1. Témoignage de Jésus-Christ et des Apôtres — 2. Des miracles et de la preuve miraculeuse — 3. Réfutation des Objections : A. Objections contre la possibilité des miracles — B. Objections contre la preuve tirée des miracles — C. Objections contre la réalité des miracles — 4. Conclusions
Nous avons vu que la nature du Christianisme, son établissement dans le monde, ses effets individuels et sociaux, ses mystérieuses harmonies avec notre état moral, la sainte élévation de sa doctrine, la haute portée de ses principes, le caractère de son fondateur, etc., etc., présentent mille indices qui le marquent d’un sceau particulier et y font entrevoir une intervention supérieure de la Providence, en sorte que la conscience religieuse s’écrie spontanément : C’est ici le doigt de Dieu. cette induction ou cette impression, qui ressort de tant de manières du fond dogmatique et historique de l’Evangile, se confirme par l’étude des faits qui ont préparé ou accompagné sa promulgation. Au pressentiment de l’esprit ou du cœur vient se joindre l’attestation directe et, selon l’expression consacrée, à la preuve interne la preuve externe.
Jésus-Christ affirme la divinité de sa doctrine et de sa personne, de son œuvre et de sa mission. Il se dit issu de Dieu, venu du Ciel, envoyé dans le monde pour le sauver. cette déclaration, qui ressort en divers sens dans les Synoptiques (Matthieu 1.23 ; 11.3, 25 ; 26.63-64), forme le pivot central du Quatrième Evangile, conformément à l’indication du prologue (Jean 1.1-14, 18 ; 3.11-17, 31-32 ; 5.19, 30, etc.). C’est à ce titre que Jésus-Christ demande foi et soumission (Jean 3.11-13 ; 7.16 ; 12.44, 50 ; 14.9-11). C’est à ce titre qu’il déclare que celui qui le reçoit, reçoit Dieu (Jean 12.44 ; 13.20) et que celui qui le rejette, rejette Dieu (Jean 5.38 ; Luc 10.16) ; que celui qui croit en lui a la vie éternelle, et que celui qui ne croit point ne verra pas la vie (Jean 3.14-19, 36 ; 6.47). Il est si positif que Jésus-Christ s’attribue une origine et une mission d’un ordre supérieur, qu’il serait inutile] d’y insister. Cela ne peut faire question dès que l’authenticité et la vérité historique des Evangiles sont reconnues.
Or, ne devons-nous pas admettre avec une entière confiance ce que Jésus atteste ainsi ? Le témoignage de la vertu parfaite n’est-il pas par cela même celui de la vérité ? La pensée que le Juste par excellence ait pu tromper, soutient-elle un seul instant l’examen ? N’est-elle pas en opposition avec tous les principes rationnels et moraux ? Ne rencontre-t-elle pas dans le cœur une répulsion immédiate et l’invincible ? Et ici, nous nous plaçons tout à fait en dehors de l’idée chrétienne ; comme notre recherche actuelle nous en impose l’obligation. Nous nous tenons à ces notions intuitives, à ces données spontanées de la raison théorique et pratique qui sont la règle de nos jugements ; c’est aux sentiments de l’homme, ce n’est pas à ceux du chrétien, que nous faisons appel. C’est de là que nous disons avec une pleine assurance : non, on ne saurait soupçonner Jésus-Christ d’imposture. La sainteté de sa vie et de sa doctrine ne le permet point. Le supposer, serait heurter et bouleverser les lois les plus hautes de notre nature. Il existe des impossibilités morales, tout aussi inadmissibles pour la conscience que les impossibilités logiques pour la raison. Et ceci en est une bien certainement. Cette pureté céleste se serait-elle alliée à l’impiété et à la fraude ? Cette réalisation de l’idéal moral, dont rien n’approche, se serait-elle greffée sur une fourberie poussée jusqu’au délire du blasphème ? Car, ce n’est pas seulement la divinité de sa parole et de son œuvre, c’est sa propre divinité que Jésus affirme.
D’ailleurs, quels motifs imaginer ? — La gloire ? — Il cache ses titres divins quand il pouvait les laisser proclamer sans périt (défense qu’il fait, en bien des cas, de publier ses miracles et de dire qu’il est le Christ, Matthieu 16.20 ; 17.9 ; et il les déclare quand il s’expose par là aux opprobres et aux supplices, Matthieu 26.63). — L’ambition ? — Il répudie l’emploi des moyens qui pouvaient le conduire aux honneurs, et il s’y dérobe lorsqu’ils viennent d’eux-mêmes au-devant de lui (Jean 6.15). Il persiste, en face des tourments, dans ce qu’il dit de lui-même, avec cette calme et pleine assurance qui domine tout (Jean 18.37).
Sa doctrine, sa conduite, sa marche, sont diamétralement opposées à la direction qu’il, aurait du prendre d’après l’esprit de son temps, s’il eut été poussé par des vues personnelles. Il ruine d’entrée l’idée populaire du Messie et de son règne, qu’on fondait sur les prophéties, à laquelle se rattachaient pour la nation de si hautes espérances de relèvement et de grandeur, qui ne pouvaient que séduire tout Israélite généreux, et que l’enthousiasme, le patriotisme comme le calcul, auraient dû lui faire adopter, s’il eût obéi à de tels sentiments et à de tels mobiles. Il lutte incessamment contre cette pente si générale et si forte ; il attaque dès le principe les opinions et les hommes qu’il aurait dû ménager et qu’il lui aurait été facile d’attirer à lui. Lisez à ce point de vue le sermon de la montagne ou seulement les béatitudes qui heurtent à ses fondements le messianisme accrédité. Comment le Fils de Marie s’est-il ainsi élevé au-dessus de toutes les croyances et les tendances vives de cette époque ? Qui lui a révélé le sens spirituel des oracles, si universellement méconnu autour de lui ? D’où vient que ses principes, son système, son plan, sont tout autres que les circonstances ne devaient les faire ? Quelle est la source de cette inébranlable confiance avec laquelle il annonce le succès de son œuvre, alors même qu’elle semble périr avec lui, et en y faisant entrer sa mort comme moyen (Matthieu 20.28 ; 26.28 ; Jean 12.24. Si le grain…, etc.) ?
Plus on sonde la parole et la vie de Jésus-Christ, plus elles frappent et étonnent ; plus il devient évident du moins qu’on n’y saurait soupçonner l’astuce et la fraude. Le sens moral a fait justice de cette accusation chaque fois qu’elle s’est produite ; il le fera toujours.
A défaut d’imposture, accusera-t-on Jésus-Christ d’erreur et d’illusion ? — Quelque pénible qu’il soit d’agiter de semblables questions, soumettons-nous à la nécessité qui nous les impose. Hélas ! elles se rencontrent plus près de nous que jamaisa. Attribuerait-on ce que Jésus-Christ dit de lui-même à un état extatique, à une sorte d’hallucination, résultat d’un ardent et profond enthousiasme ? Notons bien jusqu’où mènerait cette explication. Il y aurait plus que cette exaltation de pensée et de sentiment qui se prend pour une révélation d’En haut et dont on a des exemples : Jésus-Christ ne se dit pas seulement en communication avec Dieu, il se dit en rapport d’essence avec Dieu, il se dit issu de Dieu, venu du Ciel, en possession des puissances du siècle à venir. S’il n’y a pas là un fait surnaturel, il y a un désordre mental. Il faut aller jusque-là ; il faut aller jusqu’à ce triste vers de Béranger ;
a – M. Pécaut et beaucoup d’autres. Tout cet Humanisme dont M. Renan est la plus brillante et la plus franche expression.
Un fou mourant nous lègue un Dieu.
Mais le peut-on quand, au lieu de regarder à de vagues analogies, on regarde aux réalités historiques ? Le peut-on en présence d’une telle doctrine et d’une telle œuvre, d’une telle vie et d’une telle mort ? Le peut-on en face de cette haute direction religieuse et morale qui s’ouvre une voie aussi ferme qu’inattendue, qui accomplit tout en transformant tout, qui change en tant de sens le cours des idées et des choses, pour opérer à travers des obstacles en apparence insurmontables cette révolution humanitaire, cette nouvelle création, devant laquelle l’incrédulité elle-même s’arrête avec un étonnement mêlé de respect ? Il est des choses qui ne se discutent pas, qui se jugent spontanément, invinciblement, et où la conscience immédiate, cette lumière de la vie, porte par sa vertu propre au delà des hésitations et des contradictions de la raison inquisitive. Pour voir tomber cette hypothèse d’hallucination, où la chute de celle d’imposture accule la critique négative, il suffit de se placer simplement devant les faits. Il manque aux faits ce qu’elle exige ; il s’y trouve ce qui l’exclut. Elle est impossible comme la monomanie qu’elle attribue à ce grand Rénovateur du monde (où tout se plie de siècle en siècle à sa parole), à ce Fils de l’homme qui seul a réalisé sur la terre l’idéal moral, auquel l’homme se sent obligé et dont il demeure si loin.
Jésus-Christ, dit-on, s’est cru le Messie, et cette illusion est la clef de toutes les autres par cela même qu’elle en est la source. — Sans doute, Jésus-Christ s’est déclaré Celui qui devait venir, l’attente d’Israël, et cela certes n’est pas une découverte. — Mais cela laisse subsister toutes les données de raisonnement et de sentiment qui sapent à sa base l’hypothèse de l’hallucination, comme celle de l’imposture, puisqu’il laisse subsister l’hallucination elle-même ; car c’en est bien une, et des plus étranges, qu’un charpentier d’une bourgade obscure se soit pris et donné pour le grand Roi théocratique, quand rien dans sa position n’était de nature à éveiller et à entretenir en lui une imagination pareille, rien n’y correspondant aux représentations fatidiques et aux opinions populaires qui pouvaient seules l’inspirer. Au fait, loin de dissiper ou d’amoindrir l’inexplicable par cette interprétation, on l’accroît ; on y ajoute cette remarquable circonstance d’un changement de fond dans l’idée messianique dont le Christianisme a été tout ensemble l’accomplissement et la transformation. En se figurant être le Messie attendu, Jésus se serait fait autre que celui qu’on attendait : singularité inconcevable, qui frappe l’hypothèse dans son fondement. Et si l’on donne à entendre que Jésus-Christ n’a proclamé un règne spirituel qu’après avoir tenté vainement la réalisation d’un règne temporel, on unit en lui les contraires, savoir les artifices de l’imposture et les illusions de l’enthousiasme.
On a beau varier le thème, on a beau essayer de toutes les combinaisons, entre ces théories qui vont à supposer en Jésus un désordre moral ou mental et la sainte grandeur de sa parole, de sa vie, de son œuvre, il existe toujours quelque chose que repoussent immédiatement les impressions du sens intime, plus fortes et plus vraies que les prétendues démonstrations de la dialectique. Qu’en tournant et en retournant les faits, en amoindrissant ceux-ci, en étendant ceux-là, on arrive à des hypothèses derrière lesquelles peuvent se réfugier la prévention et la négation systématique, où n’y en a-t-il pas ? Le naturalisme et le panthéisme en ont contre le théisme, l’idéalisme contre les réalités extérieures, le matérialisme contre l’existence des esprits. N’a-t-on pas vulgarisé un moment, comme le dernier mot de la science, comme son axiome final, cette effroyable maxime point d’au delà ; plus d’autre Ciel que la terre ni d’autre Dieu que l’homme ? Oh ! mystère de l’esprit humain qui peut mettre tout en question, jusqu’à lui-même, et qu’agite un impérieux besoin de vérité et de certitude ! Croyons-en l’attestation du Saint des Saints, comme nous croyons celles de la conscience religieuse et morale ; croyons-en ce témoignage qui s’est imposé au monde, et auquel le monde n’échappera point, malgré qu’il en ait. S’il y reste de ces possibilités que ne fassent pas tomber entièrement la calme majesté des enseignements et des actes jointe à la marche séculaire et providentielle des événements, regardons au dernier et décisif argument que Jésus invoque. (Jean 5.36, 39 ; 10.37 ; 14.11) ; joignons au surnaturel de ses paroles le surnaturel de ses œuvres : car il faut masser les différentes preuves qui se servent tour à tour de préparation et de complément.
Si l’hypothèse de la fraude est révoltante, celle de l’erreur et de l’illusion ne l’est guère moins. Et s’il est impossible de suspecter en aucun sens le témoignage de Jésus-Christ, il appose le sceau de la vérité au résultat général des considérations internes, il le légalise pour ainsi parler. L’étude de l’Evangile nous a fait entrevoir par divers côtés dans sa doctrine, son action, sa marche à travers les siècles, quelque chose de surhumain ; et cette induction, cette sorte d’intuition, le témoignage du Fondateur la confirme pleinement ; et ce témoignage porte en lui-même sa garantie. Ne sort-il pas de là la certitude morale que nous cherchons, puisque à la présomption la mieux motivée il se joint l’attestation la plus haute, et à la preuve métaphysique ou mystique la preuve historique ?
Le témoignage de Jésus-Christ imprime sa divine autorité à la mission et à la parole des Apôtres. Il les envoie comme le Père l’a envoyé (Jean 17.18 ; 20.21 ; Matthieu 18.16-20 ; Luc 10.16). On leur devra foi et soumission, non seulement parce qu’ils annoncent ce qu’ils ont vu et entendu de lui, mais parce qu’ils seront revêtus de la vertu d’En haut (Luc 24.46-48 ; Actes 1.4-5). On ne pourra les rejeter sans crime et sans péril (Matthieu 19.14-15 ; Jean 13.20).
Les Apôtres déclarent de leur côté qu’ils prêchent l’Evangile par le Saint Esprit envoyé du Ciel (1 Pierre 1.12) ; ils donnent leur parole pour la Parole de Dieu (Galates 1.8-12 ; 1 Thessaloniciens 2.13 ; 1 Pierre 1.25) ; et leur vie les place également au-dessus’de tout soupçon de fanatisme et de mensonge.
Voilà ce qui se montre partout à la surface et au fond du Nouveau Testamentb.
b – Rien de plus étrange que ces opinions qui admettent l’authenticité des livres, en éliminant ou en vaporisant cette donnée intégrante, qu’il suffit d’indiquer ici. S’il y a quelque chose de positif, c’est le caractère de révélation que s’attribue le Christianisme apostolique.
Mais Jésus-Christ et les Apôtres, en se donnant pour envoyés de Dieu, n’exigent point qu’on les croie sur parole ; ils légitiment leur mission divine par des manifestations divines qui y apposent le visa du Ciel, savoir les miracles et les prophéties.
Les Evangiles sont essentiellement l’histoire des miracles de Jésus-Christ, signes et garants de son œuvre de révélation. La pensée ou l’intention fondamentale de ces mémoires fragmentaires, plus religieux encore qu’historiques, est celle que résume ce mot de saint Pierre : homme approuvé de Dieu par les effets de sa puissance, par les merveilles et les miracles qu’il a faits par lui (Actes 2.22). Et les déclarations du Seigneur lui-même sont aussi expresses que possible : les œuvres que le Père m’a donné le pouvoir d’opérer rendent témoignage que c’est Lui qui m’a envoyé (Jean 5.36 ; 10.25, 37-38 ; Matthieu 9.6 ; 11.5.20-24, etc.).
Les mêmes signes du Ciel sanctionnent la parole des promulgateurs du Christianisme, conformément à la promesse qu’ils avaient reçue (Jean 14.12). Le livre des Actes raconte leurs miracles à côté de leur ministère, comme les Evangiles racontent ceux de Jésus-Christ (Actes 2.43 ; 3.2-7, 10-12 ; 5.1-10, 12-16, 32 ; 6.8, etc.) Saint Paul écrit aux Corinthiens que les marques de son apostolat ont éclaté au milieu d’eux par des prodiges, des merveilles et des miracles (2 Corinthiens 12.12). Il fait une semblable déclaration Romains 15.18-19 ; 1Cor.2.4 (Pour des attestations plus générales Cf. Marc 16.20 ; Actes 14.3 ; Hébreux 2.4).
Le second signe divin auquel en appellent les Fondateurs du Christianisme, ce sont les oracles de l’Ancien Testament. On sait quelle place tient chez eux l’argument scripturaire ou prophétique. Jésus-Christ l’emploie fréquemment et le suppose partout. Il invoque à côté du témoignage de ses œuvres celui de l’Ecriture (Jean 5.39, 46 ; Luc 4.17-21, etc.). Le même principe de démonstration domine l’apologétique des Apôtres. L’un des desseins les plus prononcés du premier évangéliste, l’une de ses plus constantes préoccupations, est de montrer dans la vie de Jésus-Christ l’accomplissement de la parole des prophètes. La méthode apologétique était de prouver par les Ecritures, aux Juifs et même aux Gentils, que Jésus est le Christ (Actes 18.28). La double base divine de la foi est indiquée par saint Paul, à l’entrée de son épître aux Romains (Romains 1.1-4, Evangile prédit, Jésus-Christ déclaré Fils de Dieu en puissance par sa résurrection).
Aux prophéties de l’Ancien Testament viennent s’ajouter celles du Nouveau. La parole de Jésus-Christ est constamment prophétique (prédiction de sa passion, de sa résurrection, de son ascension, de la ruine de Jérusalem, des triomphes de l’Evangile, de la perpétuité de l’Eglise, d’une foule de faits moins importants, accomplis en quelque sorte sur l’heure). C’était une autre face du surnaturel qui attestait sa mission. Il lui assigne formellement ce but : Je vous le dis avant que la chose arrive, afin que quand elle sera arrivée, vous croyiez (Jean 14.29 ; 13.19 ; 16.4 ; Matthieu 24.1-51, etc.).
On se figure réduire à néant les faits et les déclarations de cet ordre, en faisant remarquer que l’enseignement de Jésus-Christ va sans cesse se relier au sentiment religieux et moral, à ces instincts ou à ces germes indestructibles de piété et de justice que recèle l’âme humaine. Cela n’est pas contestable ; car où adresser la parole de vérité et de sainteté, qu’à l’intelligence et à la conscience ? Mais à quel titre Jésus-Christ réclame-t-il foi et soumission pour cette parole qu’il donne comme étant de Dieu et du Ciel ? Sur quelle autorité fonde-t-il le « Moi je vous dis » qu’il oppose à la tradition rabbinique et mosaïque ? Voilà la question, et nous l’avons entendu y répondre lui-même.
Après l’Ascension, la prophétie resta dans l’Eglise avec les miracles (Jude 1.17-18). Le livre des Actes la laisse voir à diverses reprises ; il montre l’Ordre des Prophètes auprès de l’Ordre des Apôtres (Actes 11.27 ; 13.1), donnée générale que confirme saint Paul par sa classification des Fondateurs et des Révélateurs (Éphésiens 2.20 ; 3.5 ; 4.16 ; 1 Corinthiens 12.28-29) et par ce qu’il dit de lui-même (2 Corinthiens 12.1-12 ; 2 Thessaloniciens 2.1-10 ; Romains 11.25, etc.).
D’après le Nouveau Testament, les dons miraculeux et prophétiques constituent le double témoignage divin, le double garant céleste de la Révélation chrétienne. Qu’on fît appel alors, comme toujours, aux principes rationnels et moraux, il ne se pouvait autrement, puisque c’est là que la foi a sa prise et son attache première, puisque c’est le sol qu’elle doit pénétrer et féconder. Mais on invoquait fort peu l’argument interne proprement dit, dogmatique ou politique, métaphysique ou mystique, car on n’avait en main ni les investigations de la philosophie, ni les dépositions de l’histoire, sur lesquelles il repose, et qui ont forcé l’incrédulité elle-même à rendre hommage à l’Evangile. Parole et œuvre de Dieu, le Christianisme s’offrait et s’imposait à la conscience religieuse au nom de Dieu, par conséquent en vertu de ses attestations supérieures, ainsi que le prouveraient à eux seuls les premiers versets de l’épître aux Romains, que nous indiquions plus haut. (Cf. 1 Pierre 1.1-2, 10-12, 25). C’est sur ce fondement surnaturel, partout posé ou supposé, que se forma et s’appuya la foi des premiers temps ; c’est là qu’elle a porté à toutes les époques ; c’est là qu’elle doit demeurer jusqu’à la fin, quelque évidence nouvelle que puissent y ajouter les données rationnelles et morales.
Nous n’ignorons pas qu’en nous tenant à ce point de vue, nous nous plaçons en dehors du courant actuel des idées et en opposition avec de hautes et puissantes prétentions. On nous accusera de perpétuer une sorte d’ancien régime théologique et presque de Moyen Age protestant. Nous savons toutes les répugnances du siècle et de la science pour l’argument miraculeux et pour le miraculeux lui-même, dont on voudrait dans la plupart des cas, si ce n’est dans tous, ne pas plus entendre parler en théologie qu’en philosophie. A ne consulter que l’esprit du temps, il semblerait que les faits extranaturels de l’Evangile ne vaillent la peine ni d’être attaqués, ni d’être défendus, et que le mieux soit de les couvrir d’un voile officieux de respect et de silence. Le monde ne croit plus aux miracles, nous crie-t-on de toutes parts. Quoi que vous pensiez de ceux qui remplissent l’histoire de Jésus-Christ et des Apôtres, vous ne devez pas les invoquer aujourd’hui. Ce vieil argument, autrefois dominant et décisif, est usé, ruiné, dépassé, ou tout au moins tellement discrédité qu’il serait vain et périlleux d’y recourir. Cédant à ces assertions devenues comme des axiomes, la haute orthodoxie s’accorde avec le rationalisme à jeter ou à laisser de côté le surnaturel externe, le miraculeux historique ; ou si, par respect pour les Ecritures, elle le mentionne encore, c’est en le reléguant le plus qu’elle peut sur l’arrière-plan. Elle l’excuse plutôt qu’elle n’en use ; il est pour elle moins un appui qu’un embarras ; elle en ferait bon marché pour peu que cela lui fût loisible. Dans la lettre de Schleiermacher à Lücke, il est dit en propres termes que les miracles et les prophéties croulent devant les sciences contemporaines, que cette antique base de l’apologétique et de la dogmatique est minée dans tous les sens, qu’il faut se hâter d’en trouver une autre pour empêcher le Christianisme d’y être cerné et d’y périr. Aussi Schleiermacher posa-t-il en principe que les miracles ne sont signes que pour le croyant, ce qui est les annihiler sans paraître les contester ; et les écoles issues de ce grand théologien, alors même qu’elles sont infiniment plus positives que lui, répètent à l’envi sa formule ; elles disent et redisent que la vraie preuve du Christianisme est le témoignage de la conscience religieuse et morale, l’intuition ou l’expérimentation spirituelle. Quand elles se tiennent ou qu’elles reviennent par la force des choses au fondement surnaturel, elles mettent tous leurs soins à le masquer le plus possible : prudence de la chair, tactique fallacieuse qui expose ce qu’elle croit assurerc.
c – Voir chap. III, sect. 3, Des Preuves internes et externes. (Edit.)
