[Sources : Les écrits dogmatiques d’Apollinaire et de ses disciples, cités d’après l’édition de H. Lietzmann, Apollinaris von Laodicea und seine Schule, I, Tübingen, 1904. L’anonyme Contra Apollinarium (373-377), P. G., XXVI, 1903 suiv. Saint Epiphane, Haer. LXXVII. Saint Grégoire de Nysse, Antirrheticus adversus Apollinarium (P. G., XLV) ; Ad Theophilum κατὰ Ἀπολλιναρίου (ibid.). Saint Basile, Epist. CXXIX, CCLXIII. Saint Grégoire de Nazianze, Epist. CI, CII, CCII. Théodoret, Eranistes, Dial. V ; Haeretic. fabul. compendium, LV, 8. Saint Vincent de Lérins, Commonitorium, 12. Les histoires de Socrate et de Sozomène, et les actes dea conciles depuis 362. — Travaux : J. Draeseke, Apollinarios von Laodicea, Leipzig, 1892. G. Voisin, L’Apollinarisme, Louvain, 1901. H. Lietzmann, Op. cit.]
La controverse trinitaire entrait à peine dans sa dernière période, lorsque Apollinaire vint orienter la pensée chrétienne vers un nouveau problème qui devait l’occuper plusieurs siècles, le problème christologique.
Évêque de Laodicée de Syrie dès 362 ou même 360, Apollinaire le jeune a soutenu, avec Athanase et les Cappadociens, le bon combat contre l’arianisme, et il a passé, de son temps, pour un des meilleurs et des plus pénétrants théologiens qu’ait eus l’Église. Il mérite cette réputation au moins par la vigueur et la netteté avec lesquelles il pose les questions, et les résout bien ou mal. Sauf les nombreux fragments reproduits dans les chaînes ou les écrits de ses adversaires, on avait cru longtemps perdus ses ouvrages dogmatiques. On en a retrouvé récemment plusieurs dissimulés de bonne heure par ses disciples sous les noms vénérés d’Athanase, du pape Jules, de Grégoire le Thaumaturge, afin de les soustraire à la destruction. Ces ouvrages sont naturellement la première source à consulter pour connaître ses vrais sentiments. Mais en dehors de ces documents, les œuvres de ses contemporains, les Cappadociens, saint Epiphane, l’auteur du Contra Apollinarium attribué à saint Athanase, celles de Théodoret, de Socrate, de Sozomène, les actes des conciles du ive et du ve siècle fournissent encore sur lui des renseignements d’incontestable valeur. Et c’est ainsi que nous pouvons nous représenter assez bien les vues christologiques d’Apollinaire dans la deuxième moitié du ive siècle.
Comment a-t-il été amené à les formuler ? Il semble que ce soit par opposition à celles de Diodore de Tarse, le chef alors de l’école d’Antiochea, et le précurseur, comme on sait, de Nestorius. Le père d’Apollinaire, celui qu’on nommait Apollinaire l’ancien, venait d’Alexandrie, et l’on s’explique dès lors dans ces questions l’attitude de son fils, bien que celui-ci fût évêque de Laodicée et voisin d’Antioche. Apollinaire est avant tout soucieux, et cela dans un intérêt sotériologique, d’établir et de maintenir la parfaite unité de Jésus-Christ. Un Dieu seul pouvait nous sauver ; l’homme y était impuissant tant à cause de l’infériorité de sa nature qu’à cause du caractère faillible de sa volonté. [Fragm. 93 : Οὐ δύναται σώζειν τὸν κόσμον ὁ ἄνϑρωπος μένων καὶ τῇ κοινῇ τῶν ἀνϑρώπων φϑορᾷ ὑποκείμενος.] Il fallait donc qu’un Dieu naquît, souffrît, mourût pour nous ; mais cela ne pouvait être qu’à la condition que la divinité et l’humanité en Jésus-Christ ne fissent qu’un, ne formassent qu’une seule nature, opérant à la fois et les œuvres humaines et les œuvres divines.
a – Il reste d’Apollinaire des fragments de deux ouvrages contre Diodore (Lietzmann, pp. 233-242 ; cf. p. 142 et suiv.).
