[Le but de ce travail étant d’exposer la doctrine des auteurs dont nous parlons et non de raconter leur vie et leur œuvre, on n’y cherchera aucune notice biographique ou bibliographique proprement dite. Les renseignements de ce genre, que nous supposons acquis, doivent être demandés aux auteurs de patrologies et aux historiens de l’ancienne littérature ecclésiastique. Nirschl, Fessler-Jungmann, Bardenhewer, Batiffol, Harnack, Kruger, Krumbacher, Ehrhard, Ebert, Tixeront, etc. (En voir la liste, arec le titre exact de leurs ouvrages, dans Bardenhewer, Geschichte der altkirchlichen Literatur, tom. I, 2e édit., 1913, p. 17 sqq).]
On donne le nom de Pères apostoliques aux écrivains ecclésiastiques qui ont paru à la fin du ier ou dans la première moitié du iie siècle, et dont quelques-uns ont reçu des apôtres ou de leurs disciples immédiats l’enseignement qu’ils nous transmettent. Écrivains non proprement inspirés, et inférieurs en vues profondes aux auteurs du Nouveau Testament, ils sont inférieurs aussi, en richesse doctrinale et en puissance de réflexion, à ceux qui les ont suivis eux-mêmes. Ce sont de simples témoins de la croyance beaucoup plus que des théologiens. Si l’on excepte saint Ignace, génie plus personnel, leur haute valeur vient surtout de leur antiquité. Leurs œuvres appartiennent d’ailleurs principalement à la littérature parénétique. Elles ne sont souvent que des écrits de circonstance, des lettres sur des thèmes religieux et chrétiens, mais qui n’ont à aucun degré la prétention d’en traiter d’une façon didactique et complète.
Ces Pères apostoliques sont au nombre de huit, l’on peut ranger, au point de vue géographique, l’ordre suivant :
- à Rome, la première épître de Clément (93-97), et le Pasteur d’Hermas (vers 140-155) ;
- à Rome ou à Corinthe, l’homélie appelée épître de saint Clément (vers 150) ;
- à Antioche et le long des côtes de l’Asie Mineure, les sept épîtres de saint Ignace (107-117) ;
- à Smyrne, l’épître de saint Polycarpe et son Martyrium (ce dernier de 155-156) ;
- à Hiérapolis en Phrygie, les fragments de Papias (vers 150) ;
- en Palestine peut-être, la Doctrine des douze apôtres (dans sa forme actuelle des années 131-160 suivant Harnack, mais, au moins dans son ensemble, de la fin du ier siècle d’après Funk, Zahn et Batiffol) ;
- enfin en Égypte probablement, l’épître (apocryphe) de saint Barnabé (130-131 d’après Harnack).
[L’édition citée pour tous ces écrits est la seconde de Funk, Patres apostolici, Tübingen, 1901 ; mais on pourra se servir aussi des éditions séparées parues dans les Textes et documents de la collection Hemmer et Lejay. Ces éditions sont accompagnées d’une traduction française et précédées, en forme d’introductions, d’études très sérieuses sur chaque ouvrage, que je signale ici une fois pour toutes. — Aux écrits indiqués dans le texte on peut ajouter, si l’on veut, les Odes de Salomon, sur le caractère desquelles les critiques ne sont pas complètement d’accord, les uns en faisant une œuvre orthodoxe, d’autres y voyant une composition docéte ou gnostique. L’ouvrage daterait de 80 à 120 (Harnack) ou de 100 à 120 (Batiffol). Édition J. Labourt et P. Batiffol, Les Odes de Salomon, trad. franc, et introd. historique, Paris, 1911.]
La source à laquelle ces documents vont puiser leur enseignement et l’autorité sur laquelle ils prétendent l’asseoir, c’est d’abord l’Ancien Testament. Il est pour eux l’Écriture par excellence (ἡ γραφή γέγραπται)c, la parole sainte (ὁ ἅγιος λόγος, 1Clem. 13.3). Mais une autorité égale est attribuée aux paroles de Jésus-Christd, et saint Ignace, mettant l’Évangile sur le même pied que les Prophètes, le cite aussi sous la rubrique γέγραπται (Philad., 8.2 ; cf. Smyrn., 7.2). Quant aux apôtres, saint Ignace encore les considère comme les maîtres de la croyance de l’Église, le presbyterium du Père éternel auquel il faut rester attachée. La Doctrine des apôtres s’intitule Διδαχὴ κυρίου διὰ τῶν δώδεκα ἀποστόλων, et l’on trouve dans les ouvrages que nous examinons des citations plus ou moins claires de presque tous les écrits apostoliques du Nouveau Testament. Ce n’est pas à dire que leurs auteurs eussent dès lors un canon arrêté du Nouveau Testament — nous rencontrons au contraire chez eux quelques citations d’apocryphes quoique en très petit nombref, — mais c’est à dire qu’ils regardaient la parole des apôtres, aussi bien que celle de Jésus-Christ, là où ils pensaient la posséder, comme une autorité décisive établissant irréfragablement la doctrine et la foi.
c – 1Clem., 4.1 ; 39.3 ; 35.1, etc. ; Ignat., Magnes., xii etc. ; Barn., 4.7.
d – Γέγραπται (Barn., 4.14) ; ἑτέρα γραφή (2Clem., 2.4) ; ἐν ταῖς γραφαῖς εἴρηται (Polyc., Philipp., 12.1).
e – Magn., 6.1 ; Trall., 2.2 ; 3.1,3 ; Rom., 4.3, etc.
f – Évangile des Égyptiens dans 2Clem., 4.5 ; 5.4 ; 12.2 ; Doctrine de Pierre (?) dans saint Ignace, Smyrn., 3.2.
Cette parole des apôtres, on croyait d’ailleurs la retrouver ou du moins en retrouver l’écho ailleurs que dans les documents écrits. On sait que Papias, à côté ou même au-dessus de la tradition écrite, mettait la tradition orale de ceux qui avaient conversé avec les apôtres et les anciens (H.E. 3.39.4). Plusieurs des citations faites par les Pères apostoliques ne viennent pas de nos livres canoniquesg : les éléments leur en avaient peut-être été transmis de mémoire. Enfin l’idée d’une autorité doctrinale ecclésiastique, d’un enseignement vivant, plus libre et plus souple que la parole simplement rapportée de Jésus-Christ et des apôtres, mais s’imposant comme elle, cette idée, qui nous est apparue déjà dans les épîtres pastorales de saint Paul surtout, se retrouve dans saint Ignace, et peut-être même dans saint Clément. Celui-ci en appelle à « la glorieuse et vénérable règle de notre tradition » (1Clem., 7.2) ; et le premier ne permet pas plus de se séparer de l’évêque que de se séparer de Dieu, de Jésus-Christ et des apôtres (Trall., 6.1 à 7.1). « Fils de vérité, fuyez la division et les mauvaises doctrines : là où est le pasteur, suivez-le comme des brebis » (Philad., 2.1 ; cf. Ephes., 3.2 ; 4.1).
g – Par exemple, 1Clem., 13.2 ; cf. Hermas, Similit. 8.8.1 ; 2Clem., 8.5 ; Barn., 6.13.
Ainsi donc l’Ancien Testament, y compris quelques apocryphes, la parole et les écrits de Jésus-Christ et des apôtres, la tradition orale, un ou deux documents apocryphes du Nouveau Testament, l’enseignement de l’évêque, voilà à quelles sources s’alimente la doctrine des Pères apostoliques.
Quelle est cette doctrine ?