Voici quelques mots bien significatifs et d’autant plus dignes d’attention qu’ils expriment nettement une pensée fort répandue, mais d’ordinaire plus ou moins voilée ou inconsciente. Je les prends dans un article de M. Schérer sur Lamennaisd :
d – Revue de Strasbourg (juillet 1854).
« La discussion sur le caractère miraculeux du Christianisme est une discussion oiseuse. On trouve encore beaucoup de personnes, il est vrai, qui font du miracle la clef de voûte du Christianisme ; on en trouve qui appuient leur apologétique sur la possibilité et la vérité des faits de cet ordre ; on en trouve qui s’imaginent que la religion de Jésus tombe ou demeure avec la notion d’une intervention immédiate de Dieu, et qui n’ont plus ni Sauveur, ni Révélation, ni Ecriture, si elles n’ont une Écriture théopneustique, une Révélation surnaturelle… Ces discussions n’ont de sens que lorsqu’il s’agit d’attaquer ou de défendre un système d’autorité. Montrez que l’autorité est vaine, prouvez, que ses droits sont illusoires, et la question du surnaturel n’a plus de portée… Que le Christianisme s’affranchisse de la superstition de l’autorité ; qu’il reconnaisse une révélation dans tout ce qui est divin ; qu’il reconnaisse le divin dans tout ce qui est saint et vrai ; en d’autres termes, qu’il juge des choses religieuses d’après leur caractère intrinsèque, et non d’après des attestations extérieures, et il verra l’Evangile se transfigurer à ses yeux… il entrera en contact direct avec la vérité et n’aura désormais pas plus d’intérêt à repousser qu’à admettre le miraclee. »
e – Voir aussi article de M. Schérer sur la La Crise du Protestantisme, dans la Revue des Deux Mondes.
Voilà qui est clair. Mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que cette transfiguration de l’Evangile serait l’abandon de l’Evangile surnaturel, c’est-à-dire du Christianisme réel. Celui qui resterait ne serait plus l’Evangile de l’Eglise et de l’Ecriture, l’Evangile de Dieu, comme le nomme saint Paul (Romains 1.1), ce serait l’Evangile de la conscience ou de la raison, un Evangile d’homme. Ce ne serait plus une révélation s’imposant à la terre au nom. du Ciel, une parole d’En-haut attestant l’unique voie de salut et demandant à être reçue et gardée docilement ; ce serait une doctrine malléable que chacun façonnerait à son gré et qui suivrait toutes les oscillations de la pensée philosophique, puisqu’elle ne serait qu’une métaphysique revêtue de l’expression chrétienne ; aujourd’hui déiste, demain panthéiste ; aujourd’hui livrée à un empirisme absolu, demain à un idéalisme ou à un mysticisme illimitéf. Le Christianisme entré en contact avec la vérité, puisqu’il n’en reconnaîtrait d’autre que son sentiment ou sa notion propre, affranchi de la superstition de l’autorité, c’est-à-dire ne croyant plus qu’à lui-même, n’aurait en effet pas plus d’intérêt à repousser qu’à admettre le miracle ; car tout ce qu’annonce ou suppose le miracle serait d’avance pour lui comme n’étant pas ; la source supérieure de connaissance et de certitude où puise la chrétienté, se serait changée à ses yeux dessillés en un vain mirage. Mais, encore une fois, que devient le Christianisme pour ce chrétien émancipé ? Cette question vaut certes la peine d’être posée, et elle s’élève d’elle-même à sa place de celle qu’on jette au vent. Plus de miracle, par conséquent plus de témoignage tic Dieu, et, par suite, plus de Parole de Dieu au sens propre. Le divin, c’est ce qu’on juge saint et vrai, ce à quoi l’esprit donne son assentiment ou le cœur sa foi ; il est dans la Bible, mais comme ailleurs ; il peut y être à un plus haut degré, il n’y est pas à un autre titre ; là, comme partout, l’œuvre de la conscience et de la science est de le dégager de ce qui n’est pas lui. Tout doit passer, tout passe à ce crible épurateur ; il ne demeure que ce qu’il retient. Et qu’y reste-t-il en fin de compte ? La Révélation telle que l’ont entendue jusqu’ici la théologie et l’Eglise, telle que nous l’entendons nous-mêmes, la Révélation a disparu, et ce que nous cherchons a disparu avec elle. La dogmatique a perdu son vrai facteur en perdant son antique fondement. Mais que donne-t-elle alors, je le répète ? ou plutôt que laisse-t-elle ? L’article, objet de ces remarques, nous l’apprendrait au besoin. Derrière le Lamennais catholique, il s’y montre un Lamennais protestant. Par le renversement ou le déplacement de la base, l’édifice a croulé pour l’un et pour l’autre, devenus adversaires de la foi, dont ils avaient été d’ardents défenseursg. M. Schérer, au moment de sa rupture avec l’Ecole de théologie, annonçait une dogmatique où la doctrine orthodoxe ressortirait renouvelée. Il ne devait guère y avoir, semblait-il, qu’un changement de méthode, espoir d’une grande restauration. Cette dogmatique n’a point paru. Autant qu’on peut en juger de loin, ce que M. Schérer espérait retenir lui a échappé peu à peu, emporté par le principe même au nom duquel il se flattait de le légitimer devant l’esprit moderne. Hélas ! combien de jeunes esprits ont fait et font encore une semblable épreuve sur eux-mêmes ?
f – Voir par exemple le Christianisme de M. Pécaut, de M. Renan ou celui des Ecoles Kantienne et Hégélienne, etc.
g – Voir « Crise du Protestantisme » où apparaît le résultat final. Ce n’est pas seulement le Christianisme, c’est la religion qui s’évapore dans le creuset épurateur.
Rien ne fait mieux ressortir la portée de la question des miracles que ces théories ou ces assertions par lesquelles on croit la réduire à néant. Loin d’être insignifiante, comme on le répète de tant de côtés, elle est fondamentale. C’est celle qui s’est débattue dans tous les temps entre la philosophie et la théologie ; c’est celle qui se débat maintenant, au sein de la théologie elle-même, entre le rationalisme et le supranaturalisme ; c’est, en fin de compte, la question chrétienne ; car le Christianisme est le grand miracle dont les autres ne sont qu’une manifestation et une attestation. Elle est sans valeur, je l’accorde, quand on fait tomber l’Evangile, comme tout le reste, sous le critère ou le contrôle absolu de la conscience et de l’intelligence humaine, quand, croyant s’être démontré l’impossibilité de tout ordre surnaturelh, par conséquent de toute révélation proprement dite, on se figure avoir ruiné de fond en comble ce qu’on nomme la superstition de l’autorité, c’est-à-dire la foi et la vie chrétienne de dix-huit siècles. Mais c’est qu’alors la question est résolue et résolue négativement. L’autorité et le miracle ne font qu’un. L’autorité tombe, en effet, s’il n’y a pas d’intervention immédiate de Dieu ni, par suite, de parole théopneustique : mais si l’intervention et la parole divine existent dans le Christianisme, comme on l’a cru jusqu’à présent, l’autorité y existe aussi, car c’est tout un, répétons-le. On le voit, par cette espèce de jugement préalable, le point réel du débat est écarté ou changé, il n’est pas décidé ; par celle sorte de mouvement stratégique, la position est tournée, elle n’est pas enlevée. La discussion est seulement déplacée ; et c’est sur les principes métaphysiques au moyen desquels on prétend l’emporter de haut lieu, qu’elle va s’établir. Pour le moment, attachons-nous simplement aux faits et à leur signification ou à leur fin providentielle. Ne nous en laissons pas détourner par ces opinions qui les déclarent vains d’avance, afin de pouvoir plus aisément les traiter comme tels, lorsqu’ils se posent devant elles. Le miracle, notons-le bien, est plus que l’appui extérieur du Christianisme, il en est l’élément intégrant ; il en forme à la fois l’essence et la preuve, le support et le contenu ; s’il disparaît de l’histoire, il disparaît aussi ou tend à disparaître de la doctrine, et le Christianisme cesse d’être lui-même. Cette question, qu’on dit oiseuse, est donc en réalité fondamentale. Tout finit par en dépendre, de près ou de loin. Par là se recommande l’étude que nous avons à faire d’un sujet contre lequel s’élèvent des prétentions ou des préventions si vives, si hautes, si fortes, mais singulières à bien des égards, malgré l’appareil scientifique dont elles s’enveloppent ; car, pour peu qu’on les sonde, on trouve à leur base la présupposition contradictoire, tantôt de l’insignifiance des miracles, tantôt de leur impossibilité ; et, chose plus étrange encore, on voit le haut supranaturalisme donner la main là-dessus au rationalisme et au philosophisme.
h – Toute la direction qui incline vers M. Renan.
A nos yeux cette disposition, quoique glorifiée qu’elle soit maintenant, est aussi antirationnelle qu’antichrétienne. Si les faits sur lesquels l’Eglise a toujours fondé sa foi ont la vérité et la certitude qu’elle leur attribue (et jusqu’à la preuve du contraire nous avons le droit de le supposer, et avec l’authenticité du Nouveau Testament nous avons le droit de l’affirmer), ils sont les plus importants qui se soient passés ici-bas, puisqu’ils forment une sorte d’invasion dans notre monde, dans ce monde supérieur que la conscience annonce, que la science cherche et vers lequel nous portent d’irrésistibles pressentiments. Je l’ai dit ailleursi, soyons difficiles sur les miracles ; mais n’allons pas jusqu’à prononcer préalablement à l’examen, qu’il ne saurait y en avoir, ou qu’il est impossible de les reconnaître au milieu des duperies de la fraude, de l’ignorance, de la crédulité, et que l’apologie chrétienne ne doit ni ne peut plus s’y appuyer. Ce serait faiblesse et présomption tout ensemble, puisque ces faits d’un ordre supérieur, s’il en existe, ainsi que semblent l’annoncer les croyances superstitieuses elles-mêmes, sont sans contredit ceux qui portent le plus sûrement et le plus loin dans les hautes questions que l’esprit et le cœur, l’intelligence et la conscience posent de concert. Je ne saurais m’empêcher de le redire, la manière dont la philosophie religieuse et la haute théologie elle-même traitent les miracles de l’Evangile, est souverainement inconséquente. Je comprends l’indifférence dont ils sont l’objet de la part d’un monde qui n’apprécie que le bien-être matériel : ses miracles à lui, ce sont les merveilles de l’industrie, les machines à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques. Je comprends les dédaigneuses légèretés de ces mille doctrines panthéistes ou naturalistes, que chaque jour voit naître et mourir ; le déroulement de l’absolu, l’enchaînement fatal des causes et des effets n’admet pas d’interventions exceptionnelles, et l’impossible ne saurait être. Mais j’ai de la peine à concevoir que le théisme, sous ses diverses formes, tienne si peu de compte des manifestations supérieures qu’atteste le Nouveau Testament, et qui ont fondé le Christianisme et l’Eglise. Je m’étonne qu’il incline ainsi à les rejeter par des raisons la plupart du temps métaphysiques plutôt qu’historiques, ou à les mettre de côté par de simples fins de non recevoir, alors même qu’il n’en conteste pas la réalité. On court la terre et les mers, on descend dans les entrailles du globe, on étudie les restes des anciens temps, on sonde en tout sens l’univers pour recueillir les faits qui, de près ou de loin, peuvent répandre quelque lumière sur le grand problème de notre origine et de notre destinée. Or, voici des faits qui, s’ils sont certains, comme l’annonce à première vue la foi de la chrétienté, qu’ils ont fondée à l’origine, en disent infiniment plus que tous les autres, puisqu’ils procèdent directement du Ciel et de Dieu ; et ces faits qu’a portés jusqu’à nous le témoignage le plus formel, dont une foule d’esprits d’élite déclare avoir reconnu, après examen, la parfaite vérité, ces faits d’une incalculable valeur, on les raye de la science, sur le réquisitoire de l’opinion, alors même qu’on n’a ni songé ni réussi à les effacer de l’histoire. N’est-ce pas une aberration ?
i – « La Question chrétienne jugée par le bon sens. »
Je sais les répugnances de notre temps et ce qui les motive et les alimente. Je sais tout le discrédit que jette sur les miracles évangéliques, le merveilleux souvent si grotesque que le catholicisme prône à leur côté. Qui pourrait dire à quel degré cette apologétique renouvelée du Moyen-Age, compromet ce qu’elle prétend servir ? Je sais les mille présomptions défavorables que peut inspirer et que semble légitimer l’étude des traditions religieuses, auxquelles on assimile ce qu’on nomme la tradition chrétienne. Mais là, comme partout, efforçons-nous de séparer le vrai du faux et de distinguer l’histoire de la légende. C’est l’intérêt et le devoir de la science, aussi bien que de la foi, vu la suprême importance des faits évangéliques, s’ils sont ce que les font les Livres saints. La tendance qui, tout en les reconnaissant, les laisse à l’écart ou les prend à peine en considération est une violation flagrante de la vraie méthode théologique, et elle atteint peu à peu la doctrine théologique elle-même ; elle ruine, elle expose le contenu essentiel du Christianisme qu’elle se figure sauvegarder : ce qui n’étonne point lorsqu’on a réfléchi à l’étroite relation de la doctrine et de la méthode, et à l’ordre divin qui relie entre elles les différentes faces de la dispensation chrétienne.
On voudrait en vain le dissimuler, l’abandon ou la dépréciation de la preuve surnaturelle, en même temps que du principe d’autorité, dans les hautes régions de la dogmatique, est une des grandes causes de cet alanguissement de la foi et de la vie, qui se fait remarquer chez les croyants eux-mêmes, de ce malaise interne qui les ronge et qui n’est, en définitive, qu’un scepticisme vague, obscur, inconscient ; car il a son origine secrète dans une sorte de doute sur les bases de la Révélation et par suite sur ses mystères. On croit encore, mais à des idéalités plus qu’à des réalités vivantes, parce qu’on regarde moins à Dieu qu’à soi, et plus à l’Evangile qu’on s’est fait qu’à celui qui vient d’En haut ; on n’a plus cette pleine assurance, condition essentielle du don de l’esprit et du cœur ; les convictions tremblent sur le sol incertain et artificiel où elles sont assises. Le surnaturel, ne nous lassons pas de le dire, constitue le fond du Christianisme aussi bien que sa forme et sa preuve ; il existe dans son dogme, non moins que dans les phénomènes qui ont accompagné sa promulgation ; il existe dans les faits qui font son essence, comme dans ceux qui l’ont signalé et sanctionné. La christologie, par exemple (si on la prend telle que la donnent les Livres saints, c’est-à-dire telle qu’elle est, si elle est), la christologie, d’où tout sort et où tout revient, est une intervention divine immédiate, et la plus étonnante qui se puisse imaginer. Or, là comme partout, infirmer le surnaturel visible, c’est infirmer du même coup le surnaturel invisible. Le surnaturel de la doctrine à son pivot, son garant dans le surnaturel de l’histoire. L’histoire externe, objet de l’observation et du témoignage, susceptible, par conséquent, d’être constatée par les procédés ordinaires, démontre l’histoire interne, objet de la foi. Dans cette grande dispensation, qui est en même temps le grand mystère (1 Timothée 3.16), ce qui se passe sous l’œil de l’homme, est le signe et le gage de ce qui se passe au delà du voile.
Pour reconnaître dans le charpentier de Nazareth le Fils de Dieu, dans le crucifié du Calvaire le Sauveur et le Juge du monde, pour croire à un fait qui confond à ce point ma pensée, pour y croire, avec la confiance et l’abandon de l’enfant, il me faut quelque chose du Ciel qui me l’atteste ; pour recevoir la parole qui me l’annonce, non comme une parole d’homme, mais comme étant véritablement la Parole de Dieu (1 Thessaloniciens 2.13), il faut que Dieu y apparaisse en quelque manière, et que je n’y voie pas l’homme seul. Si je n’ai d’autre garant de l’Evangile que mon opinion ou mon impression, que l’intuition spirituelle ou l’expérimentation morale, que ce qu’on nomme le sentiment du divin, l’acquiescement de mon esprit et de mon cœur, je n’en admettrai que ce que mon esprit et mon cœur en approuvent, ou, selon l’expression du jour, que ce qu’ils s’en assimilent. Je m’en dirai le disciple, l’interprète ; et je m’en ferai l’arbitre, le juge, le maître. Je pourrai le retenir au nom d’une théodicée ou d’une anthropologie qui me paraîtra en refléter le contenu essentiel, mais au fond ce sera ma métaphysique ou ma mystique personnelle, ce sera ma notion propre plus ou moins empreinte des couleurs évangéliques, que je professerai sous le nom de Christianisme ; et ce Christianisme rationnel finira par n’être qu’une ombre du Christianisme réel ; et cette ombre même tendra incessamment à s’amoindrir, à s’effacer et à se perdre dans un pur idéalisme spéculatif ou sentimental.
En dernière analyse, c’est l’intervention divine immédiate, l’ordre surnaturel, la révélation proprement dite qu’on attaque dans le miracle ; il est impossible de ne pas le voir pour peu qu’on aille au cœur des choses ; et l’on s’étonne des illusions que d’illustres écoles se sont faites et se font encore à cet endroit. La Révélation étant le grand miracle que les autres ont pour but de certifier, tout ce qui ébranle la crédibilité des miracles tend à ébranler la crédibilité de la Révélation. Si les miracles, objet direct des récits et premier fondement des croyances sont, à un degré ou à l’autre, une excroissance légendaire, la révélation biblique qui ne fait qu’un avec eux, et par suite le Christianisme évangélique, en est une aussi. Il ne demeure que ce Christianisme ou ce Christ idéal que chacun forme à son image, et naguère si célébré. Une fois ce qu’on a nommé le témoignage de l’esprit, c’est-à-dire celui de la conscience ou de la raison individuelle, entièrement substitué au témoignage de Dieu, tout chancelle et croule faute d’appui, tout se quintessencie et se transmue, il ne reste à chacun que ce qu’il lui convient de garder. C’est le terme logique de ces tendances, par conséquent leur terme final ; et elles y arrivent les unes après les autres.
Il est difficile, je l’accorde, de résister aux entraînements de celle opinion ou de cette prévention que propagent de plus en plus les sciences métaphysiques, physiques, historiques, et qui pose comme désormais évident qu’il n’y a pas de surnaturel. Il faut pourtant que la théologie chrétienne, de même que la foi chrétienne, y résistent sous peine de périr, car le Christianisme est essentiellement supranaturaliste, dans son dogme comme dans son histoire, et tout ce qui va à lui enlever ce caractère va à lui enlever son fond constitutif. On est effrayé à la simple nomenclature des différentes écoles allemandes qui, dominées par le subjectivisme du temps, lui ont cherché ou lui cherchent cette base rationnelle, morale, mystique, la seule, à leurs yeux, sur laquelle il puisse se relever ou se maintenir : travaux immenses, efforts infinis, bouleversements incessants, tentatives gigantesques, constructions grandioses et éphémères qu’amène chaque souffle de l’opinion et qu’un nouveau souffle renverse.
Le Christianisme, j’entends le Christianisme surnaturel, qui est le Christianisme réel, doit rester sur ses antiques fondements ; ceux qu’on veut lui donner ne sauraient le porter. S’il vient du Ciel et de Dieu, c’est dans le Ciel et en Dieu, non dans )e monde ou dans l’homme, qu’il doit montrer ses éternelles assises ; c’est là que l’arbre de la foi doit plonger ses racines et puiser sa sève. Qu’il y ait dans ces dogmatiques spéculatives, dans ces essais de construction philosophico-théologique des côtés attrayants, qu’il y respire souvent beaucoup de foi et de vie spirituelle, qu’il en sorte des aperçus précieux pour l’apologie, nous ne le mettons point en doute ; mais le réalisme évangélique s’y évapore d’ordinaire dans un idéalisme ou un mysticisme aussi incertain que changeant ; ce sont en général des ombres sans corps et par là même sans prise et sans puissance.
Ne rejetons aucun des moyens qui peuvent ramener et soumettre le monde à l’Evangile. Laissons à la preuve rationnelle, morale, expérimentale, sa place et son action : une Large part lui est réservée dans l’œuvre de restauration ou de raffermissement que préparent les ruines elles-mêmes. Mais gardons-nous d’abandonner, sur des promesses fallacieuses, l’argument historique, ces manifestations, ces attestations d’En haut où la foi s’est essentiellement appuyée jusqu’ici. Que l’argument interne agisse librement sur le terrain si étendu et si divers où il se déploie et qui est loin d’être épuisé ; mais qu’il ne rompe pas avec l’argument externe, dont le contact l’achève en quelque sorte, et saris lequel il reste insuffisant et devient même compromettant. Nous avons essayé d’établir ailleursj que, sous cette forme absolue et exclusive qu’on réclame pour lui, il change ses services en périls, qu’il est le rationalisme de méthode qui conduit logiquement au rationalisme de doctrine, et que, partout où, sous son patronage apparent, il demeure du supranaturalisme dans la dogmatique, il s’en maintient aussi plus ou moins dans l’apologétique du système.
j – Chap. 3, « Arguments du supranaturalisme. »
Il faut le dire et le redire, le miraculeux est au centre de l’Evangile comme à sa surface ; il est dans son essence comme dans sa manifestation ou dans sa préparation ; il est partout, car il constitue et soutient tout. L’infirmer au dehors où il est motif de foi, c’est l’exposer au dedans où il est objet de foi. Il est historique, théopneustique et dogmatique. Nous appelons miraculeux historique celui qui peut se constater par les procédés de la critique ordinaire, qu’il, soit physique (guérisons, résurrections, etc.), ou intellectuel (prédictions, révélations), ou moral (caractère de Jésus-Christ, nouvelle création spirituelle). Le miraculeux théopneustique est cette action d’un ordre supérieur et exceptionnel qui conduisait en toute vérité les promulgateurs de l’Evangile, selon la promesse du Seigneur (Jean 16.13), et qui fait de leur parole la Parole de Dieu (1 Thessaloniciens 2.13). Le miraculeux dogmatique est le contenu même du Christianisme, où tout se rattache au grand mystère de piété (1 Timothée 3.16).
Le miraculeux dogmatique, Dieu en Christ, réconciliant le monde avec soi (2 Corinthiens 5.19), est l’objet propre de la foi, parce qu’il est la source de la grâce et de la vie. Les deux autres s’y rapportent et s’y terminent. IL est la fin. les deux autres ne sont que moyens. Le miraculeux théopneustique atteste et garantit le miraculeux dogmatique, et le miraculeux historique le miraculeux théopneustique : enchaînement organique, pour ainsi parler, car ce triple surnaturel ne fait qu’un dans la réalité des choses ; le témoignage de Dieu touchant son fils (Romains 1.1-3 ; Jean 1.9), n’est que le complément de l’œuvre de Dieu par son Fils (Hébreux 1.1 ; 2.3-4). Les puissances du Ciel annoncent la vertu d’En haut ; le miracle externe signale le miracle interne et le démontre par cela même.
