Nous l’avons dit dès les premières pages de ce livre : Rares sont les hommes qui, avec droiture, avouent leur peur de mourir. Dans leur grande majorité, ils sont tels que Pascal les décrit 1 :
1 Pensées de Pascal. Ed. d’art Skira, Genève, p. 170.
« Les hommes n’ayant pu guérir la mort… ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. »
Et il ajoute :
« Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. »
En vérité, on peut aborder le précipice autrement qu’en refusant d’y réfléchir. Quand la Bible dit que Dieu a mis en nous la pensée de l’éternité, cette pensée comporte un antidote à la peur : l’espérance ! Et l’Ecriture abonde en paroles donnant à entendre que cette espérance ne trompe point.
Nous serions donc infidèles à la révélation biblique si, dans ce livre sur la mort, nous tardions encore à faire une place de choix à ce que la Bible nomme l’espérance. Encore faut-il admettre que ce mot est usuel et que son usage commun l’a chargé d’ambiguïté. Pour une espérance comblée, combien d’espérances déçues, illusoires, mensongères.
Le sens biblique de l’espérance est clairement établi. Une brève parabole peut l’exprimer en deux phrases : Dès la première année de son mariage, Josette avait l’espérance de devenir mère… Ou alors : Dès la première année de son mariage, Josette était en espérance !
Est-il besoin de le préciser : l’espérance, selon l’Ecriture, n’est pas un espoir hypothétique ou provisoirement incertain. Elle est certitude entièrement assurée. Ce que l’apôtre traduit par la parole : « Christ en nous, l’espérance de la gloire » 2. Cette espérance ne tient donc pas à ce que l’homme serait capable d’attendre, d’envisager, de réaliser. Elle tient à la personne du Christ mort et ressuscité et ne s’épanouit jamais autant que dans « un climat d’adversité et un sol de circonstances difficiles ». Contrairement à ce que pensent ses adversaires, elle ne nous amène pas à imaginer que l’homme sera un jour dans le royaume de Dieu « une mince vapeur perdue dans l’immensité du ciel, ou une ombre grelottant dans un antre obscur, ou une âme flottant dans un bain de lumière, ou une chair repue dormant tout son saoul dans une caverne. Non, la vie éternelle n’est pas le repos des mauviettes, la salle de concert des voix enrouées, le mouchoir des pleurnicheurs. une sotte béatitude. Elle est la vie, dans toute la puissance, l’intensité et la jeunesse du mot. La vie dynamique, active, exubérante, dans l’opulence et la plénitude, entourée de merveilles incroyables, dans la présence à jamais de l’amour de Dieu pour lequel nous sommes faits » 3.
3 Boîte à questions, Labor & Fides, p. 48, sous la plume de A. Wyler.
Les historiens de l’Eglise nous rapportent qu’au Moyen Age, le cinquième dimanche après Pâques fut inscrit dans la liturgie sous le nom de Rogate, mot latin signifiant demandez, questionnez. Lors du culte, on lisait dans Matthieu, chapitre 22, le dialogue entre Jésus et les Sadducéens. Ces rationalistes contestaient toute vie après la mort. Les questions qu’ils posaient à Jésus n’étaient pas accompagnées d’un vrai-désir de connaitre. Ils cherchaient au contraire le moyen et l’occasion de tourner en ridicule les réponses qui leur seraient données.
Si la tradition de l’Eglise a conservé dans la liturgie l’interrogation des Sadducéens, c’est qu’elle peut être envisagée sans intention moqueuse et retenir, en particulier, deux de leurs questions.
A la première : « Y a-t-il vraiment une résurrection des morts ? », Jésus répond : « N’avez-vous pas lu ce que Dieu vous a dit : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac, le Dieu de Jacob ? Dieu n’est pas le Dieu des morts mais des vivants » 4. Ce que Calvin commente fort bien en disant :
« Comme nul ne peut être nommé père sans enfant, ni roi sans sujets, ainsi à proprement parler le Seigneur ne peut être appelé Dieu sinon des vivants. »
En d’autres termes, nier la résurrection, c’est nier l’existence même de Dieu. Si Dieu est l’auteur de la vie et, par la résurrection, nous en assure le don renouvelé, notre résurrection est aussi sûre que l’existence de Dieu lui-même.
A la deuxième question : « Comment les morts ressuscitent-ils ? », il répond d’abord par une rectification importante : « Vous êtes dans l’erreur… et vous ne comprenez ni les Ecritures, ni la puissance de Dieu ». Par ce rappel à l’ordre, il vise les Sadducéens et, après eux, tous ceux qui se plaisent à imaginer que la vie de résurrection est un prolongement et un parachèvement de la vie naturelle.
Certes, la continuité existe. Comme le dit Cullmann 5 :
5 Immortalité de l’âme et résurrection des morts, p. 34, Delachaux & Niestlé.
« La vie de notre corps est vie véritable. La mort est la destruction de toute vie créée par Dieu. Pour cette raison, c’est là mort et non le corps qui doit être vaincue par la résurrection. »
En d’autres termes, s’il y avait discontinuité totale entre cette vie et la vie éternelle, on ne parlerait plus de résurrection mais de recréation. Cependant, et quelle que soit cette continuité, le monde de la résurrection est « un autre monde, un véritable au-delà : au-delà de notre perception (on ne peut pas le voir), au-delà de notre représentation (on ne peut pas l’imaginer) ».
C’est du reste pourquoi, à ses disciples désireux de connaître ce que serait la vie éternelle, Jésus répond non par une description mais par une simple indication : « Je suis le chemin ». Cela revenait à dire : l’important n’est pas tellement de savoir mille et un détails sur l’au-delà que d’être assuré du chemin qui y conduit.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit interdit de poser certaines questions. Cela souligne par contre que la réponse donnée aura à tenir compte du précieux enseignement de Paul : « Nous ne percevons qu’une image confuse de la réalité ; nous voyons comme dans un miroir et bien des énigmes demeurent » 6. Quel qu’en soit le nombre, n’oublions pas cependant que dans ce miroir, on perçoit d’étonnantes clartés capables de dissiper les obscurités de nos entendements.
Une telle question est rarement posée par simple curiosité. Rarement aussi, elle échappe à la préoccupation générale des hommes. Mais c’est souvent à l’heure d’un deuil qu’elle s’exprime ouvertement.
Le lecteur nous le concédera : la réponse à cette question doit éviter le patois de Canaan et les promesses consolantes mais gratuites du type : « il est au ciel et dans nos cœurs… Maintenant il est heureux, ses souffrances sont finies ». S’il est une exigence que le commun des mortels peut avoir vis-à-vis de l’Eglise chrétienne, c’est qu’elle lui enseigne la vérité. Or, en vérité, l’Evangile parle de mort et de résurrection, non de survie. La pensée que l’âme humaine participerait à un monde supérieur et éternel tandis que le corps serait lié à un monde inférieur et passager, n’est pas chrétienne. Que serait du reste la survie d’une âme ? « Une âme libérée de toutes ses attaches avec le corps ? Comment la concevrions-nous ? Serait-elle vraiment isolée en nous ? Où s’arrête l’âme et où commence le corps ? Ici les philosophes et les médecins ont quelque chose à nous dire. Ils nous révèlent une profonde solidarité de l’âme et du corps. Nous ne sommes une personne que dans cette solidarité » 7.
