Missions coloniales et non coloniales. — La mission du Zambèze, mission française. — A Montauban. — En prière. — Lettre au Comité. — Une grosse responsabilité. — Nouvelles tournées. — Un coup douloureux. — « Je puis tout par Christ qui me fortifie. » — Adieux à Paris, au Havre, en Angleterre. — A bord du Dunvegan Castle. — Un danger couru en Europe.
Durant le séjour de Coillard en Europe, une opinion toujours plus forte se manifesta en faveur des missions du Congo et de Madagascar, autrement dit en faveur des missions coloniales, à l’exclusion des missions du Zambèze et du Lesotho. Le Comité des Missions évangéliques avait pris à sa charge, en 1891, la mission du Congo, il venait d’assumer une lourde tâche à Madagascar. Plus la campagne de Coillard se prolongeait, plus s’accentuait l’opposition aux missions non coloniales. Une polémique commença dans la presse : les partisans exclusifs des missions coloniales faisaient, dans l’œuvre poursuivie par les Missions de Paris, deux parts : « une, que les Français seuls pouvaient, faire, une autre que tous les chrétiens évangéliques d’autres pays pouvaient librement poursuivre ». Quelle fut l’attitude de Coillard ? Déjà de Séfoula, en 1888, il écrivait :
« Voilà donc une nouvelle mission qui se fonde au Congo. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Je crois qu’elle détachera beaucoup des sympathies que nous croyions acquises au Zambèze. Ce sera aux amis qui nous resteront de redoubler de zèle. Je suis sans inquiétude et je me réjouis sincèrement de cette extension du royaume de notre divin Maître. Il faut aller de l’avant. Il y a eu déjà un pas fait par notre Société. Le temps n’est pas loin où elle ne pouvait s’occuper que du Lesotho. J’ai remarqué que quand les œuvres sont entreprises dans un esprit d’obéissance, elles se font sans détriment les unes des autres. »
Jamais, dès lors, Coillard ne se départit de cette largeur.
« La mission du Zambèze, l’œuvre elle-même, ne m’inspire aucun souci. Elle est fondée, elle se développera. Je sais, de plus, que les vrais chrétiens, ceux qui comprennent la Mission, seront toujours avec nous. Mais, nous arrivons à une crise pour la Société des Missions. Nous naviguons au milieu des rapides et parmi les écueils.
Ma crainte, pour le dire sans métaphore, c’est que la mission du Zambèze échappe à la France, ou que la France lui échappe. C’est là un danger très réel, et plus imminent que je ne l’avais cru d’abord. Il est évident que les églises de France ont un devoir envers Madagascar, mon cœur bat pour Madagascar et je subis l’entraînement général. Il n’est pas, il ne peut pas être question de rivalité. Madagascar s’impose. Ce serait incompréhensible qu’il en fût autrement. Nous sommes la petite barque que le gros vapeur de Madagascar risque de faire sombrer à son passage. Nous luttons contre un terrible courant. Il devient toujours plus fort. Nous plaidons, nous, pour être tolérés. Personnellement, cela nous est salutaire et nous rejette d’autant plus sur le Seigneur lui-même. Mieux vaut cela, peut-être, que trop d’engouement. Nous avons la tête faible. »
Aux missionnaires qui plaidaient exclusivement pour les misions coloniales, Coillard répondait : « La géographie du royaume de Dieu n’est pas celle de la politique des hommes. »
« Les théories qui se font jour, écrit encore Coillard, nous donnent quelquefois à penser. On a même été jusqu’à prononcer le mot d’abandon. Une mère n’abandonnera jamais le fruit de ses entrailles pour un fils adoptif que les remous de la politique ont inopinément jeté dans ses bras. Vous ne le lui demanderiez jamais.
