables, du milieu de ceux qui l’accompagnaient. Il fallait des hommes simples, nullement dominés par les traditions cléricales ni enflés de l’orgueil de la science ; des caractères droits et vigoureux, purifiés par la naissance d’en haut, se prêtant un mutuel appui par la diversité de leurs dons, capables en un mot de devenir le fondement solide de la nouvelle communauté. Le Seigneur avait en vue en même temps les besoins immédiats et les besoins éloignés ; il cherchait des messagers chargés d’annoncer le salut à Israël, en allant deux ensemble, afin qu’en s’entraidant réciproquement ils apprissent aussi à se supporter en frères. Dans ce premier germe le Seigneur contemplait en esprit la consommation glorieuse, où les apôtres, assis sur douze trônes dans le royaume de sa gloire, jugeraient les douze tribus d’Israël. C’est entre ces deux pôles que se développe leur vocation ; ils devaient être ses compagnons continuels et ses serviteurs, et se former dans cette école à devenir les hérauts de son royaume et les témoins de sa vie. Ils devaient dans la suite être des messagers dotés de la puissance de l’Esprit, et dont la vocation impérissable est exprimée par le nombre douze. Cette vocation consistait à édifier la nouvelle alliance sur le fondement de l’ancienne, à représenter l’unité de l’œuvre de Dieu dès son commencement, à être les nouveaux patriarches du véritable Israël, à resplendir comme les fondements de la Jérusalem céleste aux siècles des siècles (Apocalypse 21.14). Dans cette nuit mémorable le Seigneur dut prier pour arriver à la certitude d’avoir en effet fait choix de ceux (Jean 15.16) que son Père lui avait donnés (Jean 17.12).
Nous connaissons Simon Pierre, leur chef de file, nous avons parlé des fils de Zébédée ainsi que de Matthieu, et aujourd’hui nous nous sommes entretenus d’André, de Philippe et de Barthélémy. A côté des mieux doués, dont les capacités se complétaient si bien réciproquement, d’autres membres du groupe élu faisaient fidèlement valoir des dons moins éclatants. Les sources extra-bibliques ne nous apprennent rien de sûr touchant la plupart des apôtres. Quant aux évangiles, ils nous mettent au moins à même de réunir les traits épars qu’ils nous ont transmis de leurs personnes. Je ne mentionnerai des anciennes traditions que celle qui parle de Jacques, fils de Zébédée, et qui n’est pas indigne de ce Fils du tonnerre. Tandis que le livre des Actes ne parle de son martyre que dans un court verset (Actes 12.2), Clément d’Alexandrieb, s’appuyant sur ce que lui ont transmis ses ancêtres, raconte que l’homme qui avait traduit l’apôtre devant le tribunal, après avoir été le témoin auriculaire de sa confession, en avait été tellement touché, qu’il avait confessé être chrétien. Conduit lui-même au supplice, cet ancien adversaire aurait prié Jacques de lui pardonner. Après un moment d’hésitation, l’apôtre l’aurait embrassé en lui disant : « Paix te soit » et ils auraient été décapités ensemble.
b – Eusèbe, Histoire de l’Eglise, IX, 9.
