Première inférence. — Rappelons d’abord que tout ce que nous avons dit de la conscience morale, vaut pour la conscience religieuse. Toutes deux présentent les mêmes caractères d’universalité, de permanence et de variabilité. Je ne reviens pas sur la permanence et sur l’universalité de la conscience religieuse. J’estime en avoir suffisamment parlé dans notre analyse des éléments absolus de la conscience religieuse. Personne ne conteste plus sérieusement aujourd’hui que l’humanité, prise de haut, ne présente un aspect nettement religieux ; on reconnaît qu’elle a toujours été religieuse comme elle a toujours été morale, qu’elle est et qu’elle sera toujours religieuse comme elle est et sera toujours morale. Les investigations historiques dans le passé, les investigations scientifiques modernes (depuis qu’elles sont faites avec la largeur et la rigueur désirables), l’établissent unanimement. Et qu’il me soit permis de citer ici la preuve sans réplique que fournissent à cet égard les missions chrétiennes. A ceux qui prétendaient, il n’y a pas bien longtemps, que la religion allait disparaissant sur la surface du globe au fur et à mesure des progrès de la civilisation, elles affirment qu’il n’en est rien, et le prouvent par l’admirable extension qu’elles ont prise depuis un siècle ; à ceux qui faisaient au contraire de la religion l’apanage exclusif des races civilisées, et soutenaient que les races inférieures en étaient incapables, elles répondent encore qu’il n’en est rien, et le prouvent par leurs progrès et leurs succès dans les pays les plus sauvages. Or comment le christianisme prendrait-il ainsi possession du globe s’il ne répondait pas à des aptitudes religieuses préexistantes ? Et comment s’établirait-il partout si ces aptitudes n’étaient pas universelles et permanentes ? Le caractère religieux de l’humanité est en quelque sorte le postulat des missions chrétiennes, et l’expérience après coup en confirme pleinement la vérité.
Mais la conscience religieuse n’est pas seulement universelle et permanente comme la conscience morale ; comme elle encore elle est variable. La même diversité que nous observions dans les devoirs concrets et dans les jugements moraux particuliers qui faisaient partie de la conscience morale, nous la retrouvons dans les représentations particulières de cette divinité. Preuve en soient les cultes innombrables qui prosternent encore et qui ont prosterné de tous temps l’humanité religieuse au pied des autels.
Donc même universalité, même permanence, même variabilité pour ce qui concerne les deux consciences, la religieuse et la morale. Cette identité de caractères n’est-elle pas déjà significative ? N’indique-t-elle pas déjà une analogie, une parenté, qui ne sauraient être arbitraires ou artificielles et qui dénoncent entre les deux consciences une étroite connexion.
Deuxième inférence. — Cette connexion apparaîtra plus étroite encore et plus évidente si l’on considère que la morale a toujours eu un aspect religieux, et la religion toujours aussi un aspect moral. Sans doute les cas particuliers abondent soit de moralité irréligieuse, soit de religiosité immorale. Mais là même l’élément qui semblait absent, l’était-il tout à fait ? Pour certains individus, oui ; pour certains autres, non. Les cultes les plus immoraux représentent une activité morale : les morales les plus irréligieuses deviennent l’objet d’un culte religieux (exemple : Auguste Comte). Pour les masses l’élément religieux n’est jamais absent de l’élément moral, et inversement. L’histoire de l’humanité établit une corrélation intime entre la conscience morale et la conscience religieuse d’un peuple et d’une époque. Une religion donnée finit toujours par déterminer une morale correspondante en valeur à la valeur de sa conception de la divinité, une morale donnée arrive toujours à provoquer un idéal religieux correspondant au sien propre. Telle religion, telle morale ; telle morale, telle religion ; voilà l’axiome historique.