Sans doute, le miraculeux dogmatique (christologie, grâce, réconciliation et régénération) est celui qui importe seul en définitive, puisqu’il constitue le fond vital de l’Evangile et que l’ordre entier du salut en dépend. Mais le miraculeux historique et le miraculeux théopneustique ont pour but de le dévoiler et de l’assurer, ils en sont la manifestation et la preuve. De là leur inappréciable valeur dans le plan providentiel ; de là la haute et large place qu’ils tiendront dans cette étude.
Nous avons à nous occuper d’abord du miraculeux historique, sur lequel tout va finalement s’appuyer.
Les faits de l’Evangile fournissent-ils à notre créance une base solide, une garantie certaine ? Voilà ce que nous avons à examiner, sans nous laisser troubler ou prévenir par les jugements du siècle contre tout ordre surnaturel. Les prétendus principes, d’où dérivent ces jugements, pourraient bien n’être, en fin de compte, que des préjugés, malgré la vogue dont ils jouissent. Il existe des préjugés scientifiques aussi bien que des préjugés populaires ; chaque époque, chaque opinion, chaque pente des esprits a les siens : on n’a pour s’en convaincre qu’à comparer le double courant empiriste et idéaliste que nous venons de traverser, et qui, portant la pensée à ses deux pôles extrêmes, faisant de l’erreur de la veille la vérité du lendemain, a tout mis sens dessus dessous, méthodes et doctrines. Souvenons-nous qu’en définitive, il n’y a de vraie science que celle qui a ses racines dans les faits (faits de conscience, — d’observation, — de témoignage). Etudions donc les faits que l’Eglise nous montre à sa base, afin d’en déterminer la nature, la signification, la portée réelle ; voyons et ce qu’ils sont et ce qu’ils disent, afin de nous assurer s’ils ne fournissent pas toujours à la foi, le fondement divin qu’elle y avait cherché et trouvé jusqu’ici.
C’est, je le répète, la grande question du moment : tout va y aboutir et finit par en dépendre. C’est en dernier résultat la question de vie ou de mort pour le Christianisme évangélique. Les concessions que certaines directions théologiques font à cet égard à l’esprit du temps, dans l’espoir de vaincre plus aisément ses résistances, ouvrent la digue au flot montant du rationalisme et du philosophisme, qui battent des mains et qui savent bien pourquoi.
La question est avant tout une question de fait. Laissons-la ce qu’elle est, et mêlons-y le moins possible les discussions métaphysiques qui l’ont troublée en tant de sens. Le miracle, s’accomplissant au point de rencontre du monde visible et du monde invisible, se perd nécessairement pour nous dans le mystère. Il s’agit donc de constater et non de préjuger.
Les miracles nommés dans l’Ancien. Testament אוֹת, מוֹפֵת, פֶלֶא dans le Nouveau σημειονν, δυναμις, τερας, θαυμα, sont des événements en dehors et au-dessus du cours général des choses, et destinés à établir que celui par qui ils arrivent est l’objet d’un concours divin tout spécial. Déviation locale, interruption momentanée des lois de la nature ou, si l’on veut, introduction dans notre monde d’effets qu’on ne saurait rapporter à des causes intra-mondaines, ils ne peuvent avoir lieu que par la volonté du suprême Ordonnateur ; ils sont dès lors, suivant une expression consacrée, la lettre de créance qui légitime les envoyés d’En haut, le sceau céleste qui certifie la réalité de leur mission et par conséquent la vérité de leur doctrine. Dieu montre qu’ils parlent en son nom, en agissant avec eux et par eux. Les miracles sont tout à la fois le signe, le moyen et le garant de la Révélation ; œuvre divine constatant une parole divine.
On a quelquefois reproché à ce point de vue de trop restreindre la fonction ou la fin des miracles, en les représentant uniquement comme preuve. Qu’ils aient été plus que cela, nous n’avons aucun motif de le contester, mais ils sont bien cela et c’est ce qui importe ici.
On a fait sur la nature et la définition des miracles d’innombrables difficultés dans lesquelles nous n’entrerons point. D’étranges assertions règnent à ce sujet dans le mouvement, actuel. On dit, par exemple, que la conception commune du miracle, comme de l’inspiration, y met un magisme indigne de Dieu, inadmissible dans l’ordre moral ; et là-dessus on se croit en droit de tout juger sommairement. Mais qu’est-ce au fond que se payer de mots et de mots vides ? Cet effroi actuel du magique ressemble fort à celui d’autrefois pour le mystique. (Et cet autrefois, c’était hier). Singulier prestige de certains mots dans les différentes directions de la pensée ! Encore une fois, attachons-nous à la question historique, en écartant le plus possible les questions de théodicée et de cosmologie qui ne vont ordinairement qu’à la troubler. Sans prétendre déterminer ce que sont les miracles en eux-mêmes, prenons-les comme des faits dont il s’agit d’établir la réalité et la fin providentielle. Dans l’ordre naturel lui-même, la science se tient à ce qui est, en se résignant la plupart du temps à ignorer ce qu’il est en soi.
Il peut être utile de s’arrêter un instant aux termes bibliques, en particulier à celui de σημειον qui est de beaucoup le plus fréquent. Il désigne un signe, une marque qui distingue un objet quelconque et sert a se faire reconnaître. Jésus-Christ reproche aux Pharisiens (Matthieu 16.3) de ne pas discerner les signes des temps, c’est-à-dire les circonstances providentielles, indices de l’accomplissement des oracles messianiques. Ses disciples lui demandent (Matthieu 24.3) quel sera le signe de son avènement. Saint Paul dit (1 Corinthiens 14.22) que la prophétie et les langues sont des signes, l’une pour les croyants, l’autre pour les non croyants. Il parle (2 Corinthiens 12.12) des signes de son apostolat. Et comme ces signes de la mission ou de l’opération divine sont des miracles, le mot σημεινον désigne généralement un miracle dans le Nouveau Testament, de même que le mot אוֹת dans l’Ancien. Ces deux mots sont fréquemment employés comme synonymes de δυναμις, τερας, θαυμα et de מוֹפֵת פֶלֶא ou bien encore ils s’unissent à ces derniers termes dans un même texte, ainsi que nous le voyons 2 Corinthiens 12.12, où saint Paul nomme ensemble les σημεια, les τερατα, et les δυναμεις.
Nous avons Hébreux 2.3-4, la notion et la fin biblique du miracle : « Comment échapperons-nous, si nous négligeons un si grand salut qui, ayant été d’abord annoncé par le Seigneur, nous a été confirmé par ceux qui l’avaient reçu de lui ? Dieu lui-même appuyant leur témoignage par des signes, des prodiges, de nombreuses manifestations de sa puissance et par les dons du Saint-Esprit. » (Pour quelques paroles du Seigneur à ce sujet cf. Jean 5.36 ; 10.37-38 ; 14.10-11).
Les termes bibliques expriment simplement par eux-mêmes des choses étonnantes, des faits et des événements extraordinaires ; ils ont le sens large que nous donnons au mot prodige ; ils désignent même quelquefois de faux miracles (2 Thessaloniciens 2.9). Mais, malgré cette indétermination qui tient au langage populaire des Ecritures et qui s’étend à tout, la signification propre de ces termes, leur pensée fondamentale ne saurait être douteuse ; elle est bien celle qu’y ont attachée l’Eglise et la théologie. Ils indiquent formellement des actes extranaturels, produits immédiats de l’intervention divine. Mille textes le prouvent (Actes 2.22 ; 10.38 ; Marc 16.20 ; Actes 14.3).
On a dit, il est vrai, que l’Ecriture, ne reconnaissant pas la distinction que nous établissons entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, rapporte tout immédiatement à Dieu, et que dans ce panergisme général il n’existe plus de place ni de raison pour la notion commune du miracle. — Quelque fondée que soit, sous certains rapports, cette observation, elle est loin d’avoir la portée qu’on lui attribue, de légitimer l’induction qu’on en tire. Ce qu’on prétend effacer par là persiste aux yeux des lecteurs non prévenus. Il est hors de doute que l’Ecriture nous montre en toutes choses la main de Dieu ; la foi doit la voir et la voit en effet partout, car tout est de Lui et par Lui. Mais dans le miracle il y a une intervention toute spéciale. Ainsi, pour citer quelques exemples, c’est Dieu qui fait lever le soleil, c’est lui qui envoie les pluies et les saisons fertiles, c’est lui qui nous donne notre pain quotidien. La religion célèbre ces bienfaits de la Providence, la prière les sollicite, la piété en rend grâces. Est-ce à dire que l’Ecriture confonde ces actes providentiels avec d’autres actes analogues qu’elle présente comme miraculeux ? Ne met-elle pas une différence essentielle entre l’action divine qui dirige l’armée céleste, qui dispense les jours et les nuits, et celle qui répondit à la prière de Josué (Josué 10.12-13) ; entre celle qui donne à la terre les pluies du ciel, et celle qu’obtinrent les requêtes d’Elie (1 Rois 18.13) ; entre celle qui change annuellement le brin d’herbe en épi, et celle qui multiplia les pains dans le désert (Matthieu 14.19 ; 15.32). La diversité spécifique des faits ne ressort-elle pas immédiatement de la nature des écrits, comme de la nature des choses ? De même, le rétablissement des malades, de quelque manière et par quelque moyen qu’il s’accomplisse, est un don de Dieu qui doit inspirer une pieuse gratitude. (Voy. Philippiens 2.27, ce que saint Paul dit d’Epaphrodite). Mais certes, il y a quelque chose de plus, il y a quelque chose d’autre dans le pouvoir de guérir qu’exerça Jésus-Christ et qu’il confère à ses disciples (Matthieu 10.1, 8). Réduire les χαρισματα ιαματων à des talents ou à des arts médicaux, comme l’ont fait l’ancien et le nouveau rationalisme, c’est heurter l’esprit et la lettre des Livres saints. La différence qui sépare les deux ordres de faits, pour n’être pas toujours exprimée catégoriquement, n’en est pas moins réelle et manifeste dans la pensée des écrivains. S’ils ne tracent point, entre ce qui est miracle et ce qui ne l’est pas, la ligne exacte de démarcation qu’on voudrait avoir, et que la science elle-même n’a point trouvée, par la raison toute simple que le miracle se perd nécessairement dans le mystère, il est impossible d’hésiter sur la notion qu’ils s’en forment, et que révélerait et démontrerait au besoin l’emploi qu’ils en font comme motif et fondement divin de la foi. Cette notion est bien celle du supranaturalisme : les récits des Evangiles et des Actes le mettent en évidence de toute part. Lisez seulement Matt. ch. 9, la guérison du paralytique, Act. ch. 3, celle de l’impotent. Et quand on parcourt ce que dit saint Paul des vertus célestes qui agissaient dans l’Eglise (1 Corinthiens 12.4-11, 28-30) ou qui sanctionnent son apostolat (Romains 15.19 ; 2 Corinthiens 12.12), peut-on douter qu’il y vit du surnaturel au sens propre ? Ajoutons qu’en thèse générale l’Ecriture est loin de confondre les deux ordres de faits, même dans sa terminologie. Quoiqu’elle les rapporte l’un et l’autre au concours divin, elle n’attache qu’à un seul le caractère et le nom de miracle.
L’objection n’est donc qu’un de ces faux-fuyants de l’esprit de système qui, tout en se glorifiant de son large spiritualisme, ne craint pas de se réfugier au besoin dans un littéralisme excessif. Ce n’est pas le seul cas où se présente cette instructive et curieuse observation.
Dans le miracle, l’intervention d’une causalité supérieure interrompt ou modifie les lois générales de la nature, nommées dans l’Ecriture sainte les ordonnances des deux et de la terre (Jérémie 33.25 ; 31.35-36 ; Job 38.33). Tout ce qui se fait conformément à ces lois est dit naturel, tout ce qui s’en écarte est dit extra-naturel, miraculeux.
Il y a des faits dont la cause nous est inconnue, mais que nous classons, par analogie, parmi les faits naturels, les phénomènes du magnétisme animal et minéral, par exemple, et bien d’autres. Ne sont miracles, au sens propre et théologique, que les faits que nous jugeons décidément en dehors ou au-dessus du cours général des choses, soit dans l’ordre physique, soit dans l’ordre moral. Marcher sur les eaux, être dans le feu sans brûler, s’élever au ciel, apaiser les tempêtes, guérir les malades, ressusciter les morts par une parole, etc., etc., ce sont là des actes miraculeux, parce que nous avons la pleine conviction qu’ils ne peuvent avoir leur cause dans les prédispositions ou les forces naturelles, dont ils sont une flagrante déviation. La foi aux miracles suppose donc une certaine connaissance des lois de la nature ; elle suppose également que l’action de ces lois est constante, quand elle n’est pas suspendue par un pouvoir supérieur. De là une difficulté souvent donnée pour invincible, celle de distinguer avec certitude entre le surnaturel et le naturel. Mais, quoique le monde et l’âme humaine recèlent bien des mystères, dans la plupart des cas, tels que ceux que nous venons d’indiquer, nous ne saurions hésiter sur la réalité du miraculeux évangélique, elle se manifeste avec une évidence immédiate et irrésistible.
Au lieu de s’attacher à la nature des miracles, selon la marche ordinaire, on peut les considérer dans leur rapport avec les forces de celui qui les opère, les circonstances où il se trouve, les moyens dont il fait usage. C’est peut-être la méthode la plus simple, la plus prompte et la plus sûre pour en constater l’existence positive.
Le pouvoir de l’homme nous est connu. Si dans ses progrès scientifiques et pratiques il réussit à produire de merveilleux effets, c’est en s’emparant des forces de la nature, c’est en obligeant l’eau, l’air, le feu à le servir, c’est en se soumettant les éléments, c’est en faisant agir au gré de sa volonté ce qui existe hors de lui, après en avoir fait la conquête par son intelligence. Dans tous ces cas, ce n’est pas sa puissance propre qui s’est accrue, ce sont des puissances étrangères qu’il s’est adjointes et qu’il contraint à lui obéir. Mais lorsque, sans l’emploi d’aucun secours et d’aucun moyen extérieur à lui, il accomplit des choses évidemment au-dessus des forces humaines, c’est alors qu’il y a miracle. Nous savons, de science certaine, que la parole d’un être semblable à nous ne peut rendre la vue à un aveugle, faire entendre un sourd, marcher un boiteux, etc., etc. Si quelqu’un fait cela par sa parole seule, il fait ce qui est manifestement au-dessus du pouvoir humain, des miracles, ou pour mieux dire, Dieu en fait par lui. — Les difficultés tirées de notre ignorance des lois de la nature n’arrêtent plus, quand nous envisageons ainsi les miracles moins en eux-mêmes que dans leurs rapports avec celui à la voix duquel ils ont lieu. Dès que l’événement n’a pu être produit par lui, dès que l’acte qui s’accomplit par sa médiation est impossible aux forces humaines, soit absolument, soit relativement, il faut bien reconnaître qu’une force supérieure est intervenue. Je dis impossible absolument ou relativement, car un fait peut rester miraculeux dans telles circonstances données, lors même qu’on établirait que, pris en soi et indépendamment des circonstances qui l’accompagnent, il aurait pu s’accomplir par des causes naturelles. Ainsi certaines guérisons du Nouveau Testament (fièvre, épilepsie, etc.) considérées en elles-mêmes, pourraient, à la rigueur, s’expliquer par l’impression morale et rentrer dans ce qu’on a nommé la médecine mentale. Mais ce moyen, comme tous les moyens naturels, est nécessairement incertain ; il réussit ici, il échoue là, tandis que la parole des fondateurs du Christianisme se montre constamment efficace ; si elle s’arrête ou s’abstient, c’est d’elle-même et parce qu’elle ne juge pas à propos d’agir. (Jésus-Christ à Nazareth, ou devant Hérode, etc.). Ainsi encore, en accordant contre la déposition des récits. (Jean 19.34) et la nature des faits, que la mort de Jésus-Christ n’ait été qu’une syncope (explication rationaliste), il resterait visiblement du miraculeux dans sa résurrection, qu’il avait plusieurs fois prédite en même temps que son supplice. Car, comment prévoir qu’on sera descendu de la croix dans un état de mort apparente, et qu’on reviendra à la vie, lorsque sur mille crucifiés il n’en est pas un seul à qui cela arrive ?
Les miracles évangéliques constatés (et quoi qu’en dise l’opinion du jour, ils peuvent l’être, et ils le sont par l’authenticité du Nouveau Testament), l’argument qu’ils fondent se légitime et s’impose de lui-même ; évidemment, en dehors de l’ordre établi, ils n’ont pu s’opérer que par l’intervention ou avec l’autorisation divine. C’est l’induction spontanée de la raison, c’est l’attestation immédiate de la conscience religieuse, c’est la déclaration constante de l’Ecriture. L’homme, par l’intermédiaire duquel le miracle s’accomplit, n’en est pas l’auteur réel, il n’en est que l’instrument ou le prophète. Cet homme est donc de Dieu ; ses œuvres certifient ses paroles. Il y a là une intuition du sens religieux et du sens commun contre laquelle vont échouer tous les artifices de la dialectique, une fois la réalité des faits et leur caractère surnaturel mis hors de cause ; c’est un de ces sentiments immédiats et invincibles qu’on peut troubler, mais qu’on ne peut étouffer ; c’est la réponse de l’aveugle-né aux Pharisiens : « Vous ne savez d’où il est, et cependant il m’a ouvert les yeux. »
Les miracles constituent un des principaux boulevards du Christianisme, aussi l’incrédulité a-t-elle dirigé contre eux tous ses efforts. Elle en a nié la possibilité ; elle a contesté la validité de l’argument qu’on en tire ; elle a révoqué en doute la réalité de ceux que racontent les Livres saints. C’est la même marche que dans sa critique de la Révélation. Cela devait être, puisque la Révélation est le grand miracle que manifestent et constatent les autres. Mais par une des étrangetés de notre temps, ce n’est plus le seul philosophisme ou le seul rationalisme que nous rencontrons ici devant nous, c’est aussi le haut supranaturalisme qui s’est figuré faire un progrès en abandonnant cette citadelle de la foi et en s’unissant à ceux qui la battent en brèche.
Si l’on nous accusait de persister dans la vieille ornière de l’apologétique, nous répondrions que nous ne pouvons autrement, par les motifs que nous avons assez longuement déduits pour n’avoir pas, besoin d’y revenir. Relevons seulement une des singularités de cette accusation. On affirme que la méthode que nous suivons, « la vieille méthode historico-rationnelle qui consiste à établir d’abord la nécessité et la possibilité de la révélation, et ensuite que cette révélation est dans le Christianisme, est le caractère distinctif du rationalisme et qu’elle a le rationalisme pour inévitable résultata. » Il y a là une bizarrerie qui mérite d’être notée. On rétorque contre notre marche le reproche fondamental que nous avons adressé à celle qu’on nous opposeb. Si nous maintenons à la preuve historique ou miraculeuse la place qu’elle a toujours occupée et qu’on cherche à lui ravir, c’est qu’elle nous paraît le vrai boulevard du supranaturalisme contre le flot montant du rationalisme métaphysique et mystique.
a – Revue chrétienne, 1re année, p. 595-597
b – V. discussion sur les preuves internes, chap. III.
L’accusation repose en fait sur une équivoque verbale ; elle est un pur jeu de mots où l’on passe du sens étymologique au sens théologique du rationalisme. Sans doute, la preuve de raisonnement, qu’elle soit historique ou dogmatique, est du rationalisme en tant qu’elle produit la conviction intellectuelle ou rationnelle, et toute preuve en sera ; la preuve morale elle-même, car elle n’est preuve qu’à la condition de forcer l’assentiment de la raison. Mais le rationalisme théologique est autre chose ; il est la négation avouée ou latente, explicite ou implicite, de l’ordre surnaturel où placent les Livres saints. Comment dire alors que le maintien de l’argument surnaturel le porte en germe ou le constitue déjà ? Quand renoncera-t-on à ces artifices qui brouillent tout, en confondant les diverses acceptions des termes ?
Dans la question si tourmentée du miraculeux évangélique, la marche de la défense est imposée par la nature de l’attaque. Nous avons à en établir, ainsi que nous le disions ci-dessus, la possibilité, la valeur probante et la réalité historique.
On a contesté la possibilité des miracles, comme celle de la Révélation, par des arguments pris ou dans la nature de l’homme, ou dans la nature des choses, ou dans la nature de Dieu. On a dit que l’esprit humain est forcé par sa propre constitution de rapporter tout ce qui arrive dans le monde à des causes extraordinaires, et que, s’il a pu, dans son enfance, admettre le merveilleux, il ne le peut plus au degré de développement et de lumière où il est parvenu. — Que les lois de la nature sont immuables et que rien n’en saurait interrompre l’enchaînement régulier. — Que Dieu, qui a tout prévu et disposé dans ses conseils éternels, n’a nul besoin de changer l’ordre qu’il a une fois établi, et que supposer qu’il l’ait fait, ainsi que l’implique une intervention miraculeuse, c’est accuser d’imperfection ses attributs, ses plans et ses œuvres.
