Monsieur et bien aimé frère,
Sur le point duquel m'avez requis de vous écrire, ce m'est une chose difficile de donner conseil à une personne chrétienne comme elle se doit gouverner en un lieu où on est détenu en captivité et servitude, tellement qu'on ne puisse donner gloire à Dieu et vivre selon la règle de sa Parole. Car ce n'est pas chose aisée de trouver quelle voie on doit tenir en un abîme. Néanmoins puisque les mariniers, combien qu'ils n'aient point de voie marquée pour conduire leurs navires, peuvent connaître où ils doivent dresser leurs cours, pour venir à bon port, en prenant leur enseigne des étoiles du ciel, il est à espérer que si nous regardons l'adresse que notre Seigneur nous baille, que nous pourrons tendre au but auquel il nous appelle.
Pourtant, si une personne demande mon conseil en cette affaire, je l'exhorterai premièrement de regarder en Dieu et craindre sur toutes choses de lui déplaire. Car, sans ce fondement, toutes les raisons qu'on pourra alléguer ne vaudront guère. Il faut donc que la crainte de Dieu possède et occupe tellement notre cœur que nous contemnions (méprisions) tout ce monde et toutes créatures pour lui obéir et suivre sa volonté. Je dis cela pource que, quand nous prisons tant l'amitié des hommes et les honneurs et les richesses terriennes, ou bien notre propre vie, que cette affection nous détourne de suivre ce que Dieu nous commande, nous aurons quant et quant force belles couvertures (prétextes) pour nous défendre et excuser en nos fautes. Car notre nature non seulement est pleine de perversité, mais aussi d'aveuglement. Pourtant si quelqu'un veut être capable de recevoir bon conseil en cette matière, il faut devant toutes choses qu'il apprenne de plus priser Dieu et sa vérité que soi-même et toutes choses mondaines.
Maintenant pour venir au propos dont il est question, c'est une chose résolue entre tous, que l'homme chrétien doit honorer Dieu, non seulement dedans son cœur et en affection spirituelle, mais aussi par témoignage extérieur. Or puisque le Seigneur a racheté de mort notre corps et notre âme, il a acquis l'un et l'autre pour en être maître et gouverneur. Puis donc que tant le corps de l'homme comme l'âme est consacré et dédié à Dieu, il faut que sa gloire reluise, tant en l'un comme en l'autre, comme dit saint Paul (1 Cor. 6.20). C'est donc une moquerie de dire qu'il suffise que l'homme glorifie Dieu au dedans du cœur, sans se soucier des choses externes, auxquelles Dieu n'a nul regard. Car si le cœur est bon, il produira son fruit au dehors. Le vrai amour produira toujours louange externe de son Nom. Ce que saint Paul démontre quand il conjoint la foi du cœur avec la confession de bouche (Rom. 10.9). Toutefois je ne requiers pas d'un chacun une confession publique, comme si tous chrétiens étaient tenus de monter en chaire, ou assembler le peuple pour divulguer tout ce que le Seigneur leur a donné à connaître de sa Parole. Mais je désire que l'homme fidèle s'efforce de protester qu'il est serviteur de Dieu et ce par les enseignes qui nous en sont baillées en son Ecriture. Au reste on ne peut pas déterminer par certaines règles combien un chacun se doit avancer à manifester sa foi, sinon que nous devons tous considérer quelle connaissance Dieu nous a donnée, quel moyen il nous ouvre, quelle opportunité il nous présente, et, selon que nous avons espérance de profiter, nous employer fidèlement à sanctifier son Nom. Et d'autant que le courage nous défaut en cet endroit, nous avons métier de nous inciter, stimuler, redarguer (réprouver) notre nonchalance et en toutes manières nous enflamber à faire notre devoir. En somme nous avons plus grand métier d'exhortations que de règle. Car, combien qu'en général Dieu nous montre par sa doctrine ce qui est de faire, toutefois il nous est facile quand nous venons au fait, de nous égarer, si nous ne veillons diligemment, et en grande sollicitude nous poussons et quasi contraignons à faire notre devoir. Il ne faut donc jamais cesser jusques à ce que nous soyons venus à ce point et à cette raison de ne laisser nulle occasion de glorifier notre Dieu. A quoi doit tendre la principale étude de notre vie.