Tels sont les principes. Venons maintenant à l’application. Cette unité, requise en Jésus-Christ, se peut-elle concevoir si l’on suppose que le Verbe prend, dans l’incarnation, une humanité complète, s’associe un homme, comme disait Diodore ? Non : deux êtres complets en soi ne sauraient devenir un : δύο τέλεια ἓν γενέσϑαι οὐ δύναται. Si Dieu parfait s’associe un homme parfait (τέλειος τελείῳ), il y a deux Fils de Dieu, l’un par nature (φύσει), l’autre adoptif (ϑετός) : il y a deux πρόσωπα, Dieu et l’homme qu’il a pris ; on tombe dans l’erreur des paulianistes qui distinguent ce Dieu et cet homme comme ἄλλος et ἄλλος, qui ne voient en Jésus-Christ qu’un homme ἔνϑεος. Nous n’avons plus incarnation proprement dite, mais seulement juxtaposition de Dieu et d’un homme, d’une personne qui est adorable et d’une autre qui ne l’est pas.
L’humanité prise par le Verbe n’était donc pas et ne pouvait pas être complète. Quel élément faut-il en retrancher ? Évidemment celui qui compromettait l’unité du tout et l’œuvre même de la rédemption, l’âme intelligente et libre. Car, s’il existe dans le même être deux principes intelligents et libres, il est fatal que ces deux principes entrent en conflit et suivent chacun leur direction propre : Ἀδύνατον γὰρ δύο νοερὰ καὶ ϑελητικὰ ἐν τῷ ἅμα κατοικεῖν, ἵνα μὴ ἕτερον κατὰ τοῦ ἑτε’ρου ἀντιστρατεύηται, διὰ τῆς οἰκείας ϑελήσεως καὶ ἐνεργείας (fragm. 150). Bien plus, là où il y a raisonnement humain il y a nécessairement péché : ἀδύνατον δέ ἐστιν ἐν λογισμοῖς ἀνϑρωπίνοις ἁμαρτίαν μὴ εἶναι. La chair avait besoin d’être unie à un esprit immuable (ἄτρεπτος) que le défaut de prescience ne lui assujettît pas, mais qui pût, sans violence, harmoniser la chair avec lui-même. Et, d’autre part, on ne saurait admettre que l’humanité de Jésus-Christ, libre d’abord, ait perdu sa liberté par son union avec le Verbe, car le créateur ne détruit pas la nature qui est son œuvre.
La conclusion s’impose donc : le Verbe n’a pas pris une nature humaine complète : il n’en a pas pris l’âme intelligente et libre. Il paraît bien même qu’Apollinaire, dichotomiste, niât d’abord l’existence en Jésus-Christ de toute âme même animale. Socrate dit positivement que ce fut sa doctrine première. Mais plus tard, en tout cas avant 374, l’évêque de Laodicée modifia ce point de son enseignement, et, devenu trichotomiste, déclara que l’humanité de Jésus-Christ se composait d’un corps (σῶμα) et d’une âme animale (ψυχή), le Verbe lui-même étant son νοῦς et son πνεῦμα : « Le Christ, écrit-il, ayant Dieu pour πνεῦμα, c’est-à-dire pour νοῦς, avec une ψυχή et un corps, est à bon droit appelé homme du ciel. » Le Verbe ne s’est donc pas uni une âme humaine : il s’est uni seulement la semence d’Abraham ; et de ce rejeton d’Abraham il est lui-même l’esprit.
La première conséquence de cette façon de voir est que l’incarnation n’est pas une ἐνανϑρωπήσις mais une σάρκωσις : Jésus-Christ est ϑεὸς σαρκωϑείς son humanité n’est pas consubstantielle à la nôtre ; il n’y a pas entre elles deux ὁμοούσια, il y a seulement ὁμοίωμα. Apollinaire sans doute, et plus tard ses disciples prétendirent bien maintenir le mot d’ὁμοούσια ; mais ils l’appliquaient uniquement à la partie corporelle et animale de notre humanité et de celle du Sauveur.
La seconde conséquence est que nous sommes sauvés par la chair de Jésus-Christ unie au Verbe, mais d’ailleurs sans mérite de sa part, puisqu’elle n’est ni libre ni capable de vertu. Apollinaire admet, au fond, le principe qu’on lui objectera souvent, à savoir que cela seul est racheté qui a été pris par le Verbe. Aussi explique-t-il par la mort de Jésus-Christ le salut de notre chair ; mais, pour l’âme, il déclare qu’elle se sauvera en imitant les exemples de Jésus-Christ et en devenant semblable à lui. C’était une mauvaise défaite.