7 Roger Mehl : « Notre vie et notre mort », Société Centrale d’Evangélisation, Paris 9e, p. 58.
L’enseignement évangélique ne connaît aucune ambiguïté. S’il est vrai que mourir en Christ nous permet d’échapper à l’irrémédiable atteinte de la mort, il faut ajouter que la mort ne constitue pas en soi un passage vers l’au-delà. Conséquence d’une rupture de communion avec Dieu, la mort affecte notre être tout entier. Ce serait donc faire crédit non à la vérité chrétienne, mais à des pensées religieuses et philosophiques que d’imaginer, à l’heure de la mort, l’âme rejoignant Dieu de la même manière qu’un oiseau libéré de sa cage s’envole dans l’espace. Pour citer encore Roland de Pury, écrivant dans un messager paroissial :
« Jésus étant mort les disciples n’ont eu aucune des consolations que les Grecs, les Egyptiens, les Malgaches, les Indous, les Gaulois, auraient à leur disposition, aucune de ces survivances rassurantes. L’homme n’est pas à demi-mortel et à demi-immortel, il est un tout. La mort est totale. »
Et avec le pasteur Anderfuhren, il faut aussi dénoncer ici un autre malentendu qui confond la résurrection avec la venue du printemps :
« En réalité, Pâques est l’anti-nature. Pour en parler à bon escient, on ne peut s’épargner un temps d’arrêt et de réflexion trois jours avant : ce que la nature est capable de faire, vendredi-saint le montre clairement. Jésus a été mis à mort par les hommes. Ils l’ont enterré. Un point. Que peut produire la nature après cela ? Rien, absolument rien. Sur le bois sec et vraiment mort, la nature ne fait pousser aucun bourgeon, De l’œuf cuit dur, elle ne tire aucun poussin. Dans le tombeau taillé dans le roc, elle ne dépose jamais qu’un cadavre. Cela, elle sait le faire. Mais c’est tout. Voilà pourquoi Pâques n’est pas la fête du printemps. Pâques n’est pas de l’ordre de la nature, mais d’un ordre différent, totalement divin. Pâques, c’est l’intervention — inexplicable parce qu’entièrement surnaturelle — de Dieu. » 8
8 « 4 Heures » du 13 avril 1974.
C’est donc à partir de ce fait de la mort que s’entend le dessein divin d’un salut de l’homme, esprit, âme et corps. Ce dessein est inscrit dans une histoire qui doit tout, absolument tout, à la miséricordieuse intervention de Dieu et non à une quelconque immortalité que l’homme aurait de naissance. Croire à l’immortalité naturelle serait de l’escamotage, et les incroyants ne seraient pas les derniers à s’en offusquer. Eux aussi ressentent profondément le scandale du mal et de la mort. Jean Rostand parle de la « tragique et dérisoire aventure du protoplasme ». Au reste, pourquoi Jésus, qui a pleuré devant le tombeau de Lazare, qui a frémi d’horreur à la perspective de son affrontement avec la mort, aurait-il offert sa vie en rançon pour le rachat de l’homme si ce dernier avait, par nature, qualification d’immortalité ?
Ce rappel nécessaire oriente dès lors notre information dans trois directions possibles.
Une seule réflexion peut être faite au sujet de ceux qui, n’ayant jamais entendu l’Evangile, sont décédés dans l’ignorance, dans l’indifférence, dans la révolte, ou accrochés à une gratuite espérance de survie.
L’Ecriture dit clairement qu’il appartient à Dieu seul de décider de leur sort éternel 9. Gardons-nous donc d’ajouter quoi que ce soit à ce verdict à propos. duquel la parole nous est retirée. Par contre, saisissons l’occasion de souligner que si l’Ecriture attribue à Dieu seul l’immortalité 10, tout homme connaît une autre forme d’existence après son décès. Postuler donc sur un définitif anéantissement dont la mort physique serait le signe visible, ce serait ignorer volontairement les nombreuses paroles de l’Ecriture qui, avec autorité et précision, disent le contraire. L’histoire de l’homme riche et de Lazare nous le rappelait déjà. Les paraboles de Luc 15 le confirment : la brebis, comme la drachme, comme le fils perdu, continuent d’exister. Il est annoncé également que tout homme viendra en jugement. Comment l’homme aurait-il des comptes à rendre si, à son décès, il cessait éternellement d’exister ?
10 1 Timothée 6.16.
Par impie, il faut entendre celui qui, sa vie durant, a opposé un refus conscient et obstiné à l’Evangile du salut, « Quand Dieu juge, il ne condamne pas. Il fait éclater au grand jour ce que nous sommes. » Ce qui résulte finalement du seul choix de l’homme impénitent, enfermé dans son orgueil et dans son endurcissement est imputable à lui seul et ne saurait être reproché à Dieu.
Ainsi, la seule perspective réservée à l’impie est celle d’une souffrance illustrée par des mots et des images bibliques au sens précis : porte fermée, ténèbres du dehors, feu qui ne s’éteint point, ver rongeur, pleurs et grincements de dents, tourments, ruine, condamnation, etc.
Jésus n’use pas de ce vocabulaire pour menacer ou apeurer. Il veut rendre l’homme conscient du risque qu’il court à s’obstiner dans son aveuglement.
Le Seigneur est ici comparable à un médecin qui, devant le refus du patient de se laisser soigner, lui dit ouvertement les terribles conséquences de son impiété. Sa dernière heure le surprendra dans une solitude totale et dans cette tragique solitude il affrontera la totalité de la mort. Durant sa vie terrestre, en effet, l’impie reste au bénéfice de la bonté de Dieu, de ses soins, de sa présence rendue sensible, ne serait-ce que par la chaleur du soleil, les bienfaits d’une pluie rafraichissante ou la saveur du pain. Tandis qu’à l’heure de sa mort, il se trouve confronté à une existence nouvelle où, selon l’Ecriture, il s’est condamné à demeurer à toujours séparé de Dieu. « Une branche d’arbre coupée n’a pas cessé d’être, mais elle n’est plus qu’un morceau de bois sec. Ainsi, nous aussi nous pouvons exister tout en étant cependant morts, c’est-à-dire coupés de l’arbre de la vie » 11. Dans cet état de dépouillement, l’homme aura à connaître le jugement, et de sa vie, et de ses œuvres.
11 Clartés de l’au-delà. A.Thomas Brès. Ed. Radio Réveil, Bevaix, p. 11.
La perspective ouverte devant les pas d’un homme sauvé par grâce cognait un grand nombre d’aspects. En vérité, ils sont évoqués sobrement dans l’Ecriture. Nous en parlerons de la même manière.
Il faut d’abord préciser le sens d’un vocabulaire biblique qui, faute d’être défini, fait souvent obstacle à la connaissance qu’il voudrait justement communiquer. Ainsi du mot chair souvent confondu avec le mot corps. « La chair, c’est la puissance du péché qui comme puissance de mort est entrée avec le péché d’Adam dans l’homme. Le corps est pour ainsi dire son siège d’où elle exerce son influence sur l’être entier » 12. Sous l’action de la chair, l’homme subit une altération profonde dont seule l’action du Christ sauveur peut le délivrer. Cette rédemption est opérée chez celui qui, repentant, conscient de son état mortel, se convertit, c’est-à-dire saisit la grâce et la vie nouvelle que le Christ lui offre. Sauvé, l’homme inaugure sans plus attendre sa nouvelle existence dans la communion du Christ vivant.
12 Cullmann. Immortalité de l’âme ou Résurrection des morts, Delachaux & Niestlé, p. 45.
Mais tout pécheur gracié porte en lui deux natures. Selon l’image bien connue, l’arbre greffé voit sa vieille nature dorénavant supplantée par la nature nouvelle du greffon, seul capable de porter de bons fruits. De la même manière que la chair tenait l’homme captif du péché et de la mort, l’Esprit du Christ redonne à l’homme une puissance de vie et de liberté décisive qui « se renouvelle de jour en jour » 13 dans l’attente de sa promotion à la vie éternelle. « La délivrance, ici, ne consiste pas en ce que l’âme soit libérée du corps, mais en ce que l’être tout entier, par la communion avec le Christ vivant, soit libéré de la puissance de mort qu’est la chair » 14.
14 R. Mehl, op. cit., p. 48.
Cependant chez le chrétien, la vieille nature demeure. C’est elle que l’Ecriture désigne sous le nom de chair « qui n’hérite point du Royaume de Dieu » 15… et « moissonne la corruption » 16. Ailleurs Paul dit que nous portons le trésor d’une vie éternelle dans un vase de terre 17.
16 Galates 6.8.
En quelque sorte, au jour de son décès, le chrétien est comme dépouillé d’un vieil habit que l’âge, l’infirmité, l’accident, mais aussi le travail, les vicissitudes du service et du témoignage avaient usé. La poudre retourne à la terre, le souffle de vie reçu à notre naissance retourne à Dieu qui l’avait donné, et la personne régénérée esprit, âme et corps, entre vivante dans la présence du Christ.