Et cette constatation historique n’est point accidentelle. Elle a sa raison profonde dans la nature même de la religion et de la morale. Je ne répète pas ici ce que j’ai dit de l’inconséquence des morales indépendantes (tome I). Je rappelle seulement ceci : que la religion ne progresse et ne s’épure en fait que grâce au contrôle constant qu’exerce sur elle la morale (la réforme du xvie siècle, par exemple, qu’est-elle autre chose qu’une moralisation de la religion ?) et qu’à son tour la morale ne subsiste et ne s’approfondit que grâce à l’appui et au contrôle incessant de la religion ; cela se voit tous les jours en des centaines d’exemples. En sorte que l’aphorisme suivant est l’expression de leurs rapports mutuels : une religion devient religieuse dans la mesure où elle devient morale ; une morale devient morale dans la mesure où elle devient religieuse. — Mais s’il en est ainsi, il est clair que la connexion observée tout à l’heure se fait plus étroite encore ; tellement étroite que l’on se demande si l’activité morale et l’activité religieuse de l’homme ne seraient pas, au fond, les deux faces d’une seule et même activité ? Si la conscience religieuse et la conscience morale de l’homme ne seraient pas les deux aspects d’une seule et même conscience ? D’où il résulterait naturellement que l’obligation, centre et pivot de la conscience morale, serait du même coup le centre et le pivot de la conscience religieuse ?
Troisième inférence. — C’est, en effet, ce que tendent à établir les deux constatations que voici : d’abord le caractère sacré du sentiment d’obligation, et particulièrement de l’autorité qu’il place devant nous. Cette autorité est non seulement inconditionnelle et catégorique, elle est sainte. C’est une autorité sainte. Nous sentons instinctivement que toute atteinte portée à la conscience du devoir, toute violation de la conscience morale, soit en nous-mêmes, soit chez autrui, est une atteinte et une violation sacrilège. Cette impression, l’aurions-nous si nous étions seuls en cause ? ou si l’autorité que nous profanons ainsi n’était que celle d’un absolu métaphysique ? Il me semble difficile de l’admettre.
La seconde constatation qui nous fait conclure à l’essence religieuse de l’obligation de conscience, c’est le sentiment du péché. Le sentiment du péché correspond négativement au sentiment positif de la sainteté du devoir. Il en est la contre épreuve, la confirmation, et marque plus clairement encore si possible le caractère religieux de l’obligation. Or le sentiment du péché est inaliénable à l’humanité. Écrasez-la sous les doctrines les plus profanes, les plus impies, les plus athées, ensevelissez-la sous le plus épais des matérialismes théoriques et pratiques, vous n’effacerez pas de son sein le sentiment du péché. Je dis qu’on ne l’en effacera pas, car l’humanité a subi ces épreuves, et le sentiment du péché n’a point disparu du milieu d’elle. Il a persisté. Et si parfois il a semblé s’endormir (comme à notre époque, par exemple), il a toujours eu ses réveils, réveils d’autant plus formidables et d’autant plus poignants que le sommeil avait été plus long. Et, chose significative, le réveil du sentiment du péché a toujours coïncidé avec les réveils de la conscience morale. Expliquez le sentiment du péché de la manière qui vous conviendra — et la manière qui convient d’ordinaire consiste à le faire évanouir, à l’envisager comme un reste de superstition, à le confondre avec je ne sais quel regret sentimental, quelle émotion poétique ou métaphysique portant sur l’infortune, le malheur, la souffrance inhérents à l’existence humaine ; à le ramener tout au moins au sentiment d’une faute morale (sociale ou privée) ; — toujours il réapparaît, toujours il se distingue du phénomène avec lequel on voudrait le confondre, toujours il proteste contre les explications erronées qu’on en donne, faisant valoir son trait distinctif qui est d’impliquer une quantité religieuse. — Et que l’on n’objecte pas ici l’influence du christianisme ; que l’on ne dise pas que nous devons le sentiment du péché au seul christianisme. Nous parlons de l’humanité en général. Que le christianisme ait ravivé en l’homme le sentiment du péché, qu’il l’ait étendu, approfondi, exaspéré, nous en tombons d’accord ; mais qu’il l’ait créé de toutes pièces, nous le contestons formellement. Comment l’aurait-il pu, puisqu’il s’appuie précisément sur le sentiment du péché et que le secret de sa force est justement d’y répondre ? Admettre qu’il l’ait formé de toutes pièces pour y répondre ensuite est un paralogisme trop évident pour valoir lui-même d’être réfuté. Il est d’ailleurs contredit par l’histoire de l’esprit humain. L’étude des religions comparées atteste qu’en dehors de toute influence chrétienne le sentiment du péché habite le cœur de l’homme ; qu’il y est aussi fondamental, universel et permanent que la conscience religieuse elle-même. A cet égard, et sans même parler de la fumée des sacrifices expiatoires qui, presque partout, attestent la présence de l’homme, — les psaumes de pénitence babyloniens et védiques, les invocations liturgiques de l’ancienne Égypte sont des documents décisifs. Ils en remontreraient, comme intensité du sentiment du péché, aux plus fervents des chrétiens modernes.