En Afrique, nous avons des champs de diamants et des mines d’or ; il s’y trouve des compagnies commerciales françaises qui n’ont jamais songé à abandonner leurs affaires parce qu’elles ne peuvent se faire qu’à l’ombre du drapeau britannique ou de celui du Transvaal. Depuis plus de soixante-quatre ans, nous exploitions les champs de diamants que Dieu nous a fait trouver au Lesotho, et nos mines d’or au Zambèze. Grands et coûteux ont été nos sacrifices d’hommes et de fonds. Mais ces sacrifices ont-ils été perdus ? Ces mines ne nous ont-elles rien rendu ? Ne vous ont-elles pas enrichis ? Sont-elles épuisées ? Les travaux que nous avons accomplis ne sont-ils pas considérables ? Dites ! n’avons-nous pas créé et sauvé une nation ? Comptez-vous pour rien la place d’honneur que Dieu nous a faite à l’avant-garde des missions africaines ? pour rien, ces églises que nous avons enfantées, ces liens de parenté qui les unissent à nous, et que, pour rien au monde, elles ne voudraient briser ?
Un jour, le roi Léwanika faisait la distribution d’une foule de femmes et d’enfants, le butin d’une épouvantable razzia. Il s’y trouvait une femme. Elle n’avait plus que deux de ses enfants, l’un à la main et l’autre à la mamelle. « Enlevez-les-lui ! » cria le roi. Cette femme — ses yeux lançaient des flammes — défiant cette immense assemblée qui l’entourait, et vomissant un torrent de paroles que je ne comprenais pas, étreignit ses deux enfants sur son sein, prête à mourir pour eux et avec eux. On les lui laissa.
Personne ne se méprendra sur mes sentiments de chrétien, de missionnaire et de Français. Madagascar est pour nous une œuvre de sauvetage, et le devoir est aussi clair qu’impérieux. Mais l’œuvre africaine du Sénégal, du Congo, du Lesotho et du Zambèze, est une œuvre de conquête. Faisons cela, et ne négligeons pas ceci.
Nous n’avons pas encore fait tout ce que nous pouvons faire. Dieu ne nous demande jamais l’impossible. Et si, après nous avoir conduits en Afrique d’une manière si merveilleuse, il jette Madagascar dans nos bras, c’est pour développer, au sein de nos chères églises, un esprit de sacrifice et un esprit de dévouement, restés jusqu’à présent inconnus. Il veut que, dignes fils de nos pères, nous occupions, dans l’évangélisation du monde, la place glorieuse qu’eux ont occupée sur les galères et sur les bûchers. »
C’est là une des raisons pour lesquelles Coillard tenait si fort à ce que le protestantisme français fût représenté au Zambèze. Constamment, cet ardent désir se manifeste dans ses lettres à Alfred Boegner :
« Quand je plaide pour le Zambèze j’ai des raisons pour vous supplier d’y envoyer des Français, des hommes de valeur. Y voyez-vous un manque de foi et de confiance en Dieu ? Je suis jaloux pour ma patrie et pour les églises de mes pères. »
« Il faut que vous, je veux dire le Comité que vous personnifiez, vous veilliez très sérieusement à ce que l’élément français prédomine au Zambèze soit par le nombre, soit surtout par la valeur. Ce que je dis là est d’une urgente importance. »
Coillard presse le Comité de prendre des décisions.
« Elles auront certainement une portée immense, sur le caractère et l’avenir de la mission, et j’allais ajouter même de la Société. »
Le Comité décida, en automne 1897, l’envoi au Zambèze de deux missionnaires français : l’un se retira très vite après cette décision ; « des difficultés obstruaient encore le sentier de l’autre, » M. Daniel Couve.
« Votre décision, écrit Coillard au Comité, n’en demeure pas moins un gage de la sollicitude dont vous entourez votre jeune mission. J’en suis profondément touché et mes chers collègues, à la brèche là-bas, ne le seront pas moins. Je n’ignore pas tout ce qu’il a fallu de foi, d’amour et de fermeté pour prendre une décision pareille. Si elle va réjouir un grand nombre de nos amis, elle ne manquera pas, je le sais, de vous attirer les critiques acerbes de ceux dont les horizons pour le règne de Dieu sont plus bornés que les vôtres. C’est en tremblant que j’attendais cet effort de votre part.
