Genèse 24
« Quelle ressemblance y a-t-il entre le temple de Dieu et les idoles ? »
Ce n’est pas seulement l’amour des contrastes qui conduit notre historien à faire succéder immédiatement à une scène de funérailles l’idylle la plus fraîche et la plus gracieuse. Il y a un lien plus intime entre la mort de Sara et les fiançailles d’Isaac. En fait, c’est le premier de ces deux événements qui introduit le second. Le départ de sa compagne, prélude du sien propre, avertit Abraham que le moment est venu de marier son fils. Il sera même bon de se hâter. Peut-être le caractère un peu entier de Sara n’avait-il pas favorisé les pensées de mariage au foyer du patriarche ; instinctivement, il se disait qu’une belle-fille pourrait n’y pas toujours avoir une existence facile. Ces considérations, si elles ont occupé son esprit, n’y ont plus de place aujourd’hui. Le souvenir des promesses l’oblige à songer à la postérité d’Isaac.
Ce n’est pas qu’il ne se sente très seul pour y penser. Combien la mère est nécessaire en de pareils moments ! Mais ce n’est pas une raison pour renvoyer ; au contraire. Pendant que le père est encore là, pendant que ses facultés sont intactes, il ne manquera pas à l’accomplissement de son devoir. Ce ne sera pas trop de toutes ses prières et de toute sa vigilance, pour découvrir les pièges qui pourraient être tendus autour d’Isaac. Au moment de la sépulture de Sara, il a fallu aussi veiller et prier pour ne pas céder aux bienveillantes propositions des Héthiens, et ne pas accepter de leurs mains un tombeau idolâtre. Qui sait si la même bienveillance ne cache pas déjà d’autres plans ; si Éphron ne va pas, un de ces jours, offrir pour Isaac la main de sa fille, ou celle de quelque autre princesse d’une tribu cananéenne ? Cela serait naturel ; car :
Abraham est résolu à lutter et à vaincre. Il ne veut pas que les séductions des païens détruisent en son fils l’œuvre de la grâce, ou l’arrachent, même pour un prix éblouissant, à l’austère influence de la foi. L’avoir ramené de Morijah pour le laisser tromper par les sourires d’une Cananéenne ! Jamais !
Ici, mes amis, vous vous étonnez. Vous trouvez que c’est bien de la bonté au patriarche d’arranger de la sorte le mariage de son enfant. Mais enfin, selon vous, Isaac aurait son mot à dire.
Pourquoi ne le dit-il pas ? Il a bientôt quarante ansj. C’est un âge, même pour l’époque patriarcale, où il est permis d’avoir une opinion et de formuler des désirs. Je suis parfaitement d’accord. Seulement, sur la question de ses fiançailles, je n’entends de sa part ni un désir ni une opinion. N’en avait-il donc point ? Je ne sais pas. Tout ce que le texte raconte, c’est qu’il accepte le plan de son père, sans y présenter aucune objection. On a fait observer que la mort de Sara devait l’avoir plongé dans un deuil si profond qu’il avait perdu presque toute autre pensée. C’est possible ; probable même, au moins pour un temps ; la remarque expresse qu’il ne fut consolé de la perte de sa mère que par l’arrivée de Rebeccak encourage cette supposition. On a dit encore que ce jeune homme avait un caractère beaucoup plus réceptif qu’impulsif, se rangeait aux résolutions prises par les autres, plutôt qu’il n’en prenait de son chef. Je le crois ; la suite de sa vie montre qu’il en dut être souvent ainsi. Mais ce qui me paraît ressortir avec plus d’évidence encore de notre récit, c’est qu’Isaac avait dans son père une confiance absolue. Nous l’avons déjà vu sur Morijah : il ne croyait pas qu’Abraham pût se tromper. Dès lors, prendre seul une décision, et surtout la plus importante de sa vie, cela ne lui venait pas seulement à l’esprit. Autant il a confiance dans le cœur de son père, autant il s’abandonne volontiers à son jugement. Pas plus que lui il ne désire contracter une alliance avec les familles païennes qui l’entourent, malgré tous les avantages matériels qu’il aurait pu en retirer. Que reste-t-il. dès lors, en fait de combinaisons possibles pour son mariage ? Une seule. Voir si quelque jeune fille de sa famille chaldéenne consentirait à devenir son épouse. Pour mener à bien ces tractations, le plus sûr encore est de s’en remettre au vieillard.
j – Voir 25.20.
k – 24.67.