Or le sentiment du péché n’est pas celui d’une faute purement morale ; c’est celui d’une faute religieuse. Il ne se laisse pas confondre avec la violation du devoir moral ; il s’exprime comme la rupture d’une relation religieuse. Dans la désobéissance ou l’infidélité au devoir moral l’obligation de conscience intervient comme telle ; dans le sentiment du péché le sentiment du péché intervient comme facteur religieux. La différence est considérable et spécifique. Elle permet de caractériser le sentiment de la faute morale et le sentiment du péché, non comme deux sentiments séparés, mais comme deux sentiments distincts. Ils ne sont pas séparés, en effet, mais étroitement solidaires. Le sentiment du péché, comme le sentiment de la faute morale, est en raison directe de la netteté, de l’importance et de l’empire qu’a pris, dans la conscience, la perception de l’obligation. Tous deux dépendent au même titre du phénomène obligatoire. Or qu’est-ce à dire ? Sinon que l’obligation de conscience est un fait religieux autant que moral et que psychologique ; et qu’elle est religieuse parce qu’elle procède de la seule expérience que l’homme puisse faire, du seul rapport dans lequel l’homme puisse entrer, du seul contact que l’homme puisse avoir avec la réalité divine ? Le péché, le sentiment du péché, est donc l’attestation négative, mais, à notre sens, péremptoire du caractère religieux de l’obligation, et par conséquent, de la divinité de son auteur.
La connexion que nous observions tout à l’heure entre la religion et la morale est donc plus intime qu’il ne le semblait à première vue. Elle ne s’établit pas seulement empiriquement ou historiquement, je veux dire après coup et une fois les deux ordres de phénomènes établis et fondés ; elle préside à leur naissance et à leur fondation même. La morale n’a pas seulement besoin de la religion pour s’y appuyer, pour s’y vivifier (pour trouver, par exemple, dans la religion la sanction indirecte de ses impératifs) ; la religion n’a pas seulement besoin de la morale pour s’y retremper, pour s’y purifier (s’y préserver, par exemple, d’un quiétisme mystique) ; — non. La morale et la religion naissent ensemble. Elles ont le même berceau ; elles ont eu le même sein maternel. Ce sont deux sœurs jumelles. Elles procèdent de la même expérience, du même contact générateur entre deux volontés, dont l’une est humaine, et l’autre, bien qu’encore inconnue, ne peut être que divine. — La conscience morale et la conscience religieuse n’ont qu’un seul objet : l’obligation. Elles ne sont donc pas deux consciences indépendantes, mais les deux faces, les deux fonctions, si l’on préfère, d’une seule et même conscience.