Si est-ce néanmoins que nous pouvons bien résoudre quelque chose de ce que doit éviter celui qui veut rendre témoignage de sa chrétienté, tel qu'il est requis de tous enfants de Dieu. C'est à savoir qu'il ne se doit entremettre en aucune cérémonie où il y ait impiété manifeste. Car comme ainsi soit que les cérémonies que Dieu a instituées soient exercices pour nous entretenir en son service et en l'honneur de son Nom, comme en les observant nous testifions (attestons) que nous sommes ses serviteurs, ainsi quiconque en observe de contraires à sa gloire (comme celles où il y a idolâtries et méchantes superstitions) il pollue le Nom de Dieu et se contamine soi-même. Ce que le Seigneur montre, disant que ses serviteurs lui chanteront louange, fléchiront le genou devant sa Majesté, adoreront en son temple et lui rendront hommage à lui seul ; au contraire qu'ils ne fléchiront point le genou devant Baal et ne baiseront point les idoles pour adorer, ne jureront point au nom d'aucun dieu étranger. En toutes ces locutions il signifie que ses serviteurs non seulement se contiendront en pureté de conscience, mais se garderont de faire extérieurement chose aucune qui contrevienne à son honneur. De cet article nul ne peut faire doute.
Quand on vient à discerner quelles sont les cérémonies dont l'homme chrétien se peut maculer (souiller) et celles qu'il peut observer sans offense, en cela il y a quelque difficulté. Combien que nous pouvons avoir pour entrée une différence certaine, c'est qu'il y a aucunes cérémonies procédées de légère erreur ou bien qui sont venues de bonne origine et après ont été aucunement dépravées, les autres ont été du tout introduites par le Diable pour détourner les hommes de Dieu, ou ont été si fort corrompues qu'elles sont venues jusques en idolâtrie notoire. Nous pouvons avoir exemple de la première espèce aux cierges et chandelles qu'on a mis sur l'autel anciennement, quand on faisait la Cène de notre Seigneur. Ceux qui ont premièrement commencé à ce faire n'ont pas fait possible du tout sagement, d'autant que c'était réduire (introduire) quelque judaïsme en l'église chrétienne. Néanmoins, puisqu'ils n'avaient point opinion pernicieuse et que cela ne venait sinon d'une affection frivole et inconsidérée afin d'émouvoir le peuple à dévotion, en cela il ne faut point juger qu'il y ait idolâtrie. Bien est vrai qu'il ne faut point nourrir cette folie-là en tant que en nous est ; mais en attendant qu'elle soit corrigée, nous la pouvons bien tolérer sans blesser notre conscience. L'homme fidèle donc communiquera (participera) à telles cérémonies en tant que la nécessité portera. Quand il s'en pourra abstenir sans offenser personne, il les laissera, déclarant par cette liberté qu'elles ne lui sont point trop agréables. Mais cette distinction n'est pas si claire que nous puissions encore bien discerner notre office en cet endroit. Car les pays qui sont détenus sous la tyrannie du pape ont beaucoup de cérémonies qui pourraient avoir apparence d'avoir été du commencement bien instituées et néanmoins sont perverses et méchantes du tout. En cela il faut que nous soyons vigilants pour nous donner garde de ce qui est répugnant à Dieu et sur toutes choses de n'entretenir les ignorants en ce que Dieu nous montre être mauvais. Car ja soit que (quoique) ce soient choses indifférentes en leur substance, si est-ce que nous n'en devons point abuser ni pour faire déshonneur à Dieu, ni pour donner mauvais exemple à notre prochain.
Le principal point de cette matière est de savoir si l'homme fidèle, quand ce vient au dimanche que le peuple s'assemble, peut venir en l'assemblée et assister à la messe, pour protester (déclarer) qu'il se veut entretenir en la communion de l'église. Plusieurs bons personnages de sainte vie et de saine doctrine en pensent que non seulement il peut, mais doit ainsi faire et ont quelque raison ou pour le moins couleur pour confirmer leur sentence. Ils allèguent qu'en une telle assemblée de peuple il y a église, de laquelle l'homme chrétien ne se doit séparer de son autorité privée. Mais à cela on peut répondre que l'église se peut diversement considérer. Certes je ne doute pas que l'Eglise catholique ne soit épandue par tous les pays où domine la tyrannie du pape. Car comme saint Paul conclut que la grâce de Dieu ne se départira jamais des juifs pource qu'il les a une fois reçus en son alliance inviolable, ainsi nous pouvons dire qu'en tous les peuples que Dieu a une fois illuminés de son Evangile, la vertu de sa grâce y demeurera éternellement. Davantage, ils ont le baptême qui est un signe de l'alliance de Dieu, lequel ne peut être vain. Et combien que la plupart des hommes et quasi tous soient déclinés (en soient venus) à idolâtrie, néanmoins la grâce de Dieu ne peut être empêchée par leur ingratitude qu'elle n'ait toujours son cours. Parquoi nous concluons que Dieu a toujours eu et a encore de présent ses élus, desquels le salut est scellé et confermé par le baptême en vérité et en efficace. Et d'autant que le baptême est sacrement de l'Eglise, le Seigneur a voulu qu'il y demeurât là quelque invocation de son Nom et quelque forme de ministère ecclésiastique afin que l'Eglise n'y fût point du tout abolie.