Que voilà, n’est-ce pas ? un jeune homme arriéré ! Cette idée de consulter encore son père avant de choisir une compagne, comme elle sent bien son vieux temps et sa civilisation décrépite ! Nous avons mieux que cela, nous autres ! Dans notre bien-aimée Confédération Suisse un progrès admirable a été atteint : là du moins, de par la Constitution, les enfants n’ont pas le moindre conseil ni la moindre autorisation à demander à leurs parents quand il leur plaît de contracter mariage. Il suffit d’avertir, peu importe la forme. Et si les unions scellées de la sorte réussissent mal, eh bien ! nous avons le divorce, non moins facile, non moins ouvert à tous, pourvu que les époux puissent prouver qu’ils ne se conviennent plus… Pauvre Isaac !
Je ne raille pas, mes amis. Je ne vous excite pas non plus contre une législation sous laquelle nous vivons. La loi est la loi. Il faut se soumettre, dût-on la déplorer ; tâcher de lui laisser produire le moins possible de mauvais fruits, et surtout se rappeler qu’heureusement elle n’ordonne pas tout ce qu’elle permet. Elle ne vous commande point d’agir autrement qu’Isaac. Si elle vous laisse libres de fouler aux pieds, à l’occasion de votre mariage, le plus saint devoir de la reconnaissance et du respect, elle ne vous interdit pourtant pas d’y demeurer fidèles. Revenez, voulez-vous ? dans la tente de Hébron. Recevez-y une leçon de piété filiale. Comprenez que nulle indépendance ne vaut la bénédiction d’un père et d’une mère, déposée sur la tête de deux fiancés qui s’unissent devant eux. Vous contracterez alors des mariages à l’ancienne mode ? Tant mieux, ce n’était pas la plus mauvaise.
Puis donc que c’est Abraham qui prend la haute main dans les négociations matrimoniales, interrogeons-le un peu. Il va nous tracer, d’une façon brève mais sûre, les principales conditions d’un mariage selon le Seigneur. Si je comprends bien, il me semble qu’il les réduit à deux.
D’abord, Isaac n’épousera pas une Cananéenne. La raison en est évidente. Abraham a suffisamment appris à connaître le peuple de Canaan, depuis tantôt soixante-cinq ans qu’il le coudoie, pour savoir qu’il est absolument étranger à la foi. Il ne sert pas l’Éternel ; il adore les faux dieux. Isaac, sans doute, partage actuellement les croyances de son père. Mais il n’est pas de convictions si vivantes qu’un mariage ne puisse ébranler, quelquefois même effacer, en raison même de l’amour qui l’aura conclu. D’ailleurs, il faut que deux époux puissent prier ensemble ; ce n’est pas seulement une convenance, c’est une nécessité. Comment le pourront-ils s’ils ne servent pas le même Dieu ? Quel culte occupera la vraie place à leur foyer, si celui du mari n’est pas celui de la femme ? Quelle éducation donneront-ils à leurs enfants, si l’un d’eux sert l’Éternel et l’autre Moloch… ou Mammon ? Non ! Isaac n’épousera pas une Cananéenne. Avant même que la loi ait promulgué ses défenses, il y sera fidèlel.
l – Comparez Deutéronome 7.3-5.
Secondement, le fils de la promesse n’abandonnera point la terre de la promesse. Il se peut que la jeune fille, vaguement entrevue dans les rêves d’Abraham, consente bien à devenir la femme d’Isaac, mais ne veuille quitter ni sa famille, ni son pays, et refuse d’habiter en Canaan. Que faire alors ? Amener l’époux auprès de l’épouse ? Non. Serait-ce pour aboutir à ce résultat que Dieu aurait adressé au patriarche sa double vocation dans Ur et dans Charan ? Cela ne se peut pas. L’appel entendu par le père lie le fils aussi ; il n’a pas le droit de s’y soustraire. La terre où il demeure aujourd’hui est donnée à sa postérité. C’est la promesse. Elle entraîne un ordre : Tu ne retourneras point en Chaldée… Jeunes gens, vous avez compris, je pense. Ce n’est pas au moment d’associer une compagne à votre existence que vous avez le droit ni de faillir aux ordres de votre Père céleste, ni de fouler aux pieds une seule de ses grâces. S’il vous a transportés dans la terre promise, vous aussi, à l’heure du mariage, gardez-vous de rentrer en Chaldée.