Pour ce qui est des autres apôtres, nous nous en tiendrons uniquement au Nouveau Testament. Un intérêt particulier s’attache à Thomas, qu’on désigne à tort et par une appréciation superficielle comme incrédule. Après avoir surmonté les obstacles, il mériterait au contraire d’être nommé l’homme d’une grande foi. D’après ce qui nous est connu de lui, c’était un homme d’un caractère sérieux et profond, réfléchi, prompt à discerner les choses différentes et sentant tout le poids de ce qui lui était imposé. « Allons mourir avec lui ! » dit-il à la mort de Lazare, en pensant au danger dont le Seigneur était menacé. Plus tard, quand Jésus dit aux disciples qu’ils savaient où il allait et qu’ils en savaient le chemin, Thomas avoua franchement le poids qui oppressait son âme, parce que cela ne lui était nullement clair. Après que le Seigneur, par une manifestation spéciale de sa grâce, l’eut délivré d’un doute poignant et d’une tristesse mortelle, son esprit, arrivé enfin à la certitude qu’il avait tant cherchée et son ardent amour pour le Seigneur devancèrent la foi des autres disciples, et Thomas s’écria : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »
Pour ce qui est de Jacques, fils d’Alphée, on est en désaccord jusqu’à ce jour sur la question de savoir s’il est identique avec Jacques, appelé le frère du Seigneur (Galates 1.19) ou s’il ne l’est pas. Si le second cas est vrai, ce Jacques dont parlent la seconde partie du livre des Actes (à partir de Actes 12.17) et l’épître aux Galates (chap. 2), est-il ce frère du Seigneur nommé Galates 1.19 ? Dans ce cas nous ne savons rien de particulier du caractère du fils d’Alphée. Si au contraire ce Jacques est distinct du frère du Seigneur, si c’est de Jacques, fils d’Alphée qu’il est question dans le deuxième chapitre de l’épître aux Galates et dans les Actes des apôtres, alors nous reconnaissons en lui le chef des judéo-chrétiens, le conducteur ferme et calme de l’Eglise de Jérusalem. Il en serait de même si, conformément à la première des trois hypothèses indiquées, les deux désignations de frère du Seigneur et de fils d’Alphée concernaient le même apôtre Jacques. Pendant la vie terrestre du Seigneur, il ne se fait point remarquer. Il en est de même de Simon, surnommé le Zélé. C’est là la désignation d’un homme qui, comme Phinées, s’élevait non seulement par la parole, mais par l’action contre les abominations de l’impiété. On avait donné abusivement ce nom à ces rebelles qui, comme Judas le Galiléen, s’opposaient par des armes charnelle à la domination étrangère. Nous ignorons quelle action valut à Simon ce surnom ; en tout cas, ce devait être un homme rempli d’une sainte jalousie pour son Dieu.
Nous voyons un esprit de la même trempe en Jude de Jacques, comme Luc le nomme. Cela peut signifier fils de Jacques ou frère de Jacques. Matthieu lui donne le prénom de Lebbée et Marc celui de Thaddée, qui tous les deux signifient : le Courageux. Il n’est pas admissible que ces deux prénoms désignent une personne différente de Jude, car nous comprenons aisément l’opportunité de ces prénoms pour distinguer notre apôtre de Judas Iscariot. Jean aussi fait remarquer que Jude, non pas l’Iscariot, adressa une question au Seigneur (Jean 14.22). Cette question est un indice de ses sentiments : Jude ne peut pas comprendre pourquoi le Seigneur, à son retour, ne se fera connaître qu’aux disciples, et non pas au monde. Je ne rechercherai pas ici quels sont les auteurs des épîtres de Jacques et de Jude. Cette question reste à éclaircir.
Avant de parler de Judas, l’apôtre indigne et le fils de la perdition, je voudrais encore dire un mot de ces soixante et dix disciples, dont Luc seul fait mention (ch. 10). On a supposé qu’ils doivent préfigurer la mission parmi les païens, que le Seigneur les envoie au milieu des Samaritains à demi païens et représentant les païens, et qu’au surplus le nombre de soixante et dix répond exactement au nombre de peuples qui, d’après la supposition juive, formaient la masse des gentils. Mais tout cela n’est pas biblique, et de plus l’envoi des soixante et dix disciples n’a aucun rapport avec la mission parmi les gentils, car le Seigneur se fait précéder et annoncer par eux là où lui-même voulait les suivre. C’est donc en Israël qu’il veut encore une fois jeter largement son filet, en invitant à entrer dans le Royaume toute la masse du peuple, et tous ceux qui n’en auraient pas encore eu connaissance. C’est pour cela qu’il ajoute aux douze, qui sont les patriarches du nouvel Israël, soixante et dix disciples répondant aux soixante et dix anciens institués par Moïse (Nombres 11) ; ceux-ci avaient trouvé dans le Sanhédrin, composé de soixante et dix membres, leur continuation extérieure ; Jésus vint opposer aux soixante et dix membres de ce conseil les vrais anciens, le véritable Sanhédrin du peuple de Dieu.
C’est déjà un exaucement de la prière adressée au Maître de la moisson, que l’envoi de ces soixante et dix ouvriers au lieu de douze. Mais cette prière est toujours nécessaire (Luc 10.2), car qu’est-ce même que soixante et dix parmi des millions ?