Le psaume 23 témoigne de la tranquille assurance du croyant marchant à la rencontre de son Dieu. « Même quand je marcherais dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal car tu es avec moi. »
L’image est parlante. A cause du Christ, les atteintes de la mort, si douloureuses puissent-elles être au plan de la chair, seront sans effet sur la personne. Quand la lune s’interpose dans l’axe du soleil éclairant la terre, elle nous emprisonne dans un cône d’ombre. L’éclipse passée, la création entière est à nouveau baignée de lumière. Cette parabole s’applique fort bien au chrétien auquel est accordée la grâce de trépasser vraiment. Non seulement il sort de la vie mais, en ressortant du défilé enténébré de la mort, il entre au royaume de la lumière.
La fin de ce même psaume 23, conjointement à d’autres textes, nous fait aussi refuser l’enseignement donné ici ou là, selon lequel, à son décès, le chrétien sombrerait dans une totale inconscience dont il ne sortirait qu’au dernier jour, c’est-à-dire au jour de l’avènement du royaume et de l’enlèvement de l’Eglise. Si tel devait être le sort des croyants, il y a des paroles qui n’auraient plus de sens : par exemple, celle de Jésus à l’un des crucifiés de Golgotha : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi en paradis » 18. Ou les affirmations de Paul : « Christ est ma vie et la mort m’est un gain » 19. « J’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ ce qui m’est de beaucoup le meilleur » 20… « Nous aimons mieux quitter ce corps et demeurer auprès du Seigneur » 21. L’apôtre avait la certitude qu’à l’heure où il serait retiré de ce monde, il entrerait non dans le sommeil, mais dans la présence du Seigneur. Cette évidence est corroborée par le fait qu’à l’instant de mourir, Etienne le martyr voit Jésus à la droite de Dieu, prêt à le recevoir 22.
18 Luc 23.43.
19 Philippiens 1.21.
20 Philippiens 1.23.
22 Actes 7.55-60.
Comment de telles perspectives s’accorderaient-elles avec un sommeil inconscient ?
Ce dernier, dit-on, trouve un appui dans l’emploi du verbe « koimao » utilisé par le Nouveau Testament pour désigner à la fois la mort et le sommeil. Voire ! Outre que le sommeil est loin d’être un engloutissement dans l’inconscient, on peut expliquer l’usage de ce mot au plan d’un repos et d’un renouvellement bienvenu (tel un sommeil réparateur) après le combat, peut-être aussi après les fatigues et les souffrances d’une existence de vrai serviteur. Cela rejoint du reste une béatitude connue et significative : « Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur. Ils se reposent de leurs travaux et leurs œuvres les suivent. » 23
23 Apocalypse 14.13.
A preuve aussi, la parole du Seigneur dans sa prière sacerdotale : « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient aussi avec moi afin qu’ils voient ma gloire » 24. Le simple bon sens nous ferait ajouter que sans diminuer en quoi que ce soit la valeur bénéfique du sommeil, on peut tout de même admettre que la vie consciente lui est supérieure et préférable. Ce qui revient à dire que si l’existence auprès du Christ était un sommeil, Paul aurait été un véritable inconscient d’avoir préféré ce sommeil à la passionnante vie dans l’Esprit qui fut son lot dès sa conversion à Jésus-Christ. Et il y aurait lieu de conclure que les vivants sur la terre seraient avantagés par rapport aux heureux, morts dans le Seigneur !
24 Jean 17.24.
La révélation biblique, en effet, n’arrête pas l’étape post-mortem à ce seul aspect. un peu étriqué du bonheur de la personne. Elle l’étend au contraire à l’univers tout entier. « Il y aura de nouveaux cieux et une nouvelle terre. » 25 Voilà la vraie dimension de l’au-delà. Et pour que nous comprenions bien l’aspect essentiel de la nouvelle existence que l’homme aura en partage, la Bible donne de sobres enseignements, suffisamment précis cependant pour que nous nous en réjouissions.
25 Apocalypse 21.1.
D’abord au sujet de Satan et de son associée, la mort. Jugés et condamnés, ils seront définitivement privés de toute possibilité d’action. La création tout entière sera à jamais soustraite à leur intervention.
Ensuite au sujet de cette nouvelle création elle-même. Comme le dit le prophète, « il ne se fera plus ni tort ni dommage… Dieu habitera avec les hommes. Ils seront son peuple. La mort ne sera plus. Il n’y aura plus ni deuil, ni cris, ni souffrance » 26. Une cité sainte regroupera les rachetés de tous les temps et de toutes les nations. La gloire de Dieu l’éclairera et le Christ en sera le prince. Le règne tant attendu sera enfin venu, plus éclatant que tout ce que l’homme aurait pu imaginer et penser 27.
26 Esaïe 11.9 ; Apocalypse 21.3-4.
27 Apocalypse 21.
Sur cette toile de fond pourraient certes s’inscrire des événements propres à susciter de nombreuses questions. Certaines d’entre elles exigeraient une étude biblique étendue. En dépit de la fidélité scripturaire des commentateurs interrogés, les réponses aux questions posées n’aboutiraient pas nécessairement à des conclusions identiques. Il n’y a nul lieu de nous en étonner. Si la prophétie biblique décrit quelques aspects de la nouvelle création, elle n’en donne pas distinctement les étapes chronologiques ou la nature exacte.
C’est ainsi qu’on peut juxtaposer différemment les événements précédant ou accompagnant l’avènement du Christ et de son règne : l’enlèvement de l’Eglise, la grande tribulation, le millénium. On peut aussi différer d’avis quant au contenu à donner au récit circonstancié de cet enlèvement, de cette tribulation, de ce millénium, quant à la place et au rôle de l’Eglise et d’Israël pendant ce millénium. A partir de la même fidélité à l’Ecriture, on peut avoir une pensée différente quant au sens exact à donner aux paroles prophétiques concernant le sort des impies : les peines éternelles, l’étang de feu et de soufre, la seconde mort. De plus, quelles que soient les réponses données, celles-ci ne modifieraient en rien ce qu’il importe de connaître pour avoir accès au royaume promis.
Il est écrit : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » 28. Donc Dieu ne veut damner personne. S’intéresser à l’enfer, c’est porter notre attention à ce que Dieu voudrait nous éviter. Il est certes nécessaire d’avoir exacte connaissance de ce que l’Ecriture annonce quand elle laisse entendre à l’impie qu’il va au devant du jugement, de l’enfer et des peines éternelles. La vocation du chrétien l’appelle à comprendre ce qu’il croit. Nous croyons à la réalité de l’enfer. Quant à le décrire. nous dirions volontiers avec M. H. Blocher 29 :
28 1 Timothée 2.4.
29 Ichthus n° 32, avril 1973.
« Le mot de Dante pour son « enfer » vaut en toute rigueur : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance » (…) La possibilité d’un changement, c’est cela « un avenir » ; la suppression absolue de toute espérance, c’est la fixité également absolue. (…) Face à la vie, qui est renouvellement, la mort est paralysie, dans la cessation de tout échange. Comme Jésus a parlé du ver qui ne meurt pas, nous pourrions dire du remords final : c’est la rigidité cadavérique de la seconde mort. (…) Inutile de dire que nous ne pouvons pas imaginer cette fixité absolue de la conscience-remords éternisée. Tant que Dieu nous prête une mesure de vie, nous expérimentons la durée comme renouvellement. L’existence dans la seconde mort est existence sans aucune vie, tout entière passée et perdue, Inimaginable ! »…
Mais réelle.
L’autre réalité imaginable, elle, c’est que notre vie n’est pas un jeu, c’est un drame. Dieu est amour. Il s’est abaissé. Il a été jusqu’à l’extrême limite de l’amour : la folie de la croix. Tout cela pour nous sauver de l’enfer éternel. Et la réalité imaginable, c’est qu’il faut maintenant répondre à l’amour infini, ne pas nous moquer de l’amour. Tant que nous vivons en ce monde, le pardon de Dieu est toujours là, nous pouvons toujours revenir vers lui. C’est pourquoi, dans ce livre, notre préoccupation va davantage au chemin qui mène à la vie qu’à la description du chemin de perdition et de l’enfer auquel il mène. Et sur le chemin de la vie, il y a de légitimes questions auxquelles il faut donner réponse, ne serait-ce que pour affermir notre foi.