Ces deux conditions posées – et notez bien que c’est Dieu même qui les dicte – Abraham est convaincu que l’Éternel agira, interviendra, décidera. Les mesures qu’il va prendre lui semblent la conséquence toute naturelle de sa fidélité.
Il ne saurait être question qu’il se rende lui-même en Mésopotamie, – car c’est là qu’il a dirigé son choix. Ses forces seraient encore assez vaillantes pour ce voyage ; mais il sait bien qu’il ne doit pas le faire. Il lui reste un serviteur, « le plus ancien de sa maison, l’intendant de tous ses biens, » sans doute ce même Éliézer que nous avons vu, au chapitre quinzième, déjà revêtu de ces fonctions. C’est à lui qu’il va confier les intérêts du père et de l’enfant. Ils ne sauraient être en meilleures mains. Éliézer est de ces domestiques dont la race tend à disparaître et qui, suivant la belle signification de leur nom, sont véritablement « de la maison. » Quel dommage qu’on n’en voie plus que si peu de ces serviteurs qui disent nous, quand ils racontent les événements de la famille ! – Nous avons marié notre Monsieur ! – Éliézer pourra le dire. Pour lui, les désirs d’Abraham sont ses désirs, et il considère comme lui étant personnels tous les honneurs comme toutes les peines qui peuvent entrer dans la tente de son maître.
Il n’est pas arrivé, néanmoins, à toute la hauteur de la foi d’Abraham. Il entrevoit comme chose possible un départ d’Isaac pour Charan, si la jeune fiancée ne se décide pas à le suivre. Il est vrai qu’il n’objecte rien à la réponse que le patriarche lui fait, et qui coupe court à toute supposition de ce genre. Il s’engage par un serment à ne changer rien au mandat qui lui est confié. Puis il fait aussitôt les préparatifs du départ. Il sait de quelle confiance il est investi ; il en use sans en abuser. Et voyez : dans la manière dont il organise la caravane, ne surprenez-vous pas l’influence que la conversation avec son maître vient d’exercer sur lui. Il croit maintenant plus que tout à l’heure ; il croit qu’il trouvera la jeune fille cherchée ; il croit qu’il la décidera sans trop de peine à le suivre. Autrement, comment expliquerons-nous le vaste appareil de son départ ? Dix chameaux c’était trop pour ses aides, pour lui, pour les présents qu’il emportait ; c’est plus que suffisant pour inspirer aux gens de là-bas une haute estime de la position d’Abraham. Mais ce n’est point trop, c’est juste assez, s’il s’agit de ramener de Charan l’épouse attendue, avec l’escorte qu’il sera convenable de lui donner.
La caravane est prête. Un nom a-t-il été prononcé à l’oreille du serviteur ? Je serais tenté de le croire. Ce n’est probablement pas sans quelque rapport intentionnel avec notre chapitre que l’auteur a écrit, à la fin du 22e, une petite notice généalogique sur la famille qu’Abraham possédait encore en Mésopotamie, et qui s’était notablement accrue. On y trouve en toutes lettres le nom de Rebecca, petite-fille de Nacor. Est-ce une supposition hasardée que de voir dans la mention de ce nom, faite au patriarche par un messager, comme un trait de lumière pénétrant dans son cœur de père ? Il a dû se dire : S’il était possible !… Et je ne serais pas étonné qu’il eût prononcé tout bas le même nom dans ses adieux à l’intendant, en ajoutant : S’il était possible !…
Éliézer est en route. Il sait la direction qu’il doit prendre. Jusqu’à Damas la route lui est connue. Il y a soixante-cinq ans qu’il l’a suivie ; les changements, alors, étaient moins brusques et moins complets que de nos jours. Nous aurions aimé l’entendre raconter, en passant, à ses anciens concitoyens, tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a reçu dans la société de l’Hébreu. Peut-être, au reste, ne s’est-il pas arrêté ; son mandat lui commandait grande hâte.
