Mais il y a davantage encore ; et c’est ici notre plus sérieuse objection. L’explication évolutionniste du problème du mal a le tort d’aller beaucoup au-delà de ce qu’on lui demande et de trancher contrairement à l’ordre moral des questions qui ne relèvent que de l’ordre moral (c’est-à-dire où la seule conscience morale est compétente, parce qu’elle seule fournit les données du problème). On lui demandait d’expliquer un fait, un fait réel, mais anormal ; elle y répond par l’énoncé d’une théorie qui rend compte, sans doute, de la réalité du fait, mais non plus de son caractère anormal. Le fait qu’elle explique, c’est celui de l’universalité et de l’hérédité du mal ; mais elle ne l’explique que par la nécessité du mal. Je dis la nécessité, et je dis bien. C’est en effet de l’imperfection initiale (de l’animalité), que dépend à la fois le péché et la conscience du péché. Ceux-ci, par suite de l’avance prise par la chair, ne peuvent pas ne pas se produire. Ils se produisent inévitablement : ils sont donc nécessaires. Il est bon qu’ils se produisent, car sans eux, point de lutte, ils sont l’aiguillon du progrès ; ils sont donc légitimes. Le péché, nécessaire et légitime, est-il encore un mal ? un désordre qui ne doit pas être ? ce dont la conscience prononce qu’il n’aurait absolument pas dû être ? Qui a raison, de la conscience, par laquelle seule je connais le mal comme mal, ou de la théorie, qui conserve le terme, mais qui en annule l’essentielle notion ? Remarquez en effet que la définition du mal comme nécessaire, c’est la définition même du bien. Ce qui est nécessaire c’est l’ordre, et l’ordre c’est le bien. Qui est compétent pour prononcer sur le mal ? Sera-ce la pensée qui n’en peut connaître que les conditions ou les conséquences (car la liberté est impensable) ; ou la conscience qui m’en révèle l’essence ? — Il est donc évident qu’ici de nouveau l’ordre moral est sacrifié — je ne dis pas nié mais sacrifié — dans sa suprématie, et sacrifié à l’ordre naturel. Le mal vient de la nature et non de la volonté, ou il n’est un effet de la volonté que parce qu’il est une nécessité de la nature. Or d’où vient cela ? De la même cause déjà signalée, et qui consiste à faire de l’évolutionnisme scientifique un évolutionnisme philosophique ; d’une théorie qui interprète les phénomènes, une théorie qui interprète la réalité ; en un mot : d’une théorie qui est parfaitement acceptable lorsqu’elle porte sur les conditions (les occasions) dans lesquelles se manifeste la vie morale, une théorie qui ne devient fausse que parce qu’elle prétend porter sur l’essence même de la vie morale.
Objectera-t-on que nous sommes trop exigeants ? Que nous n’avons pas le droit de demander que tout, absolument tout, se plie à la suprématie de l’ordre moral ? Que l’ordre naturel existe, qu’il en faut tenir compte, et que pourvu qu’il laisse une place à l’ordre moral c’est tout ce qu’on peut lui demander ? Que, par exemple, il suffit que le péché nécessaire apparaisse néanmoins comme coupable à la conscience, pour que l’ordre moral ait ce qui lui revient ? Et justement l’on prétend que la chose est possible. « Il est inévitable, dit-on, que le pécheur placé sous l’influence de son péché, le sente comme absolu et irrévocable, c’est-à-dire comme péché, et il serait contradictoire qu’il pût le considérer comme condition [nécessaire] de son développement, parce que alors il ne le sentirait plus comme péchéa. » Et cependant le mal est bien en soi une condition nécessaire du développement humain. Ce qui permet de concilier cette nécessité avec cette culpabilité, c’est que le sujet se place et peut se placer à deux points de vue différents : dans l’un, le point de vue de l’intelligence, « de la contemplation objective », le mal est nécessaire ; dans l’autre, « le point de vue de la conscience » et de « l’expérience subjective », le péché est coupable.
a – Scherer, Mélanges, p. 104.
[Scherer, Ibid. — Auguste Sabatier dit de même : « Est-ce que le péché ne reste pas toujours le péché, c’est-à-dire l’acte de la seule volonté humaine ? Est-ce que le péché, s’il est provoqué par la loi (l’esprit) sous forme de transgression n’est pas simultanément condamné par elle ? N’est-il pas, pour la conscience et au point de vue subjectif, ce qui ne doit pas être ? » (L’apôtre Paul, 3e éd. Appendice, p. 395).]
Je ne nie pas que l’individu ne puisse se tenir quelque temps dans l’équilibre instable et l’alternance des deux points de vue. Ma question est celle-ci : s’y pourra-t-il tenir longtemps, à la durée, toujours ? Je pense pour ma part que l’un des points de vue finira par réduire, éliminer ou engloutir l’autre. L’exemple de Scherer, auquel j’ai emprunté cet essai de conciliation entre la suprématie de l’ordre moral et l’évolutionnisme philosophique, est tristement significatif à cet égard. Ceci tuera cela. Ou la théorie ruinera la conscience ; ou la conscience corrigera la théorie. Et cela, parce que l’homme qui a besoin de vivre, a besoin, pour vivre, d’un principe directeur. Il est tellement fait pour subordonner à une seule certitude et à une seule connaissance toutes ses certitudes et toutes ses connaissances, que, dans un sens ou dans l’autre, la subordination se fera inévitablement. Allons au fond, et nous verrons du reste que cet équilibre où l’on veut se tenir entre les deux points de vue est déjà une faute et une désobéissance au devoir. Soustraire quelque chose à la suprématie du devoir, prétendre connaître quelque chose en dehors du devoir et contrairement au devoir, c’est déjà nier son absolue hégémonie, telle qu’elle se fait valoir dans le devoir être, et par conséquent, dans le devoir penser de l’obligation.