L’histoire de la Bible

LE CADEAU DE MARIAGE À L’ÉGLISE

14. OLIVÉTAN ET LA BIBLE FRANÇAISE

« Mieux vaut pour moi la loi de Ta bouche
Que mille objets d’or et d’argent » 1

1 Psaume 119.72.

En 1496, Jean de Rely, confesseur du roi de France et archidiacre de Notre-Dame, fait imprimer la première Bible complète en français. C’est la traduction littérale de la Bible Vulgate latine, dont elle reproduit les commentaires et les erreurs d’interprétation. Cependant, les âmes sont si avides de recevoir le message de Dieu, qu’on devra imprimer dix éditions de cette Bible en moins de cinquante ans.

Les docteurs de la Sorbonne sentent que, sous les coups de boutoir de l’Ecriture sainte, l’édifice de leurs conceptions théologiques est en train de se fissurer. Aussi sont-ils d’autant plus mécontents lorsqu’un des leurs, Lefèvre d’Etaples, quitte sa chaire de professeur. Désormais, il enseigne le texte biblique aux étudiants désireux de le suivre.



La Réforme à Genève : debout sur l’étal d’une poissonnière à la place de Molard, Antoine Froment prêche l’Evangile.

En 1517, Lefèvre se réfugie chez Briçonnet, évêque de Meaux, pour travailler à la traduction des Ecritures. En 1523, son Nouveau Testament sort de presse. Les expressions qu’on y découvre témoignent de l’audace de ce précurseur de la Réforme en France ; sous sa plume, les appels à la repentance deviennent : « Amendez-vous », alors que jusqu’ici nul n’avait osé s’affranchir des optiques de l’Eglise romaine qui, en interprétant l’Evangile, prescrivait : « Faites pénitence ».



La Réforme à Genève : Farel, Saunier et Olivétan, devant le Conseil des chanoines.

Les foudres pontificales n’épargnent pas le savant docteur qui a groupé autour de lui de jeunes étudiants anxieux d’approfondir leurs connaissances bibliques. Trois d’entre eux deviendront de puissants instruments entre les mains du Seigneur : Guillaume Farel, de Gap, l’apôtre du pays de Montbéliard et de la Suisse romande ; Louis Olivier, plus connu sous le pseudonyme de Pierre-Robert Olivétan, traducteur de la Bible française au 16e siècle ; enfin, son cousin Jean Calvin, de Noyon, en Picardie, le grand théologien du protestantisme.



La Réforme à Genève : vote du Conseil Général en faveur de la Réforme.

En 1525, Lefèvre d’Etaples a près de 90 ans ; mais la persécution ne l’épargne pas ; il quitte précipitamment Meaux et se réfugie à Strasbourg. Là, il poursuit sa traduction de l’Ancien Testament, qui paraîtra pour la première fois à Blois, en 1528. La Bible complète sera éditée en 1530. Comme la précédente (celle de Jean de Rely), cette version est traduite du latin. Néanmoins, elle creuse un profond sillon dans l’opinion publique, et la semence divine y germera abondamment, à l’heure toute proche de la visitation d’En haut. L’éternité dévoilera le nombre de témoins gagnés à Christ par la lecture de la Bible de Lefèvre, et demeurés fidèles à la foi même sous la torture et le martyre.



La Réforme à Genève : départ de l’évêque.

Informé de tant d’arrestations, de bûchers et de sang versé, le Vénérable traducteur s’émeut à la pensée qu’une telle épreuve lui a été épargnée. Il s’accuse lui-même, comparant son sort à celui des nombreux disciples qui sont allés plus loin que lui sur la route du sacrifice. Cependant, la couronne du vainqueur n’est pas exclusivement réservée aux martyrs ; le traducteur a affronté seul l’opposition doctrinale du clergé ; son témoignage s’est prouvé essentiel à la libération de la vérité ; son édition de la Bible a pavé le chemin de la Réforme ; des milliers de personnes ont été ainsi mises en contact avec Dieu. Entre 1509 et 1541 paraîtront 36 éditions et réimpressions de portions des Ecritures traduites par Lefèvre d’Etaples.

De leur côté, les artisans fournissent un effort considérable. Il convient de citer avant tout Robert Estienne (1509-1559), imprimeur du roi à Paris. Fervent croyant, il a aussi étudié aux pieds de Lefèvre d’Etaples. Il voue ses talents professionnels à la cause de l’Ecriture sainte et à celle des publications destinées à l’expliquer. Au cours d’une carrière mouvementée, il imprime plusieurs éditions de la Bible en grec et en latin. On lui doit également l’initiative de la division du texte du Nouveau Testament en chapitres et versets, méthode qui se généralisera très rapidement.

