Ce monde, et l’apparition du Sauveur en ce monde ne peuvent se concevoir si, au préalable, on n’a pas admis comme autant de vérités incontestées le salut à venir dans le monde de l’au-delà, l’achèvement du royaume de Dieu, le jugement final, la destruction de ce monde et l’apparition des nouveaux cieux qui gardent la justice. La doctrine chrétienne sur les choses dernières assigne, à l’histoire un but et une fin, et une fin qu’elle ne pourra pas dépasser. Grâce à cette doctrine, le monde n’est plus le cercle fatal dans lequel alternent la naissance, la souffrance et la mort au seul effet de reproduire la perpétuelle et monotone redite de la vie dans la douleur et de la mort dans la mort et pour le néant. Et grâce à elle encore, nous sommes également affranchis de ce fatalisme désolant qui, sous le nom de progrès, nous condamne à une course haletante vers un idéal qui toujours nous trompe. Elle n’en est donc que plus certaine, quelque paradoxale qu’elle puisse nous apparaître, en nous annonçant que notre monde d’aujourd’hui se hâte vers un cataclysme universel qui doit le renouveler dans sa nature et dans sa forme visible (1 Corinthiens 7.31). C’est encore la Bible qui nous révèle que telle est la grandeur et l’imminente certitude de cette transformation, qu’après elle et dans son attente, la création d’aujourd’hui est comme en travail, et qu’elle soupire après ce jour comme après celui de son entière rédemption. (Romains 8.19, 22). Cette rénovation resterait impossible et inexplicable si elle n’était pas la réalisation de la pensée qui a présidé à la première création. Elle n’est possible et certaine que parce qu’elle doit faire revivre la création première, telle que Dieu l’avait voulue dans la gloire et dans la justice suprême. Elle n’est paradoxale, que parce qu’elle contredit notre faux idéalisme d’aujourd’hui. Trompés que nous sommes par les apparences et les vaines redites qui sans cesse se reproduisent les mêmes, nous avons fini par nous persuader que la création d’aujourd’hui a toujours été et toujours sera, et cependant, sans l’attente de ces nouveaux cieux, de cette nouvelle terre, il n’est, pas de morale véritable. Les anciens Scandinaves l’avaient compris : leur mythe de Ragnarok affirme une conception morale sur la fin dernière des choses, tout autrement élevée que celle de nos modernes contemporains. Ils croient au triomphe définitif du bien sur le mal, tandis qu’aujourd’hui, on ne sait voir dans l’histoire que la poursuite sans fin d’une perfection qui se fait d’autant plus impossible qu’on croit s’en rapprocher davantage. Ce faux idéal, sans qu’on s’en doute, éternise la lutte entre le bien et le mal et ne tend à rien moins qu’à justifier l’immorale coexistence de l’ivraie et du bon grain. Autant dire, il ne croit plus à la victoire du bien sur le mal et fait le royaume de Dieu impossible. Car, comment pourrait-il croire encore à sa réalisation, alors qu’il n’admet pas même qu’elle puisse jamais triompher sur la terre, la justice relative, objet de nos vains mais incessants efforts d’aujourd’hui ? Et cependant, la pensée humaine se refuse à comprendre le juste et le vrai comme de pures abstractions, éparses et flottantes, au-dessus des réalités d’ici-bas et à jamais incapables de se confondre avec elles. Avec une pareille conception qui n’est que la négation de l’idéal, il faut cesser de croire que l’histoire de ce monde est le jugement de ce monde et que nous sommes nous, les artisans de nos propres destinées, que chacun de nous, déjà en cette vie, dans le secret de sa conscience, reçoit selon le bien et le mal qu’il a fait. Toutes ces maximes, et bien d’autres de même nature, aussi longtemps que nous nous refusons d’admettre la pleine et entière victoire du bien sur le mal, ne sont plus pour nous que de dérisoires redites. Et cependant, la justice distributive qu’on peut entrevoir sur cette terre, pour les nations ou pour les individus, n’est après tout, que bien imparfaite. Le plus souvent ceux qu’elle frappe ne se doutent pas qu’ils ont été frappés. Il n’est pas de révolution sociale, si radicale soit-elle, qui ne laisse échapper la plupart des coupables que les premiers elle aurait dû frapper. Malgré nos meilleurs efforts, toujours le juste et l’injuste, le vrai et le faux, tendent à se confondre. Toutes ces justes exécutions d’aujourd’hui, si redoutables soient-elles, n’en sont que plus partiales et incomplètes et il n’en est pas une seule dont l’histoire, ou plutôt la conscience, ne sente le besoin de faire appel à un tribunal plus élevé. Ils sont donc dans une complète et grossière illusion, tous ces penseurs théistes et spiritualistes qui croient qu’à faire abstraction de la doctrine chrétienne du jugement définitif et dernier, on peut encore retenir la justice véritable dans le jugement de l’histoire et dans ce qu’ils appellent la justice immanente des choses. Nous restons fermement persuadés qu’à leur insu, ils sont les dupes de l’influence panthéiste. Aussi longtemps qu’ils ne sauront pas s’en affranchir, leur idéal de justice ne sera qu’un rêve que vainement ils s’efforceront de prendre pour la réalité. Quoi qu’on dise, le véritable bien est infiniment plus qu’une ombre ; il cesse d’être, s’il n’est pas la puissance souveraine qui dirige et domine l’histoire.