A l’appui d’une réponse affirmative à cette question, certains chrétiens citent le texte d’Hébreux : « Nous donc aussi, puis- que nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, rejetons tout fardeau et le péché qui nous environne si facilement et courons avec persévérance dans la carrière qui nous est ouverte » 30. Il est certes possible d’envisager que cette nuée de témoins, tels des spectateurs sur des gradins, participent de visu au cheminement des hommes sur la terre. Cela donnerait quelque crédit à l’exhortation citée dans certains faire-part : « Veille sur ta famille affligée ». Toutefois une étude exacte du texte s’accommode difficilement d’une telle exégèse. L’apôtre, certes, cite les hauts faits d’hommes qui ont œuvré avec persévérance, mais il le fait dans un seul dessein : Nous appeler à notre tour à un semblable témoignage. Tirer de cette parole un enseignement venant à l’appui de l’affirmation : « les morts nous voient », c’est faire violence au texte. Une communication audio-visuelle entre les défunts et leur famille est sans fondement biblique. En un tel domaine, nous devons nous garder de toute imagination, si honorables puissent être les sentiments qui pourraient faire souhaiter à quelqu’un cette présence attentive de ses disparus.
30 Hébreux 12.1.
Et nous nous devons de rappeler ici que toute forme de nécromancie est une mystification à ce point détestable, voire dangereuse, que la loi de Moïse la rangeait au nombre des abominations diaboliques. Il faut le dire et le redire : le spiritisme est absolument condamné par l’Ecriture 31.
Faut-il l’ajouter ? Imaginez que les défunts puissent être les témoins de nos vies, ne serait-ce pas en d’innombrables cas… les priver du repos que leur annonce l’Ecriture ?
Dans le récit du riche et de Lazare, une claire réponse est déjà donnée a cette question. La révélation biblique atteste la constante volonté de Dieu de nous secourir. Que pourraient y ajouter les défunts ? Quelles possibilités auraient-ils de le faire ?
Par ailleurs, dans toute la Bible, il n’est fait nulle part mention d’une quelconque prière ou action d’un mort en faveur d’un vivant. Si, pareillement à d’autres textes, l’épître aux Hébreux fait mention du ministère des anges, ceux-ci ne sont jamais confondus avec les défunts 32.
32 Hébreux 1.14.
Nous devons donc à la vérité de dire une fois encore que la prière adressée à des morts ne trouve aucun appui dans l’enseignement de la Bible. En fait, la seule communion envisageable entre le ciel et la terre est celle de la médiation du Christ, et elle concerne uniquement les rachetés. En lui et par lui, les saints forment une seule famille au ciel et sur la terre. En lui et par lui, tous sont vivants. Mais cette communion fraternelle n’est pas directe et personnelle. Elle est une des formes de la communion du St-Esprit. L’enseignement de l’Eglise relatif à la Sainte Cène oublie trop souvent d’en souligner cette dimension particulière.
Selon l’Ecriture, Dieu créa l’homme à son image. Tout nouveau-né est donc une personne unique en son genre, et cela se vérifie dans la réalité. Nous sommes à même de percevoir et de distinguer, grâce à de nombreux signes, ce même caractère d’unicité chez les autres quant à la silhouette, la démarche, les détails de la personne, la voix, le regard, etc. Déjà au plan de la logique, il serait pour le moins surprenant que la vie dans l’au-delà nous dépersonnalise ! Avec certitude, nous pouvons donc dire que cette vie nous donnera accès à la totalité de ce que nous avons déjà partiellement goûté ici-bas. Au jour de sa résurrection, le Christ était semblable à lui-même. Sauf que son corps de résurrection lui donnait des possibilités nouvelles. Il fut accordé aux disciples le pouvoir de le reconnaître sans pourtant que le seul regard de leurs yeux y pût suffire. Il y fallait encore le témoignage significatif de sa parole. A juste titre nous pouvons penser que cette possibilité sera aussi la nôtre dans l’au-delà. Il nous est du reste promis que nous serons semblables à lui 33. Ce qui fait dire à Cesbron 34 :
33 Romains 8.29.
34 Gilbert Cesbron, Fêtes et Saisons, « Sur le Chemin d’Emmaüs », n° 253, 3/71.
« Pour ma part, je dois me contraindre pour admettre la résurrection des corps. (…) Je ne sais qu’une chose : tout ce qui, dans ma vie, m’a procuré douceur, bonheur, extase, joie — et l’Amour n’en était jamais absent — n’était qu’une modeste et fugace préfiguration de ce que Dieu prépare au-delà de la mort à ceux qui l’auront préféré à tout. Ou plutôt qui auront placé leurs amours à l’intérieur du sien et leurs propres engagements dans cette fidélité. Non, je n’ai pas envie de traîner ce corps-ci là-bas. Pourtant, j’ai bien envie d’y voir guéris et transfigurés tous ceux que j’ai connus infirmes, disgraciés. (…) Cette revanche sur les horribles nuits d’agonie et de veille, je la réclame à Dieu. Je le supplie que les visages ressuscitent. Et comment se passeraient-ils de corps ? demanderont les réalistes. Jésus lui-même leur répond : « Mais à Dieu rien n’est impossible. »
Bien sûr, il serait puéril de transposer nos conditions de vie actuelle dans celle du royaume à venir, Dieu nous demande de vivre par la foi et non par l’imagination et nous sommes mis en garde au sujet de nos raisonnements d’hommes charnels 35, ramenant à leur intelligence temporelle une réalité qui sera finalement d’ordre éternel. Thomas Brès écrit :
« Dans l’épitre aux Philippiens, au chapitre 3 et aux versets 20 et 21, Paul parle de Jésus-Christ qui « transformera le corps de notre humiliation en le rendant semblable au corps de sa gloire ». Nous savons que ce corps était tantôt visible, tantôt invisible, qu’il passait à travers les murs et qu’il pouvait monter au ciel. Contester ces faits, c’est avoir doublement tort. Premièrement, parce que la Parole de Dieu les affirme et, secondement, parce que la science ne peut rien avancer à l’encontre de ces déclarations. La physique moderne n’en est-elle pas arrivée à ne plus très bien savoir ce qu’est la matière ? Dans les choses que nous voyons, que nous touchons et qui nous paraissent dures, impénétrables, elle ne voit plus que des particules, moins encore, des tourbillons absolument impondérables. La matière disparaît dans l’énergie. Les ondes de la radio, et quantité d’autres, pénètrent dans nos maisons comme si celles-ci n’avaient pas de murs ! Nos corps sont, sans cesse, traversés, de part en part, par toutes sortes de rayons et même de poussières cosmiques venus du fond de l’infini. Pourquoi à son tour le corps spirituel ne traverserait-il pas la matière ? Nous connaîtrons, un jour, toute la glorieuse réalité de ce que la science nous permet seulement d’entrevoir… mais que la parole accomplie en Jésus-Christ nous permet de savourer à l’avance et dans la foi. » 36
36 Clartés sur l’au-delà, A. Thomas Brès. Ed. Radio Réveil, Bevaix, p. 26.
Nous touchons ici au mystère de la foi. Le mot mystère est largement utilisé par le Nouveau Testament. Alors que dans les religions païennes il caractérise un savoir réservé aux seuls initiés, dans l’Evangile il est utilisé pour décrire des choses cachées à la raison mais connaissables par l’Esprit Saint.
Selon la révélation, l’homme régénéré par le Christ participe à une vie nouvelle qui est déjà la vie de résurrection ; elle est à la fois croissance et développement ; elle est un devenir qui nous amènera un jour « à la mesure de la stature parfaite du Christ »37. Comme le dit O. Cullmann :
37 Ephésiens 4.13.
« Dans la personne saisie par l’Esprit, il y a déjà dans le domaine du corps, une certaine anticipation de la fin, recul momentané au moins de la puissance de la mort ; de là les guérisons de malades parmi les premiers chrétiens. Cependant, il ne s’agit là que d’un recul, non pas encore d’une transformation définitive du corps mortel en corps de résurrection. Même ceux qui, du vivant de Jésus, ont été ressuscités par lui, durent encore mourir. Ils n’avaient pas encore reçu un corps de résurrection. » 38
38 O. Cullmann, op. cit., p.47.
A l’heure de son décès, l’homme est dépouillé de sa chair et il entre dans la présence de Dieu. Il y connait la béatitude et le repos dans l’attente de ce que l’Ecriture désigne sous le nom de première résurrection. Cet événement consécutif à l’avènement du Seigneur ne concerne que les croyants et se situe au dernier jour de l’histoire du salut. Il verra l’accomplissement des grandioses promesses concernant non seulement Israël et l’Eglise mais la création tout entière.
