Nous étudions le problème du mal d’une manière générale pour tous les esprits créés ; mais l’humanité seule, entre les familles d’esprits dont nous pouvons supposer l’existence, se trouvant dans le champ de notre observation, c’est à l’humanité que nous appliquerons une théorie universelle de sa nature. Voici la solution que je vous propose aujourd’hui, et que j’essaierai de défendre dans notre prochaine séance. L’humanité est corrompue parce qu’elle s’est corrompue. Un acte primitif de l’humanité a créé, par l’abus du libre arbitre, par une révolte contre la loi, le cœur mauvais de l’humanité. D’où résulte que dans chaque individu il faut distinguer deux choses :
- sa volonté personnelle, responsable de ses actes et de son consentement aux inclinations de la nature ;
- la nature humaine qui est en lui, et dont il est responsable, pour sa part, non comme individu, mais en sa qualité d’homme.
Il se trouve ici deux affirmations qui doivent être maintenues avec une égale fermeté : la responsabilité collective de l’humanité, et la responsabilité individuelle de chacun de ses membres. Ces affirmations ne se contredisent pas, mais se limitent et se complètent. Je serai appelé, par la nature de mon travail, à insister sur la première, sur la responsabilité collective du genre humain ; mais il importe de nous tenir sur nos gardes pour ne pas laisser ébranler la seconde, la responsabilité individuelle. N’imitons pas le paysan ivre, dont parle Luther, qui, monté sur un cheval, penche d’un côté, et quand il veut se redresser tombe de l’autre côté, sans réussir à trouver son aplomb.
Pour accepter, et même pour comprendre la solution que je vous propose, il faut concevoir l’humanité comme n’étant pas simplement une réunion d’individus, un tas, un monceau, mais une existence réelle, distincte des individus sans toutefois en être séparée, et qui peut être l’objet d’une imputation morale. Si nous tenions le langage ordinaire pour exact, il n’y aurait rien là qui pût nous arrêter. Nous parlons de la conscience humaine ; nous attribuons continuellement des sentiments et des actes à l’humanité. Mais lorsque nous réfléchissons, il nous semble que le langage est trompeur ; il nous semble que les individus existent seuls, et que le mot humanité est un terme abstrait qui ne désigne aucune réalité autre que la collection des individus. Cette manière de voir a en sa faveur les apparences, et une philosophie qui obtient facilement du crédit parce qu’elle s’applique à justifier les apparences. La théorie que je défends heurte assez vivement la première manifestation du sens commun. Mais voici la convention que je vous propose, en raison même de la difficulté du sujet. Je m’engage à ne pas terminer ces séances par une conclusion triomphante dans laquelle je déclarerai avoir détruit toutes les objections, et dissipé toutes les ténèbres. D’autre part, je vous demande de ne pas repousser à première vue l’idée que je vous présente parce qu’elle vous semblera nouvelle. Si vous repoussez toute idée nouvelle, vous ne ferez pas de grands progrès dans l’acquisition de la vérité. Si ma solution vous paraît bizarre, veuillez ne pas la rejeter immédiatement comme absurde. Prenez le temps d’y réfléchir, pendant des jours, des semaines, des mois, des années peut-être. Une idée est une semence. Si vous estimez que la semence que je désire déposer dans votre pensée peut avoir quelque valeur, laissez-la croître, faites-la croître par la réflexion ; et attendez, pour porter un jugement définitif, de voir la nature et la qualité de la plante que la semence pourra produire. Du reste, bien que je cherche à vous présenter mes pensées dans le meilleur enchaînement possible, elles ne forment pas un tout tellement indivisible qu’il faille nécessairement tout adopter ou tout rejeter. Ceux d’entre vous qui n’accepteraient pas la solution proposée, pourront peut-être retirer néanmoins quelque profit des détails de cette discussion.
Je pourrais dire, sans dépasser l’expression de ma pensée, que les sciences contemporaines, depuis un demi-siècle surtout, concourent toutes à placer sérieusement l’esprit humain en présence de la solution que je vous indique. Je pourrais m’adresser au penchant légitime qui nous fait aimer la nouveauté, et à l’altération mauvaise de ce penchant qui, en présence de ce qui appartient au passé, nous porte à employer cette expression familière de dédain : connu. Je pourrais dire que je vous apporte, non pas la science moderne, mais une science plus moderne que la moderne, parce qu’elle est celle de l’avenir. En effet, dans l’ordre de la science et de la philosophie, la solution que je vous apporte est nouvelle, si nouvelle qu’elle n’est encore qu’à l’état de naissance. Mais, sous une autre forme, cette solution est ancienne et fort ancienne : elle existe dans le monde comme une vieille vérité que la science commence à épeler peu à peu et finira par lire ; telle est ma conviction. Ne pas constater ce fait, et vouloir flatter votre goût pour la nouveauté, ce serait m’exposer au danger d’être justement repris par tous ceux de vous qui connaissent l’histoire de la pensée humaine ; et ce serait de plus, dans mon propre sentiment, employer un mensonge vulgaire, et comme un artifice de roué. Il est donc convenable de dire brièvement l’origine historique de la solution proposée ; mais entendons-nous bien sur la nature de cette convenance.
Une doctrine scientifique est une supposition ou, pour employer le terme d’école, une hypothèse destinée à expliquer les faits, et qui est démontrée vraie dans la mesure où elle explique les faits. Son origine n’a aucune importance quant à la question de sa vérité. Par exemple, la gravitation universelle était dans l’origine une simple supposition. Cette supposition est devenue une loi démontrée, parce qu’elle a rendu compte à la raison des mouvements des corps célestes. Elle est démontrée parce qu’elle explique les faits, et pas autrement. La découverte de cette grande loi est attribuée à Newton. On a prétendu, en dernier lieu, en se fondant sur des documents dont l’authenticité est douteuse, que la découverte appartient effectivement à Pascal. Cette contestation a un intérêt historique, mais elle n’a aucune portée pour la loi de la gravitation qui fait sa preuve par l’observation des astres et le calcul, et d’une manière tout à fait indépendante du nom de son fondateur. La question d’origine est donc sans influence sur la preuve d’une doctrine. Il est d’usage cependant de mentionner Galilée, lorsqu’on parle des lois de la pesanteur qu’il a découvertes, et de nommer Kepler, lorsqu’on expose les lois du mouvement des planètes établies par cet astronome. Ce sont là des renseignements historiques qui ont de l’intérêt, et les marques d’une juste reconnaissance. Dans le cas qui nous occupe, il importe, du reste, de mentionner l’origine de notre solution pour entrer, à ce propos, dans des explications dont vous ne pourrez pas méconnaître l’importance.