Quatrième inférence. — Une dernière constatation, et nous aurons achevé. La religion se présente comme un fait de relation. La religion, c’est ce qui relie l’homme à Dieu, ou plus exactement Dieu à l’homme. La religion est un rapport. (Je ne me prononce pas sur l’étymologie : religare ou relegere.) Les facteurs constitutifs de toute religion peuvent se ramener à ces deux : la révélation d’une part ; la foi de l’autre. Or l’un et l’autre expriment un rapport. La révélation, c’est le rapport de Dieu à l’homme ; la foi, c’est le rapport de l’homme à Dieu. Ces deux termes : révélation divine, foi humaine, sont strictement corrélatifs ; mais le premier est antécédent et le second subséquent. Quoi qu’en dise un certain rationalisme panthéistique, quelles que soient les conclusions d’un certain évolutionnisme, — au point de vue desquelles on se place trop souvent de nos jours pour aborder l’étude des religions, — toutes les religions positives, c’est-à-dire vraiment religieuses, reposent sur une révélation, se donnent comme reposant sur une révélation. Il n’est pas une religion distincte, ayant un culte, qui ne prétende à une révélation, qui n’attribue son origine à une révélation divine. Les plus inférieures elles-mêmes (le fétichisme et l’animisme) se rapportent à un embryon de révélation (apparitions d’esprits, rêves, incarnations de la divinité en certains êtres ou objets), correspondant à leur propre niveau. Il n’y a d’exception que pour ce résidu mort des religions positives qui reste dans les esprits après qu’elles ont disparu, mais qui n’a plus ni vertu, ni efficace ; il n’y a d’exception que pour la vague religiosité, l’hénothéisme philosophique, le spiritualisme teinté de religion (plus humanitaire et plus intellectuel que religieux) qui flotte dans l’atmosphère morale des civilisations décadentes et qu’on décore trop souvent du beau nom, mais du nom usurpé de religion naturelle. Ce n’est pas religion naturelle qu’il faut dire (car il n’y a rien de moins naturel, de plus artificiel que cela), mais putréfaction et stérilité religieuse, déchet religieux. Sur ce point, nous sommes entièrement d’accord avec Schleiermachera, qui tenait pour seules authentiques, seules positives, seules naturelles si l’on veut (car la révélation divine est un élément naturel de la religion) les religions révélées ou se donnant pour telles. Et l’histoire des religions comparées confirme notre assertion.
a – De même avec Aug. Sabatier. Comp. Esquisse d’une philosophie de la religion (1897).
Or s’il en est ainsi, si la révélation fait partie du phénomène religieux, il en résulte ceci, que non seulement la religion est un rapport, mais qu’elle est un rapport dont l’initiative est dans la divinité elle-même et dont la réponse est dans l’homme. Le fait premier est ou se donne pour une initiative divine : la révélation de Dieu à l’homme ; le fait second est une activité, mais une activité dérivée, de l’homme : la foi de l’homme en Dieu. L’action initiale est en Dieu ; la réaction, ou la réponse est en l’homme. — Il y a davantage. Le rapport religieux prétend être un rapport immédiat, une relation directe, et cela dans l’un et l’autre de ces deux termes : dans le rapport de Dieu à l’homme, et dans le rapport de l’homme à Dieu. La notion même de révélation implique l’immédiateté de ce rapport. La notion de foi l’implique également. Car la foi n’est pas l’idée, la doctrine, ou la croyance ; la foi est la foi, c’est-à-dire l’obéissance directe et l’abandon de soi-même à la divinité, principe générateur de l’idée, de la doctrine et de la croyance. On ne croit pas en Dieu parce qu’on pense Dieu, ou qu’on se le représente, ou qu’on en sait l’existence. On croit en Dieu lorsque Dieu est devenu une réalité sensible, actuelle au cœur ; lorsqu’on vit en la présence de Dieu comme en la présence directe de quelqu’un, dans un rapport immédiat avec lui, et qu’on agit, qu’on pense et se conduit en conséquence.