Dans cette perspective, le salut accordé et reçu demeure une espérance 39. On peut ajouter ici que cette résurrection est dite « première » par rapport à la résurrection de tous les hommes qui, n’ayant pas eu part à la grâce, auront à connaître le jugement dernier. Dans le prolongement de ce « mystère » se posent alors deux autres questions.
39 Romains 8.24 ; Tite 2.13.
Dans l’Ecriture, ce jugement est évoqué par des expressions qui n’ont d’égales que celles employées pour caractériser la fidélité, la patience, la miséricorde de Dieu. L’erreur par trop facilement admise par une certaine chrétienté consiste alors à escamoter le jugement dernier sous prétexte que la grâce est offerte. Il serait certes difficile de nier qu’elle le soit. Mais elle n’est efficace que pour ceux qui se repentent et se convertissent. Bonhoeffer a dénoncé cette exploitation d’une grâce à bon marché « qui fait tout toute seule, qui dispense le pécheur d’obéir à Jésus pourvu qu’il mette son espoir dans la grâce !… Une telle grâce est la négation de la Parole vivante de Dieu, la négation de l’incarnation de sa Parole » 40.
40 D. Bonhoeffer. Le prix de la grâce, Delachaux & Niestlé, p. 12.
Avec H. Blocher, on peut aussi relever 41 :
41 Ichthus n° 32, avril 1973.
« Qu’il est stupide de réagir devant le châtiment comme devant une cruauté « gratuite » du Juge. Les jugements de Dieu le glorifient 42, Dans son châtiment, l’impénitent glorifie l’Eternel 43.… et le péché ne se perpétuera plus. Sa réalité ne sera que passée et replacée dans l’ordre par le châtiment même. La radicalité de la suppression ainsi accomplie s’exprime dans la Parole : « Tout ce qui est manifesté (par la dénonciation-condamnation) est lumière » 44. Sans cela, à coup sûr, la victoire de Dieu ne serait pas complète. L’inimaginable, que des créatures bafouent le Créateur, continuerait. Seule la patience de Dieu permet cet inimaginable ; elle a un terme ; nécessairement, dès le jugement, le scandale de la désobéissance cesse. Telle est la vision biblique. La conséquence de ce point capital n’est pas toujours perçue : les condamnés seront parfaitement d’accord avec le Juge : en effet, tout désaccord avec Dieu est un nouveau péché et si les condamnés refusaient la sentence, ils perpétueraient leur péché, ce qui est exclu. Ils l’approuveront donc totalement et ne pourront donc rien désirer d’autre que son exécution. En se voyant exactement comme Dieu les voit (c’est-à-dire tels qu’ils sont), ils adhèrent au verdict divin. L’accord de tous au jugement, et leur soumission à l’ordre de Dieu (qui ne peut pas être « extérieure » seulement : quel sens cela aurait-il pour Dieu ?), sont nettement annoncés par Paul. Il prédit que toute langue confessera la vérité 45. Les uns, dirons- nous, dans une gratitude éperdue, les autres dans le transpercement de la honte. Quand Paul enseigne la « réconciliation » de tous les êtres terrestres et célestes 46, le mot ne signifie pas le salut, comme d’habitude, mais le retour à l’harmonie voulue par Dieu. Ce retour implique pour les châtiés l’adhésion sans réserve à la décision du Seigneur. »
42 Esaïe 5.16.
43 Ezéchiel 38.16.
44 Ephésiens 5.13.
46 Colossiens 1.20.
Il est clair que la grâce efface notre état d’homme pécheur et coupable. Le jugement du chrétien a lieu à la croix. « Il n’y a plus de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ » 48. Mais la grâce oblige. Quand la repentance est sincère, elle produit du fruit. La liberté que le Christ nous a acquise fait de nous des serviteurs, heureux d’avoir à s’engager au service du Maître et du prochain.
48 Romains 8.1.
Cependant, l’avertissement apostolique demeure. Il est en même temps un rappel de la mesure de nos responsabilités :
« Pour ce qui est du fondement, pas de problème : nul n’en peut poser d’autre que celui qui est déjà en place, c’est-à-dire Jésus-Christ lui-même. Mais tout dépend du matériau employé pour la superstructure : si quelqu’un bâtit sur le fondement avec de l’or, de l’argent, des pierres précieuses ou s’il utilise du bois, du chaume ou du torchis de paille, cela se verra clairement un jour. En effet, la nature de chaque ouvrage paraitra à la pleine lumière et le travail de chacun sera estimé à sa juste valeur.
» Le Jour du Seigneur mettra en évidence ce que chacun aura construit car il apparaîtra comme un brasier ardent : le feu éprouvera la valeur du travail de chaque chrétien et en manifestera la nature.
» Si la construction édifiée sur le fondement sort indemne de l’épreuve, son auteur sera récompensé ; si elle est consumée, point de récompense pour lui. Lui, personnellement, sera sauvé, mais tout juste, comme un homme qui réussit à s’échapper d’un incendie. » 49
Cela revient à dire qu’au tribunal du Christ, nos œuvres et notre service (et non nos vies) seront mesurés selon leur médiocrité ou leur qualité. L’amour, le zèle, la patience, l’esprit de sacrifice, d’humilité, de dévouement trouveront là leur récompense, cette fois au regard du Christ seul.
L’Ecriture ne cache point que cela réserve quelque surprise… peut-être aussi quelque déconvenue ! 50
Dieu est amour et il se fait connaître des hommes comme leur Père en Jésus-Christ.
Par ailleurs, il a inspiré à David le merveilleux psaume 139 disant :
« Tes yeux m’ont vu lorsque je n’étais qu’un peloton formé dans le secret. Et sur ton livre étaient inscrits tous les jours qui m’étaient réservés. Avant qu’un seul de ces jours existât. » 51
51 Psaumes 139.16.
David disait de son enfant mort en bas-âge :
« J’irai vers lui, mais lui ne reviendra pas vers moi. » 52
52 2 Samuel 12.23.
Jésus dit :
« Laissez venir à moi les petits enfants. » 53
53 Matthieu 19.14.
Il faut ajouter que dans le cadre de la famille chrétienne, les enfants participent à la même grâce dont vivent leurs père et mère 54. Et peut-être faut-il préciser que les enfants élevés dans la foi, à leur manière, sont capables de saisir le salut et de vivre, comme leurs aînés, dans le discernement de la volonté de Dieu. Jésus ne l’a pas caché : « Le royaume est pour ceux qui ressemblent aux enfants ! » 55
55 Matthieu 19.14.
On ose donc affirmer, en paraphrasant, une parole connue : si, méchants comme nous le sommes, nous savons nous attacher à ces plus petits, à combien plus forte raison le Dieu de Jésus-Christ doit-il être attentif au sort éternel des enfants !
Un tel déterminisme serait une déformation de la vérité biblique. Certes, de nombreuses paroles de l’Ecriture enseignent la souveraineté de Dieu sur l’histoire humaine et confirment le propos de Job disant : « Les jours de l’homme sont comptés et Dieu en a fixé le nombre » 56.
56 Job 14.5.
Mais cette même histoire sainte, écrite pour notre instruction 57, éclaire ce que par ailleurs la vie nous apprend à chaque instant. Innombrables sont les hommes qui, de mille manières — suite à leur révolte contre Dieu, à leur vie dissolue, à leur idolâtrie, à leur aveuglement, à leur témérité, à leur méchanceté — attentent à leurs jours, abrègent… ou prolongent la mesure qui leur avait été comptée. Et il faudrait ajouter à cela deux remarques importantes :
Solidaires d’un monde révolté, innombrables sont les hommes morts prématurément à la guerre ou victimes de la méchanceté de leur prochain. Par ailleurs, le mystère de l’iniquité, même éclairé par l’histoire du salut, laisse sans réponse nos questions justifiées devant certaines morts inexplicables : cataclysmes, catastrophes, etc.
En tout cela, trois certitudes nous gardent paisibles quant à la durée de nos jours : la vie est un bien que Dieu nous a confié. La fatalité — la chance ou la mal chance — n’intervient dans notre existence que dans la mesure où nous lui concédons une place et une autorité qui, de droit et de fait, revenaient au Seigneur. Car lui nous assure de tout ce qui est nécessaire à une conduite intelligente et heureuse de nos vies.