Vous avez compris, mes vénérés frères, qu’au milieu de ce courant, bien légitime certes, qui nous entraîne vers Madagascar, il fallait affirmer nettement votre intention de poursuivre en Afrique vos missions conquérantes et, par un renfort devenu urgent, fortifier ces hommes qui luttent dans un isolement décourageant et qui sont près de succombera une tâche si grande et si dure.
Vous ne pouviez pas faire moins. Je dirais même, au risque de paraître indiscret, qu’il faudrait faire encore plus. Si nous voulons conserver ce joyau de grand prix, la mission du Lesotho et celle du Zambèze qui en est la fille, et ne pas nous exposer à les voir passer en d’autres mains, il est de toute urgence d’y fortifier, vigoureusement et dès maintenant, l’élément français.
Vous l’avez dit et vous le soulignez maintenant par ce renfort : nous maintiendrons ! C’est un gage qui nous permet d’ajouter : nous étendrons ; et la mission du Zambèze deviendra pour l’Afrique centrale et pour la France, ce qu’a été le Lesotho, une source de grandes bénédictions. »
M. et Mme Louis Jalla s’étaient embarqués les premiers jours de mars avec M. Georges Mercier, artisan, M. et Mme Mann, instituteurs anglais et Mlle Specht, aide-missionnaire alsacienne. Néanmoins, Coillard insiste, auprès du Comité, pour la constitution d’un nouveau renfort. Il voudrait que ses tournées fussent terminées en juin afin qu’il puisse prendre quelque repos et préparer son départ. Il craint de mécontenter les églises qu’il ne pourra pas visiter, mais il ne veut pas faire une tournée haletante, une course au clocher.
« Je demande que le Comité prenne entièrement sur lui la responsabilité de fixer mon itinéraire de ces trois derniers mois, d’expliquer aux églises l’impossibilité de tenir d’anciennes promesses et de refuser les invitations nouvelles.
Enfin, je vous conjure d’adjoindre à M. Couve un autre Français. Je vous le demande avec instances. Au risque de vous paraître importun, laissez-moi vous redire que c’est le moment ou jamais de fortifier l’élément français et, sans être prophète, je crois pouvoir dire que vous trouverez un jour que j’avais raison d’insister ainsi jusqu’à l’importunité et à l’entêtement.
Et puis nous n’avons pas encore nos quinze ! Je n’ignore pas les besoins des autres champs de travail ; malheureusement, la mission du Zambèze court des dangers qu’avec un effort nous pourrions peut-être conjurer. Plus tard pourrait être trop tard. Si vous nous donnez un bon nombre d’ouvriers pour compléter les quinze, les fonds se trouveront. Je ne viendrai plus au milieu de vous pour plaider pour le Zambèze. »
Après les fêtes de Laforce, Coillard avait continué à voyager. Le 13 juin, il arrivait de bonne heure à Montauban ; il était préoccupé, il avait une lettre grave à écrire au Comité ; à 2 heures, il monta dans sa chambre et demanda à ne pas être dérangé. Vers 4 heures, un jeune homme vint s’offrir pour la Mission ; peu après, Coillard devait avoir une rencontre avec les étudiants du séminaire. L’hôte de Coillard, M. le professeur Westphal, monta l’avertir. « Du corridor central de la maison, raconte-t-il, un étroit couloir donnait accès à la chambre de Coillard, par une porte vitrée, voilée de mousseline. J’ouvris, sans bruit, la première porte et m’engageai dans le couloir. La table à écrire était là, couverte de papiers. Mais Coillard n’était pas assis devant. J’avançai encore et voici ce que je vis à travers la vitre : au milieu de