Et maintenant rapprochez ces trois traits distinctifs du phénomène religieux : 1° immédiateté du phénomène religieux ; 2° antériorité du rapport dû à l’initiative divine ; 3° postériorité du rapport dû à la réponse humaine ; vous avez les traits distinctifs du phénomène obligatoire. L’expérience obligatoire est celle d’un rapport immédiat, du seul rapport immédiat et direct dont nous soyons susceptibles (puisqu’il nous atteint dans le seul endroit de notre être qui soit accessible à un tel rapport) ; — l’expérience obligatoire est un rapport dont l’initiative ne nous appartient pas, puisqu’il nous est imposé ; — l’expérience obligatoire est un rapport qui réclame de notre part une réaction, ou une réponse. Le phénomène d’obligation de conscience et le phénomène religieux se recouvrent donc exactement ; ils coïncident entièrement dans leurs moments et leurs facteurs constitutifs.
Résumons le résultat de nos inférences préalables :
- Première inférence : Même universalité, même permanence, même variabilité dans la conscience religieuse et dans la conscience morale.
- Deuxième inférence : Connexion intime et nécessaire entre la morale et la religion considérées dans leur exercice.
- Troisième inférence : Simultanéité de l’éveil, ou du réveil de la conscience religieuse et de la conscience morale ; identité de leur condition : l’obligation.
- Quatrième inférence : Les trois traits spécifiques du phénomène religieux sont les trois traits spécifiques du phénomène obligatoire.
Ces quatre inférences ou constatations préalables concordent donc ensemble pour nous faire chercher dans l’obligation de conscience la racine génétique de la religion. L’obligation de conscience semble devoir être le principe de la religion. L’est-elle en effet ? Pour répondre affirmativement, il ne nous manque plus qu’une chose : de savoir si l’action s’exerçant sur la volonté humaine pour l’obliger, peut légitimement être dite une action divine ? si l’on peut à bon droit lui donner Dieu pour auteur ?
Remarque. — Des inférences précédentes, il résulte une réfutation indirecte de quelques théories, aujourd’hui courantes, sur l’origine et la genèse du phénomène religieux.
1° La première de ces théories est la théorie positiviste. A vrai dire, c’est moins une explication de l’origine de la religion qu’une explication de sa cessation et de sa fin. Elle admet le phénomène religieux comme primitif, mais elle prend occasion de son caractère primitif pour statuer son caractère transitoire. L’humanité a commencé sans doute par la religion, mais elle doit finir hors de la religion. Il en est de la religion comme de l’enfance : on la traverse, mais on la dépouille. Elle correspond à un « état fictif » de l’esprit humain, qui doit être remplacé, au fur et à mesure des progrès intellectuels, par l’état d’esprit « scientifique ou positif ». Cette conception, qui fut celle d’Auguste Comte et de ses disciples, part de deux a priori : l’un de méthode, le sensationnisme ; l’autre de philosophie, l’évolutionnisme rectiligne ; tous deux insoutenables. Elle se heurte contre les faits les mieux établis (la permanence du phénomène religieux, sa concomitance avec le plus haut degré de culture intellectuelle, son rôle comme principe de toute civilisation, etc.), faits dont le moins piquant n’est certainement point l’état religieux dans lequel son fondateur lui-même a fini par retomber.
2° La seconde de ces théories est celle du phénoménisme transformiste anglais. Elle a pour parrain, si ce n’est pour auteur, Herbert Spencer. Chose curieuse, elle participe aux mêmes a priori que la théorie positiviste (sensationnisme et évolutionnisme rectiligne), mais elle en tire des conclusions tout à fait différentes. Elle jouit d’une grande vogue et je ne pense pas me tromper beaucoup en disant que c’est la plus répandue dans un certain monde : celui des demi-savants, de tous les plus nombreux et les plus dangereux. Elle consiste à faire sortir le phénomène religieux du phénomène sensible : terreur cosmique, crainte de la mort, rêve (d’où la fameuse théorie du « double », base de la croyance à l’esprit), vénération ancestrale, etc. Par une insensible évolution, absolument semblable à celle à laquelle la même école attribue l’origine et la formation graduelle de la conscience morale, la conscience religieuse se fixe, se perpétue, se transmet, s’enrichit et se précise. L’association des idées aidant, et plus encore l’hérédité, les représentations religieuses s’unifient, se spiritualisent, et, lorsque la culture générale d’une époque est parvenue au point où est la nôtre, se concentrent dans un monothéisme plus ou moins arrêté.