Dans les Actes des apôtres, qui nous racontent le commencement de la mission parmi les gentils, il n’est plus question des soixante et dix disciples. Par contre, les instructions données à ceux-ci renferment une parole explicite, qui ne conviendrait pas à une mission parmi les païens ou même parmi les Samaritains ; c’est la parole que ces disciples devaient prononcer là où on ne les recevait pas : « Nous secouons contre vous la poussière qui s’est attachée à nous dans votre ville » (Luc 10.11). Les apôtres n’agirent jamais de cette manière parmi les païens qui entendaient pour la première fois la bonne nouvelle du salut, mais seulement en Israël où la prédication de l’Evangile, dès longtemps préparée et plus d’une fois entendue, était malgré cela repoussée. Par conséquent, les soixante et dix disciples sont à considérer comme un filet d’amour jeté par le Seigneur sur Israël. Loin de constituer un ministère permanent, ils ne prêchèrent que par le fait d’une institution passagère ; c’est pour ce motif qu’Eusèbe, dans son Histoire de l’Eglise (I, 12), rapporte qu’on n’a pas conservé leurs noms. Vous savez que dans la suite on voulut ranger indûment parmi eux Marc et Luc.
A ces soixante et dix disciples le Seigneur donne des instructions analogues à celles que précédemment il avait données à ses douze apôtres, et qui contiennent en germe tout ce que les messagers du Royaume ont à accomplir. Il les envoie en conquérants, mais sans armes, et il les compare à des brebis au milieu des loups. Ils ne doivent même pas manier l’arme de la sagesse de ce monde. Gens sans instruction, leur Maître ne les appelle pas à discuter, mais à proclamer les grandes œuvres de Dieu, dont ils ont été les témoins. Leur attirail extérieur aussi doit être ce qu’il y a de plus humble et de plus simple ; ils n’ont pas à se préoccuper de bagages lourds et embarrassants. Les évangélistes tracent d’une manière un peu différente la limite de ce qui leur est permis : ils sont libres d’emporter un bâton dans leurs mains et des souliers à leurs pieds, dans le cas où ils sont déjà en possession d’un bâton et de souliers (Marc 6.8-9) ; ils doivent, dans le cas contraire, ne s’acheter ni bâton, ni souliers (Matthieu 10.9-10). Mais dans ce dénuement complet, gît le plus complet équipement, car ce commandement renferme une promesse. Si, libres de toute inquiétude, ils s’assurent sur le Seigneur, ils ne seront point confus ; le Seigneur pourvoira à tout ; en tous lieux, il disposera des cœurs en leur faveur, leur assurant le salaire de leur travail, c’est-à-dire leur subsistance journalière. S’ils ont à souffrir de la haine du monde et même de leurs plus proches parents, ainsi que Michée l’a prédit (Michée 7.6), ils jouissent au milieu de tout cela de la protection et de la paix du Seigneur. Le Seigneur les dote en outre de la puissance de faire des miracles. Qu’ils rendent donc patiemment et courageusement leur témoignage ; ici, comme en toutes choses, le succès vient du Seigneur seul.
Dans ces premiers voyages dans la terre d’Israël, alors que tout le peuple était préparé à leur message, alors qu’il s’agissait d’un temps court et que le Seigneur les suivait de près, ils devaient, à la lettre, ne faire aucune provision. Si dans la suite le Seigneur, en vue d’une situation extérieurement différente, parle de dispositions différentes à prendre par les disciples (Luc 22.35-36), ce même esprit de confiance n’en devait pas moins rester leur meilleur équipement. Quant aux guérisons miraculeuses, non seulement elles pouvaient parfois, dans ces premiers commencements, ne pas réussir à leur faible foi (Matthieu 17.16), mais elles ne sont point la chose essentielle. Une puissance qui purifie et qui vivifie les cœurs, ne fera défaut à aucun témoignage accompagné de la prière de la foi.
C’est par ces moyens qu’ils devaient annoncer le Royaume, et tout d’abord fonder l’Eglise. Le Royaume et l’Eglise ne sont pas complètement identiques. L’Eglise n’est pas encore le Royaume établi dans sa gloire visible, et si elle entreprend de s’en emparer prématurément, elle en est punie par sa propre mondanisation. Elle est au milieu du monde la communauté de ceux qui croient, et qui aiment leur Seigneur tout en ne le voyant pas (1 Pierre 1.8). Cette communauté, fondée sur la confession des adhérents (Matthieu 16.18), a ses institutions ; car bien que le Seigneur ne parle guère de sa constitution, il n’en mentionne pas moins son esprit de discipline (Matthieu 18.15-26) comme indispensable à la vie de l’Eglise. Mais malgré une sainte discipline, exercée dans un esprit de prière, elle ne réussira pas dans ce siècle à représenter un champ sans ivraie, ou un filet ne renfermant que de bons poissons (Matthieu 13). L’Eglise est cette institution qui, par la prédication de la Parole, prépare la venue du Royaume ; elle est la communauté des disciples du Seigneur, qui sont dans ce monde comme leur Maître y était lui-même sous la forme d’un serviteur, et dont la vie est encore cachée en Dieu, avec Christ, leur chef. Elle n’en est pas moins la communauté qui par la foi possède la vie éternelle, et qui, par la puissance de la vérité de Dieu, pénètre l’humanité à la manière du levain. C’est ainsi que ce ministère bien ordonné prépare les âmes pour le Royaume que le Père leur a destiné.