Laissons donc les péripéties du voyage. Nous voici en vue de Charan. C’est le soir. Il y a déjà du monde hors des portes de la ville, car c’est le moment où l’on abreuve les troupeaux. Éliézer s’est précisément arrêté au bord d’un puits ; les bergers vont bientôt y arriver. Rien ne serait plus facile que de s’informer auprès d’eux de la maison de Nacor. Elle est assez connue pour que le premier venu, puisse répondre. Ce ne serait pas. toutefois le meilleur moyen de réussir. – On lui indique la demeure cherchée, bon ! Il y entre. Sans aucun doute il est bien reçu ; il expose l’objet de sa visite. Et s’il n’obtient qu’un refus ? Voilà sa position et celle de ses hôtes qui deviennent intenables. Il faut sortir au plus tôt, s’adresser ailleurs ; où ?
Mieux valait se donner le temps de la réflexion, de la prière surtout. Éliézer a été assez longtemps à l’école d’Abraham pour y apprendre comment on résout les problèmes difficiles. C’est en demandant à Dieu la solution. Ainsi va faire le vieux serviteur. Pendant que les jeunes filles sortent de la ville, la cruche sur l’épaule, pour venir puiser de l’eau, il se recueille. Il prie le Dieu de son maître, devenu le sien, de lui donner les directions qui lui manquent, de le préserver des faux pas, de lui préparer enfin la rencontre qu’il désire et qu’il lui est impossible d’arranger lui-même.
Sa prière est hardie, sans doute. Non seulement il réclame un signe ; mais il précise même la nature de ce signe. C’est beaucoup. Il ne paraît cependant pas que ce soit trop ; il semble plutôt que le contenu de sa requête lui est inspirée par cet ange dont Abraham lui avait promis la compagnie (v. 7). Ne revenons pas à ce propos sur la parfaite légitimité du signe, quand c’est la foi qui le cherche et non pas l’incrédulitém. Notons plutôt avec quelle sagesse Éliézer fait choix du sien. Rien ne décèle une pensée superstitieuse ni légère. Il ne s’agit point de quelque détail de toilette, de quelque ornement spécial, de quelque geste inattendu ; non, ce n’est point à cela qu’il veut découvrir la femme destinée à son jeune maître. Il s’arrête à ces traits, tout simples en apparence, qui produisent au grand jour les dispositions habituelles du cœur : empressement à rendre service ; bonne volonté qui ne recule pas devant la peine ; modestie qui fait du bien sans essayer de faire du bruit ; compassion qui s’étend jusqu’aux animaux. Voilà ce que révélerait l’action d’une de ces jeunes bergères qui sortent de Charan, quand, non contente d’offrir à boire au voyageur, elle lui proposerait d’abreuver aussi ses chameaux. « Une jeune femme qui se montre prête à servir, et qui le fait joyeusement, doit avoir le cœur à la bonne place et ne saurait être qu’une bonne épouse. Ainsi pensait Éliézer, quatre mille ans avant Jésus-Christn. » Partout, mais en Orient plus peut-être qu’ailleurs, c’est à cela qu’on distingue la maîtresse de maison telle qu’on peut la souhaiter.
m – Nous le voyons accordé même à la foi très imparfaite des Philistins : 1 Samuel 6.7-12.
n – O. Funcke, die Welt des Glaubens und die Alltagswelt, S. 377.
Or la prière du vieil intendant n’est pas encore terminée que déjà l’exaucement apparaît sous une gracieuse figure, celle de Rebecca, la fille de Béthuelo. Que si vous demandez pourquoi l’étranger s’est adressé à elle plutôt qu’à aucune de ses compagnes, bien des réponses sont possibles. Peut-être certaine ressemblance de famille était-elle visible sur ce frais visage ; peut-être aussi la beauté de cette enfant a-t-elle touché le vieillard, en la lui montrant digne de devenir la belle-fille de Sara. Peut-être ces deux causes réunies ont-elles agi pour devenir l’impulsion d’En-Haut, disant à Éliézer : Va, parle ! C’est elle !
o – « Avant qu’ils aient cessé de parler, j’exaucerai. » Ésaïe 65.24.