Une troisième conséquence du système apollinariste, et la principale puisque tout le système avait été édifié pour elle, c’est l’unité de nature en Jésus-Christ. Si le Verbe est uni à la chair comme l’âme l’est au corps, il n’y a donc en Jésus-Christ ni deux personnes ni même deux natures (οὐ δύο πρόσωπα, οὐδὲ δύο φύσεις), mais une seule nature (μία φύσις) et une seule substance (μία οὐσία). La chair n’est pas quelque chose d’adventice et de surajouté (ἐπίκτητος) à la divinité : elle lui est συνουσιωμένη καὶ σύμφυτος. Ici toutefois, il faut regarder les choses de plus près. La pensée d’Apollinaire n’est pas qu’il y a eu transformation de l’une des deux natures en l’autre ni que les deux se sont fusionnées en une nature nouvelle : il écrit au contraire : φύσει μὲν ϑεὸν καὶ φύσει ἄνϑρωπον τὸν κύριον λέγομεν. ; mais, d’après lui, le Verbe, nature complète en soi avant l’incarnation, s’unit par l’incarnation un corps qui « ne constitue point une nature par lui-même ; car il ne vit point par lui-même, et l’on ne peut le séparer du Verbe qui le vivifie ». La nature divine ἄσαρκος du Verbe devient σεσαρκωμένη : elle était simple d’abord, elle devient σύνϑετος, σύγκρατος : il n’y a pas nature nouvelle autre, mais nature ancienne existant autrement par l’adjonction d’un élément nouveau. De là les formules dont la première deviendra plus tard si célèbre : Μία φύσιν τοῦ ϑεοῦ λόγου σεσαρκωμένη ––– Ὁ αὐτὸς (Χριστὸς) ἐν μονότητι συγκράτου φύσεως ϑεϊκῆς σεσαρκωμένης ; Apollinaire recourt fréquemment, pour faire comprendre sa pensée, à l’union de l’âme et du corps. Cette comparaison aide en effet à concevoir comment la divinité et le corps ne forment qu’une même nature, bien qu’ils restent distincts ; mais elle ne serait adéquate que si l’on supposait l’âme préexistante, nature complète en soi, et n’ayant nul besoin pour subsister du corps auquel elle est unie.
De l’unité de nature Apollinaire concluait légitimement à l’unité du terme de nos adorations en Jésus-Christ, et à l’unité de cette adoration : Μία φύσιν τοῦ ϑεοῦ λόγου σεσαρκωμένη καὶ προσκυνουμένη μετὰ τῆς σαρκὸς αὐτοῦ μιᾷ προσκυνήσει ; il concluait légitimement à la communication des idiomes ; mais il concluait surtout à l’unité en Jésus-Christ de volonté et d’opération : le monothélisme sortait déjà du monophysisme. On a vu plus haut qu’il ne regardait pas comme possible la coexistence en un même être de deux principes d’activité libre. Aussi « nous confessons, dit-il, le Christ un, et, en vertu de cette unité, nous adorons en lui une seule nature, une seule volonté, une seule opération » (μίαν ὡς ἑνὸς αὐτοῦ τήν φύσιν, καὶ τὴν ϑέλησιν, καὶ τὴν ἐνέργειαν προσκυνοῦμεν. Cette activité et cette volonté résident dans le Verbe : il est le moteur (τὸ κινοῦν) ; la chair est l’organe et le mobile (ὄργανον), et ainsi du moteur et du mobile résulte un seul être opérateur : Οὕτω γὰρ ἓν ζῷον ἐκ κινουμένου καὶ κινητικοῦ συνίστατο, καὶ οὐ δύο ἢ ἐκ δύο τελείων καὶ αὐτοκινήτων. Cette théorie aristotélicienne du moteur et du mobile appliquée au Verbe incarné resta célèbre chez les disciples d’Apollinaire. L’un d’eux, Julien, écrivant à Polémon, lui rappelait avec orgueil que leur maître avait été le premier et le seul à expliquer par ce moyen le mystère jusqu’ici caché à tous.
Telles sont les erreurs fondamentales d’Apollinaire : l’unité de nature et partant d’activité, l’absence en Jésus-Christ d’une âme intelligente et libre. Ces erreurs ont entraîné des erreurs secondaires, mais elles ont aussi donné aux adversaires du laodicéen l’occasion de lui en imputer certaines autres qu’il ne paraît pas avoir soutenues et dont il faut dire un mot. Ces méprises s’expliquent par les audaces et les ambiguïtés de langage de l’hérésiarque, et par ce fait que, de son vivant même, sa doctrine ne fut pas interprétée d’une façon uniforme par tous ses disciples. On voit, par la lettre de saint Athanase à Epictète, quelles confusions se produisaient à cet égard ; et saint Épiphane (Haer. lxxvii, 2, cf. 33), qui écrivait vers 377, a bien soin de nous prévenir qu’il n’accepte pas comme d’Apollinaire toutes les opinions qu’on lui prête.
