L’homme a failli à sa haute destinée ; il a manqué sa sainte vocation. Tous les Pères de notre période sont unanimes à affirmer le péché comme un fait universel et redoutable. Ils reconnaissent que tous les hommes pèchent, et que tous les hommes sont pécheurs, c’est-à-dire enclins au mal. Ils insistent sur cette universalité du péché ; mais ils y insistent avec une certaine sobriété théologique, et sans aborder bien des questions qui se poseront plus tard. Ils parlent moins du péché que de la rédemption.
Quelques historiens ont constaté avec surprise ce défaut de développement et de précision dans la théorie du péché, et ils ont essayé d’en donner l’explication. Ils ont fait remarquer que cette période est l’âge héroïque du christianisme : le sentiment chrétien s’exaltait sous le feu de la persécution et en face du martyre ; tout semblait possible à l’enthousiasme d’une foi jeune et ardente : on était conduit à oublier la misère humaine et à surfaire les forces naturelles. — Il y a là quelque chose de vrai. On peut dire cependant avec plus de raison que la place secondaire donnée à la doctrine du péché dans la théologie des premiers siècles vient de la prédominance du point de vue apologétique à cette époque. Le débat était plutôt sur le terrain historique que sur le terrain moral.
Au reste, il ne faut pas croire que la doctrine du péché soit absente. On ne se contente pas d’affirmer le fait : on en détermine la nature, l’origine et les conséquences.
A. Nature du péché. — Les Pères avaient à combattre deux opinions fort répandues et également dangereuses sur la nature du péché :
1° L’opinion platonicienne, fort répandue parmi les philosophes, qui faisait du péché une ignorance, une erreur, de l’esprit résultat des limites inévitables de notre intelligence ;
2° L’idée dualiste, reproduite par la plupart des Gnostiques, qui plaçait le siège du mal dans la matière et faisait de la chair, du corps, le principe du péché.
Ces deux erreurs ont pour conséquence d’ôter au péché son véritable caractère et de nous en rendre irresponsables, car nous ne pouvons pas faire que notre intelligence ne soit pas bornée ou que nous n’ayons pas un corps. A ces deux conceptions les Pères opposèrent la vraie notion chrétienne du péché ; ils présentèrent le péché comme une révolte de la volonté de l’homme contre la volonté de Dieu, comme la transgression d’une loi, comme une désobéissance libre et volontaire. Ils placèrent ainsi le siège du péché dans la volonté ; ils firent découler le mal d’un esprit d’orgueil, de révolte, d’égoïsme et d’incrédulité ; ils insistèrent avec force sur la coulpe du péché et sur la responsabilité du pécheur.
Cependant il leur arrive quelquefois de se laisser entraîner, sans s’en apercevoir, vers l’une ou vers l’autre des erreurs qu’ils combattent. Ainsi, Clément cl’Alexandrie semble en plusieurs passages faire du péché une erreur, une ignorance. Il l’appelle ἁμάρτημα, et définit ce mot de la manière suivante : Πᾶν τὸ παρὰ τὸν λόγον τὸν ὀρθὸν τοῦτο ἁμάρτημά ἐστιν. (Pæd. I, 13). Et ailleurs il dit : τὸ ἁμαρτάνειν ἐκ τοῦ ἀγνοεῖν κρίνειν ὃ τι χρὴ ποιεῖν συνέσταται (Stom., 2.15). Cela est vrai quelquefois ; mais le plus souvent il est plus exact de dire avec le poète païen : Video melioraque, proboque, — Deteriora sequor. — De même, on pourrait citer certains passages des docteurs alexandrins, en particulier de Clément, qui semblent placer le siège et le principe du péché dans le corps, ou dans la chair. De là une tendance ascétique qui se développe de bonne heure dans l’Église, surtout en Orient, où l’influence du gnosticisme avait été plus sensible. Reconnaissons toutefois, à la décharge de Clément, qu’il dit quelque part que le corps n’est pas mauvais de nature — οὐ κακὸν φύσει τὸ σῶμα (Strom. IV, 26).
B. Origine du péché, — Tous les Pères de l’Église s’accordent à chercher l’origine du péché dans un premier péché, accompli au début de l’histoire de l’humanité. Le mal pour eux n’est pas éternel : il a commencé ; il date du jour où pour la première fois, l’homme est entré en révolte contre Dieu. Aussi tous les Pères affirment-ils le fait biblique de la chute ; seulement ils n’entendent pas de la même manière le récit de la Genèse. A propos de ce récit, comme à propos de celui de la création, deux interprétations se trouvent en présence.