Il est une chose que les apôtres devaient prendre à cœur, mais qui nous concerne à un plus haut degré qu’eux : c’est que dans le présent siècle l’unité du grand troupeau du seul Berger ne peut pas être mieux réalisée que sa pureté. Lorsque le Seigneur parla de l’accueil qu’on devait faire aux petits en son nom, Jean se sentit repris de ce qu’ils avaient défendu à un homme de chasser des démons au nom de Jésus ; car, dit Jean, « il ne te suivait pas avec nous. » Mais le Seigneur répondit : « Ne l’en empêchez pas ; car il n’est personne qui, faisant un miracle en mon nom, parle mal de moi. Celui qui n’est pas contre nous est pour nous » (Marc 9.38-40 ; Luc 9.45, 50). En d’autres circonstances, quand un homme se retirait de lui, pour observer une froide neutralité, le Seigneur l’avertissait par cette parole : « Celui qui n’est pas pour moi, est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi disperse » (Matthieu 10.30 ; Luc 11.23). Mais aucun apôtre ni aucune assemblée apostolique, à plus forte raison aucun de nos chrétiens imparfaits et aucune de nos Eglises défectueuses, ne peut s’arroger le droit de parler comme le Seigneur a parlé, ni de maîtriser ou de frapper d’interdit un homme, en qui la vie de la foi commence à germer, parce qu’il ne suit pas encore le Seigneur Jésus avec nous. Il est vrai que la parole que le Seigneur prononce pour la défense de ce séparatiste, est très sobre : Il ne parlera pas facilement mal de moi, voilà à quoi se réduit l’éloge que le Seigneur lui décerne. Malgré cela il veut que les disciples ne s’appliquent qu’à eux-mêmes la norme sévère de cette parole : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » Quant aux autres, il convient de les juger d’après cette règle plus douce : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous. » Si le Seigneur dit : Contre moi, cela n’autorise aucune Eglise à dire que cela signifie : Contre nous.
Nous revenons aux douze pour comparer le premier d’entre eux au dernier. Pierre est le chef de file des apôtres, et l’erreur romaine ne nous empêchera pas de lui reconnaître ce rang. Il lui appartient en effet à cause de son esprit ardent et plein d’initiative, qui est chaque fois le premier à trouver l’expression de ce qui remplit les cœurs de tous. C’est parce qu’il est l’homme de l’action, et non celui de la contemplation comme Jean, qu’il pousse parfois vers la décision les autres disciples, quand ils hésitent ; et après avoir été lui-même converti, il peut affermir ses faibles frères.
C’est pourquoi le Seigneur lui décerne de préférence à tous les autres ce magnifique éloge : « Si tu es resté ferme dans la foi au Fils de Dieu, malgré les vains discours de la foule, et si cette foi s’est enracinée en toi, ce n’est ni la chair ni le sang qui te l’ont révélée ; tu ne tiens pas cette foi de l’héritage de ton père terrestre, mais de la révélation du Père céleste. Et moi je te dis : Toi qui m’as confessé comme Fils de Dieu, je te proclame comme étant Pierre, et sur toi, Pierre, dans la foi duquel le Fils de Dieu est devenu un Rocher, je fonderai mon Eglise en même temps que je te donnerai les clefs du royaume des cieux. » Aussi longtemps que Pierre subsiste dans la foi, sa confession et sa personne sont inséparables, car sa confession, c’est son cœur et sa foi, c’est lui-même. Dans cette confession que fit Pierre, au risque d’être rejeté par les Juifs et persécuté avec Christ, se trouvait, en effet, le fondement de l’Eglise, qui devait braver toute la puissance de persécution et de séduction de l’enfer. Voilà pourquoi le Seigneur fut si réjoui à la vue de cette foi de Pierre, foi indépendante et éprouvée par la contradiction, premier fruit amené à maturité par le ministère de Jésus-Christ. Mais le Seigneur promit-il à Pierre quelque chose dont celui-ci puisse se prévaloir vis-à-vis des autres disciples ? Nullement ! Au contraire, pour nous avertir d’une manière saisissante qu’une pareille tentation était à jamais défendue, Pierre dut entendre immédiatement après ce magnifique éloge, cette parole sévère : « Retire-toi, Satan, car tu m’es en scandale, parce que tu ne cherches point ce qui est de Dieu, mais ce qui est de l’homme » (Matthieu 16.23). Ce n’est pas à l’Esprit de mon Père, mais c’est à l’esprit des ténèbres que, sans le savoir, tu viens de servir d’instrument.