Ainsi, il n’est pas vrai que l’évêque de Laodicée ait enseigné la préexistence de la chair de Jésus-Christ, qu’il lui ait assigné une origine céleste, qu’il ait considéré la Vierge seulement comme un canal par où cette chair a passé, qu’il ait regardé l’état de l’incarnation comme éternel et la naissance du Sauveur comme une simple manifestation d’un mystère permanent. Les textes sur lesquels se fonde saint Grégoire de Nysse pour formuler ces accusations, et notamment le fragment 32, n’ont pas le sens qu’il leur donne et se doivent entendre dans la rigueur du système apollinariste. Apollinaire, en particulier, affirme expressément que le Fils de Dieu est ἐκ γυναικὸς κατὰ σάρκα.
Il en est de même de l’accusation de théopaschisme, portée contre notre auteur également par saint Grégoire de Nysse. Apollinaire attribuait sans doute au Christ Dieu la mort de son humanité : Αὐτὸς ὁ ϑεὸς ἀπέϑανε, disait-il, car la mort d’un homme ne peut détruire la mort. Mais, en ce faisant, il poussait seulement à l’extrême la théorie de la communication des idiomes, et restait dans la logique de son système. La nature unique du Verbe incarné était impassible en elle-même, mais passible comme σεσαρκωμένη. Les orthodoxes ne parlent pas autrement de l’unique personne du Verbe qu’ils admettent dans le Christ.
Et il en faut dire autant de l’accusation de subordinatianisme. Apollinaire, nous le savons, était un nicéen ardent ; mais l’union exagérée qu’il croyait exister entre le Verbe et la chair, si elle exaltait celle-ci, semblait au contraire rabaisser celui-là. Elle inspirait à l’évêque de Laodicée des phrases comme la suivante : « Le Christ est médiateur entre Dieu et l’homme : il n’est donc ni tout homme ni tout Dieu, mais un mélange de Dieu et de l’homme » ; elle l’amenait à attribuer au Verbe les passions et les infirmités de la chair ; et c’en était assez pour que des adversaires prévenus pussent le croire entaché de semi-arianisme.
Quant au reproche qu’on lui a fait d’être millénariste, et d’un millénarisme légaliste et grossier, saint Épiphane, qui ménage beaucoup la personne d’Apollinaire, refuse, à la vérité, de le croire établi, mais saint Basile et saint Grégoire de Nazianze le formulent expressément, et il cadre assez bien avec le caractère littéral de l’exégèse d’Apollinaire, pour qu’on le juge légitime.
L’exposé qui précède peut donner quelque idée de la doctrine de l’évêque de Laodicée. Nous verrons bientôt comment l’Église officielle l’accueillit. Ce que nous devons dire, en attendant, c’est que, grâce à sa réputation de science, le maître groupa rapidement autour de lui des disciples nombreux. Saint Basile témoigne que peu de lecteurs de ses écrits résistèrent à son influence, et saint Épiphane assure que ses sectateurs troublèrent grandement l’Orient de leurs opinions erronées.
Tous ces disciples ne comprirent pas cependant de la même façon l’enseignement du maître.