Les profondes convictions de Robert Estienne (souvent connu sous le pseudonyme de Stephanus) le rendent intrépide et l’exposent dangereusement. Son atelier est situé à proximité immédiate de la Sorbonne, dont le comité exécutif décide d’interdire les livres qu’il édite. Finalement, il doit fuir la capitale pour la sécurité de ses enfants, et s’établir à Genève, où il poursuivra sa noble tâche.

Toutefois, il n’existe toujours pas de version française basée sur l’hébreu et le grec. Or, quand Luther et Tyndale se sont affranchis de la Vulgate latine, et sont remontés aux sources des textes originaux, le message de l’Ecriture a retrouvé sa pureté et sa puissance. Il est donc conforme aux plans de la stratégie divine de susciter une entreprise de cette nature en pays francophones. Ne sera-ce pas en français que la Parole de Christ sera hardiment proclamée par la bouche de Farel, de Saunier et de Viret, puis commentée avec une compétence jamais égalée par les écrits de Calvin, de Théodore de Bèze et de bien d’autres avec eux ?



La vallée d’Aoste en hiver. Les réformateurs ont traversé les Alpes pour quérir les fonds rassemblés en faveur de l’impression de la Bible française.

En juillet 1532, Farel et Saunier prêchent l’Evangile à Grandson, sur les rives du lac de Neuchâtel. Les deux prédicateurs reçoivent alors des envoyés des Eglises des vallées vaudoises du Piémont. Ces dernières les invitent à participer à une importante assemblée qui se tiendra en septembre à Chanforans, dans le val d’Angrogne. Farel et Saunier s’y rendent avec joie. Une multitude de chrétiens venus de partout désirent les entendre ; il y a des délégués de toutes les Eglises du Piémont, alors très vivantes dans la foi, ainsi que de nombreux chrétiens de Bourgogne, de Lorraine, d’Allemagne, de Bohême, et même de Calabre. Cette réunion extraordinaire marquera dans les annales. Un chroniqueur en parle en ces termes : « Dominée par les foudres de Farel, la discussion fut rapide comme le feu roulant qui précède une victoire décisive. »



Deux rues (Neuchâtel et Genève) portant les noms d’illustres imprimeurs voués à la cause de la Bible.

En dépit des efforts précédemment entrepris par traducteurs et imprimeurs, la Parole de Dieu demeure rare. Les Vaudois présentent aux réformateurs quelques manuscrits de l’Ancien et du Nouveau Testament, qu’ils conservent précieusement. Aussi l’assemblée décide-t-elle à l’unanimité l’impression d’une Bible française destinée à tous. Elle confie officiellement à Farel et à Saunier la responsabilité de mettre cette résolution à exécution, soit en révisant les éditions existantes, soit en entreprenant une nouvelle traduction. De leur côté, les Eglises vaudoises s’engagent à réunir les fonds nécessaires pour couvrir les frais d’impression de cette Bible, destinée aux foules assoiffées de vérité. Ce sont donc les communautés évangéliques du Piémont qui en quelque sorte vont offrir l’Ecriture sainte aux chrétiens de langue française. Quelques décennies plus tard, un historien s’exprimera en ces termes : « La Bible des Vaudois fut pour les Eglises de France nouvellement fiancées à Jésus-Christ comme le présent de noces offert par un frère aîné — le peuple des vallées — à ses sœurs cadettes. »

Or, Dieu a déjà préparé Son instrument : Pierre-Robert Olivétan, jeune homme très instruit ; profondément humble, il ne veut pas se mettre en avant et hésite à entreprendre la tâche pour laquelle Dieu l’a formé. Voici ce que dit l’un de ses contemporains à son sujet : « Ce jeune homme, qui aime les saintes Lettres d’un amour ardent, et chez lequel on trouve une piété et une intégrité extrêmes, se dérobe pour le moment à la charge de prédicateur, comme étant au-dessus de ses forces, soit qu’il use en cela de modestie, soit qu’il ait une parole peu facile. »



Jean Calvin.

Et pourtant, il a déjà porté du fruit : « N’est-ce pas lui qui amena au Seigneur son cousin, Jean Calvin ? Autrefois, Dieu avait suscité Ananias, un disciple caché, pour exhorter le futur apôtre Paul ; de même, Il suscita un humble témoin pour décider le prince des réformateurs à se donner à Christ !