Au reste, qu'il y ait là telle forme d'église que notre Seigneur requiert en son Ecriture, je ne le confesse pas. Le Seigneur Jésus commande bien d'obtempérer à son Eglise, mais c'est d'autant qu'elle est la colonne et firmament de vérité. Or les églises papistiques sont réceptacles d'erreurs et hérésies et s'efforcent de renverser la parole de Dieu et, en lieu de garder ses saintes ordonnances, sont pleines d'abominations. Pourtant j'estime qu'il y a ici une telle forme d'église qu'il y avait anciennement entre les Israélites depuis qu'ils se furent corrompus. Ainsi je n'approuverais pas celui qui du tout rejetterait un tel peuple ou l'excommunierait en se retirant de la compagnie d'icelui. Mais de communiquer entièrement avec les chefs qui sont loups ravissants et dissipateurs de l'Eglise, item avec les membres vicieux en ce qui est pleinement mauvais, je ne trouve pas grand propos.
L'autre raison qu'allèguent ceux qui permettent à l'homme fidèle d'assister à la messe paroissiale entre les papistes est que cette messe est procédée de la Cène de notre Seigneur, combien qu'elle soit grandement contaminée et corrompue. Cependant ils ne nient pas qu'il n'y ait beaucoup de sacrilèges et abominations qui s'y commettent, lesquels tous bons cœurs doivent détester. Mais ils excusent un homme privé en ce que, ne pouvant avoir la Cène de notre Seigneur purement administrée, il ne rejette point les reliques (restes) qu'il en peut avoir, combien qu'il y ait beaucoup à redire. Quant à moi, j'y vois bien une perplexité. Car j'estime que la messe papistique est une pure abomination, laquelle n'est autrement colorée que du titre de la Cène, sinon comme le Diable se transfigure en ange de lumière. Puisque ainsi est donc que le mystère de la Cène y est profané et anéanti, je ne sais comme nous la pourrions avoir au lieu de la Cène. Ce qu'on allègue : que l'homme craignant Dieu n'y vient sinon pour communiquer avec les chrétiens en prières et oraisons et pour honorer Dieu en la mémoire de son sacrement et que cependant il déteste en son cœur tous les blasphèmes qui s'y font, pource qu'il ne peut pas apertement (ouvertement) les condamner, cela ne me semble point avis aucunement ferme. Car, comme dit le prophète, celui se garde d'idolâtrie qui ne participe point aux sacrifices des idoles (Ps. 16.4). Or on ne peut nier que la messe ne soit une idole dressée au temple de Dieu. Celui donc qui y assiste montre exemple aux simples et aux ignorants de l'avoir en révérence comme bonne ; et ainsi il est coupable devant Dieu de la ruine d'icelui qu'il trompe en cette manière. Mais pource qu'il pourrait sembler avis à aucuns que je tienne trop grande rigueur, j'admoneste tout homme fidèle de bien considérer la chose. Quant est du jugement de ma conscience, je ne vois point que cela se puisse excuser. Et ma raison qui m'induit à ainsi juger, me semble trop péremptoire pour la pouvoir réfuter ou rejeter.
Maintenant afin qu'on voie plus facilement ce que j'en puis conseiller, je réduirai le tout en brève somme. Premièrement tous serviteurs de Dieu sans difficulté requerront cela de l'homme fidèle que non seulement il aime et honore Dieu en pureté et innocence de cœur, mais qu'aussi il testifie (témoigne) l'amour et honneur qu'il lui porte au dedans par exercices extérieurs. Cette testification est constituée en deux points, à savoir en confession de bouche et en adoration extérieure, ou en cérémonies. Quant est de déclarer notre foi de bouche, on n'y peut imposer certaine loi, sinon que comme notre vocation porte et tant que l'occasion nous en est donnée, chacun de nous en son endroit s'emploie et fasse son devoir que le Nom de Dieu soit sanctifié en toutes ses paroles. Item, qu'il ne feigne, ni fasse semblant de consentir aux méchantes doctrines, ni à tout ce qui répugne à l'honneur de Dieu. Singulièrement, que nous ayons en recommandation de bien instruire et endoctriner notre famille en la crainte de Dieu et en la vérité de sa Parole. Car quand notre Seigneur nous constitue supérieurs sur aucuns, c'est afin que nous les gouvernions en telle sorte qu'il soit reconnu comme souverain maître.
