Abraham ouvre l’histoire du peuple hébreu, son histoire temporelle et spirituelle. A sa première apparition dans la Bible, Abraham est un chef nomade, qui a quitté la Chaldée et la ville de Charran, où vivait son père Tharé, descendant de Sem, et qui erre avec sa famille, ses serviteurs et ses troupeaux, d’abord à l’entrée, puis à l’intérieur du pays de Chanaan, s’arrêtant là où il trouve de l’eau et des pâturages, et promenant, tantôt dans les montagnes, tantôt dans les plaines, ses tentes et sa tribu. Pourquoi est-il sorti de la Chaldée ? Selon la Bible même, son père Tharé était idolâtre : « Vos pères, dit Josué au peuple d’Israël, ont habité autrefois au delà du fleuve (l’Euphrate), savoir Tharé, père d’Abraham et père de Nachor, et ils ont servi d’autres dieux (Josué 24.2). » Le livre de Judith contient la même assertion (Judith 5.6-9), et les traditions juives et arabes la confirment en l’amplifiant ; le père d’Abraham, disent-elles, était fanatiquement adonné au culte des idoles, et son fils Abraham, qui y résistait, fut un jour, sur sa provocation, jeté dans un four ardent dont il ne sortit que par miracle. L’historien Josèphe parle de soulèvements qui éclatèrent, à l’occasion de ces discordes religieuses, parmi les Chaldéens.
La Bible ne s’en tient pas à ces traditions ; dès les premiers jours, Dieu intervient dans l’histoire du père des Hébreux : « L’Éternel avait dit à Abraham : Sors de ton pays et de ton parentage et de la maison de ton père, et viens au pays que je te montrerai. Et je te ferai devenir une grande nation ; je te bénirai, et je rendrai ton nom grand… et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. Abraham donc sortit, comme l’Éternel le lui avait dit… Et il prit aussi Sarah, sa femme, et Loth, fils de son frère, et tout le bien qu’ils avaient acquis, et les personnes qu’ils avaient eues à Charran ; et ils sortirent pour venir au pays de Chanaan, et ils y entrèrent (Genèse 12.1-5). »
Comment Dieu avait-il parlé à Abraham ? Était-ce par une voix extérieure ou par une inspiration intérieure ? L’écrivain biblique ne s’en préoccupe nullement ; Dieu est, pour lui, présent et agissant dans l’histoire aussi bien qu’Abraham ; l’intervention de Dieu n’a rien, à ses yeux, que de naturel et de simple. La même foi anime Abraham ; il sort de la Chaldée et erre dans la Palestine, selon la parole et sous la direction de l’Éternel.
Il erre au milieu des populations déjà fixées sur la terre de Chanaan et avec lesquelles il vit en paix, mais sans s’unir à elles, leur portant secours quand elles sont attaquées par des chefs étrangers, se battant pour elles en ami fidèle, quelquefois peut-être en vaillant condottiere, mais restant isolé en patriarche nomade, avec sa famille et sa tribu, se refusant même aux dons et aux faveurs qui pourraient abaisser son caractère et altérer son indépendance. Partout où il s’arrête et où quelque incident important lui arrive, à Sichem, à Béthel, à Bersébah, à Hébron, il élève un autel à son Dieu. Dans sa vie errante et mal pourvue, une famine le pousse jusqu’en Egypte, le premier peut-être de ces chefs pasteurs venus d’Asie qui devaient bientôt envahir cette riche contrée. Abraham passe en Égypte plusieurs années, bien traité par le Pharaon du temps, en rapports bienveillants avec les prêtres égyptiens, échangeant avec eux ce qu’ils avaient, les uns et les autres, de connaissances astronomiques ou naturelles, mais maintenant toujours avec soin l’isolement de sa famille, de sa tribu, de son culte. De son plein gré ou sur la demande du Pharaon, il quitte l’Égypte, emmenant des troupeaux, des chameaux, des esclaves égyptiens, entre autres sa servante Agar ; il retourne dans le pays de Chanaan, erre encore dans plusieurs parties du territoire, prend part à divers événements, troubles intérieurs ou guerres extérieures, et s’établit enfin avec les siens à Hébron, auprès des chênes de Mamré, chez la peuplade des Héthiens, mais toujours en étranger et toujours attentif à en conserver le caractère et l’indépendance. Quand sa femme Sarah mourut, « Abraham, s’étant levé de devant son mort, dit la Genèse, parla aux Héthiens, disant : — Je suis étranger et habitant parmi vous ; donnez-moi une possession où j’aie droit de sépulcre parmi vous, afin que j’enterre mon mort et que je l’ôte de devant mes yeux. — Et les Héthiens répondirent à Abraham et lui dirent : — Mon seigneur, écoute-nous ; tu es parmi nous un grand prince ; enterre ton mort dans celui de nos sépulcres qui te plaira le plus. Nul de nous ne te refusera son sépulcre, afin que tu y enterres ton mort. — Alors Abraham se leva, et se prosterna devant le peuple du pays, les Héthiens, et il leur dit : — S’il vous plaît que j’enterre mon mort et que je l’ôte de devant mes yeux, écoutez-moi et intercédez pour moi envers Héphron, fils de Tsohar, afin qu’il me donne sa caverne de Macpélah, qui