A la demande qui lui est faite, Rebecca répond comme il l’avait souhaité. Elle offre même ce qu’il n’a pas demandé… C’est bien cela. Le signe est accordé. L’idylle alors suit son cours, racontée avec une grâce inimitable. Rien de plus pur ni de plus charmant n’a jamais été écrit nulle part. Cadeaux et questions se suivent, presque sans laisser à la jeune bergère confondue le temps de réfléchir et de se reconnaître. Les présents sont beaucoup trop riches pour pouvoir être considérés comme une récompense des services rendus… On dirait… Vraiment oui ; on dirait des présents de fiançailles. Les questions sont plus instantes qu’un simple passant ne se les permettrait. Il faut y répondre, pourtant. Avec autant de réserve que de juvénile fierté, Rebecca fait entendre qu’il y aurait chez elle toute la place nécessaire pour loger cet étranger, s’il doit devenir un hôte. Néanmoins, elle ne l’invite pas : un sentiment très féminin des convenances la retient. Enfin, tandis qu’Éliézer, avant toute autre démarche, se prosterne et prononce à haute voix une prière d’actions de grâces, Rebecca se retire et court chez sa mère pour lui tout raconter.
Noble exemple, jeunes filles ; Dieu vous enseigne à l’imiter ! Vous avez rencontré, sans doute, vous rencontrerez des étrangers qui, vous retenant loin du regard maternel, voudront s’entretenir avec vous. Ils vous offriront des cadeaux ; ils vous adresseront des questions. Tous, il s’en faut, ne sont pas aussi honnêtes que l’était Éliézer ; tous ne méritent pas comme lui votre confiance. Qu’avez-vous fait ? Que ferez-vous ? Avez-vous continué la conversation, lorsqu’elle commençait tout ensemble à vous étonner et à vous charmer, à vous flatter tout en vous troublant ? Avez-vous longuement soupesé les bagues et les bracelets, un peu comme Eve examinait le fruit défendu ? Avez-vous lâché la bride à votre imagination ? Etes-vous parties pour ce pays des rêves… dont on revient quelquefois avec les larmes et la honte ?
Oh ! vous qui avez encore le privilège de posséder votre mère, votre bonne mère, avant de prolonger d’une minute l’entretien, quittez tout, courez vers elle, racontez-lui, montrez-lui ; ouvrez-lui votre cœur. Et vous, mères, écoutez, sympathisez, ne brusquez rien, mais prenez par la main votre enfant et, avec elle, allez à Christ, pour le consulter d’abord, puis pour lui obéir.
A côté de la mère de Rebecca, dont nous ignorons du reste l’influence sur sa fille, nous rencontrons Laban, son frère. Il devait jouer dans la famille un rôle considérable, mais pas toujours bienfaisant. Les premiers traits de son caractère, tels que nous les voyons ici, sont bien ceux qui reparaîtront dans toute son histoire : amour de l’argent ; amour de l’autorité. Il est, sans doute, hospitalier. Mais, s’il se précipite hors de la maison pour y faire entrer presque de force Éliézer, ce n’est pas seulement parce qu’il faut être prévenant envers les étrangers ; c’est parce qu’il a vu l’anneau et les bracelets aux mains de sa sœur. Cet or l’attire, le fascine. Il y a dans ces fauves reflets un aimant qui le conduit, plus encore que l’affection pour les voyageurs. Habitué du reste à commander, ce que lui permettait sa position de fils aîné, il a tout préparé pour recevoir cet hôte inattendu : un repas pour Éliézer et ses gens ; l’eau traditionnelle pour laver leurs pieds fatigués ; la provende pour les chameaux. Il fait bien les choses, en vérité, et l’intendant d’Abraham, qui n’a pas le moindre motif pour résister, se laisse entraîner dans la maison de Béthuel. N’est-ce pas la suite des directions providentielles qui l’ont conduit jusqu’à maintenant ?
Sans doute la nuit est venue. C’est bien l’heure de se mettre à table. Éliézer, toutefois, se refuse à rien manger. Si lassé qu’il puisse être, il n’oublie pas : il a un mandat à remplir, et cela prime tout le reste.
Alors commence, sous forme de récit, une sorte de discours familier, le premier que nous rencontrions dans l’Écriture Sainte. Il est d’une grande simplicité, présente les faits dans l’ordre où ils se sont passés et n’y ajoute aucun ornement. Mais, si l’on veut y regarder de près, on reconnaîtra vite que cette simplicité n’exclut ni la chaleur ni même l’habileté. La cause que plaide Éliézer est devenue la sienne ; l’avocat le plus convaincu ne la défendrait pas mieux. Quant à l’auditoire, on peut croire qu’il est attentif ; il sent qu’il se prépare quelque grave chose, où chacun est directement intéressé. – Les messagers d’Homère, quand ils répètent avec la même fidélité et presque mot pour mot les commissions dont ils ont été chargés, lorsqu’ils redisent, sans omettre une circonstance, les événements dont ils ont été les témoins, n’ont jamais parlé devant un cercle plus résolu à ne pas perdre une de leurs paroles.