Sans entrer dans l’examen de cette argumentation, nous lui opposerons les quelques principes généraux suivants :
a) L’idée du miracle ou d’une intervention immédiate de la Divinité répugne si peu à l’esprit humain dans ses tendances natives que nous la trouvons dans tous les temps et chez tous les peuples. Quand on avance qu’elle ne peut se soutenir devant les lumières de notre époque, je ne vois là qu’une assertion sans preuve. Que cette idée soit inconciliable avec certaines théories métaphysiques et cosmologiques, je l’accorde ; mais il reste à savoir ce que valent ces théories. Les Newton, les Pascal, les Leibnitz, etc., étaient-ils donc des intelligences si inférieures à celles de nos jours ? Ou bien a-t-on fait la découverte de quelque grande loi physique et morale qui rende absurde de croire maintenant ce qu’ils ont cru ? Les découvertes du télescope et du microscope ne font qu’agrandir l’empire du suprême Ordonnateur. Si elles ramènent souvent au naturel un surnaturel apparent, loin d’infirmer le surnaturel en soi, elles l’annoncent ou l’impliquent partout en montrant que le naturel ne peut avoir en lui-même sa raison d’être. Aussi longtemps que la notion d’un Dieu créateur, conservateur, régulateur, la notion d’une Providence libre et souveraine planera sur le monde et sur la science, la possibilité de son intervention et par conséquent celle des miracles demeurera évidente pour la raison comme pour la piété. La prière seule, cet instinct du cœur, cette attente d’une réponse du Ciel, cette foi à un concours divin qui saisit l’incrédulité elle-même, la prière atteste que par delà les lois générales du monde il existe l’action secrète de la justice et de la miséricorde éternelles ; et la prière est une de ces aspirations de la conscience immédiate, contre lesquelles se briseront sans fin les raisonnements et les systèmes parce qu’elles leur sont antérieures et supérieures. Que de mystères sur les confins du monde visible et du monde invisible ! Que de raisons d’être circonspects sur les faits qui vont y toucher !
b) Les mêmes observations s’appliquent aux arguments pris dans la marche générale des choses, car ils ne sont au fond que des duplicata des premiers. Affirmer que la chaîne des causes secondes est indissoluble, c’est nier la libre Providence divine. A entendre ce genre d’objections, aujourd’hui si répandu, ou dirait que les partisans des miracles nient la constance des lois de la nature. Mais, au contraire, la foi à la constance des lois de la nature est impliquée dans l’idée même de miracle ; si la nature n’avait rien de régulier, de fixe, d’uniforme, on ne pourrait voir de miracles nulle part, par cela même qu’on en pourrait voir partout, car tout est merveilleux au fond. La question n’est pas là. Il s’agit seulement de savoir si le Créateur et l’Ordonnateur du monde peut y agir en dehors ou au-dessus des lois qu’il y a établies. Que le panthéisme et le naturalisme le nient, nous le concevons : Dieu n’est pour eux qu’une entité nominale, ou, ce qui revient au même, qu’un principe, une force occulte qui se déroule en ligne droite. Le déisme, où il ne reste qu’un Dieu retiré en lui-même, loin de l’univers qui va sans lui, peut aussi le contester. Mais nous ne concevons pas que le théisme qui admet à la fois l’immanence et la transcendance divines, le mette en question comme il fait si souvent, puisque c’est mettre en question du même coup la cause libre et souveraine devant laquelle il s’incline avec nous, dans la persuasion que tout en dépend et qu’elle ne dépend de rien. L’oubli de Dieu et de la Providence, la négation du vrai principe théiste, se cachent manifestement dans ces objections qu’on répète, la plupart du temps, sans se demander d’où elles viennent. Elles tombent d’elles-mêmes, ou plutôt elles ne s’élèvent point là où règne la pensée sérieuse du Maître du monde. Le théisme, reconnaissant toutes les données immédiates de la conscience religieuse, adorant le Dieu vivant, au-dessus du monde qu’il a créé, et au dedans du monde qu’il anime et régit, le théisme ne peut pas ne pas reconnaître la Providence particulière, c’est-à-dire la libre intervention divine dans la nature et dans l’histoire, à côté de la libre intervention humaine. Et la notion de la Providence particulière emporte celle de la possibilité des miracles, sinon celle de leur réalité. Elle dit qu’ils peuvent être : il s’agit simplement de savoir s’ils sont.
Il est certes curieux que le négativisme ait voulu s’appuyer sur l’Ecriture. Mais que n’a-t-il pas tenté ? On a cité Psaumes 143.6 : Il les a établies à perpétuité et pour toujours ; il y a mis un ordre (une loi) qui ne change point ; et quelques expressions analogues (Ecclésiaste 1.10 ; Jérémie 31.35-36). — Mais aucun de ces textes ne dit ce qu’on lui fait dire ; aucun n’a trait aux miracles ; ils proclament un fait que les miracles supposent, savoir la constance générale des lois de la nature ; ils se trouvent dans un livre plein de miracles.
c) Quant aux objections qu’on prend dans la nature de Dieu, elles nous ramèneraient sous d’autres aspects aux objections précédentes. Disons seulement que, partant de prémisses à mille égards inconnues, — (car Dieu est nécessairement pour l’homme, et probablement pour tout esprit créé, l’Etre incompréhensible), — elles sont par cela même incertaines, et qu’elles porteraient contre la création qu’admet le rationalisme, aussi bien que contre l’ordre surnaturel qu’il nie ou conteste.
La négation du miraculeux s’appuie communément sur deux raisons générales : l’une a priori, notion de Dieu et du monde ; l’autre a posteriori, existence d’un miraculeux reconnu fantastique ou mythique dans toutes les religions positives. De la première, on conclut contre la possibilité du miraculeux en soi ; de la seconde, contre la réalité du miraculeux chrétien. Il tombe, dit-on partout, devant l’investigation critique, comme la sorcellerie et la magie auxquelles il tient de si près.
La première raison la raison métaphysique, ne fait, ainsi que nous l’indiquions tout à l’heure, que placer la question entre le théisme et le déisme ou le panthéisme, et ainsi posée, elle est, je pense, résolue pour nous.
Quant à la raison historique, tirée des rapports du miraculeux chrétien avec le miraculeux mythologique, elle n’aurait la valeur et la portée qu’on y attache qu’autant que le Christianisme ne se séparerait pas de tout le reste par son essence et par sa preuve. Le Christianisme a pour lui des caractères de vérité et des signes de divinité, il a un témoignage interne et externe qui, le plaçant tout à fait à part, brise le réseau analogique où l’on prétend l’enfermer.
Si l’on y regarde de près, on ne trouve dans le négativisme si confiant de nos jours que des probabilités ou des vraisemblances spécieuses, qu’il entasse sans tenir compte des probabilités contraires qui les contrebalancent ou les renversent : nulle part, la preuve qu’il croit avoir. Cette preuve, il l’a placée dans un mot qui a fait fortune, mais qui condamne la plupart du temps, car il n’est vrai que pour le naturalisme et le panthéisme absolus. « Le surnaturel, répète-t-on de divers côtés, serait le surdivin. » Ce mot spirituel juge en fait bien des systèmes qui s’y retranchent, ceux en particulier que nous avons ici devant nous, puisqu’ils veulent rester théistes.
Rappelons ce que nous avons eu occasion de dire des données immédiates de la conscience religieuse et morale, ces faits-principes, point de départ de la science et son point d’appui constant. La conscience, en tant qu’organe des vérités premières, des notions a priori, est révélatrice et par cela même normative et constitutive. Ces intuitions, ces dispositions, ces tendances natives sont en dernière analyse la loi suprême de l’existence et de la destinée humaines, comme les instincts le sont chez les animaux. La science y a sa racine et sa base, et elle doit y chercher sa lumière et sa règle. Lorsqu’elle ne les prend pas pour guide, elle les rencontre à la fin pour juge. Elle s’y brise toutes les fois qu’elle va s’y heurter.
Eh bien, la conscience est théiste, en ce sens que la religion ou la religiosité, dont elle est la source, a des éléments essentiels qui ne restent que dans le théisme. Le Dieu qu’elle annonce, quoique à bien des égards le Dieu-inconnu, n’est ni le Dieu de loin du déisme, ni le Dieu-monde du naturalisme, ni le Dieu-idée du panthéisme. C’est le Dieu-providence, Dieu libre et souverain, ordonnateur et rémunérateur, Dieu personnel, pour employer le terme du jour, qui intervient incessamment et dont l’homme cherche partout à désarmer la justice ou à s’attirer la bienveillance. Tel est l’esprit de tous les cultes, même les plus grossiers : fait capital et, à vrai dire, décisif, dès que l’autorité de la conscience et de ses grandes révélations est reconnue ; car si la science ne sait pas toujours s’y tenir, elle est toujours forcée d’y revenir. Ces données intuitives, qui font l’homme ce qu’il est, survivront toujours aux erreurs et aux superstitions dont elles se recouvrent trop souvent, et dont on s’efforce en vain de les rendre solidaires.
Plus on cherche à se rendre compte des antipathies du siècle pour les miracles, de ces antipathies si générales, si vives, si fortes que la haute théologie elle-même s’y associe à ses risques et périls, plus on demeure convaincu qu’elles tiennent essentiellement à cette vague présupposition d’impossibilité que nourrit l’esprit du temps. Là est la principale source des négations de l’incrédulité, des incertitudes et des précautions timorées de la foi ; là est aussi la raison première de ces directions critiques qui, tournant et retournant les anciens documents du Christianisme, sont arrivées à semer le doute sur leur authenticité pour pouvoir l’étendre sur leur contenu. Mais, ne nous lassons pas de le redire, en dehors du positivisme naturaliste et de l’idéalisme panthéistique, cette opinion si accréditée, qui impose comme un principe le rejet du miraculeux, n’a, au fond, d’autre garantie qu’elle-même ; elle est une pure prévention. La présupposition sur laquelle elle porte est simplement affirmée ; on se confesse hors d’état de la démontrer ; on se retranche derrière une évidence qui ressort, dit-on, du cours général des choses ; on se plaint que les apologistes répètent leur mot éternel : « prouvez que c’est impossible », comme si ce n’était pas leur droit ; et l’on passe par dessus avec une dédaigneuse hauteur, comme si le refus de la preuve était plus que la preuve elle-mêmec. Eh bien ! est-ce le langage, est-ce le procédé de la vraie science en présence des mystères du monde et des merveilles qu’il déroule sous nos yeux, à mesure qu’il s’ouvre à nos investigations ? Cette opinion si confiante n’est, à vrai dire, qu’un préjugé (même au point de vue rationnel), car elle repose sur une notion du monde qu’on peut appeler scientifique, mais que rien ne garantit. La libre souveraineté de Dieu, que le sentiment religieux a à sa base, emporte la possibilité de l’ordre surnaturel, qu’implique la prière et qu’attestent les croyances universelles. Dès lors, l’intervention miraculeuse que l’Eglise place à son origine peut être ; il ne reste qu’à examiner si elle est réellement : question capitale puisque le Christianisme en est solidaire, question difficile en raison des troubles et des doutes qu’y a jetés une critique sans frein, mais qui, débarrassée des préoccupations systématiques dont on l’a recouverte, se simplifie singulièrement. Franchement traitée sous sa forme historique, qui est la vraie, les solutions négatives y céderaient bientôt, croyons-nous, à la vieille solution positive. Tout est décidé, au fond, dès que l’authenticité du Nouveau Testament est reconnue.
c – Liberté de penser, 1848, art. de M. Renan, intitulé : Historiens critiques de Jésus.
Cette preuve a été attaquée de bien des manières. On l’a déclarée insuffisante, sinon absolument nulle : 1° en elle-même ; 2° dans le témoignage qui nous l’a transmise ; 3° par la possibilité que les miracles aient un autre auteur que Dieu ; 4° par l’assertion que la foi chrétienne ne s’est pas primitivement basée sur les miracles ; 5°> par le fait que les miracles laissèrent dans l’incrédulité la masse des Juifs et des païens qui en furent témoins.
1er Chef. — Insuffisance ou défaut, de la preuve en soi. — a) On a dit qu’il n’y a pas de connexion nécessaire entre la certitude d’une doctrine et l’apparition de certains phénomènes extraordinaires lors de sa promulgation ; que la vérité se prouve par sa propre évidence, non par des faits extérieurs et étrangers ; qu’on n’a jamais songé à démontrer une théorie philosophique, ou une proposition mathématique, par la raison qu’elle venait de tels ou tels hommes, qui avaient accompagné leurs assertions de tels ou tels actes ; et qu’un système religieux doit s’établir de la même manière que ces théories et ces propositions, c’est-à-dire se légitimer par lui-même.
Sans doute, le miracle ne porte point en soi l’évidence immédiate de la doctrine en faveur de laquelle il s’opère, il ne l’explique ni ne l’éclaircit. Mais il prouve que cette doctrine vient de Dieu et c’est par là qu’il en constate la vérité ; il la légalise et la certifie en y apposant le sceau du Ciel. Si les promulgateurs d’une philosophie naturelle ne démontraient, à des signes formels, qu’elle est une révélation de Dieu, je croirais à cette philosophie, bien certain que l’explication que Dieu me donnerait lui-même de l’homme et du monde serait la vraie solution du problème des existences. Le sens commun admettrait spontanément la validité de cette preuve une fois faite ; car, que sont les plus hautes spéculations de la science, auprès d’une parole d’En haut, quand il s’agit du secret de la création, du mystère de l’origine et de la fin des choses ? Or, voilà ce que font les miracles pour la religion. Ce sont les signes de l’intervention divine, les lettres de créance des envoyés ou des plénipotentiaires du Ciel ; ils sont pour ceux qui les opèrent ce que sont pour un ambassadeur les lettres de son souverain ; ils sont pour leur mandat ou pour leur mission ce qu’est pour un effet de commerce la signature du négociant qui l’a émis : et voilà ce qui fait leur valeur et leur force (Marc 16.20 ; Actes 19.3, etc.). — L’argument qu’on en déduit repose sur le même principe que ceux que l’on tire de l’étude de la nature dans la théologie rationnelle : des deux parts on s’élève à Dieu par ses œuvres. C’est le raisonnement de l’aveugle-né (Jean 9.30 : Il est étrange, etc.). L’argument cosmologique élève à Dieu créateur et ordonnateur, l’argument miraculeux élève à Dieu révélateur.
Malgré l’assurance avec laquelle se produit cette objection aussi commune aujourd’hui qu’elle était rare autrefois, nous n’y saurions voir qu’une prétention excessive et illicite. Une doctrine religieuse qui a pour elle des témoignages ou des signés formels de divinité, s’impose par cela même à l’esprit et au cœur ; elle a sa garantie dans son origine. Ne serais-je pas autorisé ou, pour mieux dire, obligé à croire, si le Seigneur me faisait entendre sa parole, comme autrefois à Israël près de Sinaï ? N’aurais-je pas le droit, ne me sentirais-je pas sous l’obligation de croire, si un ange venait me le déclarer de sa part, comme à Zacharie ou à Marie ? El n’ai-je pas également ce droit, ce devoir, si des hommes qu’il a marqués de son sceau me l’annoncent en son nom ? Puis-je leur refuser ma foi, quand il leur rend lui-même témoignage par les effets visibles de sa puissance (Hébreux 2.4) ; le puis-je sans manquer à une des lois les plus impérieuses de mon être intellectuel et moral ? Dès que Dieu est là, la créature ne doit-elle pas s’incliner ?
On nous dit que la raison ou la conscience (car c’est tout un ici), ne peut croire qu’à ce qu’elle juge vrai en soi, en d’autres termes qu’à ce qu’elle comprend, à ce qu’elle s’assimile par intuition logique ou morale ; que tout dogme, tout fait dont elle n’a pas l’intelligence n’est pour elle qu’un mot vide de sens ; que la croyance fondée sur le miracle et sur une autorité extérieure, la croyance qui s’impose au lieu de se démontrer est, pour la pensée et pour le sentiment, comme n’étant pas. Et quand nous montrons les mystères de l’homme et de la nature, ces mille choses incomprises en nous et autour de nous, auxquelles il faut bien croire puisque nous en vivons, on nous répond que si la raison admet l’incompréhensible dans l’ordre physique et métaphysique, c’est sur la foi de la preuve, c’est-à-dire sur sa propre autorité. Mais n’en est-il pas de même de l’ordre surnaturel que proclame l’Evangile ? N’est-ce pas à la raison, n’est-ce pas à la conscience qu’on s’adresse pour le constater ? Et une fois reconnu, ce que nous supposons en ce moment, quand on demande à la conscience et à la raison de se soumettre à ce qu’il atteste, n’est-ce pas à un de leurs principes les plus élémentaires qu’on fait appel ?
Ces fins de non-recevoir persistent et persisteront toujours dans le philosophismea, qui ne voit dans le miraculeux évangélique qu’une légende, une mythologie, alors même qu’il l’environne d’un respect conventionnel. Elles persistent dans le rationalisme, qui n’est qu’un christianisme philosophique. — Mais, ce n’est pas uniquement contre le philosophisme et le rationalisme que nous avons à défendre le fondement divin de la foi, c’est aussi contre des écoles qui demeurent à divers égards supranaturalistes par leur principe matériel, ou par leur dogme, en cessant de l’être par leur principe formel, ou par leur méthode. Ces écoles reprennent à peu près toutes les objections du philosophisme et du rationalisme : seulement elles s’attaquent moins à la réalité des miracles évangéliques qu’à la preuve qu’y ont cherchée jusqu’ici la théologie et la religion. — En accordant, quoique d’ordinaire avec bien des réticences, le surnaturel du Nouveau Testament, elles soutiennent qu’il n’a pas la fin providentielle, la valeur probante qu’on y a attachée, et que l’Apologétique fait fausse route, ou se frappe de nullité, en continuant à y placer la démonstration de la divinité du Christianisme. Ces écoles ont pour maxime que le miracle, loin de pouvoir produire la foi, la suppose, qu’il n’est signe que pour le croyant. Cette idée, sortie du grand mouvement subjectiviste de nos jours, patronnée par de grands noms et spécialement par celui de Schleiermacher, règne plus ou moins dans tout ce qui nous vient de l’Allemagne. Nous l’avons déjà rencontrée et nous la rencontrerons souvent encore, appelant de mille manières à son aide la logique, la métaphysique, la critique. Voici comment elle a été formuléeb :
a – Voir, par exemple : Rapport du Concours sur la Certitude, par M. Frank. Introd. p. 77.
b – Art. de M. Colani, à propos d’une de mes brochures (Revue de Strasbourg, vol. IV, p. 381).
« Sans crainte de voir mon intention mal comprise, je dis que le miracle, malgré toute sa réalité, ne peut servir de preuve en faveur de la divine origine du Christianisme. Je n’insiste pas sur la difficulté de constater suffisamment les faits merveilleux à dix-huit siècles de distance… une difficulté n’est point une impossibilité. Mais ce qui en est une, c’est de reconnaître le miracle comme tel autrement que par la foi. Un miracle est d’abord un fait sans cause appréciable… ; ou bien un fait réputé impossible, précisément parce que nous ne connaissons aucune force capable de le produire… Tout ce que l’entendement peut faire, c’est de dire que la cause inconnue réside dans l’individu, auteur du miraclec. Aller au delà, conclure à une puissance divine agissant dans cet individu, c’est quitter le terrain de l’observation et sortir des limites de la raison pure. Il en est ici comme de l’argument cosmologique pour l’existence de Dieu. L’entendement démontre parfaitement que la causalité du monde ne peut être aucune des causalités partielles que nous percevons ; mais le syllogisme ne mène point au delà ; et pour admettre que cette causalité suprême et inconnue est Dieu, le Dieu vivant et personnel, il faut un acte de notre conscience morale. Le miracle n’est compris que de la foi, il ne la crée donc pas, etc,.. »
c – Ce que l’entendement dit le plus souvent, au contraire, c’est que cette cause ne saurait être là.
Cette argumentation, aujourd’hui si générale et si confiante, est-elle réellement fondée ?
Elle a contre elle une des doctrines les plus constantes de l’Ecriture qui, d’un bout à l’autre, donne les miracles comme les signes de l’intervention divine et par suite de la parole divine. Si cette observation ne porte que pour ceux qui reconnaissent d’une ou d’autre manière la révélation biblique, elle est grave pour eux. Mais l’argumentation que nous avons à juger a aussi contre elle le témoignage spontané de l’esprit ou du cœur humain ; elle a contre elle une des intuitions les plus vives de la conscience religieuse. Partout et toujours, en croyant reconnaître le miracle, l’homme a cru sentir la présence et l’action de Dieu. Et la réflexion ne se rend-elle pas à cette pensée primesautière ; ne finit-elle pas par la justifier ? Plaçons-nous devant des miracles avérés, tels que le sont, ou sont censés l’être, ceux de l’Evangile pour l’opinion que nous discutons, et demandons-nous si l’examen ne confirme pas l’induction immédiate de la conscience, s’il ne conduit pas à dire avec l’Israélite (Jean 3.2) : « Nous savons que tu es un docteur venu de Dieu, parce que personne ne peut faire les miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui ». Voilà des hommes qui m’annoncent une religion qu’ils déclarent tenir de Dieu, et qui veulent qu’à ce titre je m’y soumette docilement et pleinement. Mais cette religion, qui s’offre à moi comme étant du Ciel, a pour elle des témoignages du Ciel. Des faits miraculeux et prophétiques, manifestations d’un ordre supérieur, la sanctionnent chez ses missionnaires. N’est-ce pas la preuve la plus directe et la plus haute de son origine et par là même de sa vérité ? N’est-ce pas l’attestation divine contrôlant et garantissant l’attestation humaine ? En m’inclinant devant elle, je m’incline devant Dieu qui me signale ses envoyés, qui agit avec eux et en eux pour me montrer qu’il me parle par eux.
Non, me dit-on, ce que vous prenez pour un témoignage de Dieu ne l’est point. Le miracle ne porte pas jusqu’à lui ; la cause réelle en reste inconnue. Si vous ne pouvez la placer dans l’homme qui opère ou paraît opérer, parce que l’effet dépasse les forces humaines, vous ne pouvez la placer avec certitude en Dieu, dont rien ne dévoile l’action. Aller jusque-là, comme vous le faites, c’est abandonner !e terrain expérimental, c’est donner une assertion gratuite pour une induction légitime.
A cette argumentation, il devrait suffire d’opposer l’instinct naturel, cette sorte de divination que nous indiquions tout à l’heure. A la vue du miracle, reconnu comme tel, l’homme se sent spontanément en la présence de Dieu. Qu’il ait souvent pris pour miraculeux ce qui ne l’était pas, c’est certain ; mais le fait ou le principe que nous invoquons, savoir l’impression immédiate du miracle, n’en subsiste pas moins. Il en est de même, remarquons-le, du sentiment de la Divinité, auquel en appellent avec confiance et à bon droit les écoles actuelles, dont elles font le pivot fondamental de leur théodicée, l’homme a mille fois pris pour Dieu ce qui ne l’est point. Et si la vérité de la révélation ou de l’intuition reste dans le dernier cas malgré ses erreurs, elle reste également dans le premier ; dans les deux cas, le raisonnement instinctif, quoique souvent appliqué à faux, n’en est pas moins fondé en soi ; sous les aberrations elles-mêmes il existe une attestation qui ne saurait être écartée. Considération décisive, à vrai dire, pour qui réfléchit, que ces croyances natives sont en fin de compte notre lumière et notre règle ; mais considération décisive surtout vis-à-vis d’écoles qui font de la conscience religieuse leur principe ou leur critère suprême ; car si ces écoles se permettent de prendre et de laisser dans les grandes données de la conscience, elles renversent elles-mêmes leur base. Toutes ces données sont souveraines ou aucune ne l’est. Et s’il en est une de constante, c’est assurément celle que nous relevons.