Cette conception diffère en ceci de la précédente, qu’elle ne fait point de la religion un stade transitoire et caduc de l’esprit humain ; qu’elle la légitime et la justifie comme l’exercice d’une aptitude et la réalisation d’un besoin permanent chez l’homme. Mais elle s’en rapproche en ceci qu’elle fait de la religion un besoin sans objet ou dont l’objet est un x à jamais inconnaissable, à jamais insaisissable. D’où il résulte que l’homme religieux, ne possédant pas ce qu’il croit posséder, n’obéissant qu’à des instincts dont la seule raison suffisante est qu’il les a hérités de ses ancêtres, et qu’il se contente de les mettre au point, de les élaborer à nouveau, il en résulte, dis-je, que la religion, trop bien expliquée, doit disparaître par son explication même (exactement, vous vous en souvenez, comme il en était de la morale), ou tout au moins ne demeure plus qu’à titre d’objet de luxe, nécessaire, sans doute, à la race, mais facultatif quant aux individus ; en tout cas une chose sans valeur, sans autorité, et sans efficacité.
Prise à fond ; cette conception rejoint celle du positivisme. Elle implique comme elle la disparition du phénomène religieux, dont l’explication lui est mortelle. (La mort peut-être est plus douce, moins rapide ; elle n’en est pas moins certaine.) Elle se heurte donc aux mêmes objections.
Mais sans pousser la théorie jusqu’à l’extrémité de ses conséquences, et prise à mi-hauteur, elle se heurte encore à l’un des caractères que nous avons reconnu au phénomène religieux : celui d’avoir un objet, d’être une relation entre un sujet et un objet, une relation dont l’initiative n’est pas dans l’homme, mais dans l’objet divin. Ou, si l’objection n’apparaît point comme concluante sous cette forme sèche et précise, je la présenterai différemment et je dirai que : outre l’énorme impudence qu’il y a de la part de Herbert Spencer, à nier, au nom d’un a priori métaphysique (phénoménisme) la validité du témoignage de centaines de milliers de croyants qui ont attesté vivre dans une communion religieuse avec un objet divin réel, senti, perçu, éprouvé réel, et attesté de la manière la plus indubitable par des faits — (impudence semblable à celle d’un aveugle niant seul le soleil au milieu de gens qui l’affirment, parce que seul il ne le voit pas lui-même), — sa conception du phénomène religieux a le tort d’empêcher la lecture même de l’histoire. L’histoire enseigne que le phénomène religieux est au principe et non au terme de la civilisation ; qu’il en constitue le ressort, non l’aboutissement. L’histoire enseigne que le propre de la religion n’est pas de s’accommoder, mais de conquérir (voir le bouddhisme, l’islam, le judaïsme, le christianisme) ; elle ne résulte pas d’un certain état de culture, mais elle le crée. Ce qui est fort différent et parfaitement incompatible avec les prémisses du système. Sans doute qu’en créant et en conquérant, à force de créer et de conquérir, elle finit aussi par s’accommoder, par résulter. Mais cette accommodation s’opère dans les parties mortes, non dans les parties vivantes de la religion. Tant que le phénomène religieux est authentique et vivant, il domine, il conquiert, il commande. Lorsqu’il s’accommode, il est mort ou près de mourir. Telle est la lecture de l’histoire. Or elle ne fait qu’exprimer en de plus vastes proportions, que rendre tangibles et visibles les trois caractères essentiels du phénomène religieux interne dont nous parlions tout à l’heure : réalité objective du rapport religieux ; initiative divine de ce rapport, ou révélation ; réponse humaine, ou foi humaine. C’est donc bien en réalité contre ces trois caractères que se heurte l’explication phénoméniste de l’origine de la religion.