C’est qu’en effet le rocher sur lequel l’Eglise devait être fondée, venait de se montrer comme une pierre d’achoppement et de scandale pour le Seigneur lui-même ! De même que Satan, au désert, voulut persuader le Seigneur de gagner la gloire sans souffrir, Pierre, enorgueilli par ce qu’il venait d’entendre, se crut autorisé à conseiller au Seigneur d’éviter cette même voie douloureuse. C’est pourquoi le Seigneur le reprend en l’appelant Satan. Avec quelle sévérité ne le reprendrait-il pas s’il s’arrogeait le droit de maîtriser les autres disciples, comme si leur ministère n’était valable qu’à la condition d’avoir reçu la sanction de son autorité ! Aussi le vrai Pierre n’a-t-il jamais voulu cela ; une pareille présomption ne lui vient pas à l’esprit. Il ne demande même pas à Paul, le ci-devant persécuteur des croyants, une pareille subordination. Au surplus les autres apôtres, et en général les serviteurs de Dieu, ont reçu les mêmes clefs pour lier et délier les hommes (Matthieu 18.18 ; Jean 20.22-23), c’est-à-dire qu’ils ont reçu le même pouvoir de prononcer à la lumière de l’Esprit un jugement valable touchant la situation d’un homme par rapport au salut éternel. Là où deux ou trois croyants s’unissent au nom de Christ pour demander quelque chose, partout où il y a des disciples régénérés par l’Esprit-Saint, ils ont le pouvoir d’annoncer aux impénitents que leurs péchés sont retenus, et aux pénitents, que leur iniquité est effacée, avec la certitude que cette parole est ratifiée dans le ciel, et que le Seigneur est avec ceux qui s’attachent à lui.
Or, si les autres apôtres et même ceux qui arrivent à la foi par leur parole ont reçu le même esprit et le même pouvoir de lier et de délier, comment donc les dons personnels accordés à Pierre peuvent-ils être de quelque profit à ceux qui se disent ses successeurs, et parmi lesquels nous voyons des prêtres respectables alterner avec les monstres les plus odieux ? Comment ceux d’entre eux qui étaient remplis d’un esprit infernal prétendraient-ils lier et délier par la puissance du Saint-Esprit ? Et qui pourrait soutenir comme une vérité divine que le Saint-Esprit ait été transmis par les mains de ces hommes abominables qui figurent dans la série des papes ?
Malgré cela, Pierre reste pour nous ce qu’il est par la grâce de Dieu, le chef de file des douze rendu capable de fortifier ses frères. Lui-même, quand nous l’interrogeons, ne connaît que Jésus-Christ, cette pierre vive rejetée par les hommes, mais précieuse devant Dieu, par laquelle tous ceux qui sont édifiés sur elle deviennent à leur tour les pierres vives du temple spirituel de Dieu (1 Pierre 2.4-5). Aussi le principal entre les apôtres ne demande-t-il pas autre chose que de paître, lui pasteur, avec les autres pasteurs, le troupeau commis à leurs soins, et cela non comme ayant domination sur les héritages du Seigneur, mais en étant les modèles du troupeau (1 Pierre 5.1,3).