Du reste, descendons au cœur de l’argument. Le nœud en est en ceci : le miracle ne révèle point Dieu ; pour l’y découvrir, il faut déjà le connaître. Le miracle n’étant ainsi compris que par la foi, ne prenant que par elle sa signification et sa portée religieuse, il ne saurait la créer. — Ce raisonnement, comme bien d’autres, repose sur une équivoque. Sans doute le miracle implique une sorte de foi, sur laquelle doit s’élever celle qu’il appelle et motive. On n’y peut voir l’œuvre de Dieu, signe et garant de la parole de Dieu, qu’autant qu’on sait et qu’on croit que Dieu est. Mais cette notion ou cette croyance humanitaire est présupposée dans tout appel aux miracles. Les miracles ont pour objet la vérité divine et non l’existence divine. Il ne s’agit pas de créer la religion de toutes pièces. La religion est déjà là, car elle fait partie intégrante de notre nature. Il s’agit simplement de distinguer, entre les religions diverses, la religion véritable, la religion révélée ; il s’agit de s’assurer si ce qui se donne comme parole de Dieu l’est réellement. Or, quel moyen plus direct, plus adéquat, plus effectif que ces manifestations surnaturelles qui y apposent le sceau du Ciel ? n’est-ce pas la preuve que la raison et la conscience attendent et sollicitent tout d’abord, celle qu’elles s’étonneraient de ne pas avoir, si elle manquait ; n’est-ce pas, par conséquent, celle qui doit le mieux les satisfaire, dès qu’elle est décidément fournie ? Sans doute les miracles supposent une foi ou une notion générale de la divinité ; mais ils montrent que Dieu sanctionne en montrant qu’il opère ; et c’est cette foi seconde qu’ils ont pour but de produire ou de légitimer. Voilà le point où la question doit se prendre, et l’objection y perd sa base.
Quant à l’analogie qu’on établit entre l’argument miraculeux pour la révélation, et l’argument cosmologique pour l’existence de Dieu, nous n’y contredisons pas, car elle s’offre naturellement et nous l’avions invoquée nous-mêmes. — Mais dépose-t-elle contre nous ? — Ne faites rendre à l’argument cosmologique, sous ses différentes formes, que ce qu’il a pour but de donner, savoir l’existence d’un Créateur ou d’un Organisateur de l’univers ; liez le double fait de la contingence et de l’harmonie des choses avec les principes rationnels de causalité et de finalité, vous reconnaîtrez que le vieil argument porte bien et qu’il, certifie à l’entendement l’intuition du cœur. Cherchez-y uniquement la vérité fondamentale qu’il atteste, et vous l’y trouverez comme l’y a trouvée en tout temps et en tout lieu Je sens commun, plus vrai que l’esprit systématique. La contemplation de la nature ne dévoile pas Dieu, elle ne découvre pas les profondeurs de son être (τα βαθη του Θεου 1 Corinthiens 2.10), mais elle conduit à lui ; elle ne dit pas ce qu’il est, quoiqu’elle le fasse entrevoir, mais elle dit qu’il est ; elle l’a toujours dit et le dira toujours (Romains 1.20 ; Psaumes 19.1-14).
Il en est de même des miracles. Ils n’éclairent ni les mystères de la Divinité ni ceux de la doctrine qu’ils sanctionnent ; mais, en constatant que cette doctrine est de Dieu, ils en attestent et en garantissent la vérité. De qui apprendre plus sûrement que de Dieu lui-même les dispensations de sa justice et de sa miséricorde envers notre monde, et quelle marque plus expresse et plus certaine de sa parole que les signes célestes qui l’accompagnent ? Quand, par exemple, Jésus-Christ est accusé de blasphémer, pour la déclaration qu’il vient d’adresser au paralytique, et qu’il répond : « Lequel est le plus aisé…, etc. ». (Matthieu 9.5), sa démonstration n’est-elle pas péremptoire pour la logique de l’intelligence comme pour celle du cœur ? Ne l’est-elle pas pour la réflexion, qui sonde les faits, comme pour le sentiment, qui se livre à leur impression ? Le raisonnement systématique peut tout contester ; il peut mettre en question et l’âme, et le monde, et Dieu, sous des préoccupations diverses ; il n’y a que quatre jours qu’il faisait douter l’homme de son existence personnelle, dans ces grandioses théories où l’on admire tout à la fois la force et l’extravagance de la pensée. Mais autant vaudrait, en vérité, nier la lumière du soleil en plein midi que de nier le caractère téléologique des miracles de l’Evangile, quand on en reconnaît la réalité ; leur enlever leur valeur apologétique, c’est leur enlever leur fin providentielle, c’est-à-dire leur raison d’être. Je conçois le rationalisme, qui les efface ou les volatilise ; je ne conçois pas ce supranaturalisme aux mille nuances, qui les conserve à la condition qu’ils soient comme non avenus et qu’ils ne prouvent et ne disent rien. Il est plus difficile de les réduire à cette insignifiance que de les rayer de l’Histoire. Cette position est tellement intenable que, lorsqu’on pousse à bout ceux qui s’y retirent, on trouve finalement, ou qu’ils dépouillent les faits évangéliques de leur élément vraiment miraculeux, ou qu’en en reconnaissant plus qu’ils ne pensent la force probante, ils s’y appuient plus qu’ils ne prétendent.
Je sais combien on élève de difficultés métaphysiques, critiques, historiques au sujet du surnaturel chrétien et de la preuve qu’y cherchent la religion et la théologie. Ces difficultés peuvent embarrasser et troubler le raisonnement ; ce sont des ombres qui, se condensant de temps à autre, obscurcissent et dérobent la lumière. Mais elles cèdent à cette divination qui est plus forte que la dialectique, parce qu’elle est une de ces révélations spontanées, lois suprêmes de notre intelligence et de notre existence. J’incline à croire que ceux-là mêmes qui dressent ces difficultés comme des montagnes, les verraient s’évanouir instantanément s’ils étaient les témoins ou les objets d’une dispensation vraiment miraculeuse, dont ils ne pussent méconnaître ni la certitude ni le caractère, et que, si on les leur présentait alors, ils répondraient comme l’aveugle-né pressé par les Pharisiens : « C’est une chose étrange…, etc.. »
Pour renoncer à la preuve miraculeuse, nous attendons qu’on ait enlevé à la preuve cosmologique sa vérité et sa portée, consentant volontiers au parallélisme qu’on établit entre elles. L’argument cosmologique, qui a toujours agi, continue à agir au loin et au large, à côté des systèmes qui prétendent l’avoir réduit à néant ; il continuera à agir quand ces systèmes auront passé, parce qu’il tient, non à une de ces directions théologiques on philosophiques qui changent sans cesse, mais aux lois constitutives de la pensée et de la conscience humaine. Toujours Dieu se révélera dans la création (Romains 1.19), toujours les cieux raconteront sa gloire (Psaumes 19.1). Les conclusions de Kant, d’abord presque universellement reçues, sont loin de l’être de la même manière aujourd’hui ; elles sont niées, non seulement par la philosophie inductive qui les a constamment repoussées, mais ça et là par la philosophie spéculative elle-même (Hegel les a attaquées de son point de vue). Si seulement le surnaturel évangélique élève à Dieu révélateur comme la contemplation de la nature élève à Dieu créateur et ordonnateur, c’est assez ; il fournira longtemps à l’apologétique et à la dogmatique le fondement qu’elles y ont trouvé jusqu’à nos jours. Derrière le miracle, comme derrière le monde, l’homme voit son Dieu, comme il voit derrière le phénomène la substance, derrière l’effet la cause ; il le fait par un de ces procédés qui tiennent à sa constitution intellectuelle et qui par là sont invincibles. Tous les raisonnements se brisent à la longue contre cette intuition. Les principes rationnels de finalité et de causalité, en face de la contingence de l’univers, en même temps que de l’ordre et du dessein qui s’y manifestent, proclament l’intelligence et la puissance créatrices ; ils révèlent le suprême Ordonnateur au pâtre comme au philosophe ; ils le révèlent à l’homme, à la seule condition que l’homme soit attentif et recueilli. De même, la notion ou le sentiment de la divinité, la conscience de Dieu, comme disent les Allemands, en présence de miracles avérés, donnés pour garants d’une doctrine religieuse, reconnaît spontanément dans cette doctrine le caractère de révélation qu’elle s’attribue. Encore une fois, les miracles n’en dévoilent pas le fond, ils n’en ouvrent pas le mystère, mais ils en constatent la vérité en en constatant l’origine. Dès qu’ils sont là, Dieu y est ; et quoi de plus obligatoire, de plus raisonnable, de plus sûr que de croire Dieu dans ces choses de Dieu et du Ciel ?
b) Disons un mot d’une autre objection de même genre, qui ne mérite guère d’être relevée que parce qu’elle est souvent faite et qui prétend écarter les miracles par cette simple observation qu’avant de pouvoir prouver ils ont besoin d’être prouvés.
Hélas ! n’en est-il pas de même de tous les principes et de tous les faits qui servent de prémisses à la déduction théologique ou philosophique : faits naturels et extra-naturels, principes rationnels ou moraux. Tout ayant été contesté, tout doit être d’abord établi ou rétabli. Dans l’état actuel des idées et des choses, dans la situation que nous a faite une critique sans frein, qui a tout bouleversé à force de vouloir tout fouiller, en cherchant en tout le fondement du fondement, il n’est rien qu’il ne faille assurer pour acquérir le droit de s’y appuyer. La foi à notre existence personnelle et aux réalités extérieures n’a-t-elle pas elle-même été mise en doute ? Dans la question chrétienne, la nécessité de constater ou d’affermir leur point d’appui, avant de se développer, s’impose aux arguments métaphysiques et éthiques, aussi bien qu’à l’argument miraculeux et historique. Cette nécessité s’impose partout en philosophie comme en théologie ; partout ce sont les bases mêmes de la science qu’il faut poser à nouveau, car partout elles ont été bouleversées par les deux courants inverses du xviiie et du xixe siècles, l’un voulant tout tirer du dehors, l’autre du dedans.
A cette sorte de fin de non-recevoir se rattacherait celle qui soutient que le miracle étant l’objet de la foi, il ne saurait en être la preuved. Pour juger cette assertion, il suffit de distinguer ce qu’elle mêle, savoir le miraculeux dogmatique ou constitutif et le miraculeux historique ou démonstratif : la vérité du premier est attestée par la parole du Révélateur, et le second constate la vérité de la parole en y montrant l’intervention. divine. « Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même, mais le Père qui demeure en moi, c’est Lui qui fait les œuvres. » Jean 10.37-38. « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas, mais si je les fais, croyez à mes œuvres » (Jean 10.37-38). Cet argument, on le voit, se retourne contre lui-même. C’est justement parce que le surnaturel fait le fond du Christianisme, que les miracles en sont la preuve la plus directe- et la plus positive, j’ai presque dit la plus rationnelle.
d – Revue chrétienne, passim.
On affirme aussi fort souvent, sous forme sommaire, que l’argument externe ou miraculeux tombe de lui-même aujourd’hui avec le système d’autorité qu’il fonde. Sur cela, bornons-nous, pour le moment, à cette simple remarque que le miracle ne fonde l’autorité qu’en tant qu’il atteste et sanctionne la révélation. Dès lors, c’est à la révélation que l’objection s’adresse.
c) Sous ce premier chef se place encore l’objection déjà indiquée qui se base sur l’impossibilité de constater le miracle réel, vu notre imparfaite connaissance des lois de la nature.
Il n’est pas nécessaire de connaître toutes les lois de la nature pour s’assurer qu’un fait donné est réellement un miracle ; il suffit de connaître la loi dont il est la dérogation. Ainsi, marcher sur les eaux, s’élever au ciel, c’est faire des actes contraires à la loi de la gravitation ; — multiplier les pains en les rompant, changer l’eau en vin, c’est opérer en dehors de la loi générale de reproduction ; — guérir, ressusciter par sa seule parole, c’est tirer de la parole humaine des effets qu’elle ne saurait donner d’elle-même. Nous en avons immédiatement la claire intuition, et, par conséquent, la pleine conviction. On peut d’ailleurs, ainsi que nous l’avons indiqué, considérer les miracles dans leurs rapports avec celui à la voix duquel ils s’accomplissent, et se convaincre par là de leur réalité, quand on serait hors d’état d’en démontrer le fond surnaturel. Le pouvoir de l’homme nous étant connu et restant le même dans tous les temps et dans tous les lieux, nous avons le droit de conclure que des faits décidément au-dessus des forces humaines, telles que nous les voyons, l’ont toujours été et le seront toujours. Voilà l’irrésistible impression qu’on éprouve en présence de ceux de l’Evangile. Qu’on se place devant la guérison du paralytique (Luc 5.18), de l’aveugle-né (Jean 19.1-41), de l’impotent (Actes 3.1-16), devant la résurrection du fils de la veuve de Naïn (Luc 7.12), celle de Lazare, celle du Seigneur, sa transfiguration, son ascension ; et qu’on doute, si l’on peut, du caractère surnaturel des faits, une fois admise la vérité historique des récits !
2e Chef. — Insuffisance du témoignage. — On dit d’abord que la force, et conséquemment la crédibilité du témoignage traditionnel décroît à mesure qu’on s’éloigne des faits et des temps ; que dès lors le miraculeux évangélique, à la distance où nous en sommes, ne peut plus fournir un appui solide à l’apologie. On dit ensuite que notre foi au témoignage et notre foi à l’immutabilité des lois de la nature reposant également sur l’expérience, il sort de là contre les miracles une raison, péremptoire ; car, ajoute-t-on, il est contraire à l’expérience que l’interruption des lois de la nature soit possible, et il ne l’est pas qu’un témoignage soit faux, alors même qu’il a toutes les apparences de vérité.
Ce sont, en réalité, deux arguments très distincts, qu’il convient d’examiner à part.
a) Le premier a été quelquefois présenté sous des formes spécieusese. Des théologiens assez nombreux écartent la preuve miraculeuse sous prétexte que, si elle a pu être décisive pour les témoins, elle ne peut l’être pour nous. M. Coquerel s’est arrêté à cette opinion dans son Christianisme expérimental. M. Secrétan s’y appuie dans son Supplément théologique.
e – V. Essais de Philosophie (témoignage successif ou traditionnel), de Pierre Prévôt.
cette objection serait fondée vis-à-vis du témoignage purement traditionnel, du témoignage oral, dont la certitude et la crédibilité s’affaiblissent en effet à mesure qu’il passe de bouche en bouche, l’expérience prouvant que peu à peu le faux s’y mêle et que le vrai en disparaît à proportion. Mais cette loi ne s’applique point au témoignage évangélique qui, ayant été écrit dans les temps et sur les lieux mêmes où il fut primitivement- rendu, a été mis par là à l’abri des altérations et des incertitudes. De plus, le cas où les faits rapportés se lient à d’autres faits constants, prête au témoignage une force subsidiaire considérable : et ce cas est le nôtre. L’Eglise chrétienne existe ; nous pouvons, en remontant de siècle en siècle, nous convaincre qu’elle a toujours cru les grands faits de l’histoire évangélique ; elle est née avec eux et par eux ; elle y a son origine, sa base, sa raison. Supposez les faux, l’établissement et les progrès du Christianisme sont inexplicables. Considérez en particulier que le Christianisme porte en entier sur la résurrection et l’ascension de Jésus-Christ, qui, dès le principe, furent tout ensemble le pivot et l’objet de la foi, et qui, une fois reconnues, entraînent le surnaturel des Evangiles et des Actes. « Comment, dit Horne, la certitude des faits évangéliques serait-elle moindre pour nous que pour les chrétiens du iie ou du iiie siècle ; ils possédaient le Nouveau Testament, nous le possédons comme eux ; ce que ce livre contenait alors, il le contient aujourd’hui, et les titres de crédibilité qu’il présente seront dans mille ans tout aussi valides, tout aussi forts qu’ils le sont maintenant. »
b) Venons à la seconde objection, qui constitue ce qu’il est convenu d’appeler l’argument de Hume, non sans doute que Hume en soit l’inventeur, mais parce qu’il l’a développé avec une habileté particulière. Rappelons-en le fond : « D’après l’expérience il est improbable au suprême degré que les miracles soient vrais ou même possibles, et il ne l’est pas que le témoignage soit faux, même avec les apparences de la vérité ; d’où il suit qu’aucune preuve historique n’est suffisante pour cet ordre de faits, la raison qu’on a de ne pas les croire l’emportant toujours sur celles qu’on peut produire en leur faveur. »
Les écoles qui ne veulent pas de l’argument miraculeux ont relevé cette objection, comme toutes les autresf. Elle exigerait une discussion étendue, et nous devons nous borner à quelques observations.
f – M. Schérer en particulier la ramenée plusieurs fois.
1° Notre foi au témoignage aussi bien qu’à la constance des lois de la nature, ne naît pas de l’expérience, elle tient à notre constitution intellectuelle et morale. La foi de l’homme au témoignage est d’abord illimitée, elle diminue avec l’âge ; l’enfant est crédule, le vieillard est soupçonneux et défiant. Si le principe de Hume était vrai, l’inverse aurait lieu. C’est aussi par une disposition naturelle, et non par une induction, fruit d’observations répétées, que nous croyons à la permanence des lois de la nature, des propriétés des corps, de l’action des causes et des forces physiques ; l’observation ne fait que révéler ces causes, ces propriétés, ces lois (enfant qui se brûle à la chandelle).
Le premier principe de Hume est donc inexact.
2° Le second, savoir l’universalité des dépositions de l’expérience contre les miracles, l’est également. Car, ainsi entendu, l’argument embrasse tous les pays et tous les âges ; par conséquent des attestations individuelles, temporaires, locales, ne lui suffisent pas. Il doit faire à l’histoire sa part ; autrement, au lieu de reposer sur l’expérience générale, comme il le prétend, il ne porterait que sur une expérience partielle, et perdrait par cela même sa base. Or, si l’histoire dépose de la constance des lois et des causes naturelles, elle dépose aussi, en certains cas, de l’existence des miracles, ou tout au moins de faits tenus pour miraculeux. L’expérience n’est donc pas aussi uniforme que l’on dit.
3° Tout ce que l’expérience établit, c’est ce qu’annonce déjà la conscience, savoir que l’action des lois de la nature est constante, en elle-même ; elle ne prouve pas que cette action ne puisse être momentanément suspendue par un pouvoir supérieur. Elle démontre, par exemple, que dans le cours ordinaire des choses les morts ne ressuscitent pas, Mais non que, par une intervention extraordinaire de la puissance créatrice, un mort n’ait pas pu ou ne puisse pas ressusciter. Affirmer que les morts ressuscitent, ce serait, en effet, une assertion en opposition avec l’enseignement formel de l’expérience et de l’observation, ce serait nier une loi naturelle bien constatée. Mais quand, en reconnaissant d’ailleurs cette loi, certains hommes dignes d’une entière confiance déclarent que, par une interposition divine, un mort est ressuscité, ce fait se place de lui-même en dehors des données communes de l’expérience, et ce n’est plus d’après ces données qu’on doit le juger.
4° Mais, dit-on, il n’en reste pas moins que ces données de l’expérience générale, loin d’attester les miracles, déposent bien plutôt contre eux, puisqu’elles ne nous en montrent nulle part. — Remarquons là-dessus qu’un caractère essentiel des miracles est d’être très rares ; exiger, pour les croire, qu’ils deviennent l’objet de l’observation, ou, en d’autres termes, qu’ils se répètent, en tout lieu et en tout temps, serait exiger une contradiction, puisque ce serait exiger ce qui ferait qu’ils ne seraient plus des miracles. Moyens extraordinaires de signaler des manifestations et des dispensations divines extraordinaires, il est nécessaire à leur nature et à leur fin qu’ils ne se renouvellent pas trop souvent. S’ils étaient fréquents, réguliers, ils n’atteindraient plus leur but, ils ne produiraient plus leur effet, parce qu’ils ne seraient plus ce qu’ils doivent, être. Ce qui frappe en eux, ce n’est pas qu’ils soient au fond plus merveilleux que les faits naturels, c’est qu’ils arrivent dans un autre ordre. La résurrection n’est pas plus inconcevable que la naissance ; mais elle étonne, elle frappe davantage, parce qu’elle sort du cours général des choses. D’ailleurs, en se multipliant, les miracles renverseraient la base des prévisions humaines qui sont fondées sur la constance des lois de la nature, et qui fondent à leur tour la sécurité et l’activité sociale. Notre observation revient à ceci : il est dans la nature des miracles et dans leur but d’être rares ; s’il s’en produisait fréquemment, régulièrement, ils n’affecteraient plus et n’existeraient plus comme prodiges, ils ne répondraient plus au dessein providentiel. On ne saurait donc argumenter contre eux de ce qui constitue leur caractère propre, leur objet, leur fin, et pour ainsi dire leur essence. Cette observation n’est pas sans doute une réponse formelle à l’objection, mais elle est une explication qui la réduit à ses véritables termes : d’un côté, les miracles qui n’ont eu lieu et qui n’ont pu avoir lieu que de loin en loin, les miracles avec le témoignage sur lequel ils s’appuient ; de l’autre, le cours uniforme de la nature. Dès lors, la seule question qui reste, c’est celle de la possibilité des miracles, car s’ils sont une fois reconnus possibles, on n’aura plus de peine à les croire lorsqu’ils seront suffisamment attestés.
5° Les miracles, il faut le répéter ici, supposent la constance des lois de la nature, dont ils sont seulement une interruption locale et temporaire. On ne peut donc opposer la constance des lois de la nature aux miracles, comme si l’un des deux faits était la négation de l’autre, tandis qu’il en implique, au contraire, la reconnaissance formelle.
6° Les miracles ne sont pas des phénomènes qui viennent on ne sait d’où, et dont rien absolument n’indique la cause ou la raison. Ils sont produits, dans un intérêt moral, par l’action immédiate de l’Etre qui, ayant établi les lois de la nature, peut, par conséquent, les modifier ou les suspendre à son gré. Un des artifices du raisonnement que nous discutons consiste à présenter les faits miraculeux comme des phénomènes dont l’existence et l’origine ne se rattacheraient en rien, comme des effets sans cause, et à y mêler ainsi une idée confuse d’impossibilité, qui l’emporte nécessairement sur l’autorité du témoignage, aussi longtemps qu’elle persiste et qu’elle domine. Comment croire, en effet, que les lois de la nature restant les mêmes et nulle action supérieure n’intervenant, l’eau soit changée en vin, le pain multiplié, les malades guéris, etc. ? Comment admettre qu’il se produise des faits en dehors des causes générales, si ces causes sont seules à agir ? Mais, dans le miracle, il y a l’intervention d’une cause nouvelle, de la Cause des causes. Si les lois de la nature n’opèrent plus dans leur ordre accoutumé, c’est que le pouvoir souverain qui les règle en suspend ou en modifie le cours. Dès lors, l’impossibilité cesse, et dès lors aussi le témoignage reprend sa valeur.
7° Si Dieu a voulu opérer des miracles dans des vues de miséricorde envers les hommes de tous les temps et de tous les lieux, comme ils ne pourraient se renouveler fréquemment sans perdre leur caractère et leur effet, ils ont dû être confiés à la loi générale d’après laquelle se transmettent les faits éloignés ou anciens ; c’est-à-dire au témoignage. Cette marche est d’ailleurs conforme au cours de la nature et de la Providence. Dieu ne multiplie pas les causes sans nécessité, il agit par les moyens les plus simples et tire le plus d’usages possibles de chacun d’eux. C’est ce que constatent partout les observations et les découvertes de la science. Or, les miracles pouvant remplir leur but pour tous les siècles et pour tous les peuples par l’intermédiaire du témoignage, il est naturel qu’ils aient été abandonnés à ce moyen de transmission. Il est donc vain de placer le témoignage qui les atteste en parallèle ou en contraste avec l’expérience commune. Ce n’est pas à l’expérience qu’a été confiée la preuve permanente des miracles, c’est au témoignage. Dès lors tout ce que nous avons à faire, c’est de nous assurer s’il est digne de foi.