la chambre, une chaise, devant cette chaise, à genoux, les mains jointes, le front levé, les yeux fermés, Coillard en prière. Pas un muscle de sa figure ne bougeait, une expression angélique était répandue sur son visage. La vision évoquée par 2 Corinthiens ch. 12 traversa mon esprit. » Coillard avait écrit sa lettre. « Nous comprîmes ce jour-là, ajoute M. Westphal, ce qu’était Coillard : la source de sa force, le secret de ses victoires, l’attirance et l’autorité qui faisaient de lui un meneur d’hommes. » Peut-être Coillard avait-il prévu déjà, à ce moment-là, l’effort et le sacrifice que le Comité lui demanderait. Peut-être, dans ces heures de prière et de lutte avec Dieu — et cette conjecture les rend poignantes — Coillard se décida-t-il à accepter les conditions que le Comité allait lui imposer. Voici cette lettre préparée, écrite et terminée dans la prière :
« Nous sommes arrivés à un moment décisif. Bientôt ma tache en Europe sera finie et je reprendrai le chemin de l’Afrique. Non pas que j’y sois de grande utilité, car ma carrière est derrière moi ; mais je serai du moins là avec mes jeunes collègues, suivant leur œuvre, partageant leurs épreuves et leurs joies et priant avec eux. Voilà pourquoi je retourne au Zambèze.
Mais il est de toute importance que vous vous occupiez, sans plus de délai, de mon départ. Ce départ reste fixé pour le commencement de décembre, toujours avec la perspective de passer un mois ou six semaines au Lesotho.
Je viens donc vous demander de statuer d’une manière définitive sur le renfort qu’il nous faut et que nous attendons. Vous nous confirmez le don que vous nous avez déjà fait de MM. Daniel Couve, Théophile Burnier, Juste Bouchet. S’il est de toute importance pour eux de connaître, dès maintenant, votre décision pour qu’ils puissent faire leurs préparatifs, c’est urgent pour moi aussi, afin que je puisse, à l’avance, prendre les mesures nécessaires en Afrique. Et j’estime que nous n’avons pas de temps à perdre, lors même que ces amis pourraient ne partir qu’au commencement de mars et me rejoindre à Boulawayo. Vous me permettrez de vous supplier encore, au risque de vous importuner, de nous donner deux Français, des hommes qui aient fait des études complètes, régulières si possible.
Les besoins de la mission du Zambèze sont plus urgents que jamais et certainement plus qu’on ne le croit. Séfoula est en ruines et on me dit qu’on ne peut plus même y trouver de pied-à-terre quand on y va. Je suis rempli de soucis au sujet de notre belle scierie mécanique et de notre scierie d’atelier. C’est navrant de voir ce que nous a coûté et nous coûte encore la pénurie d’hommes. Qui dira l’étendue de nos pertes matérielles ? Et puis souvenez-vous que le temps approche pour M. et Mme Adolphe Jalla et pour Mlle Kiener de revenir en Europe. N’oubliez pas non plus que la fondation d’une station aux Chutes Victoria s’impose. Et cependant, sans nous étendre davantage, il nous faudrait encore quatre stations entre Séchéké et la Vallée, pour relier nos deux groupes de stations distantes de 100 lieues. Il en faut une aux chutes de Ngonyé ou à Séoma et les autres à l’intérieur des terres, au Njoko, au Loumbi et au Louyi. C’est urgent et, vous le voyez, je ne parle ni de Libonda, ni de Thapo, ni d’autres endroits.
Il ne s’agit pas simplement de nous maintenir — et hélas ! Séfoula et Séchéké le disent assez — nous n’y parvenons pas. Il faut envahir. C’est un rêve, c’est mon rêve.