A quelle continuelle discipline du Saint-Esprit cet homme énergique ne dut-il pas se soumettre pour arriver au point où nous venons de le voir dans son épître ! Ses grands dons lui devenaient facilement une occasion de chute : sa prompte perception de la vérité, sa connaissance, plus rapidement éclose que chez les autres, de ce qui était dû au Seigneur, son empressement non moins grand à pratiquer ce qu’il avait reconnu ; tout cela l’induisit souvent à trop présumer de sa force, à prononcer une parole à l’occasion de laquelle il devint confus, ou à tenter une œuvre qu’il ne put mener à bonne fin. C’est ainsi qu’il ose marcher sur les flots, et l’instant après, au lieu de regarder le Seigneur, il s’effraye de la tempête. Dans une autre circonstance, il s’écrie : « Toi, Seigneur, tu me laverais les pieds ! » et puis il ose contredire le Seigneur par cette parole : « Tu ne me laveras jamais les pieds. » Mais tout aussitôt, effrayé par cette réponse du Seigneur : « Si je ne te lave, tu n’auras point de part avec moi, » il tombe dans l’extrême opposé : « Seigneur, non seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » Le même sentiment, dans lequel il voulut empêcher le Seigneur de suivre la voie de la souffrance, lui fit désirer de faire des tentes sur la montagne où le Seigneur était transfiguré (Luc 9.32-33), car il voudrait dès à présent se reposer dans la gloire céleste. Le même apôtre s’enquiert de la récompense qu’ils obtiendront pour avoir tout quitté pour le Seigneur, et il reçoit à la fois une promesse magnifique et l’avertissement sérieux de ne pas ressembler aux premiers ouvriers appelés dans la vigne (Matthieu ch. 19 et 20).
Pierre promet plus que tous les autres ; il sait ce qu’il doit au Seigneur ; mais, en s’engageant à trop, il le contredit : « Quand même tous se scandaliseraient, je ne me scandaliserais jamais ! » Il a une telle assurance de sa fidélité, qu’il entraîne aussi les autres. Mais de même qu’il voulait s’élever au-dessus de tous, il tombe plus bas qu’eux, et sa vieille nature l’entraîne dans la chute la plus profonde. C’est son courage charnel qui lui met l’épée à la main en Gethsémané ; cette vaillance terrestre, qui porte un homme à exposer sa propre vie, mais qui ne comprend pas combien supérieur en courage est celui qui ose souffrir le mal sans le faire. Ce zèle charnel vaut à Pierre le fruit amer de son reniement, et l’entraîne dans cette chute profonde, qui dut ébranler à fond sa confiance en sa propre force.
Voilà le premier des confesseurs qui a renié son Maître ! Combien n’est-il pas près du traître ! Laquelle de ces deux actions a fait souffrir le plus le cœur du Sauveur, et à quoi a-t-il tenu que Pierre ne devint un Judas ? Considérons attentivement ce dernier.
Certes ce n’est pas seulement le cas de dire ici : Comment Saül est-il parmi les prophètes ? mais bien de demander comment cet homme indigne a pu arriver à l’apostolat. Judas, fils de Simon, l’homme de Kérioth (Josué 15.25) est le fils de perdition (Jean 17.12) qui trahit Jésus. C’est par le fait d’une noble et admirable modération que les évangélistes s’abstiennent de toute parole outrageante. Mais si Jésus savait ce qui était dans l’homme (Jean 2.25), s’il lui était connu que l’un des douze était un démon, pire qu’Ahitophel (Jean 6.64, 70), comment pouvait-il l’admettre au nombre de ses intimes ? Et s’il connaissait l’avarice de Judas (Jean 12.6), comment est-ce précisément à ce larron qu’il confiait la caisse commune, l’exposant ainsi à une tentation journalière ?
Disons, en réponse à cette dernière question, que ce n’est pas seulement la tentation journalière qui est à prendre en considération, mais aussi l’épreuve journalière et le continuel exercice qu’elle impliquait. Certes, les avertissements fréquents par le regard du Maître ne manquèrent pas à Judas, et nous ne pouvons concevoir jusqu’où alla ce support constant, cette discipline incessante de l’amour miséricordieux. Jamais le Seigneur ne confondit Judas d’une manière ostensible ; les disciples ignorent quel démon est au milieu d’eux ; ils ignorent même, le dernier soir, lequel d’entre eux trahira Jésus. C’est ainsi que le Seigneur le supporta avec une admirable patience ; il osa lui assigner une place que nul pédagogue terrestre n’eût osé lui confier, parce que nul n’eût été capable de poursuivre jusqu’à la fin cette œuvre d’éducation.