8° Les miracles peuvent être connus et vérifiés de la même manière et avec le même degré de certitude que les faits ordinaires ; car au moment où ils tombent également sous l’observation, ils entrent par là dans les lois générales du témoignage et de l’histoire. On peut constater la résurrection d’un homme aussi bien que sa naissance ou sa mort. Si donc les faits miraculeux sont nombreux, publics, au-dessus de tout soupçon d’illusion on d’erreur ; s’ils sont attestés par des témoins qui réunissent au plus haut point les conditions de crédibilité ; s’ils reposent même sur des preuves supérieures à celles dont on se contente pour les faits naturels, ce serait choquer toutes les règles que de refuser de les croire par cela seul qu’ils sont extranaturels, ce qui doit être, ou qu’ils ne se répètent point sous nos yeux, ce qui ne peut pas être.
Ce qui fait la principale difficulté de l’argument de Hume, c’est qu’il ne pose aucun principe net, formel, ou plutôt qu’il en suppose plusieurs, sans se rendre garant d’aucun. Il n’affirme pas que les miracles sont impossibles, ou qu’ils sont des effets sans cause, ou qu’ils impliquent la négation de la constance des lois de la nature, mais son raisonnement renferme plus ou moins tout cela. Il ne conteste pas directement la crédibilité du témoignage appliqué aux faits surnaturels, mais il prétend l’anéantir par une invraisemblance. De plus, confondant tous les témoignages, jetant sur tous le même soupçon d’erreur comme s’ils présentaient tous le même caractère, il ne distingue pas, ainsi qu’il le faudrait en bonne règle, entre ceux qui peuvent être faux et ceux qui ne peuvent l’être. C’est porter dans l’histoire le raisonnement des sceptiques contre la déposition des sens : les sens nous trompent quelquefois, donc nous ne saurions nous y jamais fier. Ou, pour employer une autre similitude, c’est traiter la parole de l’homme intègre comme celle du menteur. N’est-ce pas abuser des mots ?
Cet argument peut, en dernière analyse se réduire à ces termes : les miracles ne sont pas dans l’ordre commun, donc il ne doit pas s’en être opéré ; ou bien, nous n’en avons jamais vu, donc nous ne pouvons croire que d’autres en aient vu réellement, quoiqu’ils en disent et quoique tout atteste qu’ils n’ont pu se tromper ni voulu tromper. Ainsi dépouillé de ses prestiges et de ses artifices logiques, quelle est la valeur positive de cet argument ? Il peut frapper les personnes qui, par une raison ou par l’autre, n’aperçoivent dans l’univers qu’un enchaînement nécessaire et invincible de causes et d’effets, qu’un déroulement fatal d’êtres et d’événements successifs : mais pour quiconque reconnaît au-dessus du monde la Providence, le Gouvernement divin, et par suite la possibilité des miracles ou même leur probabilité dans des circonstances données, pour cet homme-là l’argument de Hume est sans force, car a priori cet homme ne saurait révoquer en doute qu’une intervention divine n’ait pu avoir lieu en faveur de notre race, et si cette intervention est démontrée a posteriori, c’est-à-dire attestée par un témoignage dont il ne puisse suspecter la vérité, il la considérera comme certaine. La seule question réelle est celle de la validité de la preuve historique. C’est là que revient toujours la discussion, parce que c’est là que mène la nature des choses. — Remarquons qu’en niant le témoignage évangélique, on est forcé d’admettre un miracle d’un autre genre et plus incroyable que ceux qu’on rejette ; car, suivant une observation bien vieille mais qui n’en est pas moins valide, il est moralement impossible que douze hommes sans éducation, remarquables seulement par leur extrême simplicité, dépourvus de l’ambition qui fait concevoir de grands desseins et de la hardiesse qui les exécute, aient inventé un système d’imposture aussi laborieusement compliqué et aussi opposé aux idées générales, qu’ils l’aient soutenu sans motif et sans intérêt connu, ou plutôt contre tous leurs intérêts, qu’ils se soient exposés pour le répandre aux calomnies, aux souffrances et à la mort, que sur ce système d’imposture, ces hommes sans instruction aient élevé la doctrine religieuse et morale la plus sublime qui ait été donnée à la terre, et que des multitudes de personnes qui vivaient dans les temps et dans les lieux où avaient dû se passer les faits sur lesquels ce système repose, qui n’avaient qu’à ouvrir les yeux pour les reconnaître controuvés et faux, s’ils l’étaient réellement, se soient accordées à les déclarer vrais, malgré les dangers et les sacrifices de tout genre auxquels elles se soumettaient par là. Il y aurait dans une pareille conduite un prodige moral, un bouleversement complet des lois constitutives de notre être. Il ne répugne à aucun principe de croire que le Dieu des miséricordes ait pu et voulu intervenir pour ramener dans les voies de la vérité et de la vie la race humaine égarée, qu’il ait momentanément interrompu à certains égards le cours de la nature pour manifester sa présence et rendre le monde attentif à ses révélations, mais il répugne à toutes les données de la raison et du cœur qu’un témoignage tel que celui des Apôtres et de la primitive Eglise tout entière, environné de tels caractères d’évidence ou de certitude, rendu dans-de telles circonstances, et accompagné de tels résultats, puisse être mensonger. — Le fond de l’argument est qu’on ne peut croire ce qui est en dehors de l’observation ou de l’expérience, ce qui est ou paraît en opposition avec l’ordre connu des choses. Qu’on applique ce principe aux sciences historiques et physiques, et l’on jugera de ce qu’il vaut en voyant à quoi il conduit. Qu’on fasse encore ici cette contre-épreuve que nous avons indiquée ailleurs. Qu’on aille, par exemple, raconter les récentes découvertes de la science et de l’industrie à un homme qui y serait resté étranger et qui suivrait rigoureusement les maximes de Hume ; qu’on lui parle en particulier des merveilleux résultats de la vapeur ou des effets plus merveilleux encore du télégraphe électrique. Une expérience constante, uniforme, universelle, dirait-il, nous prouve que le cours de la nature est immuable, tandis qu’elle nous démontre que le témoignage est variable et faillible. Or, les faits que vous citez sont en dehors de l’ordre général des choses, tel que l’observation l’a partout constaté jusqu’ici, car qui a jamais vu de ces vaisseaux sans rames et sans voiles, de ces voitures sans chevaux qui marchent seules avec une rapidité fabuleuse et en portant des poids immenses ; ce que vous dites du télégraphe électrique est sans rapport avec les données de la raison, et de l’histoire, et dépasse même les imaginations du roman ; je dois donc logiquement, ne vous en déplaise, faire céder votre témoignage, tout respectable qu’il est, à mon expérience des lois et des forces naturelles.
Il existe en anglais un petit écrit intitulé : Doutes historiques relativement à Napoléon Bonaparte, où l’on a appliqué à l’histoire de cet homme extraordinaire la théorie de Hume sur le témoignage, comme on y a appliqué, en France, la théorie de Dupuis sur le Christianisme. On montre dans ces écrits que, par les mêmes motifs que les disciples de ces deux philosophes repoussent les faits de Jésus-Christ et des Apôtres, ils doivent rejeter aussi les faits de l’homme qui a pendant plusieurs années rempli la terre du bruit de son nom, et ne considérer sa vie que comme une fraude pieuse ou comme un mythe astronomique.
L’argumentation de Hume, toute positive qu’elle paraît, puisqu’elle en appelle essentiellement à l’expérience, tient en réalité à ce procédé aprioristique dont on a abusé de tant de manières dans la question chrétienne. C’est toujours le principe de la probabilité ou de l’improbabilité logique, de la vraisemblance ou de l’invraisemblance rationnelle, porté dans l’appréciation et le jugement des faits, et poussé jusqu’à s’élever au-dessus du témoignage le plus digne de foi, au-dessus de la certitude historique la plus complète. C’est la même disposition qui se montre tous les jours relativement aux faits insolites, et qui va jusqu’à faire dire à certaines gens qu’ils ne les croiraient pas quand ils les verraient. Quand la science arrive à poser comme un de ses axiomes régulateurs qu’on ne doit plus croire à l’impossibilité dans l’ordre physique, tant, conduite de merveilles en merveilles dans ses découvertes, l’impossible apparent s’est changé souvent pour elle en réel, ne devrait-elle pas se défier quelque peu d’elle-même et de ses raisonnements, dans les choses de l’ordre spirituel, bien autrement profond et mystérieux ? Plus elle pénètre les œuvres de la nature ou les voies de la Providence, plus elle devrait se dire avec l’ancien sage : « Ce que je sais, c’est que je ne sais rien. »
c) Objection tirée du double élément du témoignage. — On fait contre la preuve des miracles par te témoignage une autre objection dont nous devons dire un mot à part, quoiqu’elle ne soit, au fond, qu’une reproduction du principe de Hume. Il faut, dit-on, distinguer dans le témoignage deux choses que confondent trop souvent les apologètes chrétiens, savoir : le caractère des témoins et la nature des faits. Dans l’ordre naturel, où rien ne heurte notre notion du monde et de ses lois générales, la véracité et la capacité des témoins suffisent pour établir la crédibilité de l’attestation, pour motiver et forcer l’assentiment. Mais il n’en est pas de même dans l’ordre surnaturel, qui place devant l’incompréhensible, l’invraisemblable, l’impossible apparent.
Nous avons déjà reconnu que cette observation repose sur un fond réel. Nous sommes, en effet, plus ou moins faciles sur un récit, selon qu’il est plus ou moins d’accord avec nos idées, et cela doit être. Mais il n’en sort pas le droit de rejeter les faits qui répugnent à nos prévisions, à nos classifications, à notre expérience ou à notre notion des choses, et de révoquer en doute par cela seul le témoignage qui nous les porte. On sait où un tel procédé conduirait dans les études physiques et historiques. Il faut que l’opinion préconçue cède à la certitude de l’attestation, comme elle cède à l’évidence de l’observation ou de la démonstration. Qu’on exige pour les miracles de l’Evangile un témoignage plus complet qu’on ne le ferait pour des événements ordinaires, nous n’y contredisons point. Mais qu’on croie, dès que ce témoignage est fourni, et qu’on cesse de se retrancher derrière une fin de non-recevoir qui n’est plus qu’une tactique. Les miracles évangéliques étaient susceptibles d’être parfaitement constatés ; tout dépend donc de la validité du témoignage qui nous les a transmis et qui seul peut les assurer. Argumenter de la nature des faits contre le témoignage et le rejeter à ce titre, c’est juger a priori ce qui ne saurait se juger de la sorte, c’est transformer une question historique en question métaphysique, substituer son idée à la preuve, soumettre le possible et le réel à une notion préconçue, et faire dans le domaine des choses divines ce que la vraie science ne se permettrait pas dans le domaine des choses humaines et naturelles. Evidemment le principe invoqué devient excessif et abusif, dans l’étendue qu’on lui donne ; s’il motive la circonspection, il ne légitime pas l’ostracisme où il aboutit ici.
Peut-être, pour le dire en passant, est-ce sur des préventions de ce genre, je veux dire sur l’insuffisance supposée du témoignage, que bien des théologiens préfèrent l’argument prophétique à l’argument miraculeux, et que certaines écoles, sans nier les miracles externes, s’attachent surtout au miracle interne ou moral, qu’elles font ressortir dans l’apparition de Jésus-Christ et dans la vie nouvelle qu’il communique à l’humanité : miracle qui se prouve en quelque sorte de lui-même, puisqu’il est là, visible à quiconque veut ouvrir les yeux. Il va sans dire que nous reconnaissons à cette face de l’argument sa haute valeur. Si nous relevons plus que ces écoles les miracles externes, c’est que ce sont eux qui se présentent sur le premier plan, ceux auxquels l’Ecriture en appelle spécialement, ceux dont l’apologétique, comme la foi, a fait jusqu’à présent son principal appui. Du reste, nous n’avons pas à discuter ici avec des opinions qui posent nettement la base surnaturelle : la seule différence entre elles et nous, c’est que nous maintenons cette base tout entière tandis qu’elles n’en prennent ou n’en montrent qu’une partie. Notre unique but est d’établir la validité de l’argument miraculeux. Toutes les directions théologiques qui la reconnaissent et la maintiennent sont ici avec nous.
3e Chef. — Les miracles pouvant être produits par des agents supérieurs à l’homme, sans être de Dieu, et s’opérer même au profit du mensonge, ils ne sauraient être des signes et des garants assurés de la Révélation. — Cette objection nous est adressée par des directions théologiques fort diverses, et conséquemment pour des motifs et dans des buts fort différents. Les uns citent les faits sur lesquels on l’appuie, sans y voir rien de surnaturel. ni de réel, uniquement pour discréditer et ruiner par comparaison les faits qui fondent au sein du Christianisme l’argument dont ils ne veulent pas. Les autres y reconnaissent de vrais miracles, qu’ils attribuent à l’intervention du Prince des ténèbres ; sorte de dualisme qui place l’homme entre deux puissances rivales, venant l’une du Ciel, l’autre de l’Enfer, et disposant à peu près des mêmes moyens. C’est à cette dernière opinion que nous devons regarder et nous attacher spécialement, car c’est elle dont le principe infirmerait le nôtre, s’il était réellement constaté.
Sans mettre en question la démonologie, nous nions, jusqu’à preuve du contraire, qu’il existe de vrais miracles en dehors de l’action divine ou en opposition avec elle.
La conscience religieuse, ainsi que nous l’avons fait remarquer à diverses reprises, rapporte immédiatement à Dieu les actes qu’elle juge surnaturels ; et ce fait est d’une haute valeur, car il tient à ces croyances ou à ces notions intuitives qui recèlent un fond réel, au milieu même de leurs aberrations et de leurs surcharges traditionnelles. La réflexion logique porte aussi à croire que le Maître de la nature a seul le pouvoir d’en changer les lois et d’en interrompre le cours ; elle repousse ces opinions semi-manichéennes dont l’Eglise ne s’est pas toujours assez gardée, et qui feraient de Satan comme un second Dieu, en le douant d’une sorte de toute-puissance et d’indépendance absolue. La raison et le sentiment, sans rien préciser ni assurer, nous disposent à penser que le Seigneur s’est réservé à lui-même ces moyens de révélation où l’homme reconnaît spontanément sa main.
A priori donc, et du point de vue théiste où nous, devons nous tenir, le principe de l’objection ne paraît pas fondé. Dieu domine et régit tout dans les Cieux et sur la Terre. Si d’autres êtres pouvaient à leur gré changer l’ordre et les lois qu’il a établis, le plan de sa Providence, sans cesse contrarié et dérangé, courrait risque d’être bouleverse. De là ressort, ce semble, que l’opération des miracles n’appartient qu’à Lui ou que, s’il la concède, ce pouvoir dérivé ne s’exerce dans tous les cas que sous sa direction suprême.
En cela, notons-le, les grandes données bibliques concordent avec l’induction rationnelle et l’intuition religieuse. Dans l’esprit de l’Ecriture et dans son contenu général, auquel il faut surtout regarder, c’est Dieu qui opère dans le miracle ; l’homme à la voix de qui le miracle s’accomplit n’en est pas l’auteur, il n’en est que le héraut ou l’instrument. Moïse étendit sa main sur la mer et l’ Eternel fit reculer la mer toute la nuit. (Exode 14.21). Ce point de vue qu’on ne conteste pas dans l’Ancien Testament, est aussi celui du Nouveau. Le Seigneur rendait témoignage à la parole de sa grâce, en faisant par leurs mains (Paul et Barnabas) des prodiges et des miracles (Actes 14.3) Voir Marc 16.20 ; Luc 11.20 ; Jean 5.36 ; Romains 15.18-19. Cela est dit dans plusieurs textes (Luc ch. 11 ; Jean ch. 5 ; Actes ch. 2) même des œuvres de Jésus-Christ, quoiqu’ailleurs les vertus célestes qui agissaient dans l’Eglise lui soient directement attribuées (Actes 3.12-16 ; Romains 15.10). C’est qu’il y avait en lui le Fils de l’homme et le Fils de Dieu.
La doctrine de l’Ecriture est, non seulement que le miracle et la prophétie procèdent de Dieu, mais qu’ils procèdent de Lui seul. Elle parle bien d’un faux miraculeux, comme elle parle d’un faux prophétisme, mais ce qu’elle dit de l’un explique ce qu’elle entend par l’autre. Elle ne voit pas plus dans le faux miraculeux des pouvoirs et des actes vraiment surnaturels, que dans le faux prophétisme, la vision réelle de l’avenir. Ils ne sont l’un et l’autre, que les signes du mensonge simulant les signes de la vérité, par conséquent que de trompeuses apparences. Sans nous arrêter aux quelques traits d’où l’on pourrait inférer le contraire, et que nous examinerons tout à l’heure, tenons-nous pour le moment à son contenu foncier, à son enseignement général et constant, en particulier à ce grand principe qui la traverse de part en part et qui, nous montrant le divin dans le surhumain, réclame foi et soumission au nom des signes célestes. C’est sur ce principe que repose l’emploi sans restriction qu’elle fait des prophéties et des miracles. Elle ne suppose point que ces deux marques suprêmes de la Révélation doivent être d’abord éprouvées, pour savoir d’où elles dérivent ; elle les donne comme décisives en elles-mêmes et par elles-mêmes, dès qu’elles sont réelles ; elle ne dit pas : Dieu a parlé, votre conscience reconnaît sa voix, donc c’est Lui qui opère ; elle dit : Dieu opère, donc il a parlé, et vous devez croire et vous soumettre. Voilà, d’après la Bible, le rapport normal de la doctrine avec le miracle ou la prédiction. Le peuple demande-t-il comment il pourra s’assurer de la parole que l’Eternel a dite, il lui est répondu : Quand un prophète aura parlé au nom, de l’Eternel et que la chose n’arrivera point, cette parole sera celle que l’Eternel n’a point dite. (Deutéronome 18.21). Déclarez les choses à venir, s’écrie Esaïe, et nous saurons que vous êtes dieux (Ésaïe 41.23 ; Jérémie 28.9). Ce qui est dit du prophète s’applique évidemment au thaumaturge ; ce qui est vrai de la prédiction l’est également du miracle : dans l’esprit des Ecritures, le miracle réel prouve donc directement comme la prophétie réelle.
Notons que nous avons surtout affaire ici avec les disciples de la Bible. L’incrédulité actuelle n’attaque guère par ce côté. Ce qui est en cause avec elle, c’est la réalité des miracles. Elle accorde généralement qu’ils prouvent, s’ils sont prouvés. En tout cas ce n’est pas de la possibilité de leur origine infernale qu’elle argumente sérieusement. Or, avec les disciples de la Bible, la place assignée aux miracles par la Bible elle-même décide en fait la question. Dans l’ordre et le plan divin les miracles sont autres que ne les représente l’objection que nous avons devant nous. Dès que leur réalité est certaine, leur origine ne saurait être douteuse. C’est à cause de cela qu’ils prouvent en se produisant. Il n’y a donc pas le dualisme de causalité que ces théologiens nous opposent ; la fin de non-recevoir où ils se retranchent est dès lors sans valeur.
Le critère qu’ils nous mettent en main désarmerait d’ailleurs leur attaque, alors même que sa base ne ferait pas défaut. Quoi qu’il en soit du pouvoir de l’esprit du mal, entre eux et nous cela n’est de rien, puisqu’ils accordent comme évident en soi que c’est du Ciel que sont descendus le Christianisme et les manifestations surnaturelles qui ont accompagné sa promulgation. Avec eux, par conséquent, le miraculeux évangélique se place, par la nature même des choses, en dehors de ce débat, et on a lieu de s’étonner qu’ils l’y mêlent incessamment, faisant planer sur lui une possibilité qui, de leur propre aveu, ne l’atteindrait point quand elle serait aussi réelle qu’elle l’est peu.
Mais puisqu’on s’y retranche quand même, examinons les faits allégués. Ils se divisent en deux catégories qu’il importe de ne pas confondre, savoir : ceux de l’histoire profane ou de l’histoire ecclésiastique, et ceux de l’histoire sacrée.
Sur les premiers qui, répandus dans le champ tout entier des Annales humaines, exigeraient un immense travail, nous en appellerons simplement au critère depuis longtemps adopté par la dogmatique et l’apologétique protestantes. Sans donner une solution absolue, il établit une ligne de démarcation suffisante entre les faits évangéliques et ceux par lesquels on prétend les juger et les infirmer en les leur assimilant. Qu’on soumette ces derniers à la triple investigation si souvent faite à l’égard des premiers :
- Sont-ils décidément surnaturels ?
- Ont-ils été publiés dans les temps et sur les lieux où ils se sont passés ?
- Ont-ils dès le principe appelé l’examen par les sacrifices qu’ils imposaient ?
On trouvera généralement ou que leur caractère extra-naturel est incertain, ou qu’ils tiennent de la légende autant et plus que de l’histoire, ou qu’ils ont été accueillis, accrédités, propagés avec cette crédulité qui va au-devant des bruits favorables aux opinions dont elle désire le triomphe. Qu’on s’attache en particulier aux prodiges de notre époque, dont plusieurs ont eu un grand retentissement, et sur lesquels on peut porter un jugement plus direct, plus prompt, plus décisif, puisque les pièces du procès sont faciles à apprécier, — celui de la Salette, par exemple. Ab uno disce omnes.
