On nous répond, il est vrai, par un essai d’explication qui n’est pas sans valeur. Il reste, nous dit-on, ceci : que la mort de Jésus est le couronnement d’une vie entière d’obéissance et de renoncement. Elle constitue le degré le plus élevé, la manifestation suprême de la sainteté. Sans elle, il manquerait quelque chose à la perfection du Fils de l’homme ; il resterait possible d’imaginer une grandeur morale supérieure à la sienne. Ce serait la grandeur d’un saint, demeurant fidèle et soumis jusque dans la mort injuste, et dont on pourrait dire, comme on l’a dit de Jésus : il est « obéissant jusqu’à la mort, jusqu’à la mort de la croix », et, dans cette mort entourée d’outrage et d’ignominie il a fait éclater une parfaite bonté : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ».
Nous disons que tout cela est vrai, mais ailleurs, que dans le système qui croit pouvoir s’y appuyer.
Cette conception a contre elle :
- La pensée de Jésus lui-même qui, nous l’avons vu et n’y revenons pas, attribue à sa mort une portée rédemptrice pour les autres, et non seulement d’accomplissement pour lui-même.
- Les sentiments d’horreur et d’épouvante que sa mort apporte à Jésus dès que, cessant de la penser, il commence à la sentir. Comment la perspective d’une mort qui ne doit servir que comme moyen de réaliser tout son amour pour les hommes et de faire connaître toute son obéissance à son père l’aurait-elle troublé au point où nous le voyons à Gethsémané ? Comment aurait-elle été l’objet d’une agonie morale aussi déchirante et profonde et lui aurait-elle dicté ces paroles de la croix, qui, dans l’hypothèse qu’on nous représente, restent inexplicables et contradictoires, dont la tragique angoisse ne peut être que la plus mystérieuse et la plus terrifiante des angoisses morales : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Le Maître serait-il inférieur aux martyrs qu’il inspire lui-même ? Là où ceux-ci sont morts avec joie, il mourrait dans la terreur ? Là où des pécheurs (c’est-à-dire des êtres pour qui la mort est terrible, puisqu’elle est suivie du jugement) ont pu triompher des angoisses de la mort, le saint ne l’aurait pu ? Là où des injustes n’ont point senti l’abandon de Dieu, le juste l’aurait senti ? Cela non seulement est invraisemblable, mais contradictoire avec cette grandeur même de Jésus-Christ que l’on invoque.
- Mais il y a davantage, et voici l’argument décisif. Si la mort de Jésus n’a d’autre but que de montrer jusqu’où va la perfection morale de Jésus-Christ ; elle aboutit aussitôt à fin contraire. Elle détruit cela même dont on nous prétend qu’elle le consomme et l’accomplit. Mourir ne peut être une révélation de sainteté que si cette mort est un devoir ; et elle ne peut être un devoir que si elle n’est pas arbitraire, c’est-à-dire si elle est nécessaire pour obtenir ou réaliser quelque bien. Si Jésus en voulant mourir (or il a voulu mourir, cela est incontestable, nous l’avons suffisamment établi) ne se propose que de prouver combien il est saint et jusqu’où va son dévouement, il ne réussit qu’à une chose : et c’est à prouver qu’il ne l’est pas. Il ressemble à ces chrétiens égarés des premiers siècles, qui cherchaient le martyre uniquement pour prouver la solidité de leur foi et l’intrépidité de leur courage. Sachant le complot ourdi par les Juifs, il serait venu se mettre en quelque sorte à la disposition et sous la main de ses bourreaux ! Il serait venu et resté à Jérusalem sachant ou prévoyant la trahison de Judas ! Il aurait continué à se rendre dans l’endroit où il se retirait habituellement, dans le jardin des oliviers, afin qu’on le pût trouver à coup sûr ! Il aurait même poussé le traître à hâter son œuvre (Jean 13.27) ! Enfin manifestement, il aurait cherché le martyre, hâté une mort qu’un simple séjour en Galilée et les précautions les plus élémentaires auraient indéfiniment retardée ! Et pourquoi ? Pour qu’il ne soit pas possible d’imaginer une grandeur morale supérieure à la sienne ! Pour qu’il remplisse tout le cadre de l’héroïsme religieux! — Nous disons, nous, qu’il serait précisément déchu de cette grandeur et tombé de ce cadre. C’eût été du fanatisme ; ce n’était plus de la sainteté.
Nous insistons sur ce point. Il nous paraît décisif. Qu’il nous soit permis par un exemple ou deux de mettre en lumière cet axiome : La mort de Jésus-Christ ne peut manifester soit son amour, soit sa sainteté que si elle est nécessaire au bien de l’homme.
Voici pour l’amour. Je suis avec vous sur la falaise. Si, sous prétexte de mon amour, pour vous, je me précipite dans les flots, qu’aurai-je prouvé : de l’amour, ou de la folie? Je réponds et vous répondez avec moi : la folie. — Mais au contraire, si c’est vous qui êtes tombé à l’eau et que je m’y précipite et que j’y périsse pour vous sauver, qu’aurai-je prouvé : de la folie ou de l’amour ? Je réponds et vous répondez avec moi : de l’amour. — Ainsi la mort de Christ n’est une manifestation d’amour que si elle a pour but un salut.
De même pour la sainteté. On invoque ici l’exemple sublime de courage moral, d’héroïsme religieux que donne le Christ. Je demande ce qu’est cet héroïsme et ce courage moral dans l’hypothèse d’une mort inutile au salut. L’exemple est-il de telle sorte qu’on le doive, qu’on le puisse imiter, qu’il soit bienfaisant ? — Jugez-en plutôt dans la transposition suivante. Je veux laisser à mon fils un exemple d’héroïsme moral, de courage religieux, et je me tue ! Quel magnifique exemple et quelle bienfaisante leçon ! Or ce serait exactement la leçon et l’exemple du Christ, qui chercherait arbitrairement une mort gratuite. Ainsi la mort de Christ n’est une manifestation de sainteté que si elle a pour but un salut.
La théorie d’un salut apporté par la seule personne vivante de Jésus-Christ, bien que renfermant une grande part de vérité, est donc insuffisante. Insuffisante objectivement, parce qu’elle ne rend pas compte de la mort de Jésus, ou, qu’elle le fait de manière à ruiner sa sainteté et son amour, c’est-à-dire les conditions mêmes du salut qu’il procure ; insuffisante subjectivement, parce que le salut consiste dans un pardon trop facile, qui relâche le ressort moral du pécheur, à l’instant même où il faudrait le retremper. Il n’y a de vrai, de solide, d’efficace, de congruant aux besoins véritables de la conscience qu’un pardon qui foudroie le péché dans le pécheur. Tout le reste est sans valeur. Cela n’a ni sève, ni parfum, ni valeur tonique, parce que, sous le dehors du vraisemblable, cela manque de vérité.