Qui sondera le mystère des dispensations divines en vertu desquelles Jésus admit cet homme au nombre des douze ? Qui résoudra l’énigme de la coexistence de la providence de Dieu et de la liberté de l’homme ? Nous savons que le Seigneur règne, et que nous sommes responsables de nos actions. Nous savons, en particulier, que le Seigneur ne choisit ses apôtres que parmi ceux qui s’étaient volontairement attachés à lui. Judas était donc un disciple volontaire. Est-ce que le Père ne lui aurait pas aussi donné cet homme ? Dans cette nuit de prière, les pensées du Seigneur Jésus ne furent-elles pas ramenées continuellement vers lui, et une indication du Père ne permit-elle pas à Jésus de le laisser de côté, bien qu’il reconnût son manque de sincérité ? S’il souffrit que cet homme lui fût donné, afin qu’il portât en lui son plus pesant fardeau, et que cette mystérieuse dispensation lui valût ses plus poignantes expériences, que dirons-nous à tout cela ? Son regard sondait la fausseté de Judas, et il prévoyait quelle serait sa fin, sans être dispensé d’apprendre, par expérience, de quelle manière tout cela s’accomplirait. Judas aurait-il pu peut-être, tout en le trahissant, ne pas se fermer tout accès à une salutaire repentance ? Ne pouvait-il pas être un homme corrompu, mais capable, malgré cela, de parvenir finalement à la conversion ? Et puis, lui aussi n’a-t-il pas, malgré lui, favorisé par son odieuse trahison, l’œuvre du Seigneur qui consistait à se sacrifier soi-même ? Nous nous taisons en nous inclinant. Pour sonder ces abîmes, il faut l’œil de Dieu. Ce qu’il nous faut retenir, c’est que Judas, malgré son manque de sincérité, ne fut pas dès l’abord un scélérat accompli ; ce fut pendant le temps d’épreuve qu’il s’endurcit de plus en plus en haïssant l’amour de Dieu, et qu’il regimba contre cet aiguillon, jusqu’à ce que sa plaie fut devenue incurable.
A cela, il faut ajouter que nous n’avons pas seulement à voir en lui un traître abominable, mais aussi à considérer les dons remarquables qui le distinguaient. Nous pouvons discerner la grandeur de ces dons même dans leur altération diabolique. Il devait être un maître dans l’art de feindre. Nous avons vu que ce fut par ménagement que le Seigneur ne le démasqua pas publiquement. Si les disciples le connaissaient si peu, c’était à la fois par le fait de l’humilité, qui les faisait penser à leurs propres péchés, et de leur vue bornée. Quant à Judas, il devait exceller à se dominer par un diabolique empire sur lui-même. Il prêchait avec les autres ; avec eux il confessait Christ et chassait les démons. Cela nous fait comprendre cette parole adressée par Jésus aux soixante-dix disciples, mais qui nous concerne tous : « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous soient assujettis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms soient inscrits dans les cieux ! » L’homme qui peut entendre sans sourciller la parole de Jésus affirmant que l’un des douze était un démon, cet homme devait être passé maître dans l’art de dissimuler. Sa parole imposante devait exercer une influence incontestable sur les autres disciples, puisqu’elle les entraîna à blâmer la femme qui avait oint le Seigneur. Judas nous apparaît comme un homme bien doué et considéré. Rien d’extérieur ne le distingue des principaux apôtres, mais aussi sa position au milieu des douze n’est elle-même pas une garantie contre la corruption intérieure.
Sans doute, ce ne fut pas dans une avarice sordide et de bas étage que la corruption de Judas avait sa racine. Nous pouvons au contraire admettre que son amour du monde avait des aspirations plus grandioses, et qu’il s’attendait à obtenir une gloire charnelle dans le royaume de Jésus-Christ. Chez les autres aussi, il y avait un levain de cette espèce, mais ce fut le cœur de Judas qui résista avec le plus d’obstination à la purification qu’opère l’Esprit du Seigneur. Voilà pourquoi le Saint de Dieu lui devient de plus en plus insupportable ; voilà pourquoi, à la fin, lorsque le Seigneur fut oint par Marie, une seule parole de blâme, cette huile de la douceur de Christ devint une huile qui raviva le feu de la haine de Judas. Il accomplit son forfait en maître ; il transforme le baiser en un signe de trahison, et, jusqu’à l’issue épouvantable de son crime, il conserve une certaine grandeur. Il rend malgré lui témoignage à Christ par ces paroles : « J’ai trahi le sang innocent. » Dans l’intensité de son désespoir, il jette dans le temple le prix de sa trahison, et semblable à Ahitophel, il s’en va en son lieu : tout cela est épouvantable, mais tout cela dénote un caractère plus qu’ordinaire.