La Bible d’Olivétan (1535)

Farel et Saunier apprécient les compétences d’Olivétan ; il gagne sa vie comme maître d’école à Neuchâtel ; mais il a traduit en français pour son édification personnelle tout l’Ancien Testament hébreu et tout le Nouveau Testament grec. Aussi n’est-ce pas étonnant qu’à leur retour de Chanforans, les réformateurs l’engagent à mettre ses dons au service de toute l’Eglise de Christ. Mais leurs instances renouvelées demeurent vaines. Olivétan est persuadé que d’autres sont plus capables que lui pour cette tâche.



Préface manuscrite de la première édition de la Bible d’Olivétan.

Il accepte cependant d’accompagner Farel et Saunier dans un nouveau voyage missionnaire qui va les conduire au travers des Alpes. But de cette visite : prêcher l’Evangile aux communautés dispersées dans les vallées du Piémont et rassembler leurs offrandes destinées à l’édition de la Parole de Dieu. Cette périlleuse randonnée a lieu en 1533. Il faut que les serviteurs de Dieu se déplacent de nuit pour échapper aux inquisiteurs ; ils sont exposés aux privations, au froid, aux dangers de toute nature : les bandits s’attaquent fréquemment aux voyageurs, et cette troupe d’évangélistes itinérants transporte des sommes considérables ; effectivement, les pauvres montagnards leur ont remis 500 écus d’or pour l’impression de la Bible — pour l’époque, une véritable fortune.

Profondément ému d’une telle libéralité et de l’urgence des besoins du peuple de Dieu, Olivétan ne peut plus résister aux injonctions des réformateurs. D’arrache-pied, il se met au travail, s’appliquant tellement à la révision de son texte, qu’en 18 mois la Bible complète est prête pour l’impression.



Première page de la Bible d’Olivétan.

Il date du 12 février 1535 la préface de cette édition historique de la Parole de Dieu, la première Bible française traduite des textes originaux. Nous en tirons les quelques phrases suivantes, bien évocatrices du profond respect et de l’amour ardent qu’Olivétan portait à l’Ecriture sainte :



La Réforme à Genève : Calvin fonde « l’Académie » (le Collège de Genève).

« Comme vous le savez, il est autant difficile de pouvoir bien faire parler à l’éloquence hébraïque et grecque le langage français, que si on voulait enseigner le doux rossignol à chanter le chant du corbeau enroué… La bonne coutume a obtenu de toute ancienneté que ceux qui mettent en avant quelque livre en public le viennent à dédier et présenter à quelque prince, roi, empereur où monarque, ou s’il ya de majesté plus souveraine… Je, ayant en main cette présente translation de la Bible, n’ai pas fait selon cette coutume… car Jésus, voulant faire fête à la pauvre Eglise… m’a donné cette charge et cette commission de tirer hors des armoires et des coffres hébraïques et grecs, pour après l’avoir entassé et empaqueté en boîtes françaises le plus convenablement possible, en faire un présent à toi, ô pauvre Eglise, à qui rien l’on ne présente…

 »N’est-il pas temps que tu entendes ton Epoux, Christ ? Ne prendras-tu pas égard aux précieux joyaux que Lui-même t’envoie — si tu sais comprendre — en loyauté de mariage ? Lui veux-tu point donner ton amour et ta foi ? Qu’attends-tu ?… Viens hardiment avec tous les plus braves, desquels les titres sont ceux-ci : Injuriés, Blâmés, Chassés, Décriés, Désavoués, Abandonnés, Mitrés, Décrachés, Chaffaudés, Exoreillés, Tenaillés, Flétris, Tirés, Traînés, Grillés, Rôtis, Lapidés, Noyés, Décapités, Démembrés, et autres semblables titres glorieux et magnifiques du Royaume des cieux. »

Olivétan termine son « Apologie du translateur » en ces termes pathétiques :

« Comme la veuve évangélique, je n’ai point honte d’avoir apporté devant vous mes deux petits quadrains en valeur d’une maille qui est toute ma substance. »

Olivétan est trop humble pour signer son œuvre. Dans une préface rédigée par l’un de ses collaborateurs, cette version est recommandée aux lecteurs par une poésie en latin, dont les premières lettres forment en acrostiche les mots « Petrus Robertus Olivetanus ». C’est le seul indice du nom du traducteur dans cette magnifique édition qui sort des presses de Pierre de Wingle, à Serrières (Neuchâtel), le 4 juin 1535. Cet imprimeur est autant missionnaire qu’artisan ; peut-être que jamais autant de soin et de vénération n’ont été apportés à l’impression du texte sacré. Cette Bible connaîtra un succès extraordinaire, exerçant une influence prépondérante sur les populations de langue française, au moment où les idées de la Réforme commencent à éclairer les esprits.