Cette assurance en la bonté de Dieu fait de nous des responsables. Nous aurons à rendre compte de la manière dont nous aurons assumé notre vie. Cela nous oblige à des choix constants et renouvelés. Une recherche intelligente de la volonté de Dieu nous fera précisément échapper à tout fatalisme et bénéficier, au contraire, de ce que Dieu, lui, a préparé pour que nous le pratiquions. Sa volonté est juste, bonne, agréable, parfaite.
Nous restons étrangers et voyageurs sur la terre. La valeur de notre existence ne tient pas à sa durée mais à la manière dont Christ y est ou n’y est pas glorifié. On peut perdre sa vie en la sauvegardant dans une constante et égoïste préoccupation de soi. On peut la sauver en la sacrifiant sans ménagement au service de Dieu et du prochain.
En définitive, la seule chose arrêtée d’avance par Dieu. c’est notre salut avec tout ce qu’il comporte pour ce temps et pour l’éternité. Et dans cette prévoyance divine, il y a place pour une entière liberté, entre autre celle de demander une prolongation de nos jours. Il y a place aussi pour une souveraineté divine arrêtant la mesure de ces jours.
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Il y a l’indicible souffrance amenant quelqu’un à ce geste fatal. Comment en parler avec délicatesse ?
Il y a aussi l’indicible souffrance de la famille que ce geste a parallèlement meurtrie. Quelles réflexions pourraient être faites sur le suicide sans ajouter à la souffrance de ceux qu’un tel deuil a frappé ? Car si la mort a pu être envisagée comme une solution par celui ou celle qui l’a choisie volontairement, elle laisse chez tous les témoins de ce drame une lancinante et cruelle interrogation. En effet, comment échapper à l’accusation de n’avoir su ni prévoir ni com- prendre. En bref, de n’avoir pas su aimer ?
Dès lors, il convient de s’interdire toute pensée de jugement à l’égard d’un suicidé et de ses proches. Il convient aussi d’inscrire l’ensemble de nos remarques préliminaires en post-scriptum à cette interrogation : « Qui sommes-nous pour empêcher Dieu de pardonner à un homme, même son suicide ? »
Le silence auquel nous oblige cette question peut s’accompagner alors de trois considérations, elles aussi nécessaires et complémentaires.
Il faut relever d’abord que la vie est un prêt dont nous sommes les gérants. Prendre la décision de détruire ce qui n’est pas notre propriété, c’est encourir le désaveu, voire le jugement, et la sanction du propriétaire. D’autant plus qu’en l’occurrence et à l’égard de sa propre vie, l’homme usurpe gravement le seul droit que Dieu lui refuse : celui de condamner à mort.
On objectera peut-être avec un personnage imaginé par Ebba de Pauli 58 :
58 L’Ermite. Delachaux & Niestlé, p. 49 à 52.
— « Il faut que la vie ait un sens. Quand elle l’a perdu, il est permis de se demander pourquoi elle devrait continuer. Quand tout ce qu’on a voulu conquérir, tout ce qu’on a aimé est détruit, quand plus personne au monde n’a besoin de vous, à quoi bon continuer à vivre ?
— » As-tu jamais vu un enfant né avant terme ? (…) Figure-toi un enfant qui, se déplaçant dans le sein de sa mère où il fait sombre et où il se sent à l’étroit, pour échapper à cette existence, s’en arracherait de force. Il naîtrait ainsi prématurément. (…) Une entrée violente dans cette existence — à supposer qu’un enfant en fût capable — serait de sa part la pire des folies. Mais tu n’en sais toi-même pas davantage sur l’existence où tu entrerais si tu te donnais la mort. Toi aussi tu y naîtrais avant terme. »
Le suicidé non seulement se condamne, mais il exécute la sentence par ses propres mains, peut-être fortifié dans cette triste résolution par Satan l’accusateur et le meurtrier. C’est le cas de Judas.
Il faut relever ensuite que le suicide est souvent le dernier geste d’un processus comparable à un déroulement inéluctable. L’homme y est peu à peu dépouillé des moyens de se défendre et de subsister consciemment. Dans de tels cas, le suicide ramené au rang de maladie est le dernier geste d’un homme qui brusquement ou depuis longtemps, a perdu le sens de sa responsabilité. Devant Dieu donc, ce n’est pas le geste final qui est important, ce sont la ou les causes à l’arrière-plan d’une telle détermination. C’est sur ces causes-là que la grâce ou le jugement divin opéreront.
Il faut le relever enfin : l’homme — au plan physique, psychique ou mental — est un être singulièrement compliqué. L’hérédité, les conditions d’existence, l’ignorance aveuglante et asservissante régissent le monde et l’entraînent vers l’autodestruction. Il est donc impossible de qualifier le geste qui fait de l’homme un suicidé. Là, nous ne sommes. devant le mystère de la foi seulement mais parallèlement devant le mystère de l’iniquité. Aussi, plus qu’ailleurs, nous avons à nous abstenir de toute explication et de tout verdict et remettre à la justice miséricordieuse de Dieu la détermination à la fois si pitoyable et si scandaleuse du suicidé.
Il n’est pas superflu de situer la réponse à cette question dans le prolongement d’un fait historique non ordinaire : la mort de Jésus. Voué à la peine capitale par une partie de ses juges, il a été exécuté. Ainsi, le symbole le plus parlant de la foi chrétienne est un des instruments de supplice en usage chez les Romains du premier siècle. Il ne faudrait pas l’oublier.
En parallèle, il est nécessaire de rappeler que nous sommes contemporains d’une époque inquiétante par sa violence, sa délinquance, son anarchie, et le bon marché que certains font de la vie d’otages innocents. On en viendrait facilement à exiger un retour à la sécurité, à l’ordre et à la légalité dont la peine de mort paraît à certains l’argument décisif.
Qu’avons-nous à dire au nom de l’Evangile ?
Une première remarque s’impose. Si la vie humaine est effectivement un bien précieux à sauvegarder, pouvons-nous tuer l’un pour épargner les autres ? L’argument se tient. Tellement même qu’il a été tenu : « ll vaut mieux qu’un homme seul meure pour tout le peuple » 59.
59 Jean 11.50.
Mais à dater de cette sentence, l’argument est devenu intenable. Il ignorerait le sacrifice expiatoire accompli une fois pour toute par le Christ offrant sa vie en rançon pour les crimes de tous les hommes.
Une deuxième remarque est nécessaire. Si, par l’offrande de sa vie, le Christ satisfait à la justice divine, est-ce que la peine capitale infligée à autrui ne recèle pas, sous couvert de justice, une négation de cette mort expiatoire, plus gravement encore un désir de vengeance associée à une propre justice considérant la méchanceté des autres comme étant seule monstrueuse et impardonnable ? Et à propos de l’époque contemporaine, ne faut-il pas souligner le rapport évident à établir entre le mépris de la vie d’autrui et l’indifférence désinvolte envers la mort du Christ ?
La troisième remarque se réfère à des preuves apportées par des statistiques sérieuses. Elle vise rien moins qu’à contester la valeur éducative de la peine capitale. Cette forme de dissuasion, souvent évoquée par les partisans du châtiment suprême, est une théorie démentie par les faits.
Une quatrième remarque réfutera l’argumentation de ceux qui demandent au talion une légitimation biblique de la peine capitale. Rien n’est plus faux. D’abord, dans l’Ancien Testament, même l’expression connue : « Œil pour œil, dent pour dent » avec l’ensemble du décalogue était un veto opposé à la vengeance excessive et instinctive en même temps qu’un appel à pratiquer une justice équitable. Quant au Nouveau Testament, s’il est clair qu’il ne supprime pas la notion de justice, il est clair aussi qu’il la concentre tout entière sur le crucifié de Golgotha. Dès lors, il faut s’en référer à ce jugement accompli et mettre l’accent sur ce qui en est le fruit : la miséricorde. « Personne n’est juste, pas même un seul. Si tu retenais les fautes, Seigneur, qui pourrait subsister… mais auprès de toi, se trouve le pardon afin qu’on te craigne. » 60
60 Romains 3.10 ; Psaumes 130.3-4.
La miséricorde divine a le dernier mot.
Ce sous-titre surprendra. Il convient pourtant parfaitement à l’angoissante question posée aujourd’hui à l’ensemble des médecins. Cette interpellation est, en effet, celle de certains malades, celle de leurs proches, de leurs amis, et d’une opinion publique alertée par ce qu’elle voit ou ce qu’elle lit.