1° L’interprétation littérale, représentée surtout par Tertullien. Les Pères de cette école considèrent le récit comme historique, non seulement dans son ensemble, mais dans tous ses détails. Ils prennent à la lettre le jardin d’Eden, le serpent, les deux arbres, dont l’un, l’arbre de vie, rendait immortel, et dont l’autre, l’arbre de la connaissance du bien et du mal, donnait la mort. Il paraît que quelques-uns avaient expliqué cette dernière propriété en regardant le fruit défendu comme vénéneux ; cette opinion est combattue par Théophile d’Antioche : « Ce n’est pas, dit-il, le fruit, mais la désobéissance qui a donné la mort à nos premiers parents » — Οὐ γάρ, ὡς οἴονταί τινες, θάνατον εἶχεν τὸ ξύλον, ἀλλ ἡ παρακοή. (Ad Autol. 2.25)
2° L’interprétation allégorique et symbolique, à laquelle se rattachent les Alexandrins. D’après eux, le récit doit s’entendre spirituellement — πνευματικῶς οὐκ ἱστορικῶς. C’est l’histoire symbolique de l’entrée du péché dans le monde. Mais il y a un fait historique derrière le symbole ; il y a eu une première tentation et un premier péché qui ont introduit le péché dans l’humanité et dans le monde. — Quelquefois aussi on voit dans le récit biblique la description symbolique de ce qui se passe dans chaque homme quand il pèche : on envisage ainsi la Genèse comme psychologique, non comme historique. — Enfin Origène y voit le récit de la chute des âmes créées pures, et qui, en punition de leur péché, sont précipitées du Paradis, ou du troisième ciel, sur la terre, où elles sont enfermées dans des corps, représentés par des vêtements de peau dont Dieu revêtit le premier couple (Genèse 3.21).
La plupart des Pères présentent ce premier péché comme une désobéissance, une transgression du commandement que Dieu avait donné à l’homme. Mais on se demande quels ont été les mobiles de cette désobéissance. Les uns les trouvent dans l’orgueil et l’incrédulité : ainsi Justin Martyr, qui insiste surtout sur ces mots du tentateur : ἔσεσθε ὤσπερ θεοί. Il y voit même l’origine de l’idolâtrie. Adam et Eve ont commis, selon lui, deux fautes en écoutant cette parole : la première était de croire à l’existence de plusieurs dieux, la seconde, de vouloir être semblables à Dieu. — Clément d’Alexandrie trouve, au contraire, dans la sensualité le mobile de la tentation ; il insiste sur ce que le fruit était agréable, et voit dans le serpent le symbole de la volupté charnelle. Ceci se rapproche des idées de certains gnostiques (en particulier des fausses Clémentines), qui font de la femme le principe de la sensualité et l’occasion de l’introduction du péché dans le monde.
C. Conséquences de la chute. — Les Pères relèvent avec force les funestes conséquences de la chute.
a) La première de ces conséquences est le mal physique qui se décompose ainsi :
- La douleur, la maladie, les infirmités de la vieillesse ;
- La brièveté plus grande de la vie humaine ;
- La guerre entre les animaux et l’homme ;
- La loi du travail pénible (tu mangeras ton pain à la sueur de ton front) ;
- Enfin et surtout la mort.
Cependant les docteurs alexandrins, Clément et Origène, s’écartent de l’opinion générale en ce qu’ils ne voient pas dans la mort corporelle la conséquence du péché. La mort qui est entrée par le péché dans le monde, selon la parole de saint Paul, ce n’est pas, d’après eux, la mort physique, c’est la mort spirituelle, c’est-à-dire l’éloignement de Dieu, la séparation d’avec lui. Quant à la mort physique, c’est une loi primitive, naturelle et inséparable de la vie. Et même aux yeux d’Origène, qui considère la vie corporelle comme un châtiment et le corps comme une prison où l’âme a été enfermée en punition d’une faute antérieure, la mort est plutôt une délivrance et un bienfait qu’un châtiment.
b) La seconde et la plus grave conséquence du péché, c’est précisément cette mort spirituelle ; elle consiste :
- Dans la perte du πνεῦμα, ou de la communion avec Dieu ;
- Dans la condamnation et la colère de Dieu ;
- Dans l’empire du péché qui retient le pécheur esclave.
D. Transmission du péché. — Une dernière question, qui touche à la fois à celle des conséquences et à celle des origines du péché, c’est la question de savoir comment le péché et la mort se sont transmis depuis le premier homme jusqu’à nous. Cette question, qui sera plus tard résolue par le dogme du péché originel, ne l’est pas encore d’une manière précise ; c’est à peine si elle est posée. On affirme un fait, l’universalité du péché et de la mort ; on l’explique par un autre fait, la chute du premier homme ; mais on ne précise pas les rapports qui unissent entre eux ces deux faits. Quand la question se pose et qu’on essaie d’y répondre, on ne s’accorde pas sur la réponse. Tantôt on affaiblit le lien qui unit les deux faits, et l’on diminue la portée et les conséquences de la chute ; tantôt on insiste sur le rapport de dépendance entre les deux faits et on aggrave cette portée et ces conséquences. — De là, deux tendances différentes : la première représentée par Justin et Clément, dont le point de vue offre de grandes ressemblances avec celui de Pélage ; la seconde représentée par Irénée, et surtout par Tertullien, qui est le précurseur d’Augustin, et qui parle le premier d’un péché originel et héréditaire.