Quant est du second point, il ne faut douter que toutes cérémonies qui emportent (comportent) idolâtrie manifeste, sont contraires à la confession d'un chrétien. Pourtant se prosterner devant les images, adorer les reliques des saints, aller en pèlerinages, porter chandelles devant les idoles, acheter des messes ou des indulgences, ce sont toutes choses méchantes et déplaisantes à Dieu. Pareillement nous faut abstenir de toutes cérémonies conjointes avec superstition et erreur : comme d'assister aux services qui se font pour les morts, de fréquenter messes, processions et autres services qui se font en l'honneur des saints, comme on les fait aujourd'hui. Car il n'y a là rien que profane et impur. La parole de Dieu y est dépravée, oraisons y sont faites non seulement folles et ineptes mais pleines de blasphèmes et n'y a rien qui se puisse défendre par l'autorité de l'Eglise ancienne. Car ils ont tout renversé et dissipé ce que les pères ont saintement institué et observé le temps passé. Il faut aussi comprendre en ce nombre les confréries, l'eau bénite et en somme toutes messes privées.
Il ne reste plus que la messe paroissiale et les oraisons qui s'y font au dimanche, auxquelles il faut participer si on se veut entretenir en communion avec une église papistique. Aucuns, comme j'ai dit, permettent et même consentent à un chacun quand il lui est nécessaire d'habiter en un tel lieu, de venir le dimanche aux assemblées et prières avec les autres, vu que le peuple s'assemble ce jour-là pour invoquer Dieu et que la plupart des oraisons sont meilleures et plus saintes que des autres jours, en tant qu'elles sont prises de l'église ancienne. Et pource qu'on n'y peut avoir la Cène de notre Seigneur entière et dûment observée ils lui concèdent d'être à, sa messe paroissiale. Néanmoins ils lui enjoignent cependant deux choses : c'est que toutes fois qu'il entre en la messe, puisqu'il ne peut corriger les abus et abominations qui s'y font, qu'il prie ordinairement le Seigneur d'y vouloir donner ordre. Item, que de tout son pouvoir, en tant que l'opportunité s'adonnera, il s'efforce de montrer qu'il ne favorise nullement à l'idolâtrie et superstition qui est là et qu'il ne veut point consentir à choses qui sont répugnantes à l'Ecriture, mais qu'il demande de servir Dieu purement en gardant ses saintes ordonnances.
Quant à ma part, premièrement je désirerais que l'homme fidèle ne contemnât (méprisât) rien de ce qui est à l'honneur de son Dieu. Et pourtant, s'il y a là quelques observations bonnes et saintes, je serais bien content qu'il les observât, sans se contaminer toutefois d'aucune chose méchante. Mais pour ce que je ne vois pas moyen, comme[nt] les abominations du Diable en la messe se puissent séparer de ce peu qu'il y'a de Dieu et de Jésus-Christ, je ne sais qu'en dire, sinon qu'il ne faut nullement que le temple dédié à Dieu soit profané d'aucune chose immonde.
Et néanmoins, je ne suis pas d'une si extrême sévérité de condamner tous chrétiens qui n'abandonnent leur pays quand ils sont détenus en cette servitude, comme si totalement je désespérais de leur salut, mais pour le moins, je les admoneste et exhorte au nom de Dieu de venir souvent à compte, en examinant droitement leurs consciences et reconnaissant à la vérité combien il s'en faut qu'ils ne fassent leur devoir de servir à Dieu comme ils devraient. Et ainsi que voyant quelle misère c'est d'être en une telle captivité, ils gémissent et soupirent, requérant Dieu de les en racheter, puisque lui seul y peut donner remède.
Davantage que cette connaissance les incite et enflambe aussi de prier Dieu qu'il veuille remettre sus sa pauvre Eglise, afin que selon l'ordre qu'il a constitué ils lui puissent rendre au milieu de son peuple sacrifices de louanges impollus. Pareillement aussi les pousse et émeuve de penser comment ils se pourront retirer de telle ordure, afin de ne point tenter la patience de Dieu en demeurant volontairement là où il ne leur est licite de l'honorer entièrement.
Ce n'est pas une légère verge de Dieu que d'être contraint de servir à dieux étrangers. Pourtant ceux qui le font ne doivent point exténuer leurs fautes, ni prendre vaine couverture (prétexte) et se consoler et flatter en leur infirmité, mais plutôt doivent souvent réduire en mémoire la pauvreté et l'offense qu'ils commettent, afin de désirer plus ardemment le remède et chercher les moyens pour y parvenir.
Quand il y aura telle affection d'humilité en un homme, Dieu ne l'abandonnera point, mais ou il lui donnera quelque bonne issue, ou bien lui subviendra par sa grâce et miséricorde. Je le prie donc qu'il nous veuille dépouiller de notre prudence charnelle et de tous nos désirs, afin qu'en simplicité et droite obéissance, nous puissions suivre sa doctrine pour le glorifier en toutes nos paroles et nos œuvres et lui rendre son honneur légitime, non seulement en notre âme, mais en notre corps. Je le prie aussi vous avoir en sa sainte protection.
De Strasbourg, ce 12 de septembre 1540.