S’il a fallu 50 000 francs à M. Jalla, il nous en faudra 100 000 à nous. C’est un fait brutal. Le pouvons-nous ? Le devons-nous ? En regardant aux besoins de l’œuvre, à nos frères qui s’usent et à notre Maître qui est riche, poser la question c’est la résoudre. Dites-moi que vous nous donnez six hommes et des artisans et leurs femmes, et j’ai la confiance que les fonds se trouveront. Je voudrais vous faire partager la conviction qui m’écrase, c’est que le moment est venu ou jamais, Messieurs, de faire un effort énergique. »
Le Comité de Paris et la directiona, fléchissant sous le poids des responsabilités nouvelles qui, de toutes parts, les assaillaient, crurent devoir demander à Coillard de trouver lui-même les fonds nécessaires pour transporter d’Europe au Zambèze la colonne qui devait l’accompagner. Coillard répondit en insistant sur la nécessité que le Comité, pour compléter ses quinze ouvriers, lui donnât encore deux missionnaires consacrés.
a – Le directeur lui-même, Alfred Boegner, était parti de Paris le 23 juin, délégué, avec M. Paul Germond, à Madagascar. M. Jean Bianquis, secrétaire général, faisait l’intérim.
« Mais je vois, ajoutait-il, la grosse montagne qui nous barre le chemin : les 150 000 francs qu’il nous faut trouver pour couvrir les frais de nos deux expéditions ! … « Devant cette grosse responsabilité que vous me demandez d’assumer, je me suis recueilli et j’ai tremblé. Je ne possède rien au monde. J’étais parvenu à trouver de quoi payer mon voyage en Europe et celui de mes Zambéziens, mais je ne puis pas le faire pour retourner en Afrique. Je n’ai qu’une foi timide et tremblante. Je voudrais qu’elle fut vaillante et audacieuse.
Je sais pourtant que les trésors de mon Maître sont inépuisables et que c’est l’honorer de croire à sa parole et de se confier en lui. Et, puisque vous m’en jugez digne, je ne veux, pas rejeter sur d’autres la responsabilité dont vous me chargez, et je crois que celui qui nous donnera les quinze, nous donnera aussi les fonds nécessaires pour les envoyer. Nul ne va à la guerre à ses propres dépens. Ayons de la foi en Dieu et allons de l’avant. »
Accepter ce mandat, c’était, pour Coillard, recommencer ses tournées au moment où il comptait les terminer. Il était las de cette vie errante.
Lamastre, 9 juillet 1898. — Un enfant porté dans les bras ne devrait pas se sentir fatigué. Je suis entouré de grande affection et de toutes sortes d’égards. M. Bertrand est pour moi d’une immense bonté. Et pourtant je me sens, par moments, épuisé, comme une éponge pressurée et sèche. Ce qui me fatigue, c’est ce changement journalier de domicile et de milieu : faire de nouvelles connaissances, se faire à de nouvelles habitudes, répondre aux mêmes questions, dénotant parfois une grande ignorance des missions. Et puis, chacun, tout en étant aimable, ne comprend pas l’hospitalité de la même manière.
Au point de vue spirituel, l’apostolat de Coillard, dont il avait une si haute idée, ne risquait-il pas d’être amoindri, rabaissé par cette préoccupation financière ? Ne verrait-on pas le collecteur derrière l’apôtreb ? Le danger était réel ; il n’y succomba pas ; ceux qui l’ont vu et entendu à cette époque peuvent témoigner que, grâce à la force qui lui fut donnée, il sut demeurer dans les régions supérieures de la foi. Dès lors, la tournée devint précipitée et le journal est intermittent. Coillard parcourut le Béarn, le Poitou, l’Aveyron, la Haute-Loire, le Gard, puis le centre de la France. Il fit une nouvelle cure à Contrexéville (11 au 30 août), durant laquelle il rédigea un appel. De là, il se rendit aux Vallées vaudoises pour le synode, puis à Genève et à Londres. C’est là qu’il apprit que, par suite de circonstances spéciales dont le Comité avait à tenir compte, il lui fallait renoncer à voir figurer dans le renfort qui serait envoyé au Zambèze, M. Daniel Couve, le seul missionnaire français consacré qui en fît partie à ce jour. La douleur fut profonde pour lui. Le 5 octobre 1898, il écrivait au Comité :
b – « Je ne fais jamais d’appel direct pour de l’argent. Je ne sais pas collecter et j’ai le métier en aversion, » écrivait Coillard à M. Louis Sautter, Paris, 14 novembre 1898.
