Où l’on considère le commerce d’illusions, qui est entre le cœur et l’esprit, et comment Dieu seul le détruit par sa grâce.
On peut penser que si le cœur corrompt l’esprit, l’esprit rempli de faux préjugés corrompt à son tour le cœur, en lui rendant ses ténèbres, et le nourrissant des erreurs qui en a reçu.
Dans cet état il est facile de concevoir que la corruption de l’homme ne saurait être guérie par des remèdes naturels. Car dans ce cercle éternel d’illusion et d’égarements, qui fait que l’esprit trompe le cœur, et que le cœur trompe l’esprit, d’où pourrait venir la lumière et la droiture ? Si vous voulez éclairer la raison de l’homme, les affections rejettent cette évidence que vous leur présentez ; si vous entreprenez de corriger le dérèglement de ces affections, vous trouvez que vous ne le pouvez qu’en faisant voir à l’âme dans quels égarements et dans quels précipices elle est engagée ; ce qui ne se peut à moins qu’elle ne soit éclairée. Ainsi le cœur ne peut être corrigé que par la raison, la raison ne peut être éclairée par le commerce qu’elle a avec le cœur, qui est-ce qui remédiera à ce désordre ? Inventez, faites agir votre esprit et votre imagination ; vous ne trouverez point d’autres causes capables de produire cet effet, que Dieu même agissant par sa grâce.
Or en cela il est raisonnable de penser que Dieu, qui connaît si parfaitement la source du mal, commence notre guérison par corriger le défaut qui fait naître tous les autres. Nous avons déjà dit, que la première racine de ce désordre consiste en ce que l’imagination agit plus vivement en nous que la raison, c’est-à-dire, que les idées corporelles font une impression vive et forte dans notre âme, pendant que les idées spirituelles n’en font qu’une tiède et languissante. Il est aisé de concevoir qu’afin que Dieu rétablisse notre âme dans l’état de droiture, où elle doit être à cet égard, il faut qu’il fasse par sa grâce, que les idées spirituelles du devoir, de la vertu, de l’éternité, etc. fassent une plus vive et plus forte impression qu’elles n’avaient accoutumé de faire ; et qu’au contraire les images du monde, du plaisir, de la volupté et en général des biens sensibles fassent une impression moins vive et moins forte.
Dieu fait le premier en fixant les idées spirituelles dans l’esprit, en second lieu en les rendant agréables, et en troisième lieu en les étendant. La grâce fixe les bonnes idées dans notre esprit, comme la mélancolie fixe les idées tristes dans l’âme. Un mélancolique a beau chasser de son esprit les idées fâcheuses qui l’affligent, elles reviennent, elles le suivent partout. Ainsi les idées salutaires dont nous parlons, étant fixées par la grâce, nous avons beau les éloigner par l’effort de notre corruption, elles reviennent, elles se représentent de nouveau, elles répriment la cupidité et arrêtent ses débordements, elles préviennent même quelquefois les réflexions de notre esprit. Car on voit l’homme de bien faire de bonnes actions, comme par instinct et sans réflexion, parce qu’il suit sans s’en apercevoir les idées que la grâce a fixées dans son entendement. Dieu étend les idées spirituelles en les fixant dans notre esprit par sa grâce ; c’est-à-dire qu’il nous fait considérer les objets spirituels dans leur juste grandeur et sous leur forme naturelle. Sur quoi il faut remarquer que les idées de la piété ayant une espèce d’opposition avec les idées du monde, on ne peut étendre les unes sans resserrer les autres. L’idée du temps cache celle de l’éternité ; celle de l’éternité resserre extrêmement l’idée du temps.
Comme c’est le plaisir que l’amour-propre nous fait prendre à considérer les idées du monde, qui les étend et qui les fixe dans notre imagination, l’âme grossissant et éternisant, autant qu’il lui est possible, ce qui lui est agréable, ainsi on peut supposer que la grâce cause la bonne impression que les idées spirituelles font sur nous, c’est-à-dire, qu’elle les fixe et les étend, en les accompagnant de certains sentiments de consolation et de joie ineffable que l’Écriture appelle tantôt la joie du Saint Esprit, et tantôt la paix de Dieu qui surpasse tout entendement.
Comme l’esprit appliqué par nos passions aux idées corporelles peut être appelé en quelque sorte l’entendement de l’homme qui périt, l’esprit appliqué par la grâce aux idées spirituelles peut être nommé avec juste raison l’entendement de l’homme immortel. La différence qui est entre l’un et l’autre est extrême : L’un se trompe presque toujours, et l’autre ne se trompe presque jamais. Car comme nos erreurs, du moins nos erreurs dangereuses, ont leur source dans la violence de nos passions, et que ces passions ne peuvent être que très modérées dans un homme qui se conduit par les vues de l’éternité, et non par celles des choses temporelles, on peut juger que celui-ci n’est pas sujet aux illusions qui nous trompent ordinairement.
L’homme immortel se trouvant glorieux dans sa nature, bien heureux dans l’état que la religion lui propose, et élevé au-dessus du temps et du monde par la nature et par la religion, n’a que faire de fuir la vue de soi-même, ni de craindre d’être affligé par la considération de sa fin.