Combien les voies de ces deux apôtres, la voie de Pierre et celle de Judas, ne se rapprochent-elles pas ici ! Après la question de Pierre touchant la récompense de ceux qui avaient suivi Jésus, le Seigneur avait répondu qu’ils seraient assis sur douze trônes, et qu’ils jugeraient les douze tribus d’Israël, et, sachant qu’il y avait un démon parmi eux, il avait ajouté que les premiers pourraient bien être les derniers. Il en fut ainsi de Judas, et même il fut rejeté par sa propre faute ; peu s’en fallut que la même chose n’arrivât à Pierre. Qu’est-ce qui le retint ? Qu’est-ce qui distingue le disciple qui renia Jésus de celui qui le trahit ? Ce n’est pas tant dans leur péché que dans la manière dont chacun des deux se réveille pour la repentance que se manifeste une différence intérieure des plus profondes. Tandis que Pierre voit le regard du Seigneur, et que, rentrant en lui-même, il s’en va pleurer amèrement, Judas ne connaît que la terreur, et il fuit Jésus au lieu de fuir vers lui. C’est en cela que se montre chez Pierre la tristesse selon Dieu, qui produit une repentance dont personne ne se repent, tandis que nous voyons chez Judas la tristesse du monde qui engendre la mort.
C’est par cette vraie repentance, qui est la première œuvre de Dieu dans le cœur du pécheur, c’est par ces larmes amères que Pierre répandit, après être sorti, qu’il arriva à ce retour salutaire vers son Sauveur. C’est ainsi qu’il fut préservé du désespoir, et que le Seigneur, en lui demandant trois fois : M’aimes-tu ? put l’humilier et le purifier à fond, mais aussi le recevoir de nouveau en grâce et transformer la chute en une bénédiction. Car en conservant le souvenir de la malice de son propre cœur, il devint capable par son humilité de paître les brebis et les agneaux du Seigneur. Mais encore une fois, dès que Pierre, dans un accès de curiosité orgueilleuse, veut se mêler de ce qui concerne un autre disciple, le Seigneur le remet à sa place par cette parole sévère : Que t’importe ? C’est que nous sommes peu capables de supporter l’éloge, et plus une âme a reçu de grâces, plus elle a besoin de cette discipline du Seigneur, qui est une partie importante de sa grâce.
Pierre fut-il préservé de toute rechute, par le Saint-Esprit qu’il reçut le jour de la Pentecôte ? Nous lisons dans l’épître aux Galates (Galates 2.14), comment le ci-devant persécuteur dut seul soutenir la cause du Seigneur contre le premier des apôtres, qui venait de renier la liberté évangélique. S’il est pénible de voir Pierre trébucher en cette circonstance, il est consolant de voir quels remèdes efficaces le Seigneur emploie pour combattre le mal. Et puis c’est un spectacle admirable et glorieux que de voir Pierre se laisser reprendre par cet apôtre plus jeune que lui, par ce Saul transformé en Paul. En acceptant humblement cette sévère réprimande, il a montré que si le vieux Simon donne parfois un signe de vie, le nouveau Pierre ne se laisse point pour cela arracher la victoire.
Il reste Pierre, et après avoir dit autrefois : Seigneur retire-toi de moi, car je suis un homme pécheur ! la prière de son cœur est désormais : Seigneur, demeure avec moi, car je suis un homme pécheur, qui a besoin de ta communion sanctifiante. Il sait que ce dont lui et ses lecteurs ont surtout besoin, c’est une acceptation de plus en plus complète des souffrances de Christ ; aussi est-ce de cela que son épître est remplie « Humiliez-vous sous la puissante main de Dieu, afin qu’il vous élève en son temps, car Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles » (1 Pierre 5.5-6). Il ne se lasse pas d’exhorter à la patience : « Quelle gloire serait-ce pour vous si, étant battus pour avoir mal fait, vous l’enduriez ? Mais si, en faisant bien, vous êtes maltraités et que vous le souffriez patiemment, c’est à cela que Dieu prend plaisir (1 Pierre 2.19-20). C’est ainsi que cet homme puissant, qui dans sa jeunesse s’était ceint lui-même et était allé où il voulait, apprend mieux, à mesure qu’il avance en âge, à se laisser ceindre par autrui, à se laisser mener où il ne veut pas aller, jusqu’à ce qu’à la fin il glorifie Dieu par sa mort.
Qu’il plaise au Seigneur de nous fortifier pour que nous allions et que nous fassions de même !