Il ne sera pas inutile, après avoir considéré le rapport que les hommes ont les uns avec les autres, d’examiner celui qu’ils ont avec les autres parties de la nature, parce qu’il paraît dur aux incrédules de supposer que l’homme soit le chef-d’œuvre des créatures visibles, et que les autres choses se rapportent à son bien. Il n’y a rien qu’on ne fasse pour l’abaisser. On dit qu’il n’est qu’un point auprès de ces espaces immenses qui l’environnent ; qu’il est le centre des infirmités et des maladies ; que son esprit est rempli d’erreurs et de préjugés ; que sa volonté est déterminée au mal, et remplie de mauvaises habitudes ; qu’il est le jouet des orages et des tempêtes, la proie des animaux qui ont plus de force que lui ; que sa vie dépend d’un insecte et d’un vermisseau ; qu’il est timide dans le danger, fragile dans la tentation, faible dans les disgrâces, et plus faible dans la prospérité ; et qu’enfin, s’il a un peu plus de lumière que les autres animaux, il est capable aussi de dérèglements plus monstrueux. Tout cela peut être vrai, sans que nous perdions rien de l’idée de notre excellence et de notre véritable grandeur.
Car, 1° c’est une erreur de mesurer le prix des choses corporelles par leur petitesse ou par leur grandeur, puisque, si cela était, un diamant serait moins précieux que les autres corps. On peut néanmoins considérer en quelque sorte l’étendue d’une chose matérielle, lorsqu’on la compare avec un être matériel ; mais il y a de la simplicité à croire que la grandeur ou l’étendue puisse donner à une chose matérielle quelque avantage sur un esprit dont la perfection consiste dans la connaissance, et non pas dans la grandeur.
2° Ceux qui craignent si fort l’anéantissement, savent qu’il y a comme un éloignement infini entre une chose morte et un être intelligent ; ils ne craignent point de perdre leur matière, qui leur est assurée, et qui n’est point détruite par la mort, mais ils craignent de n’être plus capables de sentiments ni de connaissance : c’est la perte de l’être raisonnable qui fait leur désespoir. Donnez telle perfection matérielle que vous voudrez aux cieux et aux étoiles, à moins que vous ne nous montriez qu’ils pensent, on vous fera voir que leur beauté et leur éclat n’ont aucune proportion avec l’excellence d’un être qui se connaît, et qui connaît les autres choses.
3° Cependant, si l’on considère de près ce qui fait l’excellence des plus belles parties de l’univers, nous trouverons qu’elles n’ont de prix à notre égard, qu’autant que notre âme y en attache, que l’estime des hommes fait la plus grande dignité des métaux et des pierreries ; l’utilité ou le plaisir que l’homme en reçoit, le prix des plantes, des arbres et des fruits ; la vue, tout ce que les corps célestes ont de brillant à nos yeux ; l’ouïe, ce que le tonnerre a de terrible, ou ce que les voix et les instruments ont de mélodieux, du moins à notre égard ; de sorte que les sons, les odeurs, les couleurs, la lumière, appartenant à notre âme, aussi bien que l’opinion et la pensée, on peut dire que ce qu’il y a de plus beau et de plus magnifique dans la nature à notre égard, sort en quelque sorte du fond de notre âme, et n’est point en quelque façon différent de nous-mêmes.
4° Au reste, lorsqu’on dit que toutes choses se rapportent à l’homme, on ne prétend pas préjudicier à la gloire des autres créatures intelligentes. Qui sait, disent quelques-uns, s’il n’y a pas dans les cieux, qui sont d’une beauté et d’une perfection si élevée au-dessus de ce globe, des intelligences sans comparaison plus parfaites que les nôtres ? Mais plutôt, qui est-ce qui conteste cette vérité ?
On ne doit point objecter contre la religion ce que la religion même nous enseigne ; et il ne faut pas aussi nous imposer, comme font ordinairement les incrédules, qui se croient en droit de railler de ces expressions, que l’homme est le roi de l’univers, ou que le monde a été fait pour l’homme.
Nous ne disons point que l’univers soit fait pour un seul homme, mais pour la société de tous les hommes, pour cette multitude répandue dans tous les temps et dans tous les lieux ; ni seulement pour les hommes misérables, mais encore pour les hommes glorifiés.
L’univers n’est pas seulement pour les hommes, il est aussi pour les autres intelligences que Dieu a produites. La nature ne subsiste pas seulement pour nourrir le corps de l’homme, bien que les pluies, les saisons fertiles et la fécondité de la terre paraissent visiblement se rapporter à cette fin-là ; elle est encore pour présenter à notre esprit des objets perpétuels d’estime et d’admiration, parce que ce qu’est la nourriture au corps, cela même est la connaissance des merveilles de Dieu à notre âme.
Le monde ne nous fournit pas seulement des objets d’admiration, il nous met encore devant les yeux des objets de crainte, des objets de respect, des objets d’espérances ; et il n’enferme point de créatures, dans son sein, qui ne nous demande quelque hommage particulier, ou quelque mouvement de respect, ou quelque sentiment de notre âme pour Dieu. Il faut qu’il y ait toujours de nouvelles merveilles à connaître dans la nature, de peur que nous ne nous lassions dans ces recherches qui glorifient l’auteur de l’univers. La variété tient notre esprit en haleine. Ce que nous ne comprenons pas, nous dispose à admirer sans dégoût ce que nous connaissons ; et l’ignorance de tant de merveilles incompréhensibles a ses usages, aussi bien que la connaissance et le sentiment que nous en avons.
Enfin, l’univers est pour Dieu, et l’univers est pour les créatures intelligentes, comme un tableau est pour l’original, qu’il représente, et pour les personnes qui doivent le considérer. Toutes les beautés de l’univers sont des liens par lesquels Dieu attire notre cœur ; et tous les sentiments de notre âme sont autant de liens qui attachent notre cœur à lui : et c’est cette union de la créature intelligente avec son Dieu, que nous prétendons être le but et la fin de ses ouvrages.
Ce tableau devait être grand et magnifique, et exposé à la vue de chacun, pour être digne de Dieu qu’il nous représente, sans être disproportionné à la portée de l’homme à qui il le représente. Celui qui ne considérera point tous ces divers égards, ne comprendra rien dans cette matière, et nous attribuera nécessairement des pensées que nous n’avons pas : mais il est difficile aussi que celui qui voudra faire cette distinction, trouve rien que de grand, de raisonnable dans ce sentiment.