Le divertissement n’est point à son usage, du moins le divertissement tel que l’homme du monde le souhaite. Car celui-ci ne cherche pas seulement le délassement de son corps et la récréation de son esprit, il n’y aurait rien que de raisonnable dans ce dessein, mais il cherche tout ce qui peut l’occuper et l’empêcher de se voir. Ce qui le montre, c’est qu’après le repos et le délassement, il cherche encore le divertissement, et y trouve des charmes d’autant plus grands, qu’il ne peut être un moment rendu à lui-même sans un effroyable ennui, qui vient de ce que le poids du passé qui n’est plus pour lui qu’un objet de regret, et l’avenir qu’il regarde comme un objet de doute et d’incertitude, se joignent ensemble pour accabler son cœur de tout leur poids, et le plonger dans les tristes réflexions d’une misère inévitable. Mais l’homme immortel regarde comme une matière d’ennui tout ce qui peut le faire sortir hors de lui-même, et se fâche contre les voiles importuns qui lui cache sa grandeur, et contre les objets qui suspendent la joie qu’il trouve à se bien connaître.
L’homme immortel ne se trompe point par sentiment, ses passions sont modérées, puisqu’il ne saurait prendre que peu de part à des choses, qui ont si peu de rapport avec l’étendue de sa durée, et il voit tout avec netteté, par ce qu’il considère tout avec indifférence.
L’orgueil ne le préoccupe point. On ne se soucie guère d’être estimé dans un lieu où l’on ne séjourne qu’un instant. Il ne se laisse point préoccuper par l’intérêt. Sa raison n’est point partiale pour son avarice, puisqu’il trouve un intérêt infini à se dépréoccuper.
Et certainement on peut dire qu’il n’appartient qu’à lui d’avoir du bon sens et de la prudence. Qu’un homme soit habile à gagner des richesses, à conquérir ou à gouverner des provinces, s’il ne sait que cela, c’est un insensé. Il a formé l’édifice avec beaucoup de raison, mais il en a posé le fondement sur le sable.
Les hommes du monde sont assez sages dans le choix des moyens qu’ils emploient pour réussir dans leurs desseins ; mais ils sont très insensés dans le choix de la fin qu’il se propose. Il n’appartient qu’à l’homme immortel d’être également sage dans le choix de la fin et dans celui des moyens, et par conséquent il n’y a de justesse d’esprit, de droiture, de raison, de bon sens et de prudence qu’en ce dernier.
L’Évangile nous fournit un exemple illustre de cette élévation en la personne de Jésus-Christ, en qui nous trouvons non seulement un homme immortel, mais encore le Prince de l’immortalité. On est presque également surpris de trouver en lui un Dieu qui rampe sur la terre, et qui converse parmi les hommes ; et un homme qui est toujours dans le ciel, et élevé au-dessus de toutes les choses temporelles. Considérez la manière simple et naïve dont ses disciples vous rapporte ses enseignements, ses actions et les diverses circonstances de sa vie, et vous serez persuadés qu’ils n’ont point eu dessein de faire de leur divin maître un portrait flatté. Car certainement on peut dire que ces pauvres gens ne connaissaient pas même assez bien le sublime des mœurs, pour réussir à faire de lui un portrait imaginé. Cependant il faut demeurer d’accord que Jésus-Christ, dont on nous fait l’histoire sans étude et sans art, fait paraître une élévation inconnue jusqu’à lui. Car voici le premier qui agit et qui parle en homme immortel ; et qui enseigne aux hommes à se conduire par les vues de l’éternité. Il ne cherche point ce qui peut le distraire des devoirs de sa charge, ou le divertir de penser à lui-même. Il passe les jours à enseigner les troupes, et les nuits à prier Dieu. Ce qui fait l’objet ordinaire de l’envie des hommes, fait celui de son mépris. Il n’ambitionne l’estime de personne ; il ne s’empresse point auprès de ceux qui peuvent lui faire du bien ; il n’a ni indulgence basse, ni fausse complaisance pour qui que ce soit. On dirait qu’il ne connaît la nature que pour en prendre les emblèmes, dont il se sert pour amener les hommes à Dieu. Ses amis ne sont pas ceux qui ont quelque proximité temporelle avec lui, mais ceux avec qui il a des relations en Dieu, c’est-à-dire, ceux qui sont véritablement ses disciples, et qui font la volonté de son Père céleste. Il définit l’homme fol et l’homme sage, non par une habileté qui soit renfermée dans cette vie, mais par une habileté qui tend au bien infini et incorruptible. Ses désirs, ses craintes, ses colères, ses pensées, ses discours, ses ouvrages, ses occupations, ses attachements vont à l’éternité, et ne s’arrêtent qu’autant qu’il le faut pour en détacher les autres hommes.
Aussi peut-on dire que quand ce commerce intime qu’il a avec son Père éternel, ne remplirait point son esprit de lumières surnaturelles, sa sainteté, qui le dégage du commerce des créatures, suffirait pour l’empêcher d’être sujet aux illusions qui trompent les hommes ordinairement.
Mais après avoir considéré la première de nos facultés, et vu que ce n’est point dans notre esprit qu’est la première source de notre corruption, il faut considérer le cœur, qui est l’âme en tant qu’elle aime, c’est-à-dire, le siège de nos affections.