« Vous vous êtes bien rendu compte du bouleversement et de la douleur que devaient me causer vos dernières décisions concernant la mission du Zambèze. Pauvre mission du Zambèze ! Elle est donc condamnée à se nourrir toujours de cet espoir différé qui rend le cœur malade.
Je souffre pour les églises de mon pays. J’avais de l’ambition, beaucoup d’ambition pour elles. J’aurais voulu que le Zambèze fût le plus beau fleuron de leur couronne. Ce qui me trouble, c’est le déplacement du centre même de gravité de la mission. Pendant mon séjour de deux ans et demi en Europe, j’ai tout sacrifié à la France, même quand il nous eût été plus avantageux de pousser nos racines ailleurs. Je suis Français.
Et si ces déboires sont tout ce que je récolte de mes labeurs, je veux pourtant essayer de m’élever plus haut et, au-dessus des hommes, de discerner la main de Dieu. L’œuvre, après tout, n’est ni la vôtre, ni la mienne. Elle est celle de Dieu. Dieu la fera quand même, par les moyens et par les hommes de son choix. »
Un peu plus tard, il écrivait à M. Bianquis (25 octobre) :
« J’ai de la douleur au cœur, mais, j’espère, pas d’amertume. Du moins, je demande à Dieu de guérir l’une et de me préserver de l’autre par sa grâce. »
Peu avant le départ de Coillard, le Comité enrôla, pour le Zambèze, deux hommes également désirés : un missionnaire français, M. Jacques Liénard et un docteurc, de nationalité suisse, M. Roderich de Prosch. Coillard avait enfin les hommes, il avait aussi les fonds nécessaires et il pouvait écrire :
c – « La question du docteur ne se pose pas, elle s’impose », écrivait Coillard au Comité, le 28 septembre 1898.
« Dieu m’a rendu le calme et la sérénité. Que de scories encore dans ma foi ! Est-ce étonnant que mon Dieu la fasse passer au creuset ? Je refais mes classes à l’école de l’Homme de douleur, et la leçon à laquelle je me casse la tête maintenant, c’est celle que Paul savait déjà : Philippiens 4.11-14. Ah ! ce « Je puis tout par Christ qui me fortifie ! » Pouvoir être content de tout, être humilié, être dans l’abondance, être rassasié et aussi avoir faim ! Elle est difficile cette leçon-là, il faut l’apprendre aux pieds de Jésus. »
Après un séjour en Angleterre et un en Suisse, Coillard revint à Paris où, le dimanche 20 novembre, une réunion d’adieux eut lieu à l’Oratoire.
Tout le monde a bien parlé, excepté moi. J’ai dit tout, sauf ce que j’aurais voulu dire. Et penser qu’on était venu de tous côtés, de tous les coins de la France ! Mais le Seigneur était là.
Le lendemain, séance extraordinaire du Comité, suivie d’une sainte Cène d’adieux.
J’ai parlé. Mon cœur a parlé, mieux, plus librement qu’à l’Oratoire. Sémondji aussi a parlé et très bien.
Le mercredi 23 novembre, Coillard quitta Paris. Il s’arrêta au Havre, d’où, le 25 novembre, il s’embarqua à minuit, pour l’Angleterre. Il eut avec un ami, dans sa cabine, un long moment de prière ; il sentait qu’il ne reverrait pas l’Europe, et il voulait que les derniers instants passés sur la terre de sa patrie fussent passés à genoux. Coillard répéta lentement et à plusieurs reprises : « Oh ! mon pays ! si tu voulais accepter ton Roi ! » La dernière parole qu’il dit sur terre française fut celle-ci qu’il affectionnait : « Notre œuvre est pour le Roi. » A Londres, il eut encore beaucoup à faire. Enfin il s’embarquait le 10 décembre 1898. [Son discours prononcé dans l’église française de Bayswater, à Londres, le dimanche 4 décembre, a été imprimé sous le titre de Faisons Jésus-Christ roi, Londres et Paris 1899, in-12 de 32 p.]