L’étranger commence par établir sa qualité : serviteur d’Abraham. Ce n’est pas de lui qu’il vient parler : c’est de son maître. Or c’est un personnage, ce maître ; c’est un chef riche et puissant. Surtout, c’est un ami de Dieu. Toute sa fortune, toute sa réputation, il les doit aux bénédictions de l’Éternel. Entre les faveurs dont il jouit, il y en a une plus précieuse que les autres ; il a un fils, né tard, lorsque le père était déjà vieillard… Ne craignez pas que ce trait, jeté comme en passant, refroidisse la sympathie de Rebecca ou de ses parents. Ils comprendront, au contraire, que ce fils d’Abraham est un jeune homme encore, qu’il pourrait par conséquent prétendre à la main d’une jeune fille… Toujours sans appuyer, mais en sachant très bien ce qu’il dit, et pourquoi. Éliézer ajoute brièvement que ce fils hérite de tout ce que son père possède… Décidément, ce ne serait pas le premier parti venu. – Revenant enfin à la piété de son maître – car c’est bien le trait auquel il tient le plus, – l’intendant rapporte le serment prêté il y a quelques semaines à Hébron. A aucun prix Abraham ne veut pour son fils une femme de Canaan ; c’est pour en chercher une autre qu’il a envoyé Éliézer si loin, après lui avoir affirmé que l’ange de Jéhovah le guiderait en son voyage. Et il faut bien convenir que l’ange est venu, qu’il a tout dirigé. Comment expliquer autrement l’extraordinaire enchaînement des circonstances qui se sont succédé, et dont l’habile orateur reprend l’énumération ?
Ayant amené ainsi Béthuel et sa famille juste au point où il en voulait venir, il conclut sans allonger. Sa péroraison est aussi naturelle mais aussi pressante que tout le reste : Après ce que je viens de vous dire, Rebecca paraît évidemment désignée pour être la compagne d’Isaac. Voulez-vous me la donner pour lui ? J’attends votre décision. Il est bien entendu que ce n’est pas pour moi, mais pour mon maître seul, que j’ose réclamer votre bienveillance et votre fidélité.
Que répondre ? Est-il possible d’hésiter ? Laban intervient de nouveau ; pas seul, cette fois, mais avec Béthuel son père. Entre eux deux, ils peuvent décider du sort de leur fille et de leur sœur, sans avoir besoin de la consulter : l’usage leur en donnait pleinement le droit. Et dans ce cas particulier, j’avoue que la consultation me paraît déjà toute faite. Dans la conversation intime de tout à l’heure entre Rebecca et sa mère, je crois bien que celle-ci n’a pas eu peine à découvrir de quel côté penchait le cœur de son enfant. Tout le cercle de famille est sous une impression très sérieuse. « La chose vient de l’Éternel ; » voilà l’exclamation qui s’échappe des lèvres, parce que c’était la pensée qui avait grandi dans les cœurs. On n’a pour ainsi dire plus le droit de prendre une décision ; elle est toute prise dans le plan de Dieu ; il n’y a qu’à s’y soumettre. Et l’on s’y soumet, en effet : « Prends Rebecca, ô notre hôte d’un jour. Nous te connaissons à présent. Nous connaissons aussi ton maître ; nous avons confiance. Prends notre fille, elle sera heureuse. C’est notre rayon de soleil, qu’il aille éclairer un autre foyer et réchauffer d’autres âmes. »
Alors Éliézer se prosterne. Encore une influence des exemples de son maître : des prières partout, toujours. Prière au bord du puits de Charan avant toute démarche ; prière quelques instants après, quand le premier essai a réussi ; prière maintenant que tous les obstacles sont levés et que le succès est complet. – Les présents ne viendront qu’après. Ils seront très beaux, très nombreux ; il y en aura pour la fiancée, pour son père, pour sa mèrep… Aucun ne vaudra cette prière, qui fait respirer par avance à la jeune fille l’atmosphère dont vivent ses parents de là-bas.
p – L’usage veut encore, en Orient, que le fiancé ou sa famille indemnisent en quelque sorte les parents de la fiancée des frais qu’ils ont faits pour son éducation. Cp. Kitto, Cyclopædia, art. « marriages. »
Un repas de fête a suivi les accordailles ; puis le repos de la nuit. Le matin est revenu ; Éliézer veut partir.