Première tendance. — Justin semble n’admettre à aucun degré l’hérédité du péché ; il considère les péchés des descendants du premier homme comme une simple répétition du péché d’Adam : « Chaque homme mérite la mort parce qu’il devient semblable à Adam par sa désobéissance volontaire » — οὗτοι ὁμοίως τῷ Ἀδὰμ καὶ τῇ Εὔᾳ ἐξομοιούμενοι θάνατον ἑαυτοῖς ἐργάζονται (Dial. c. Tryph., 124). Dès lors, il était conduit à expliquer le fait de l’universalité du péché, comme le fit Pélage, par l’influence de l’éducation et de l’exemple. A cette influence il ajoutait les séductions de la chair, ou de la sensualité, et par-dessus tout l’influence du démon, qui continue à tenter les hommes comme il tenta le premier couple. En résumé, nous sommes placés dans la même situation qu’Adam, et soumis aux mêmes influences qui s’exercèrent sur lui.
Telles sont aussi les opinions de Clément d’Alexandrie. Il pense, comme Pélage, que l’homme est aujourd’hui, à l’égard du péché, dans la même situation qu’Adam, ou peu s’en faut : libre et capable de pécher, ayant le choix entre le bien et le mal, sans être plus porté à l’un qu’à l’autre. Le choix d’Adam n’influe en rien sur son propre choix. — Peut-être cependant Clément admet-il que, depuis le péché d’Adam, l’homme est plus accessible aux séductions de la chair et aux tentations du démon : il y aurait donc affaiblissement moral. Quoiqu’il en soit, il proteste contre l’idée d’un péché héréditaire, et surtout contre l’idée d’une faute originelle imputable à l’homme avant qu’il ait commis lui-même le péché par un acte libre et personnel. L’enfant qui vient de naître est, à ses yeux, parfaitement innocent et pur de toute tache originelle : « Qu’on nous dise, s’écrie-t’il, où et quand cet enfant a péché ! » — λεγέτωσαν ἡμῖν ποῦ ἐπόρνευσεν τὸ γεννηθὲν παιδίον (Stom., 3.16).
Deuxième tendance. — Ces paroles même de Clément indiquent que l’on commençait déjà à parler dans l’Église d’un péché originel. Nous trouvons, en effet, quelques traces de cette doctrine chez certains Pères, Irénée par exemple et surtout Tertullien.
Irénée. n’est pas très précis encore, quoiqu’un théologien, Duncker, ait prétendu retrouver dans ses écrits toute la doctrine catholique postérieure. Mais il affirme qu’en cédant involontairement aux suggestions de Satan, le premier homme est devenu son esclave, et que cet esclavage s’est étendu sur sa postérité tout entière ; ainsi, lorsque des captifs, retenus longtemps en servitude, y ont des enfants, ces enfants naissent esclaves comme leurs pères (III, 23). Ailleurs, Irénée dit que nous avons hérité la mort (V, 1 et 23). Il est possible qu’il veuille entendre par là la mort corporelle ; mais il semble cependant qu’il a en vue la mort spirituelle, l’état de péché qui nous sépare de Dieu.
Tertullien précise davantage. Il est le premier à employer l’expression devenue classique de vitium originis, ou originale. Il admet une véritable hérédité du péché transmis depuis Adam à toutes les générations humaines. En cela il est conséquent avec ses idées sur la nature et l’origine des âmes. Si l’âme est corporelle et se transmet de père en fils, il est clair que, de l’âme souillée et pécheresse d’Adam, il n’a pu sortir que des âmes souillées et pécheresses. Le péché a été transmis avec l’âme. Cette souillure originelle de l’âme, Tertullien l’appelle vitium originis et malum quod ammodo naturale (De anima, 41).
Origène, ici encore, est d’accord avec Tertullien, par suite de ses idées particulières sur la préexistence des âmes. Les âmes, selon lui, ont déjà péché dans une existence antérieure, et c’est en punition de ce péché qu’elles sont envoyées sur la terre et dans des corps. Elles sont donc pécheresses dès leur naissance, et ont à se purifier à travers tout le cours de leur existence terrestre.
Mais ni Tertullien, ni Origène, ni aucun des Pères de cette période ne prétend que la corruption de l’homme soit totale et absolue, que le péché ait tout gâté, et qu’il ait détruit toute liberté. Ils reconnaissent, au contraire, en l’homme quelques vestiges de l’image de Dieu, une certaine capacité de connaître le vrai et une certaine liberté de faire le bien. Il y a encore de la vertu sur la terre, et l’homme est susceptible de relèvement. Le péché est une nature étrangère, greffée sur la primitive et vraie nature humaine, laquelle subsiste encore sous la souillure qui s’est attachée à elle. En effet, ce qui vient de Dieu, s’éteint moins qu’il ne se voile. Il peut être voilé, parce qu’il n’est pas Dieu ; il ne peut s’éteindre, parce qu’il vient de Dieu. C’est pourquoi, de même que la lumière arrêtée par quelque obstacle, demeure, quoique sans briller, si l’obstacle est assez épais, de même le bien, étouffé dans l’âme par le mal, d’après l’intensité de celui-ci, ou disparaît complètement, en cachant sa lumière, ou bien rayonne par toutes les issues aussitôt qu’il a reconquis sa liberté (De anima, 41)a.
a – Cité en latin par Bonifas.