Le premier document en date que nous ayons sur l’apollinarisme, le Tomus ad Antiochenos (362), mentionne simplement, au n° 7, la doctrine d’Apollinaire sur l’absence d’âme en Jésus-Christ ; mais, dans l’approbation qu’il a donnée à ce document, Paulin d’Antioche, au n° 11, parle de gens impies qui soutiennent que le Verbe a subi, dans l’incarnation, un changement, une μεταβολή. Plus explicite est la lettre d’Athanase à Epictète, écrite vers l’an 371. Des commentaires (ὑπομνήματα), c’est-à-dire des écrits évidemment apollinaristes, au moins pour la plupart, ont été répandus parmi les fidèles de Corinthe et y ont suscité des troubles. L’évêque Epictète en envoie la collection à saint Athanase, afin qu’il lui en dise son avis. Celui-ci les rejette avec horreur, et, dans sa réponse, en résume ainsi qu’il suit les erreurs au n° 2 :
Quel enfer a osé dire que le corps né de Marie fût consubstantiel (ὁμοούσιος) à la divinité du Verbe, ou que le Verbe se fût transformé en chair, en os, en cheveux, en tout le corps, et qu’il fût déchu de sa propre nature ? Qui a jamais entendu dire dans l’Église, ou parmi les chrétiens, que le Seigneur ait eu un corps en apparence et non en nature (ϑέσει καὶ οὐ φύσει) ? Qui a été assez impie pour dire et pour penser que la divinité elle-même, consubstantielle au Père, a été circoncise et, de parfaite, est devenue imparfaite, et que ce qui a été attaché à la croix était non le corps, mais la substance même de la Sagesse créatrice ? Qui, entendant affirmer que le Verbe n’a pas pris son corps passible de Marie, mais se l’est formé de sa propre substance, regarderait comme chrétien celui qui dirait ces choses ? Qui donc a inventé cette absurde impiété, ou à qui est-il venu à l’esprit de dire qu’affirmer que le corps du Seigneur vient de Marie, c’est admettre en Dieu non une trinité mais une quaternité, comme si, par là, ceux qui pensent ainsi voulaient dire que la chair prise de Marie et revêtue par le Sauveur est de l’essence de la Trinité ? D’où encore est venu à quelques-uns de proférer cette impiété, toute semblable aux précédentes, que le corps n’est pas plus récent que la divinité du Verbe, mais lui est en tout coéternel, parce qu’il est formé de la substance de la Sagesse ? Comment des hommes qu’on appelle chrétiens osent-ils douter que le Seigneur qui est sorti de Marie soit par nature et par essence le Fils de Dieu, et, selon la chair, de la semence de David et de la chair de sainte Marie ? Il en est donc qui ont été assez téméraires pour dire que le Christ qui a souffert dans sa chair, et qui a été crucifié, n’est pas Seigneur et sauveur, et Dieu, et Fils du Père ? Comment veulent être appelés chrétiens ceux qui disent que le Verbe est descendu dans un homme saint comme sur un prophète, et qu’il n’est pas devenu homme, en prenant un corps en Marie, mais qu’autre est le Christ, autre est le Verbe de Dieu, Fils de Dieu avant Marie et avant les siècles ? Ou comment peuvent être chrétiens ceux qui prétendent qu’autre est le Fils et autre le Verbe de Dieu ?
On remarquera que, à la suite des erreurs monophysites signalées par saint Athanase dans la première partie de ce texte, se trouvent signalées des erreurs nestoriennes et adoptianistes. Il ne s’ensuit pas que, dans la collection adressée au patriarche par Épictète, se trouvassent des écrits de doctrine nestorienne. Athanase a pu lire ces opinions précisément énoncées et réfutées dans les documents apollinaristes.
Quoi qu’il en soit, on voit ici la diversité de conceptions bizarres qui se greffaient déjà, vers 371, sur l’enseignement d’Apollinaire. Ces mêmes conceptions sont relevées, vers 373-377, par l’auteur des deux livres Contra Apollinarium, avec la remarque, d’ailleurs, que les dissidents ne s’accordent pas entre eux. Elles sont relevées encore, vers 377, par saint Épiphane, qui les avait entendues de la bouche même des hérétiques. Les uns, dit-il (Haer. lxxvii, 2), allaient jusqu’à prétendre que le Christ avait apporté son corps du ciel. D’autres niaient qu’il eût pris une âme ; d’autres n’hésitaient pas à affirmer que le corps du Christ était consubstantiel à la divinité. Plus loin, l’évêque de Constantia mentionne encore d’autres erreurs. Quelques disciples d’Apollinaire voulaient que la divinité elle-même du Christ eût souffert (τὴν αὐτοῦ ϑεότητα πεπονϑυῖαν, 33) ; d’autres que Marie, après la naissance de Jésus, eût eu commerce avec saint Joseph (37). Le millénarisme devait avoir aussi parmi eux des partisans, puisque saint Épiphane prend la peine de les réfuter sur ce point (37). Enfin le saint docteur insiste sur la manie de tous ces raisonneurs d’agiter, à propos de la personne du Christ, des questions puériles ou inconvenantes (15 et suiv.). La basse scolastique avait déjà trouvé ses précurseurs.