A Southampton, nouveaux adieux ; plusieurs amis étaient là. Nous avons prié tous ensemble. Puis, le signal donné, vers 4 heures et demie du soir, tous ont évacué le bateau, la planche a été levée, la machine a soufflé et, à travers les ténèbres, quand nous ne distinguions plus les visages, les mouchoirs, qui s’agitaient, nous apportaient encore un dernier et silencieux message. Bientôt, les ténèbres s’épaissirent, la cloche du train qui allait emporter les nôtres sonna, notre vapeur aussi s’éloigna, nous étions en route.
Le 13 décembre, à bord du Dunvegan Castle, il écrivait aux amis laissés en Europe :
« Mes pensées sont un peu comme l’Océan sur lequel nous voyageons : tumultueuses et agitées ; mais ce n’est qu’à la surface : comme sous les vagues immenses, que fend la proue de notre navire, il y a un grand calme, ainsi, par-dessous les émotions naturelles de ce dernier départ, il y a une paix profonde. Aucune ombre de tristesse, aucune goutte d’amertume n’est venue troubler la solennité de ces derniers moments. Pour moi, le souvenir en restera tout imprégné du parfum de la vie de Christ, et ensoleillé de la gloire de la présence de Dieu.
C’est au seuil de l’éternité et au pied du Trône de la grâce que nous nous sommes dit adieu, et c’est là que nous nous sommes donné rendez-vous. Heureux celui d’entre nous qui sera appelé le premier à franchir le seuil des palais éternels et à contempler le Roi dans sa beauté, ce Roi que nous servons et que nous aimons, mais que nous n’avons pas encore vu ! Et si une larme vient humecter les paupières de ceux qui restent, quand ils en recevront la nouvelle, c’est avec une joyeuse espérance qu’ils se diront l’un à l’autre en se montrant les rives du ciel : « Enfin ! arrivé, lui aussi. Alléluia ! » Toutes ces pensées bouillonnaient en moi, à la gare, en échangeant le baiser d’adieu avec les représentants de nos nombreux amis de France, de Suisse et d’ailleurs.
Le Seigneur sourit à notre voyage. Ces derniers temps, vous le savez, ont été signalés par de violentes tempêtes, et, de partout, on n’entendait parler que de naufrages. La Manche s’est montrée furieuse. La baie de Biscaye est l’effroi des marins. Il n’y a que dix jours à peine, un vaisseau y sombrait avec les deux tiers de son équipage. Mais cette baie, toujours en colère, n’a eu pour nous qu’un moment de mauvaise humeur. Nous avons, tant mal que bien, subi son mauvais caprice, et nous avons passé dans des parages plus propices. Au matin de la deuxième nuit, je contemplais, de ma cabine, un lever de soleil des plus ravissants. Nous voguions sur une mer tout à fait calme. Notre gigantesque vapeur sillonnait les entrailles de l’abîme et laissait derrière lui, toute émaillée d’étoiles qui s’enfuient, une traînée écumeuse qui se changea bientôt en une traînée de lumière.