3° La troisième théorie de l’origine du phénomène religieux, est celle que l’on pourrait appeler la théorie intellectualiste. Je ne m’y arrête pas, la nullité des prétentions métaphysiques de l’intellectualisme ayant été suffisamment établie, ainsi que la non valeur démonstrative des prétendues preuves de l’existence de Dieu. Si la pensée humaine laissée à elle-même est quelque chose, elle est athée et non point religieuse. Il est donc contradictoire de mettre dans la pensée l’origine de la religion. En vain recourt-on aux échappatoires et argue-t-on de l’idée d’infini qui est dans la pensée, et qui conduirait à Dieu (hypothèse de Max Müller). Il faudrait pouvoir démontrer que cette idée d’infini vient à la pensée de la pensée même ; ce qui est non seulement impossible, mais contradictoire. La pensée ne possède en propre que l’idée de l’indéfini (que lui fournit le principe de causalité) ; mais l’infini et l’indéfini, loin d’être apparentés, comme on se l’imagine quelquefois, sont réciproquement contradictoires l’un à l’autre. Non, si la pensée pense réellement l’infini (ce dont pour ma part je ne suis pas très sûr), la notion lui en vient d’ailleurs : du sentiment d’absolu qui est dans la volonté, et que la volonté seule lui fournit par l’obligation.
4° La quatrième théorie de l’origine de la religion est la théorie morale, qui place la religion en fonction de la morale, et attribue par cela même la genèse du phénomène religieux au phénomène moral, soit par voie de postulats, soit par conclusion syllogistique de la loi morale au législateur. Je ne m’y arrêterai pas plus qu’à la précédente. Je renvoie à la critique que nous avons faite plus haut de cette conception. Je la mentionne simplement par acquit de conscience, — et parce que l’échec ou l’insuffisance de ces quatre théories, qui se disputent le monde, ainsi juxtaposées, constituent ensemble un nouvel argument en faveur des précédentes inférences, et nous ramènent invinciblement à la conception que nous commencions d’entrevoir : celle de la nature religieuse de l’obligation elle-même.
Mais ici, j’aimerais que l’on m’entende. En réfutant l’une après l’autre ou en rappelant les réfutations déjà faites des conceptions précédentes, je ne prétends pas que l’exercice de la sensibilité, de la pensée, de la moralité soit totalement étranger à la naissance en nous du sentiment religieux. Ce serait là un exclusivisme outré. Ce que je prétends seulement, c’est que l’exercice de la sensibilité, de la pensée, de la moralité (chacune de ces activités étant prise en elle-même ou toutes étant considérées ensemble), ne suffit pas à faire naître en nous le phénomène religieux. Il faut qu’il ait une autre source et une autre origine. Mais une fois né, il est clair que la sensibilité, la pensée et la moralité y participent dans une large mesure, soit pour l’altérer, soit pour le favoriser ; le conditionnent et contribuent surtout à la représentation de l’objet religieux (divinité), laquelle n’est point donnée toute faite par l’obligation de conscience, est infiniment variable, et sur les variations de laquelle il serait erroné de ne pas reconnaître l’influence prépondérante de l’état de sensibilité du sujet, de son degré de développement intellectuel ou moral. Dans ces limites, les théories de Herbert Spencer, de Descartes et du néo-criticisme, reprennent tous leurs droits et représentent une vérité considérable en religion. Ce que nous leur contestons donc, ce n’est pas d’intervenir dans l’interprétation du développement du phénomène religieux (et en particulier dans la formation de la représentation objective de la divinité) ; c’est de rendre compte sans reste du phénomène religieux lui-même et d’expliquer son origine première. Et à ce point de vue, nous croyons être ramené une fois de plus à l’action qui oblige notre volonté sous le mode absolu (c’est-à-dire au facteur objectif de l’obligation) comme au seul facteur génétique de la conscience religieuse.