Monument Pierre Viret à Lausanne.

Si d’autres prêchent aux foules, Olivétan joue un rôle caché ; en 1536, il enseigne comme maître d’école à Genève, tout en travaillant à une révision des Psaumes, qui paraît en 1537. C’est dans cette édition que l’on découvre pour la première fois le terme « Eternel », traduction du mot hébreu « Yahvé » ; elle exprime mieux que dans n’importe quelle langue moderne le sens étymologique du nom par lequel Dieu dévoile Ses attributs de pré-existence, de constance et d’immortalité. Le mot Eternel se trouve 6499 fois dans l’Ancien Testament.



Le Monument de la Réformation à Genève.

C’est aussi l’époque où Olivétan se donne un pseudonyme que l’on retrouve dans ses traductions : « Belishem » de « Belimâkôm », deux mots hébreux signifiant : « Anonyme » de « Nulle part ».



Statue de Farel à Neuchâtel.

En 1538, Olivétan quitte Genève pour évangéliser les vallées du Piémont. Les batteries de l’Inquisition se dirigent contre cet homme qui a vulgarisé la Parole divine. Olivétan est arrêté ; il mourra empoisonné ; nul ne sait où est sa tombe. Il ajoute ainsi son nom à la cohorte des vainqueurs qui « n’ont pas aimé leur vie jusqu’à craindre la mort », parce qu’ils « ont vaincu à cause du sang de l’Agneau et à cause de la Parole de leur témoignage » 2.

2 Apocalypse 12.11.

Bientôt la Bible d’Olivétan éclipse toutes les autres versions existantes. En 1560, Calvin révise la traduction de son cousin. En 1588, Théodore de Bèze modifie à son tour certaines expressions, tout en respectant les conceptions initiales du traducteur. Cette version sera réimprimée en de nombreuses villes de France, de Suisse et des Pays-Bas. C’est elle qui consolera les persécutés au 17e siècle, fortifiera la foi des Huguenots, soutiendra les galériens, ranimera le courage des Eglises souffrantes et conduira à Jésus-Christ les multitudes qui auront besoin de Lui.

En 1707 paraît une nouvelle révision de la Bible d’Olivétan, la Bible dite de David Martin : ce pasteur français réfugié en Hollande avait miraculeusement échappé aux dragonnades.



Exemplaire de la Bible d’Olivétan corrigé par Jean Ostervald.

En 1742, Jean Ostervald, un pasteur de Neuchâtel, effectue à son tour une révision du texte d’Olivétan, notant dans la marge de l’ancienne édition les améliorations que l’évolution de la langue a rendues nécessaires. En dépit de son grand âge — il a plus de 80 ans — Ostervald se lève tous les matins à 4 h. et travaille à cette version qui paraîtra en 1744. Pendant près de deux siècles, elle connaîtra une très large diffusion.



Page d’en-tête de la première édition de la Bible Ostervald.

Tous les lecteurs de cette Bible sont également redevables à l’humble maître d’école qui voulait taire jusqu’à son nom, mais qui avait tout donné à son Seigneur pour que des multitudes découvrent le Saint Livre. Dans le ciel, nous serons en présence de ces héros inconnus qui, à l’instar d’Olivétan, ont été traités ici-bas comme les derniers des hommes, « persécutés, maltraités — eux dont le monde n’était pas digne, — errants dans les déserts et les montagnes, dans les cavernes et les antres de la terre » 3.

3 Hébreux 11.37-38.

Chrétiens de langue française, nous bénéficions d’une Bible qui a coûté extrêmement cher aux témoins du passé qui nous l’ont transmise au prix de leur vie. De l’autel de leur sacrifice s’est élevé un parfum d’agréable odeur à l’Eternel ; ajoutons-y aujourd’hui l’offrande de notre reconnaissance ; les héros d’autrefois ont tout donné pour que nous ayons en mains le plus grand trésor du monde. Nous sommes grandement privilégiés, mais aussi responsables de faire fructifier cet héritage sacré !

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