Pour exemple, ce texte paru sous la plume de Gabrielle Faure, sous le titre : « La mort interdite » 61.
61 Coopération N° 37/1973.
« Au nom du droit de vivre, on pratique, outre la greffe d’organes, toutes sortes de procédés de réanimation qui ramènent sur notre rive terrestre ceux qui avaient presque passé sur l’autre, Sans leur demander leur avis, que généralement ils ne seraient plus en mesure d’articuler. Je parle ici de ceux qui ont déjà derrière eux une bonne partie de leur troisième cycle (appelé en l’occurrence troisième âge) et à qui on en propose (ou impose) un quatrième : celui de la sonde alimentaire pour le haut et la sonde urinaire pour le bus — et des mains attachées aux barreaux du lit pour qu’elles ne s’avisent pas d’arracher l’une ou l’autre. Je connais fort bien une personne qui a eu l’outre-cuidance de dire au médecin traitant qu’une malade âgée, qui la touchait de près, s’étant dite prête à mourir paisiblement, on pourrait peut-être la dispenser d’une survie artificielle, et qui s’est entendu répondre : « Madame, nous ne sommes pas une entreprise de suicide ».
» Alors, ces rescapés du suicide, on les entrepose tous ensemble dans des salles communes. Nous vivons, c’est bien connu, à l’ère des communautés. Celle-ci pourrait s’appeler « la communauté de la lente agonie ». On instaure des heures de visite : « Venez voir, vous serez contents, ils sont toujours là, vous voyez, ils vivent leur petite vie, non, non, ne vous en faites pas, ils ne se rendent pas compte de leur état, ils s’habituent très bien, ils s’adaptent au rythme de la chambre, ils ne voient pas passer le temps ». Peut-être bien, Peut-être pas. Ce qui est certain, c’est qu’ils restent là des semaines, des mois, des années, sans comprendre ce qui leur arrive, le regard vague ou noyé d’angoisse, les pommettes saillantes, la bouche entrouverte d’où s’échappe parfois quelque chose qu’ils prennent sans doute pour des paroles, les mains déformées par leurs menottes, pauvres criminels en puissance qu’on punit d’avoir voulu dire « oui » à un repos mérité.
» Et les proches, à qui la société rationnelle et hygiénique a su épargner l’épreuve de trois jours qu’est une chambre mortuaire, peuvent quotidiennement, s’ils le veulent ou s’y sentent tenus, pendant ces semaines, ces mois, ces années, scruter le message de la mort sur des visages jadis familiers qui deviennent de plus en plus étrangers. Quotidiennement, pendant des semaines, des mois, des années, ils peuvent se poser des questions : « Est-ce qu’elle me reconnait ? Est-ce qu’il se souvient ? Est-ce que ça sert à quelque chose d’imposer ce rythme anormal à ma propre vie : pas de vacances, pas de voyages, pas de vraie détente parce qu’on aurait honte, et qu’on n’arriverait pas à se détendre, tout simplement ? Est-ce que ça allège le moins du monde leur calvaire à eux que je fournisse chaque jour cet effort d’ouvrir cette porte, de longer ces lits, de m’arrêter devant celui-ci, de sourire, de parler ? » Quotidiennement, pendant des semaines, des mois, des années, ils ont loisir, les proches, de se dire, de se répéter : « Voilà le but suprême, voilà à quoi te mènent tes efforts, ta bonne volonté, voilà la récompense de tes peines. Un jour, ce sera toi qui… » — Vous n’êtes pas une entreprise de suicide, docteur ? En êtes-vous bien sûr ? Vous et vos confrères, vous ne laissez pas mourir les mourants. Mais vous donnez aux bien portants une terrible envie d’échapper, tant qu’il en est temps, à la communauté de la lente agonie.
» N’y aurait-il pas là une éthique à revoir ? »
Le courage de laisser mourirLa vie de nourrissons trop handicapés pour survivre ne sera plus inutilement prolongée. Cette décision, prise après accord des familles concernées, vient d’être arrêtée par le Dr John Lorber et son équipe, à l’hôpital de l’université de Sheffield, en Grande-Bretagne. Elle vise les victimes d’un mal in- curable, la spina bifida, une malformation congénitale. Due à un défaut génetique rare, elle se caractérise par des vertèbres mal soudées, au niveau cervical, dorsal ou lombaire. A travers ces fissures, les méninges, et parfois la moelle épinière, font hernie, avec une quantité variable de liquide céphalo- rachidien. Les conséquences sont affreuses : gros désordres neurologiques, paraplégie, incontinence, insensibilité des membres inférieurs. Il y a quelques années, les progrès de la chirurgie avaient permis d’intervenir. De fait, on a sauvé quelques bébés légèrement atteints. Mais, chez d’autres, la science n’a pu que pro- longer la vie, avec dommages irréparables et handicaps lourds. Dans la majorité des cas, elle n’a donné aucun, résultat. Ce sont ces enfants, que le fer ni les drogues ne peuvent soulager, que le Dr Lorber renonce à voir souffrir. Ils s’éteignent en moins de neuf mois. « C’est pour nous un problème de conscience, auquel nous associons les parents », dit-il. Laisser mourir suppose parfois plus de courage que laisser vivre à n’importe quel prix. P. A. L’EXPRESS N° 1166, 12-18 novembre 1973 |
Il faut dire d’emblée que certains médecins s’irritent d’être ainsi interpellés. Le combat qu’ils mènent contre la mort, leur sens des responsabilités, leur connaissance de leur mission d’assistance se voient en effet mis en cause par une telle question. Ils sont scandalisés qu’on puisse les tenir pour des manipulateurs de la vie et de la mort.
Pourtant, ceux qui s’irritent auraient à s’interroger sur les raisons de leur agacement. Elles pourraient être révélatrices des dangers que font courir à la médecine (comme à toute science humaine) ses propres succès. Car, ne plus avoir la liberté de remettre en question son propre travail et ses conséquences, c’est l’avoir déjà divinisé. Et l’idole est toujours impitoyable dans ses exigences.
Bien sûr, aucune règle, ni juridique ni éthique, ne saurait prescrire à un médecin les limites de son intervention dans telle situation donnée.
Cependant, aucun médecin ne niera que les propos d’une Gabrielle Faure correspondent à la réalité. Devant des remèdes aux résultats parfois plus effrayants que le mal lui-même, les médecins devraient donc s’interroger sur les raisons qui ont transformé leur art en une technique qui a pour effet possible un avilissement de l’homme.
La parole de l’évangéliste Luc trouve ici sa juste application (il était de la profession ! 62 :
62 Luc 4.23.
« Médecin guéris-toi toi-méme. »
Et celle du Christ également, qui dénonce les pharisiens légalistes (Esculape a aussi ses dévots !) 63 :
63 Luc 11.46.
« Au nom du respect des lois et des principes, vous faites porter aux autres des fardeaux que vous n’accepteriez pas pour vous-mêmes. »
Cela revient à se demander comment, dans les limites d’une légalité respectueuse de la vie du prochain, il est possible au médecin d’être entièrement responsable et de rester entièrement charitable. Le recours à l’arsenal médico-technique, en effet, prolonge souvent de quelques heures, jours ou mois l’existence d’un patient ; mais la souffrance de ce patient est aussi prolongée d’autant. Le combat contre la mort a été victorieux des mois durant ; mais on oublie que le malade et sa famille en paient le prix. Et qu’on ne vienne pas nous dire que la sécurité sociale ou les assurances assument cette responsabilité. Ce n’est pas nécessairement d’argent qu’il s’agit, mais — justifiant notre sous-titre — de la peine de vivre.
En fait, il y a une double réponse à la question posée.
La première s’inspire des réflexions du Dr J. Wunderli 64. Il demande avec raison :
64 Bulletin des médecins suisses du 30 janvier 1974.
« Comment le médecin pourrait-il être capable d’offrir au malade une aide humaine et non uniquement médicamenteuse si, dans son for intérieur, il est lui-même imperméable à la leçon de vérité de la mort ? »
N’est-il pas à craindre, en effet, qu’un tel médecin soit alors au service de la vie et non du malade ? Une des conséquences possibles, ce serait qu’il cède à la tentation d’asservir le patient aux aléas de sa médecine avant tout scientifique et par là quelquefois inhumaine.