Cette doctrine de la fin des choses, si paradoxale qu’elle puisse paraître, n’en est pas moins le fondement le plus ferme et le plus sûr de la morale chrétienne. L’énergie de son dévouement, la puissance de sa vertu, la sainteté de ses aspirations sont toujours en rapport de l’intensité avec laquelle elle sait retenir la certitude du glorieux avenir réservé au fidèle. Et comment ne pas le voir ? Le royaume de Dieu, cet idéal de la libre personnalité, peut-il se faire sans le concours toujours plus absolu de la liberté humaine ? Cette liberté peut-elle se donner, se dévouer, toujours plus entière si l’espérance ne vient pas lui garantir que le but, objet de ses efforts et de sa constante poursuite, un jour sera pleinement réalisé ? Il ne faut pas non plus oublier que cette volonté toujours attentive à l’avènement du royaume de Dieu ne peut être que la volonté que régénère et que rachète le seigneur Jésus. Aussi le reconnaît-elle comme son sauveur, et s’attachant à sa personne dans un sentiment de reconnaissance et de soumission, elle s’efforce de marcher sur ses traces, car il est pour elle la loi de Dieu pleinement réalisée dans toute la puissance de la sainteté et dans toute la grâce de la charité. Et cette vie dans la communion avec le sauveur, comment la séparer de l’attente du jour qui doit couronner sa gloire dans le triomphe de sa suprême charité ? Au développement de notre pensée, on voit déjà la différence qui oppose la morale chrétienne à la morale païenne. La morale païenne dans l’ensemble de ses manifestations les plus autorisées est toujours sans espérance : elle ignore l’avenir, elle ne peut saisir le souverain bien que comme un idéal qui jamais ne sera pleinement réalisé. Elle ne connaît ni la puissance de la providence ni les responsabilités du péché, ni la souveraineté de la grâce. N’ayant point de sauveur, elle ne peut pas connaître le véritable idéal. La vertu de l’homme, elle l’abandonne à ses propres forces ou plutôt à son incurable impuissance. Ne connaissant pas l’homme, créé à l’image de Dieu, elle ne connaît pas non plus la loi juste de Dieu, ou du moins elle ne la connaît que bien imparfaitement, quoique par la conscience, elle pût déjà entrevoir le caractère surhumain de cette loi. Ne connaissant pas Dieu comme le père et le créateur tout puissant, elle ne parvient jamais à s’affranchir du dualisme qui éternellement la retient partagée entre l’esprit et la matière. Lors donc que nous aurons à formuler les principes de la morale chrétienne ce sera toujours en nous rappelant, qu’ils ne sont que par la foi, et qu’ils n’en sont que la manifestation. Tout en nous gardant de faire double emploi avec la dogmatique, nous ne saurions cependant oublier que la morale chrétienne n’est possible que dans le milieu qui suppose le Dieu créateur, l’homme formé à son image, se perdant par son propre péché et ne retrouvant la délivrance que par la grâce qui est en Christ.
Nous en sommes pleinement convaincus, ce n’est qu’à la lumière de la doctrine chrétienne sur les choses dernières, que nous parviendrons à comprendre la véritable fin de la destinée humaine. Ce n’est que quand nous connaîtrons la dernière fin de l’être et de la vie de l’homme, que nous pourrons dire quel est le but qui lui est assigné, et vers lequel il faut qu’incessamment il tende. Aussi la sagesse de tous les temps et l’expérience de tous les jours ne cessent de nous redire ; « Respice finem », regarde à ta fin ! Et ce n’est qu’à la lumière de l’idéal chrétien contre lequel aucun autre ne peut prévaloir, et qui doit inspirer les efforts et tous les moments de notre existence, qu’il nous est possible de nous connaître et de nous diriger. Ce n’est également qu’à cette lumière que Dieu juge et dirige les événements ; et s’il conduit nos pas, scrute toutes nos voies et pèse toutes nos pensées, ce n’est encore qu’à cette sainte lumière et pour la parfaite réalisation de l’idéal qu’elle éclaire. Aussi, dans toute l’Ecriture, dans l’ancien comme dans le nouveau Testament, l’exhortation qui se fait la plus instante au cœur de l’homme, c’est toujours la vieille sentence : « Respice finem », en toutes choses considère la fin. La fin vient ! la fin vient ! (Ézéchiel 7.6). Prépare-toi à la rencontre de ton Dieu (Amos 4.12). Faisant écho à cette parole, saint Paul nous rappelle que nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Christ (2 Corinthiens 5.10). C’est à cette même intention que les Ecritures inspirées incessamment nous mettent en présence de la résurrection du Christ et du jugement à venir. L’Eglise à son tour n’est que l’écho de la même préoccupation, lorsqu’elle a fait de la résurrection du sauveur sa fête principale, celle que la première elle a célébrée. Et après tout, il faut bien le reconnaître, le Christianisme n’a qu’une seule pensée, nous mettre en présence de notre fin dernière et nous rendre capables de la réaliser. La vie actuelle pour lui n’a de valeur que pour autant qu’elle est une préparation à cette fin. Aussi sans cesse nous rappelle-t-il au bonheur et à la gloire qui sont à venir.
Tandis que la dogmatique chrétienne, attentive surtout à développer les faits révélés dans leur enchaînement historique, commence chronologiquement avec l’idée de Dieu et l’œuvre de la création, pour terminer eschatologiquement, avec la doctrine des choses dernières, la morale chrétienne, par contre, venant après la dogmatique et supposant son œuvre accomplie, commence eschatologiquement, avec la doctrine des choses dernières, c’est-à-dire le souverain bien ; car elle veut exposer le monde véritable et l’existence humaine tels qu’ils doivent être.