est à l’extrémité de son champ. Qu’il me la cède devant vous, pour le prix qu’elle vaut, et que je la possède pour en faire un sépulcre. — Or, Héphron était assis parmi les Héthiens. Héphron donc, Héthien, répondit à Abraham, en la présence des Héthiens qui l’écoutaient…, disant : — Non, mon seigneur, écoute-moi : je te donne le champ ; je te donne aussi la caverne qui y est ; je te la donne en présence des enfants de mon peuple ; enterres-y ton mort. — Et Abraham se prosterna devant le peuple du pays, et il parla à Héphron devant tout le peuple du pays, et dit : — Mais, s’il te plaît, je te prie, écoute-moi ; je te donnerai l’argent du champ ; reçois-le de moi, et j’y enterrerai mon mort. — Et Héphron répondit à Abraham, disant : — Mon seigneur, écoute-moi ; la terre vaut quatre cents sicles d’argent entre toi et moi ; mais qu’est-ce que cela ? Enterre donc ton mort. — Et Abraham, ayant entendu Héphron, lui paya l’argent dont il avait parlé, en présence des Héthiens, savoir quatre cents sicles d’argent qui avaient cours entre les marchands. Et le champ d’Héphron, qui était à Macpélah, au devant de Mamré, tant le champ que la caverne qui y était, et tous les arbres qui étaient dans le champ et dans tous ses confins tout autour, fut acquis en propriété à Abraham, en présence des Héthiens… Et après cela, Abraham enterra Sarah, sa femme, dans la caverne de Macpélah, au devant de Mamré, qui est Hébron, au pays de Chanaan. Le champ donc, et la caverne qui y est, fut assuré par les Héthiens à Abraham, afin qu’il le possédât pour y faire son sépulcre (Genèse 18.3-20). »
Peu importe à Abraham sa précaire condition d’étranger errant ; il a foi en Dieu. Dieu commande, et Abraham obéit. Dieu promet, et Abraham s’y confie. Un jour pourtant, avec un sentiment d’inquiétude modeste : « Seigneur Éternel, que me donneras-tu ? demande Abraham à Dieu ; voici, tu ne m’as point donné d’enfants ; et voilà, Éliézer de Damas, l’intendant de ma maison, sera mon héritier. — Et voici, la parole de l’Éternel lui fut adressée, disant : Celui-ci ne sera point ton héritier ; mais celui qui sortira de tes entrailles sera ton héritier. Je suis le Dieu fort, tout-puissant : marche devant ma face et en intégrité. J’établirai mon alliance entre moi et toi, et entre ta postérité après toi dans leurs âges, pour être une alliance éternelle ; et je te donnerai, et à ta postérité après toi, le pays où tu demeures comme étranger, tout le pays de Chanaan, en possession perpétuelle, et je leur serai Dieu. Mais toi, tu garderas mon alliance, toi et ta postérité après toi, dans leurs âges. — Et Abraham crut à l’Éternel, et l’Éternel lui imputa cela à justice (Genèse 15.1-6 ; 17.1-9) »
De nos jours, au sein de notre civilisation chrétienne, l’obéissance à Dieu et la confiance en Dieu sont les premiers préceptes chrétiens, les premières vertus chrétiennes. Ce sont aussi les vertus d’Abraham et les préceptes de l’histoire d’Abraham dans la Bible. Et le Dieu d’Abraham, le Dieu de la Bible est le même qu’adorent aujourd’hui les chrétiens, le même que conçoivent aujourd’hui les philosophes qui croient en Dieu, l’Être absolu et parfait, l’Être en soi, l’Éternel, sans possibilité et sans tentative de le définir autrement. Des milliers d’années n’ont rien changé à la notion biblique de Dieu dans l’âme de l’homme, ni aux lois essentielles de la relation de l’homme avec Dieu.
La tradition historique confirme pleinement le fait moral que je signale. Abraham n’a été l’objet d’aucune conception mystique, d’aucune transformation mythologique ; nulle part il n’a été érigé en personnage surhumain, en demi-dieu ou en fils de Dieu ; il est resté le modèle de la foi et de la soumission religieuses, le type de l’homme pieux en relation intime avec Dieu. Dans toute l’antiquité et dans tout l’Orient, pour les premiers chrétiens comme pour les Juifs et les Arabes, pour les musulmans comme pour les Juifs et les chrétiens, Dieu est le Dieu d’Abraham ; Abraham est l’ami de Dieu, le père et le prince des croyants ; ce sont les noms que lui donne l’Évangile, et le Koran le célèbre en disant : « Quand la nuit étendit sur lui ses ombres, il vit une étoile et dit : Ceci est mon Seigneur. — Mais quand l’étoile se coucha, il dit : Je n’aime pas ce qui se couche. — Et quand il vit la lune se lever, il dit : Ceci est mon Seigneur. — Mais quand la lune se coucha, il dit : Vraiment, si mon Seigneur ne me dirige pas dans la bonne voie, je serai un de ceux qui s’égarent. — Et quand il vit le soleil se lever, il dit : Celui-ci est mon Seigneur ; il est plus grand que l’étoile ou la lune. — Mais quand le soleil vint à se coucher, Abraham dit : O mon peuple, j’en ai fini avec ces choses ; je tourne ma face vers Celui qui a fait le ciel et la terre. »
L’Éternel, le Dieu unique et immuable est le Dieu d’Abraham. Abraham est le serviteur et l’adorateur du vrai Dieu.