Faisons une observation trop négligée et qui n’est pas sans importance. Qu’il y ait eu, depuis les temps apostoliques, des dispensations supérieures de la Providence et de la grâce, que la foi et la piété aient obtenu des délivrances, des bénédictions, des directions mystérieuses où se montre le doigt, de Dieu, et par, conséquent le miracle ; nous ne voulons certes pas le nier. Il existe, ce semble, bien des faits de ce caractère dans l’histoire de l’Eglise et dans la vie de certains chrétiens. (Institut des orphelins de Halle. Anecdotes édifiantes, etc.). Peut-être en trouverions-nous tous plus ou moins dans notre expérience personnelle, si nous y étions plus attentifs. Quelle part dans le développement de notre existence et de notre destinée, que le mondain attribue au jeu des événements, et qui est pour les âmes religieuses la part de Dieu, quoique sa main s’y cache encore plus qu’elle ne s’y révèle ! Le Seigneur ne s’est pas éloigné des siens ; son bras n’est point raccourci, pour parler avec l’Ecriture ; les puissances du Ciel ne sont pas liées ; les promesses de l’Evangile sont toujours là, comme les aspirations de l’esprit ou du cœur humain auxquelles elles correspondent, et nous devons toujours’y regarder et nous pouvons toujours y compter. La Providence particulière, celle qu’annonce la conscience, que proclame la Bible et que la prière invoque, cette libre souveraineté de Dieu d’où sont sorties la Création et la Rédemption, d’où sortent ces hautes dispensations qui président au mouvement ascensionnel de l’humanité, comme elles ont présidé aux évolutions successives du globe ; cette action suprême, sous laquelle s’accomplissent les destinées de l’homme comme celles du monde, implique la possibilité des miracles, c’est-à-dire d’actes en dehors du cours général des choses. De ces miracles-là, l’histoire de l’Eglise et celle du monde en sont remplies. Mais il y a à distinguer entre les incessantes interventions accordées à la prière de la foi, et celles qui, destinées à fonder la foi, opérées en vertu et en preuve d’une révélation, prennent de là un caractère tout spécial. Il ne s’agit ici que des dernières, ce qui circonscrit la question et la simplifie tout ensemble, car les faits de cet ordre sont beaucoup moins nombreux qu’on ne se le figure. « A entendre certaines personnes, dit Paley, il semblerait qu’on voit tous les jours des exemples de religions établies sur des miracles, tandis que toute l’histoire dépose contre cette idée. Connaît-on parmi les chrétiens quelques fondateurs de secte qui aient prétendu opérer des miracles et qui aient réussi dans leur prétention ? Le pouvoir miraculeux a-t-il été réclamé et exercé par les chefs des Vaudois et des Albigeois ? Wiclef en Angleterre, Huss et Jérôme en Bohême, Luther en Allemagne, Zwingle en Suisse, Calvin en France, ou quelques autres réformateurs, se le sont-ils attribué ? On a vu au commencement du xviiie siècle, les Jansénistes ruiner leur cause par la témérité qu’ils eurent d’en appeler à cette preuve. Et quelle est, en dehors du Christianisme et du Mosaïsme, la religion qui allègue des miracles positifs antérieurement à son établissement ? car il faut distinguer avec soin entre les miracles qu’on dit opérés en faveur d’une doctrine au milieu de ses partisans, et les miracles qui donnent naissance à un nouveau culte au sein de populations incrédules et hostiles. Mahomet n’osa pas donner cet appui à son caractère prophétique. Il s’attache, en plusieurs endroits du Koran, à repousser la demande qui lui était faite ou qui pouvait lui être faite de signes surnaturels. Il répond que le Koran est un miracle suffisant. Il fait dire à Dieu qu’il aurait pu l’envoyer avec des miracles mais que les hommes les ont enveloppés d’imposture. Ceux qui lui sont attribués par ses historiens ne méritent évidemment aucune foi ».
Bien des faits récents confirment cette observation de Paley. Sans parler des miracles du catholicisme qui l’ont, je crois, plus compromis dans les hautes classes que servi dans les classes inférieures, notre protestantisme a eu les siens, ceux des Irvingiens, par exemple, qui eurent un moment de grande vogue et qui, invoqués en preuve d’une nouvelle révélation ou d’une nouvelle prophétie, avaient justement le caractère auquel nous devons surtout regarder. Ils ont passé, comme passèrent ceux de l’abbé Paris au siècle dernier, et entraîné dans leur chute la direction théologique et ecclésiastique qu’ils se glorifiaient d’établir. Diverses sectes aux Etats-Unis ont aussi prétendu aux dons miraculeux ; et l’on peut poser en thèse générale que ce sont celles qui sont tombées le plus rapidement.
On nous accusera peut-être de tourner l’objection plutôt que de la réfuter, puisqu’elle ressort, assure-t-on, des données scripturaires elles-mêmes. Venons donc aux textes sur lesquels on la fonde spécialement ; car, répétons-le, elle est aujourd’hui plus théologique que philosophique, et plus biblique que théologique. Voici ces textes : Exode 7.11, 22 (magiciens de Pharaon), Deutéronome 13.1 (miracles des faux prophètes), 1 Samuel 28.7 (évocation de l’ombre de Samuel), Matthieu 4.8 (tentation de Jésus-Christ), Matthieu 12.27 (expulsion des démons par les disciples des Pharisiens), Matthieu 24.24 (signes des faux Christ), 2 Thessaloniciens 2.9 (miracles de l’homme de péché), Apocalypse 16.14 (prodiges de trois mauvais esprits). Examinons si ces textes contiennent ce qu’on leur fait rendre.
Rappelons d’abord que les mots מוֹפֵת אוֹת σημειον, τερας étant des termes généraux qui désignent tout ce qui excite à un haut degré l’étonnement, il est naturel d’attendre qu’ils soient appliqués, dans le langage populaire de la Bible, aux moyens plus ou moins extraordinaires dont l’erreur et l’imposture ont pu se servir pour s’accréditer, de même que le nom de prophète est souvent donné aux hommes qui s’attribuaient mensongèrement une mission divine et la prévision de l’avenir. L’emploi de ces mots ne décide donc pas à lui seul la question. Il y avait un faux miraculeux et un faux prophétique, qu’il faut distinguer du prophétique et du miraculeux réels. Cette simple remarque, évidente pour quiconque est familiarisé avec la langue des Ecritures, éclaire déjà quelques-uns des passages dont nous avons à nous rendre compte. Ainsi, Deutéronome 13.1 (prodiges des faux prophètes d’Israël), Matthieu 24.24 (signes des faux Christ), ne spécifient la nature des signes ou prodiges annoncés, ni par l’expression, (nous y trouvons les termes indéterminés de מוֹפֵת אוֹת, σημεια, τερατα ni par le détail des faits qui ne sont pas exposés. Il est donc permis de n’y voir que des apparences trompeuses, conformément à l’esprit des Ecritures et à l’aspect général des choses. Si nous ignorons quels ont pu être les portenta des faux prophètes d’Israël, nous savons par l’histoire que ceux des faux Christ ne furent que des jongleries.
La même observation s’applique à 2 Thessaloniciens 2.9 où, d’ailleurs, les faits prédits sont appelés des signes et des miracles de mensonge, σημεια και τερατα ψευδους, c’est-à-dire, suivant l’interprétation la plus naturelle et, je pense, la plus commune, de faux miracles.
Nous ne nous arrêterons pas à l’argument tiré de la tentation de Jésus-Christ où tout est si mystérieux et impose une si respectueuse circonspection. Il est bien, clair, en particulier, qu’on ne peut s’y appuyer, lorsqu’on y voit un fond parabolique plutôt qu’historique, ainsi qu’inclinent à l’entendre la plupart des écoles avec lesquelles nous discutons ici.
Je comprends peu qu’on cite Matthieu 12.27. Le Seigneur n’y affirme nullement que les disciples des Pharisiens chassaient les démons par le pouvoir qu’ils tenaient d’eux. C’est lui que les Pharisiens accusent de le faire (v. 24). Il repousse cette imputation de l’injustice et de la haine, d’abord par le principe que Satan ne peut travailler lui-même à la destruction de son empire (v. 25-26), et ensuite (v. 27) par cette question : Si je chasse les démons par Belzébut, vos fils, par qui les chassent-ils ? C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges. Evidemment, bien loin de dire que les disciples des Pharisiens agissaient par la puissance de l’Esprit du mal. Jésus-Christ donne à entendre tout le contraire. Autrement, en assimilant comme il le fait ses actes aux leurs, en se couvrant de leur exemple, il aurait accepté l’inculpation qu’il veut renverser. On sait d’ailleurs que c’est au nom de Jéhovah qu’opéraient les exorcistes juifs, alors nombreux. Quelles que fussent leurs opérations, la puissance à laquelle ils les rapportaient n’est point douteuse, et ce texte n’a nul trait à l’opinion en faveur de laquelle on veut le faire déposer.
Dans l’apparition de l’ombre de Samuel, on peut ne voir qu’un de ces artifices de jongleur, comme il en existe dans tous les pays et dans tous les temps ; mais on peut aussi supposer quelque chose de réellement surnaturel, que Dieu permit pour punir Saül, car la pythonisse elle-même est étonnée et effrayée. Il y eut plus peut-être qu’elle n’attendait. S’il en fut ainsi, le prodige s’accomplit par une autre puissance que celle de son art. Dans tous les cas, rien n’indique là l’action des mauvais esprits.
Quant aux magiciens de Pharaon, ce fait où l’opinion qui nous occupe a sa source et sa base principale, la Bible ne dit nullement ni que ce qu’ils firent fut vraiment miraculeux, ni que les démons y eussent la moindre part, et diverses circonstances autorisent à n’y voir que des prestiges : 1° ce sont des jongleurs de profession : Pharaon fit venir les sages et les enchanteurs (Exode 7.11) (prestigiis usus est) ; 2° ils opèrent par des moyens secrets, לָטִים (Exode 7.22 ; 8.7, 18) de לאת ou לוּת ou abscondere. Tout fait entendre que l’Ecriture attribue les actes des magiciens à leur art occulte, et non à l’intervention des démons qui n’est nullement mentionnée. N’y mettons pas plus qu’il ne s’y trouve. C’est surtout en de pareils sujets qu’il faut prendre garde d’insérer dans ce qu’elle dit ce qu’on suppose qu’elle a voulu dire ; 3° les magiciens confessent l’impuissance de leur art, quand ils s’écrient en se retirant : « C’est ici le doigt de Dieu » (Exode 8.19), comme s’ils disaient : c’est avec des hommes que nous avions cru lutter ; mais il se montre ici un pouvoir supérieur, devant lequel notre habileté doit, et peut sans honte, s’avouer vaincue. Cette justification de leur défaite ne révèle-t-elle pas la nature de leurs moyens et de leurs opérations ?
Ainsi, le récit pris en soi n’indique, ni de près ni de loin, l’interposition diabolique à laquelle on le rattache, et divers traits annoncent qu’il n’y eut là que des artifices, comme il en a existé chez tous les peuples dès les temps les plus anciens.
On dit, il est vrai, que Moïse parlant des actes des magiciens comme des siens, on doit en conclure qu’il les donne également comme miraculeux. Mais cette observation, qui peut frapper au premier abord, ne tient pas à l’examen.
1° Le langage usuel désigne, en bien des cas, sous les mêmes termes, des faits qui se ressemblent à certains égards, sans qu’on puisse inférer de là qu’ils sont identiques. Le nom de prophète est fréquemment donné dans la Bible à des hommes qui le prennent d’eux-mêmes : les idoles y sont appelées dieux. Les historiens parlent des miracles d’Apollonius de Thyanes, des miracles de l’abbé Paris, sans croire le moins du monde les légitimer par cette expression.
2° Moïse n’est pas, à beaucoup près, aussi explicite qu’on l’affirme dans ce qu’il rapporte des magiciens : il ne dit en aucune manière que leurs actes fussent de la même nature que les siens ou ceux d’Aaron ; il dit seulement : ils firent ainsi (vayagnasou ken), locution qui ne peut signifier autre chose que : ils imitèrent, car elle est employée à la seconde plaie, lorsque toutes les eaux avaient été changées en sang et que les Egyptiens ne s’en procuraient qu’en creusant auprès du fleuve, lorsque les magiciens ne pouvaient conséquemment opérer que sur une petite quantité. Elle est employée encore à la troisième plaie, lorsqu’ils ne firent qu’essayer et qu’ils essayèrent en vain : Ils firent ainsi, mais ils ne purent.
3° En se présentant comme l’envoyé de Dieu qui agit par lui, Moïse rapporte manifestement à des procédés et à des arts occultes ce que firent les magiciens, donnant à entendre par là qu’ils ne produisaient qu’une apparence de prodige, une sorte de contrefaçon. Aussi, est-ce à lui et non à eux, que Pharaon s’adresse pour faire cesser les fléaux.
Mais, dit-on, comment comprendre que les magiciens aient imité des premières plaies par leurs seules ressources secrètes ? Quiconque a vu des prestidigitateurs, tels que Comte ou celui qui a si fort étonné les Arabes de l’Algérie en luttant avec leurs marabouts, le concevra aisément, quelque incapable qu’il soit de se l’expliquer.
Peut-être trouvera-t-on que c’est s’arrêter beaucoup trop à des textes dont la critique actuelle se préoccupe fort peu, à des questions sur lesquelles elle passe à pieds joints. Mais ces textes sont un des principaux fondements de l’opinion que nous avons dû discuter, et les personnes mêmes qui n’y voient qu’une légende n’en font pas moins leur arme de guerre. Je crus pouvoir les négliger à l’une des reprises du Cours, et je m’aperçus bientôt que j’avais eu tort, car on ne tarda pas à me les opposer.
En résumé, la Bible est loin d’attester, comme on le prétend, un miraculeux satanique en concurrence avec le miraculeux divin. Il n’est rien dit de l’action de l’esprit du mal dans l’histoire des magiciens d’Egypte, non plus que dans l’allusion qu’y fait saint Paul, (2 Timothée 3.8-9). Il n’en est pas parlé davantage dans l’histoire de la devineresse d’Endor, ni lorsqu’il est question de Simon (Actes 8.11), ou d’Elymas (Actes 13.8) ou des personnes pratiquant les arts occultes à Ephèse (Actes 19.19). Et, encore une fois, il faut se garder d’identifier une interprétation des données bibliques avec ces données elles-mêmes, surtout dans des sujets où le mystère impose un redoublement de circonspection. Sans doute, l’Ecriture atteste la redoutable action du grand ennemi de Dieu et des hommes, dont elle fait le Prince de ce monde ; elle le montre inclinant les esprits au mal et tourmentant même les corps. Allons jusqu’où va l’Ecriture, et arrêtons-nous où elle s’arrête.
Le seul passage où il soit fait mention de miracles (σημεια) opérés par de mauvais esprits est Apocalypse 16.14. Mais on sait quel est le symbolisme de l’Apocalypse et le danger d’y prendre la figure pour une réalité. Le passage indiqué porte le caractère général de ce livre mystérieux : il est visiblement allégorique. Les esprits dont il est question, semblables à des grenouilles, sortent de la bouche du dragon, de celle de la bête et de celle du faux prophète ; ils assemblent les rois de la terre pour le combat du grand jour de Dieu, etc. Peut-on fonder un dogme sur un texte de cette nature, par un libéralisme que tout repousse ?
Dans cette question des rapports du monde invisible avec notre monde, et de l’action des puissances de l’erreur et du mal, tout est hypothétique par delà les enseignements formels de la Révélation. C’est le champ de la conjecture, il n’est rien que l’imagination scientifique ou populaire ne puisse se figurer, dès qu’elle s’y aventure. J’ai voulu montrer qu’en attestant l’existence des mauvais esprits et leurs redoutables influences, l’Ecriture ne leur attribue expressément nulle part des pouvoirs miraculeux — que cette opinion ne ressort réellement d’aucun des textes sur lesquels on la greffe — qu’elle est d’ailleurs en désaccord avec la doctrine générale des Livres saints qui font de la prophétie et du miracle les grands signes du Ciel, constatant les révélations divines dès qu’ils sont eux-mêmes constatés, ce qui exclut en principe la dualité d’action qu’on suppose — que, dans tous les cas, ce moyen d’attaque si fréquent contre l’argument miraculeux est ici sans motif et sans but, par conséquent sans portée réelle, la nature du Christianisme ne laissant nul doute sur l’origine des faits surnaturels qui marquèrent sa promulgation.
Ceux qui admettent la réalité ou la possibilité d’un miraculeux non divin dans la question chrétienne elle-même, sont conduits à faire de la preuve interne dogmatique ou morale, la preuve principale, si ce n’est la preuve unique, du Christianisme. Ainsi fit Origène ; ainsi firent les Réformateurs ; ainsi font la plupart des écoles actuelles, en qui, du reste, d’autres causes agissent autant et plus que celle-là. Les miracles passent en quelque sorte du fondement au faîte de l’édifice : ils sont moins le pivot de la conviction que son complément ; leur origine céleste ressort de celle de la doctrine, et une fois établie elle rend à la doctrine ce qu’elle en a reçu, elle y appose une nouvelle empreinte de vérité et de divinité.
Certains théologiens attachés à ce point de vue, et désireux de conserver aux miracles leur valeur propre, la place que leur font l’Ecriture Sainte, la conscience religieuse et l’apologétique commune, ont divisé les doctrines en deux catégories : celles qui garantissent le caractère divin des miracles, et celles que les miracles ainsi légitimés légitiment à leur tour. Dans la première catégorie ils rangent les doctrines qui appartiennent en même temps à la religion révélée et à la religion naturelle, les dogmes mixtes, théodicée, Providence, existence future, etc. ; dans la seconde, les doctrines particulières à la religion révélée, les dogmes purs, les mystères, christologie, sotériologie, etc. Cette distinction a de la vérité et peut avoir de l’utilité. Mais elle est loin d’atteindre le but. Elle laisse toujours l’argument historique subordonné à l’argument rationnel ou moral, en opposition avec la marche scripturaire. De plus, la séparation des deux classes de doctrines n’est ni aussi aisée ni aussi tranchée qu’elle le semble au premier abord. Tel dogme que les uns placent dans la religion naturelle, la résurrection des corps ou l’immortalité de l’âme, par exemple, est placé par d’autres dans la religion révélée (2 Timothée 1.10) ; d’un autre coté, de grandes écoles fondent le mystère de piété lui-même sur une sorte d’intuition ou de démonstration directe. Et puis, les principes généraux de la religion naturelle et de la loi morale, étant donnés par la conscience immédiate, peuvent se trouver et se trouvent, en effet, plus ou moins dans tous les systèmes ; comment fourniraient-ils le critère certain, la pierre de touche positive qu’on y cherche ?
De quelques restrictions qu’elles s’entourent, ces opinions ont pour terme logique de ne laisser aux miracles qu’une valeur secondaire et presque superflue, qui met en doute leur réalité en mettant en question leur nécessité. Or, bien certainement, ce n’est pas le point de vue scripturaire. C’en est en fait l’inverse. L’Ecriture ne dit pas : croyez aux miracles au nom de la doctrine ; elle dit d’un bout à l’autre : croyez à la doctrine au nom des miracles. Sous les deux Alliances le surnaturel se pose comme le signe formel des révélations et des dispensations célestes : considération dont devraient tenir plus de compte les directions qui s’arment contre nous des textes sacrés.
Toutefois l’objection persiste en se généralisant. On soutient que, quoiqu’il en soit, l’apologétique et la dogmatique qui placent leur fort dans te miraculeux (de puissance ou de science), n’échappent point à ’a nécessité de l’éprouver par la doctrine qu’il est censé prouver, qu’elles l’ont toujours fait, qu’elles le feront toujours, l’esprit humain regardant avant tout aux caractères intrinsèques de vérité que présente une religion quelconque, et ne pouvant agir autrement d’après sa propre constitution.
Induction extrême d’un fait réel qu’on fausse, comme bien d’autres, en l’exagérant. Que le fond des doctrines religieuses et morales influe sur le jugement de l’histoire miraculeuse qui les sanctionne, c’est incontestable. Le sentiment du vrai et du saint prépare à celui du divin, avec lequel il ne fait qu’un ; comme l’impression de l’irrationnel, de l’étrange, de l’impur, produit un effet contraire. Quand, par exemple, on a saisi à quelque profondeur le surhumain de la vie de Jésus-Christ, cet idéal de la perfection dont rien n’approche et que rien n’explique, le surnaturel de ses œuvres n’étonne plus ; l’un prédispose à l’autre et le fait attendre. Là-dessus nulle discussion. La sainte vérité a son évidence et sa puissance, propres ; elle nous arrache mille fois, malgré notre déchéance, le témoignage qu’invoquait déjà Tertullien. Mais ce n’est là qu’un côté de son action. Par l’élévation de ses préceptes, comme par la profondeur de ses doctrines, l’Evangile attire et repousse tout ensemble. S’il apparaît immédiatement à quelques âmes comme la sagesse de Dieu, il apparaît au plus grand nombre comme une folie. Le scandale de la croix s’y dresse au point de vue moral, autant qu’au point de vue dogmatique. L’exemple de Jésus-Christ ne dit-il pas tout ? Malgré le divin qui éclatait en lui, et à cause de ce divin même, il fut crucifié ; et la contradiction qu’il souleva, sa parole la rencontre de siècle en siècle. La prophétie de Siméon se réalise toujours (Luc 2.26-36). Il faut donc, à bien des égards, que la vérité force l’assentiment et qu’elle s’impose de dehors et d’En haut. Ayant pour but de changer la conscience religieuse et morale d’un monde perverti par le péché, elle ne peut prendre dans cette conscience ni son point d’appui unique, ni son point d’appui principal. Le Christianisme a dû s’implanter sur la terre au nom du Ciel : enlevez-lui son autorité, vous lui enlevez son action. Le cœur ne lui rend témoignage qu’après avoir été renouvelé par lui : il doit donc se faire admettre d’abord à un autre titre. Tenons-nous en garde contre ces directions qui, jetant la science dans des voies excessives en même temps que partielles, oblitèrent alternativement quelqu’une des sources de la connaissance et de la certitude.
Il est positif, et nous le reconnaissons pleinement, que la doctrine réagit sur les miracles, qu’elle en rend la foi plus prompte et plus entière, ou plus lente et plus difficile. Il est même des cas où la nature de la doctrine dispense de toute recherche sur les prodiges annoncés, et permet ou oblige de les rejeter sans examen, parce qu’elle fournit a priori la complète certitude de leur fausseté. Mais ce sont des situations exceptionnelles ; et il n’en demeure pas moins que le miracle a son évidence et sa valeur propre, sa puissance directe de conviction. En thèse générale, il est le garant certain de la révélation divine, parce qu’il en est le signe formel. Il montre que Dieu parle en montrant qu’il agit (Jean 10.38 ; 14.11).