L’attitude souhaitable serait que le médecin admette, en fait et pas seulement en théorie, les limites de ses interventions et de son savoir. Alors, avec sympathie et respect, il aiderait son patient à résister autant que possible à la maladie et à la mort, en certains cas à l’accepter avec tous les soulagements qu’il pourrait lui apporter.
Encore faut-il ajouter à ce premier souhait ce qui le rendrait réalisable : ce serait que le médecin lui-même cesse d’être ce personnage barricadé derrière un visage volontairement distant, derrière les impératifs de sa tâche, ou tout simplement derrière le personnel soignant. Ce serait donc qu’il devienne accessible et consente au dialogue.
Alors, dans le contexte d’une solidarité entre patients et médecins, le malade, toutes les fois que c’est possible, devrait garder sa liberté de décision. Si, dans ses interventions, le médecin devait lui faire courir le risque d’une prolongation qui deviendrait « une peine de vivre », cela ne devrait jamais lui être imposé sans son consentement.
Et si le malade lui-même n’était plus en état de prendre cette responsabilité, c’est à sa famille dûment informée que reviendrait la liberté d’une telle décision. Le médecin serait alors assuré qu’il n’a collaboré ni « à une entreprise de suicide », ni « à une communauté de lente agonie ».
Jésus a dit 65 :
65 Matthieu 5.37.
« Que votre oui soit oui, que votre non soit non, tout ce qu’on y ajoute vient du malin. »
Notre réponse s’inspirera de cette mise en garde. Car devant la question posée, la tentation serait précisément de dire aussitôt : « Oui… mais ».
« Oui… » parce que le mensonge ou la dissimulation ou la tromperie sont difficilement recommandables et, en l’occurrence, tiendraient de l’abus de confiance.
« Oui… mais » parce que le oui tout court nous apparaît à la fois brutal, dépouillé de charité, disons-le aussi : présomptueux, peut-être involontairement mensonger. Le médecin peut s’être trompé dans son diagnostic et ses prévisions. De plus, dire la vérité, ce n’est pas nécessairement dire la totalité de ce que l’on connaît. C’est parfois dire ce que l’autre est à même d’entendre.
C’est pourquoi, suite à la question posée, deux importantes remarques peuvent être faites :
Premièrement, avant d’être préoccupé de parler aux mourants de leur véritable état, il conviendrait de savoir si l’on est soi-même disponible pour un dialogue où cet aspect de la réalité pourrait avoir sa place. Etre disponible, cela signifie en l’occurrence avoir liberté de dire à autrui comment nous avons personnellement envisagé notre propre mort et répondu aux questions qu’elle nous pose.
Ceux qui sont ouverts à un tel échange font la découverte que leur disponibilité non seulement permet un dialogue fructueux sur ce sujet, mais encore le favorise. Donc, si difficulté il y a à parler de son état à un mourant, ce n’est pas chez le malade d’abord ; c’est en nous-même, peut-être aussi dans son entourage, médecins compris parfois.
Une psychiatre américaine, le Dr Elisabeth Kubler-Ross, qui s’est penchée spécialement sur ce problème le dit ouvertement :
« Ce ne sont pas tant les mourants qui ont peur de parler de la mort que ceux qui les entourent. »
Elle cite l’exemple d’un malade qui, discernant qu’elle était prête à l’écouter, lui dit :
« Je crois que mon médecin veut m’épargner. Quant à ma femme, elle évite de m’en parler. Alors, je me tais. Mais c’est dur de jouer ce rôle et de porter ce masque tout le temps. »
Et la doctoresse d’ajouter :
« Quand un médecin, une infirmière ou un parent refuse de dire la vérité à un mourant, c’est parce qu’il a lui-même peur de la mort ou plus exactement de sa propre mort. Mais, en réalité, les malades eux-mêmes — qu’on ne parvient pas vraiment à tromper — savent quand ils vont mourir. Dès lors, si on en a la force, on peut les entendre, leur parler de leur mort et les écouter. Et un tel échange peut leur apporter un grand réconfort. »
A ce propos, un aumônier d’hôpital écrit 66 :
66 Messager de l’Hôpital de Lausanne N° 5/1974 : Th. Roussy.
« Le jeu de cache-cache auquel se livrent docteurs, famille et patient est en général un jeu de dupes : chacun sait mais s’imagine que l’autre ne sait pas. Ainsi naissent et se déroulent des situations parfois héroïques mais usantes. On voit des époux qui n’avaient jamais eu de secrets l’un pour l’autre naviguer sur les eaux mouvantes d’une gaieté feinte et bloquer toute communication. On voit des parents et des enfants qui parlent de toutes sortes de choses sauf de ce qui les préoccupe les uns et les autres. Et, quand la mort sera venue, ils diront peut-être pour se consoler : Au moins, il n’a rien su ! Est-ce bien sûr ? »
Deuxièmement, lorsqu’on est disponible pour un tel dialogue, le malade répond si nous lui posons des questions précises. Le ton de ces questions, la manière de les formuler permettent à l’interlocuteur de s’exprimer sans avoir à craindre que son propos indispose, Exemple :
« Avez-vous pensé qu’en dépit des soins du médecin, vous pourriez être repris ? »
Ou encore :
« Et si c’était votre dernière maladie, êtes-vous préparé à tout ce qui vous attend ? Même si un sursis de 20 ans vous était accordé, ne serait-ce pas bon que nous en parlions ? »
L’aumônier déjà cité constate :
« Les mourants ont souvent des prémonitions, ils voudraient que quelqu’un soit là pour les aider ; et les bien-portants s’en vont ou bien ils détournent la conversation. »
Une dernière remarque peut donc être faite. Si l’on considère ces prémonitions comme des signes de la grâce de Dieu, il faudrait que les bien-portants soient aussi, dans leurs interventions, des signes de cette même grâce. C’est pourquoi, si la vérité est à dire dans tous les cas, il convient de la proportionner aux dimensions de la charité et à l’importance du temps encore disponible. La grâce n’a jamais fait l’économie de la sagesse et du discernement.
Concluons avec le pasteur Th. Roussy 67 :
67 Op. cit.
« On croit toujours qu’il faudrait faire des phrases et, comme on ignore quelles sont les phrases justes, on dit quelques banalités pieuses ou profanes et on part. On n’a pas écouté le mourant, on ne lui a pas laissé le temps de parler. Ce qu’il attendait, c’était une présence aimante et disponible. Comme cette infirmière-chef, appelée au milieu de la nuit au chevet d’une fillette angoissée, lui glissa ses bras sous l’oreiller et dit simplement : « Est-ce que ça aide ? » L’enfant, apaisée par ce geste merveilleusement intuitif, comprit qu’elle n’était pas seule en face de la mort et s’endormit paisiblement de son dernier sommeil. »
Dans le cas du suicide comme dans celui d’une exécution capitale, l’interruption brutale et prématurée d’une vie d’homme « vole à Dieu » non seulement son droit exclusif de vie et de mort mais, au-delà de ce droit, son temps. Le temps de faire grâce. Les « chances » de voir son salut accepté. 68
68 C’est le même schéma qui fonde notre opposition à l’euthanasie.
« Né avant terme », c’est presque synonyme de « mort-né ». Mais cette mention du temps nécessaire pour que la grâce divine soit opérante nous amène à interpeller tous les lecteurs de ces lignes, si loin qu’ils soient de penser au suicide ou de risquer la peine capitale.
Et nous ? Que faisons-nous de notre temps de vie ? En faisons-nous des occasions présentes de dire oui au salut, oui à la grâce d’un Seigneur acharné à nous sauver ?
Rogate… Laissons-nous interroger. « Aussi longtemps qu’on peut dire aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs. » 69
69 Hébreux 3.13.
LEURS DERNIÈRES PAROLES…DOSTOÏEVSKY, 1881, écrivain
GREUZE, 18065, peintre
BOURDALQUE, 1704, jésuite
COLBERT, 1682, homme d’Etat, à sa femme, qui lui demandait s’il avait
répondu à une lettre du roi.
RIVAROL, 1801, écrivain
THISTLEWOOD, 1820, écrivain anglais
HOFFMANN,1822, compositeur allemand
CLAUDEL, 1955, écrivain
MADAME CURIE, 1934, physicienne
CHOPIN, 1849, compositeur polonais
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