Que si nous sortons maintenant de ces généralités pour venir aux personnes et aux écoles définies, nous trouvons, comme un des premiers disciples d’Apollinaire et des plus fidèles à la doctrine du maître, l’évêque Vitalis ou Vitalius (Βιτάλιος ou Οὐιτάλιος). D’abord prêtre d’Antioche, il fut appelé à Rome, vers 375, pour répondre aux accusations portées contre lui, et ne réussit qu’imparfaitement à se justifier. De retour à Antioche, il déclara ouvertement ses opinions, fut ordonné évêque des dissidents, et eut peu après, vers 376b, avec saint Épiphane, la conférence que celui-ci a rapportée (Haer. lxxvii, 21-25). Vitalis y confessa que Jésus-Christ était homme parfait, né réellement de la Vierge, qu’il avait une âme (ψυχήν) mais non pas l’entendement humain (νοῦν). Il fut de bonne heure condamné par Damase, peut-être au concile de Rome de 377. On a de lui un fragment d’un ouvrage sur la foi.
b – Lietzmann place cette entrevue avant le voyage de Rome, en 374.
Après Vitalis, les plus connus des disciples d’Apollinaire nous apparaissent divisés en deux écoles, celle des synousiastes et celle des modérés.
Les premiers tirent rigoureusement les conséquences de l’enseignement d’Apollinaire, ne craignant pas de heurter les usages de la langue de l’Église, et de parler avec mépris de ses docteurs autorisés, Athanase, les Cappadociens, les papes. Avec l’unité absolue de volonté et de principe actif, ils prêchent l’unité de substance et de nature en Jésus-Christ, συνουσίωσις. La chair est consubstantielle à la divinité, non pas en ce sens — qu’on leur a quelquefois imputé — que l’un des deux éléments a été transformé en l’autre, ou que de la fusion des deux est résultée une seule substance, mais en ce sens que « la chair du Seigneur participe aux noms et propriétés du Verbe sans cesser d’être chair, même dans l’union, sans que sa propre nature soit changée ; de même que le Verbe participe aux noms et propriétés de la chair tout en restant Verbe et Dieu dans l’incarnation, et sans qu’il en soit changé en la nature du corps ». Ramenée à ces proportions, la συνουσίωσις implique sans doute l’unité de nature et de substance en Jésus-Christ, mais non pas les énormités que l’on pourrait d’abord supposer. Aussi les synousiastes étaient-ils les plus nombreux parmi les disciples d’Apollinaire. Leur premier chef avait été un certain Timothée qui, d’abord recommandé par Athanase et bien reçu à Rome, devint plus tard évêque de Béryte, mais dans la suite fut déposé par Damase au synode romain de 377, et finalement exilé on Thrace, vers 388. Il reste de ses ouvrages quelques fragments. Son autorité d’ailleurs fut en partie effacée, de son vivant même, par celle de son disciple Polémon, défenseur fougueux du monophysisme. Puis, après ces deux chefs, nous connaissons encore, dans la même fraction d’apollinaristes, quelques personnages secondaires : Julien, qui était en relations épistolaires avec Polémon, l’évêque Jobius, Eunomius de Bérée, en Thrace. D’eux aussi on a conservé quelques lignes.
L’autre parti apollinariste, le parti modéré, rejetait le langage violent des synousiastes, ne voulait point que l’on parlât de consubstantialité entre la chair de Jésus-Christ et sa divinité, citait avec éloge les docteurs catholiques, tout en s’ingéniant à les tirer à lui, et, loin de les exagérer, s’efforçait d’effacer, en paroles du moins, les différences entre la doctrine orthodoxe et celle d’Apollinaire. Ses fauteurs tenaient cependant pour l’absence d’une âme intelligente et pour l’unité de nature en Jésus-Christ, mais en expliquant cette unité au fond comme une simple unité de personne. Les représentants les plus connus de cette fraction modérée sont Valentin, qui semble avoir été, en Égypte, le chef du parti, et un évêque Homonius, qui se déclara énergiquement contre Timothée.
Ces controverses paraissent avoir divisé les disciples d’Apollinaire vers les années 390-400. Un peu plus tard, en 428-429, saint Augustin, dans son traité De dono perseverantiae, 67, distinguait trois sortes d’apollinaristes : ceux qui n’admettaient en Jésus-Christ l’existence d’aucune âme ; ceux qui niaient seulement en lui l’existence d’une âme intelligente ; et enfin ceux qui prétendaient que sa chair n’avait pas été prise de la Vierge, mais venait d’une conversion du Verbe en la chair. Ce passage, toutefois, ne signifie pas que, au temps de saint Augustin, il existât de fait trois fractions du parti apollinariste. L’auteur reproduit seulement ici un renseignement dérivé de saint Epiphane sur les erreurs des dissidents en général. Il n’exista jamais, en réalité, que deux partis ou plutôt deux tendances parmi les disciples de l’hérésiarque, celle des synousiastes et celle des modérés.