Laissez-moi, à titre de message, vous renvoyer les échos de ce que j’aurais voulu dire à tous en partant. Je sens le besoin de vous inviter à louer Dieu avec moi. Nous répéterons longtemps, et toujours avec un sentiment plus profond : « Il est bon ! … Il est fidèle ! … » Il a mis un nouveau cantique dans ma bouche. Et quand-je jette un regard sur les dernières années, ce qui me frappe, c’est de voir sa bonté et sa miséricorde m’accompagner pas à pas, et des chants de délivrance m’entourer sans cesse. J’ai quitté le Zambèze mourant ; je me suis embarqué pour l’Europe convalescent, et je retourne en Afrique rajeuni, plein de force et de santé. Nous avions ensemble demandé à Dieu les 150 000 francs et les quinze hommes qu’il nous fallait pour notre mission, nous les avons, il n’en manque pas un seul, pas même le docteur que nous avons si longtemps attendu. Ce qui me confond, c’est la timidité de notre foi. Nous n’osons pas assez, nous n’avons pas d’audace, nous n’avons encore rien demandé au nom de Jésus. Oh ! croyons à la puissance de la prière et à la fidélité de Dieu.
Ayons aussi foi dans la Mission, foi dans la puissance de l’Évangile que nous prêchons, mais foi également dans le mandat qui nous est confié. Chers amis, portez avec nous nos fardeaux et nos responsabilités. Ces responsabilités, c’est votre intérêt, ce sont vos libéralités qui nous les ont accrues.
Dieu à touché vos cœurs ; vous avez donné joyeusement et libéralement. Demandez, pour nous, la sagesse pour administrer ces ressources. Je tremble à la pensée des dépenses que j’aurai à engager. Mes bien-aimés frères, je vous supplie, par notre Seigneur Jésus-Christ et par l’amour de l’Esprit, de combattre avec moi dans vos prières (Rom.15.30).
Vous attendez beaucoup de nous. Mais, ne l’oubliez pas, notre œuvre est, pour vous comme pour nous, une œuvre de foi, une œuvre de difficultés, de combats, de défaites aussi, qui conduiront plus tard à la victoire en faisant notre éducation. Soyons fidèles, bâtissons sur le bon fondement, non avec du bois, du chaume, de la paille, mais si possible avec de l’or, de l’argent, des pierres précieuses. Croyons, et nous verrons, nous aussi, la gloire de Dieu. »
Si les deux années que Coillard a passées en Europe ont été laborieuses, elles ont été aussi dangereuses pour lui. Qu’on pense à ces tournées, à l’enthousiasme avec lequel il a été reçu en bien des endroits, aux prévenances dont il a été l’objet dans toutes les classes de la société ; qu’on pense, d’autre part, à l’extraction de cet homme, à son enfance, à sa jeunesse durant laquelle l’orgueil fut une tentation, et l’on comprendra que, très particulièrement durant ces deux années, il a couru un grand danger ; il s’en rendait compte et il veillait : « Le moi est un de ces reptiles qui s’introduit par le plus petit trou, » disait-il. Le moi aurait pu prendre la place de Dieu dans son cœur et sa vie spirituelle en eût été amoindrie. Dieu veillait aussi, et il a gardé Coillard en l’humiliant, en le remplissant du sentiment douloureux de son incapacité personnelle.
Ce sentiment, sincère chez lui, est exprimé, même avec exagération, dans son journal intime : il ne répond pas à la réalité. Tous ceux qui ont rencontré et entendu Coillard, ont été frappés de son esprit d’à-propos, du talent avec lequel il savait s’adapter aux milieux les plus divers. S’il s’emparait de ses auditeurs, — et dans ce sens, on peut dire qu’il était éloquent, — ce n’était pas par la belle ordonnance de périodes débitées d’une voix bien timbrée et accompagnées d’un geste ample. Sa stature était petite, sa voix peu forte, mais ses auditeurs, comme le disait l’un d’eux, sentaient qu’ils avaient devant eux « un obéissant ». Par un témoignage tout simple, imprégné d’une foi inébranlable et vécue, d’une ardeur conquérante et inlassée et d’un profond amour des âmes, cet « obéissant », hanté de l’idée qu’il ne sait pas parler et qu’il ne dit pas ce qu’il faut, a changé des vies et gagné des cœurs au Maître qu’il voulait servir.