Comment, déjà ? Oui. L’on m’attend à Hébron ; on est impatient ; le voyage est long ; nous marcherons lentement au retour pour ne pas fatiguer la jeune fille. Laissez-moi aller. Mon mandat est terminé pour Charan ; il ne l’est pas pour Abraham. Il est âgé ; je vous l’ai dit. Qui sait ce qui peut survenir ? Ne me retenez pas… On insiste, on réclame… Il faut céder devant cette fermeté, qui n’est que celle du dévouement, et qu’on admire, tout en pleurant peut-être. On appelle Rebecca. On s’en remettra à son jugement : « Veux-tu aller avec cet homme ? » « J’irai » dit-elle.
Son empressement ne saurait être expliqué par de la légèreté. La position qui s’est ouverte devant elle est brillante et peut l’attirer. Tout ce qui s’est passé depuis quelques heures a les caractères du roman le plus attachant comme le plus pur, admirablement fait pour gagner le cœur d’une jeune fille. Mais il y a plus. Son âme, novice encore, a été captivée par les promesses et les bénédictions divines qui ont lui soudain devant elle. C’est la voix de l’Éternel qu’elle a entendue hier au bord du puits et dans le récit d’Éliézer. Elle l’entend ce matin dans la question de ses parents. C’est à cette voix qu’elle cède. Qui oserait dire qu’elle eut tort ?
Le départ est décidé. On fait accompagner la fiancée par sa nourrice Déboraq, sans doute aussi par quelques autres servantes… et la caravane ainsi enrichie se remet en route, au milieu d’un concert de bénédictions. Convenons, au reste, que les vœux qui lui sont adressés ne s’élèvent pas au-dessus d’un niveau très humain ; ils ne prononcent même pas le nom de Jéhovah ; on n’y sent pas respirer la vivante piété du discours d’Éliézer. Au point de vue de la foi. Rebecca gagne beaucoup à changer de milieur.
q – Voir Genèse 35.8.
r – L’appellation « notre sœur » qui lui est donnée montre peut-être l’influence exercée jusqu’au bout par Laban. Au reste, par son mariage, Rebecca allait devenir cousine de ses parents.
Pendant que sa fiancée inconnue avance à petites journées du côté de la Terre Sainte, Isaac est allé faire une visite au « Puits du vivant qui me voits. » De nombreux souvenirs s’y pressaient et fournissaient un aliment bien-venu à ses méditations. Puis, vaguement poussé par l’attente, si ce n’est par l’inquiétude, il est revenu du côté d’Hébron. La pensée de sa mère est toujours présente à son esprit. Le vide creusé par sa mort n’est point comblé : le sera-t-il jamais ? Il songe au ciel, sans bien savoir où il est, ni ce que c’est, mais comme s’il espérait d’y retrouver Sara. Il ne croit pas, âgé de quarante ans, s’abaisser le moins du monde en la pleurant encore. Trait de fidélité filiale qui semble avoir attiré sur lui la bénédiction.
s – Genèse 16.14.
Voyez-vous ? en effet. Tandis qu’il médite, et qu’il suit la pente où le mène son chagrin, ses yeux, longtemps baissés vers la terre, se relèvent. Il aperçoit des chameaux qui approchent… C’est Éliézer. Rebecca, de son côté, a vu ce jeune homme. Elle descend aussitôt de son chameau, car l’étiquette orientale ne permet point à une femme de rester sur une monture quelconque à la rencontre d’un étranger de distinctiont. Un mot d’Éliézer lui explique tout. Cet homme qui vient à eux c’est Isaac, celui qu’elle a accepté pour époux. Elle voile alors son visage : ce n’est point par sa beauté qu’elle entend gagner son cœur. Et. pendant que le serviteur raconte au jeune maître les péripéties étonnantes de son voyage, la fille de Béthuel se laisse conduire vers la tente de Sara, demeurée vide depuis le jour du convoi funèbre. Rebecca, désormais, a droit d’y entrer. Isaac peut être consolé de la mort de sa mère.
t – Comparez Josué 15.18 ; 1 Samuel 25.23. Tite-Live XXIV, 44