Ceci exige l’examen d’un texte auquel reviennent sans cesse les adversaires de l’argument miraculeux. C’est Deutéronome 13.1-5 : « S’il s’élève au milieu de toi un prophète ou un songeur de songes, qui fasse devant toi quelque signe ou miracle, et que ce signe ou miracle arrive ; s’il te dit : Allons, et servons d’autres dieux ! tu n’écouteras pas la parole de ce prophète. » A première vue ce texte paraît dire exactement le contraire de ceux que nous avons cités plus haut, comme exprimant la pensée des Ecritures, tels que Jérémie 28.9 ; Ésaïe 41.23, et tout particulièrement Deutéronome 18.21. Il faut donc en ce cas, ainsi que dans une foule d’autres, pénétrer au cœur de la déclaration, pour en démêler le vrai sens et l’intention réelle. Si nous suivons cette régie élémentaire d’herméneutique, nous nous convaincrons aisément que l’opposition n’est qu’apparente, qu’elle n’existe qu’à la surface et dans la lettre. Deutéronome ch. 18 donne la marque générale à laquelle on peut discerner la vraie et la fausse prophétie, savoir la réalité du miraculeux, signe et garant de la parole divine. Deutéronome ch. 13 pose un cas extrême où le prodige annoncé, quel qu’il puisse paraître, se juge par lui-même, puisqu’il sanctionnerait l’erreur la plus manifeste et la plus grave. C’était un point décidé pour les Israélites, et décidé par les miracles les plus éclatants comme par les révélations les plus hautes, que l’Eternel seul est Dieu. Cela ne pouvait plus être mis en question. Tout ce qui allait contre cette vérité, à la fois si capitale et si certaine, devait d’avance être tenu pour faux autant que pour impie, de quelques apparences qu’il pût se couvrir. L’obligation du peuple, de même que sa sécurité et sa gloire, était de maintenir ce grand dogme sur lequel se fondait son alliance avec le Ciel, en résistant à tous les prestiges de la séduction et à tous les entraînements de l’exemple, en immolant, s’il le fallait, les intérêts les plus chers et les plus saintes affections. C’est évidemment l’esprit du texte dont nous cherchons à nous rendre compte, le seul de ce genre que renferment les Livres saints. L’intention manifeste qui l’a dicté en révèle la pensée et la signification véritables. Dès lors, il n’est plus en désharmonie ni avec Deutéronome ch. 18, ni avec l’ensemble des Ecritures. Il porte, ainsi que nous le disions, sur un état spécial, exceptionnel et en dehors de la règle commune.
Si en certaines circonstances, telle que celle qu’indique ce texte, la doctrine stigmatise les prétendus miracles jusqu’à en rendre l’examen superflu, les miracles, les miracles réels, avérés, n’en sont pas moins en principe le garant direct et positif des révélations divines. Si vous distinguez les deux points de vue qui, bien loin de s’exclure, se complètent l’un l’autre, tout s’explique, et le miraculeux en soi conserve la haute place que lui font la conscience et l’Ecriture. Quand la doctrine a pour elle le sens religieux et moral (et, à l’égard du Christianisme cela est hors de cause), l’office des miracles est d’attester qu’elle est bien ce qu’elle se dit, une parole d’En haut, et de confirmer ainsi la réalité des dispensations divines qu’elle annonce, la certitude des grâces qu’elle promet : point capital assurément… Croyez-moi, à cause de ces œuvres (Jean 14.11).
Mais on insiste encore, et l’on nous adresse cette question : supposé des miracles éclatants opérés en faveur d’une doctrine manifestement injuste, absurde, impie, faudrait-il croire et se soumettre ? — Nous répondons que l’impiété et l’absurdité sont dans la supposition elle-même. Les miracles, les vrais miracles, ne pouvant procéder que de Dieu, ne peuvent non plus sanctionner que la vérité et la sainteté. Autant vaudrait élever cette question : supposé que des voyageurs dignes de foi racontent qu’ils ont visité un pays où les hommes n’avaient pas de tête, faudrait-il s’en rapporter à leur témoignage ?
Dans cette hypothèse d’un miraculeux réel accompagnant des doctrines absurdes et immorales, on triomphe aisément dès qu’elle est accordée ; car il est facile de montrer que la foi, ou l’adhésion de l’esprit et du cœur, devient alors impossible, et que si elle était possible, elle serait dégradante. Répétons que l’hypothèse renferme une contradiction ; elle est dans l’ordre spirituel ce que serait dans l’ordre matériel celle d’un cercle carré. D’un côté des miracles, c’est-à-dire une intervention divine ; de l’autre, une religion fausse et corruptrice, c’est-à-dire Dieu, la vérité, le bien suprême, opérant pour légitimer l’erreur et le mal. Mais, nous dit-on, ne peut-on pas se trouver en présence de miracles qui paraissent vrais et de dogmes qui paraissent faux ? Cela n’a-t-il pas eu lieu, n’a-t-il pas lieu encore en bien des cas ? — Sans doute, et alors nous avons la certitude qu’il y a erreur dans l’un ou l’autre des deux termes de l’antinomie ; ou l’on a admis trop facilement le miracle, ou l’on a jugé trop légèrement la doctrine ; il faut reprendre l’examen, en redoublant de circonspection.
Mais, dit-on encore, tant de faux miracles ont été donnés et reçus comme vrais, qu’il devient impossible, de distinguer avec certitude les manifestations divines réelles, s’il y en a, des superstitions, des fraudes, des légendes, et que le mieux pour l’Apologétique est d’abandonner cette vieille position qui la compromet plus qu’elle ne la sert. — Dans ces assertions, le fait dont on argumente est exact, la conséquence qu’on en déduit ne l’est point. Oui, bien des croyances erronées et superstitieuses recouvrent, en religion, la question du miraculeux ; mais y a-t-il moins de préjugés dans Je monde, moins de sophisme s dans la science ? Si la critique historique soulève mille doutes sur les faits, et en particulier sur ceux de l’Evangile, la critique philosophique en soulève-t-elle moins sur les principes, sur ceux-là mêmes qui constituent les lois primordiales de l’intelligence et de l’existence humaines ? N’a-t-elle pas tout bouleversé sous nos yeux par ses alternances entre l’empirisme et l’idéalisme, ébranlant ici les données de l’observation, là celles de la conscience, accusant d’illusion tantôt les résultats de la méthode objective, tantôt ceux de la méthode subjective, ce qui aboutirait à un scepticisme universel ? Renonce-t-elle pour cela à l’étude et à l’espoir de connaître ? Ne peut-on pas distinguer les miracles des prestiges et des légendes populaires, comme on distingue les principes des préjugés, le paralogisme de la démonstration, l’histoire de la fable ? En toutes choses le lot de l’homme est le travail. Partout l’erreur à côté de la vérité, comme le mal à côté du bien, comme l’ombre à côté de la lumière.
4me Chef. — La foi ne s’est point primitivement basée sur les miracles. — On dit que l’intention de Jésus-Christ n’a pas été d’appuyer sa doctrine sur les miracles, que les Apôtres et les Pères s’en servirent fort peu pour la défense et la confirmation de l’Evangile, que, par conséquent, on ne doit pas les ériger en preuve positive et surtout en preuve de premier ordre, comme on l’a fait dans les temps modernes. — (Cet argument a été un moment partout, et il est encore fort répandu).
C’est visiblement une défaite. On la comprend chez les adversaires du Christianisme, qui font flèche de tout bois (Rousseau) ; mais on s’étonne de voir tant de croyants s’y réfugier aujourd’hui. Etrange fascination de l’esprit du temps ! Nous ne demanderons pas quel aurait été l’objet des miracles, si ce n’était de légitimer la mission des révélateurs. Nous ne rappellerons pas que la conscience religieuse leur assigne spontanément ce but et que la conscience chrétienne le leur a reconnu à toutes les époques. Mais ne suffit-il pas de lire le Nouveau Testament pour se convaincre que les miracles y sont, comme dans l’Ancien, le signe, le sceau, le garant des dispensations et des révélations divines ? C’est par ses miracles que le Seigneur attire ses disciples (Luc 5.4), et qu’il confirme leur foi (Jean 2.11). C’est au bruit de ses miracles qu’on vient à lui (Matthieu 4.24-25 ; Jean 3.2 ; 6.2). Si d’autres causes opèrent avec celle-là, elle est de beaucoup la plus saillante. Plus tard, ce sont les miracles des Apôtres qui préparent et déterminent les progrès de leur parole (Actes 2.41, 43 ; 4.3-4 ; 5.12-16, etc.). Les Evangiles sont, à vrai dire, l’histoire des interventions surnaturelles qui marquèrent l’apparition du Sauveur ; les Actes sont l’histoire de celles qui apposèrent le sceau du Ciel au ministère apostolique. Le miraculeux fait le fond essentiel des récits. C’est là-dessus que les annalistes sacrés attirent les regards du monde et de l’Eglise, parce que c’est là-dessus que porte, à leurs yeux la divinité du Christianisme, et parce qu’ils attendent naturellement que tous les esprits sérieux en recevront la même impression et la même conviction. Dans le premier Evangile le surnaturel et le prophétique ressortent de partout. Chap. 1, naissance miraculeuse de Jésus, accomplissement d’Ésaïe 7.14 ; envoi d’un ange à Joseph pour lui révéler le dessein de Dieu. — Chap. 2 arrivée des Mages, avertissement divin qui leur est donné ; autre envoi de l’ange du Seigneur à Joseph. — Chap. 3, ministère de Jean-Baptiste, conformément à la prophétie ; voix du Ciel, descente du Saint-Esprit au baptême de Jésus. — Chap. 4, tentation de Jésus-Christ ; rappel des oracles qui annoncent sa venue (v. 14), miracles qui l’inaugurent (v. 24). Les Chap. 5, 6, 7, renfermant le discours de la montagne, n’ont rien d’historique ; cependant le surnaturel des œuvres se fait sentir dans l’autorité des paroles : « Ne pensez pas que je sois venu pour abolir la loi, etc. » « Moi je vous dis. » — Chap. 8, guérison d’un lépreux, du serviteur d’un centenier, de la belle-mère de saint Pierre, d’un grand nombre d’autres malades ; apaisement de la tempête ; délivrance de deux démoniaques. Et ainsi du reste de l’Evangile de saint Matthieu. Ainsi de ceux de saint Marc et de saint Luc qui ont en substance le même dessein et le même contenu.
Quoique saint Jean s’attache aux enseignements plus qu’aux actes du Sauveur, quoiqu’il mette surtout en saillie l’interne, le divin de sa personne et de son œuvre, il prend d’ordinaire son point de départ dans les faits, et ces faits sont généralement des miracles. Chap. 1, témoignage de Jean-Baptiste fondé sur la descente du Saint-Esprit au baptême de Jésus ; manifestation surnaturelle qui éclaire Nathanaël. — Chap. 2, miracle de Cana ; mention d’autres miracles opérés à Jérusalem. — Chap. 3, déclaration de Nicodème (v. 2), où se révèlent le nombre et la grandeur des miracles de Jésus-Christ, ainsi que leur but et leur effet ; le reste du chapitre est dogmatique. — Chap. 4, Samaritaine vaincue peu h peu par la révélation de ce qu’elle a fait et de ce qu’elle est ; nouvelle mention des miracles de Jérusalem ; guérison du fils d’un seigneur de la Cour. — Chap. 5, guérison d’un impotent et discussion qu’elle amène. Jésus place expressément parmi les témoignages qu’il invoque, celui de ses œuvres (v. 36). — Chap. 6, multiplication des pains, qui introduit le discours parabolique où Jésus se représente comme le pain descendu du Ciel ; prédication de son ascension (v. 60). – Les Chap. 7 et 8, sont purement didactiques ou polémiques, ne formant qu’un seul discours interrompu et repris. Quoique rien n’y appelle la mention directe des miracles, ils s’y laissent voir partout : « Quand le Christ viendra, s’écrient-quelques interlocuteurs (Jean 7.31), fera-t-il plus de miracles que n’en fait celui-ci ? » — Le Chap. 10 n’est en fait qu’un prolongement des chapitres 7 et 8, et le Seigneur y est conduit par ses accusateurs eux-mêmes à relever ses miracles- : « Si je ne fais pas les œuvres, etc. » (v. 37-38). — Chap. 9, histoire de l’aveugle-né. — Chap. 11, résurrection de Lazare. — Chap. 12 (v. 28), voix du Ciel. — Chap. 13, prédiction de la trahison de Judas et du reniement de saint Pierre. — Voir aussi Jean 19.10-12 ; 15.24.
Notons deux paroles de l’Evangéliste, l’une par laquelle il clôt le ministère de Jésus-Christ auprès des Juifs (Jean 12.37). « Et bien qu’il eût fait tant de miracles devant eux, ils ne crurent point » ; l’autre par laquelle il termine son Evangile (Jean 20.30-31 ; 21.25). « Jésus fit encore, en présence de ses disciples, plusieurs autres miracles, qui ne sont point écrits dans ce livre. Mais ces choses sont écrites, afin que vous croyiez que Jésus est le Christ. »
Voilà quelques indications pour ce qui concerne Jésus-Christ. Quant aux Apôtres, le livre des Actes est plein du récit de leurs miracles et des conversions qui en furent la suite… Saint Pierre rappelle les miracles du Seigneur en présence des Juifs et dans un but apologétique (Actes 2.22). Il le fait de la même manière et avec la même intention dans la maison de Corneille (Actes 10.38-39).
L’objet des Epîtres étant, non de raconter l’histoire évangélique ni d’établir la divinité du Christianisme, mais d’enseigner et d’exhorter les disciples, de développer la foi et la vie chrétiennes là où elles existaient déjà, leur but étant essentiellement parénétique, on ne peut s’attendre à y trouver une exposition directe des miracles ; mais ils y sont partout impliqués, on voit qu’ils sont pleinement reconnus et par ceux qui écrivent et par ceux à qui ils s’adressent (2 Pierre 1.17-18) ; on sent qu’ils sont à la base de tout ; et ils sont formellement rappelés chaque fois que l’occasion le demande. (Romains 15.18 ; 1 Corinthiens 12.8-10, 28-29 ; 13.1-2 ; 14.2, 4 ; 2 Corinthiens 12.12 ; Galates 3.5 ; 1 Thessaloniciens 1.5 ; Hébreux 2.4). D’ailleurs le fond même de la doctrine chrétienne :venue de Jésus-Christ, sa résurrection, son ascension, son règne, son retour pour le rétablissement de toutes choses, union de la divinité et de l’humanité en lui, rédemption par son sang, envoi du Saint-Esprit, Evangile parole de Dieu, etc., etc., tout place, tout retient dans l’ordre surnaturel. Tout porte là-dessus, en particulier sur la résurrection de Jésus-Christ qui sanctionna son œuvre terrestre et ouvre son œuvre céleste. (Romains 1.4 ; 1 Corinthiens 15.14 ; 1 Pierre 1.3 ; Actes 17.31). Les Apôtres voient et montrent en Jésus-Christ un être supérieur descendu d’En-haut pour opérer le salut du monde. Ils se donnent eux-mêmes comme des envoyés de Dieu ; c’est de la part de Dieu, et en son nom, qu’ils proclament la vérité religieuse et morale. Qu’est-ce donc qui les légitimait à ce titre ? car c’est bien à ce titre qu’ils voulaient être reçus et qu’ils le furent ; c’est bien la Parole de Dieu qu’ils voient dans leur parole, et que l’Eglise y voit avec eux (1 Thessaloniciens 2.13). Evidemment le miracle intérieur et invisible de la révélation avait sa base, sa sanction dans les miracles externes : la nature des choses l’atteste comme tous les anciens documents.
Si rien ne conduisait les Pères apostoliques, dans les quelques lettres pastorales qui nous sont restées d’eux, à parler des miracles, non plus que des autres preuves du Christianisme, ils rendent implicitement témoignage au surnaturel historique par le surnaturel dogmatique, objet vivant de leur foi. Il suffit à cet égard de voir leur christologie, de laquelle tout dépend.
Les Pères désignés sous le nom général d’Apologistes, font tous usage des miracles pour démontrer la divinité de l’Evangile. « Les œuvres de Notre Seigneur, dit Quadratus, furent toujours remarquables. Les personnes qu’il guérit et ressuscita furent vues, non seulement au moment de leur guérison ou de leur résurrection, mais longtemps après, et quelques-uns ont vécu jusqu’à nos joursa. » Justin Martyr dit : « Christ, guérit ceux qui avaient été aveugles, sourds ou boiteux dès leur naissance. A sa parole ils voyaient, entendaient et sautaient. Il se fit connaître aux hommes de son temps en ressuscitant les mortsb. » Tertullien rappelle aussi que les Juifs virent Jésus rendre la vue aux aveugles, nettoyer les lépreux, rappeler les morts à la vie, forcer les éléments à lui obéir, calmer les tempêtes, marcher sur la mer, prouvant par là qu’il était le Verbe de Dieu. Origène, appliquant aux prophéties et aux miracles le mot de saint Paul, 1 Corinthiens 2.4, dit que les premières constituent la démonstration d’esprit et la seconde la démonstration de puissance.
a – Fragment, conservé par Eusèbe, d’une Apologie adressée à Adrien, à la fin du premier siècle ou au commencement du second.
b – Autre Apologie écrite 30 ou 40 ans après celle de Quadratus.
Si ces anciens docteurs ne font pas des miracles évangéliques l’usage que nous aurions pu attendre, ce n’est pas qu’ils en méconnaissent la réalité et la force ; c’est que les hommes à qui ils avaient affaire, alors même qu’ils accordaient le fait, n’accordaient pas l’argument, l’opinion populaire, la théurgie païenne et néo-platonicienne fournissant une autre solution. Voilà la raison que donne Justin. Il passe sur ce sujet, « de peur que « quelqu’un des adversaires ne vînt à dire : qui sait si les miracles de Christ n’ont pas été opérés par la magie ? » La même idée se reproduit souvent ailleurs. Elle peut nous paraître puérile, mais elle était reçue alors, et il n’est pas étonnant que l’apologie chrétienne s’y soit pliée. Il faut juger chaque siècle par lui-même. Les autres Pères (Irénée, Lactance, Origène,etc), raisonnent comme Justin. Mais pour relever les miracles de l’Evangile et les séparer du produit des arts occultes, ils y apposent le sceau divin par la prophétie : « Sans doute, dit Origène (contre Celse), nous le reconnaissons pour le Christ et le Fils de Dieu, parce qu’il a guéri les boiteux et les aveugles ; et ce qui est écrit dans la prophétie nous confirme dans cette persuasion : alors les yeux des aveugles seront ouverts, les oreilles des sourds entendront et les boiteux sauteront comme un cerf. » — S’ils en viennent à dire, s’écrie Irénée, que le Seigneur a fait ses miracles à l’aide d’une apparence illusoire, conduisons pour lors nos adversaires aux prophéties, et montrons-leur que ces choses ont été prédites à son sujet et ont eu leur parfait accomplissement. » — « Il a opéré des miracles, dit Lactance, nous pourrions le supposer un magicien, ainsi que vous le dites et que les Juifs l’ont prétendu, si tous les prophètes animés d’un même esprit n’eussent pas prédit que le Seigneur ferait ces choses. »
En somme donc les docteurs des premiers siècles rendent un témoignage très explicite aux miracles du Nouveau Testament ; ils y voient et ils y montrent une marque formelle de la divinité du Christianisme, seulement ils ont le tort de laisser entamer cette preuve par les préjugés du temps. De là un écart et un péril, auquel ne paraît qu’imparfaitement le moyen dont ils se servaient pour le conjurer. Si le paganisme avait ses miracles, il avait aussi ses oracles ; et si les faits des deux ordres qu’il alléguait étaient réels, ceux que produisait le Christianisme ne prouvaient plus ; la démonstration d’esprit et de puissance disparaissait sous ses deux formes. C’est là en effet qu’arrive Origène, le plus libre des penseurs de cette époque, malgré l’usage qu’il fait des charismes prophétiques et miraculeux. Il va jusqu’à accorder à Celsec que « le pouvoir de guérir des maladies et celui de prédire l’avenir, ne sont, pas nécessairement un don divin. » Aussi, en dernière analyse, sa grande preuve est-elle la pureté du Christianisme et son influence morale. Par ce côté et par bien d’autres, Origène est le précurseur de ce qu’on nomme l’apologétique et la dogmatique du xixe siècle. Il est le Schleiermacher des temps anciens, mais plus positif, malgré son idéalisme, parce qu’il était plus biblique. Je me suis étonné quelquefois que la nouvelle direction théologique ne l’ait pas glorifié davantage.
c – Livre III.
Du reste, et c’est le seul point que nous eussions à établir ici, les Apologistes admettent pleinement les miracles avec leur caractère téléologique, et pour distinguer ceux qui viennent de la terre de ceux qui viennent du Ciel, ils en appellent, non à la doctrine, selon la méthode moderne, mais à la prophétie.
Reprenons la partie de l’objection qu’on presse le plus aujourd’hui, celle qui oppose à la notion commune des miracles l’enseignement du Seigneur et des Apôtres.
Si la force des choses a généralement conduit à l’abandonner quant aux Apôtres, on continue à la maintenir quant à Jésus-Christ. On affirme toujours, et l’on prétend prouver, que son intention réelle n’a point été de faire de ses œuvres le garant de sa doctrine, le fondement de la foi. (Cette discussion paraîtrait plus qu’inutile et même étrange aux simples lecteurs du Nouveau Testament ; mais elle nous est imposée par les théories actuelles. Que de singularités dans les engouements alternatifs de la science ! Quoique celle-ci perde de son prestige, comme bien, d’autres, elle règne encore, et nous devons nous y arrêter).
C’est l’évidence des faits, c’est le nombre et la constance des témoignages qui contraignent à confesser que les Apôtres ont appuyé sur les signes du Ciel et leur propre mission, et celle du Seigneur, et la révélation évangélique tout entière ; cela est si positif qu’il faut bien en convenir de quelque manière.
Toutefois, on ne l’accorde la plupart du temps qu’avec des restrictions et des distinctions qui annulent la concession. Ainsi, par exemple, on avance et l’on tient pour établi que les Apôtres n’ont invoqué les prophéties et les miracles qu’auprès des Juifs qui, en conséquence de leur point de vue religieux, n’étaient abordables que par ce moyen. Sorte d’argument ad hominem, auquel l’apologétique générale ne saurait recourir. Mais où prend-on que la preuve surnaturelle n’a eu pour les promulgateurs du Christianisme que cette valeur empruntée, cette utilité occasionnelle ou conventionnelle, qui en ferait un accident si ce n’est un artifice ? Ne la représentent-ils pas constamment comme reposant sur sa propre évidence et sa propre force, comme commandant la foi par elle-même et à tous ? N’est-ce pas sur ce principe que porte l’emploi général qu’ils en font ? Si le Nouveau Testament fournit peu de textes directs relativement à l’assertion que nous avons à juger, il renferme pourtant des indications plus que suffisantes pour lui enlever sa base. La seule fois où saint Pierre paraît auprès des païens, il invoque comme confirmation divine de sa parole les miracles de Jésus-Christ et les oracles de l’Ancien Testament (Actes 10.38, 43), c’est-à-dire la preuve surnaturelle sous ses deux grandes formes, de la même manière qu’il l’avait fait le jour de la Pentecôte devant les Juifs. (Actes 2.16-22)
Quoique saint Paul, l’apôtre des Gentils, se montre dans de fréquents rapports avec eux, nous n’avons que des données peu expresses sur sa méthode d’argumentation et de démonstration à leur égard ; mais bien des traits annoncent qu’elle était essentiellement la même que celle qu’il suivait avec les Juifs et qui nous est bien connue. Prêchant aux deux peuples la même foi, il est tout simple qu’il l’ait appuyée sur le même fondement divin où elle reposait pour lui ; et c’est bien ce qu’il a fait. On nous accordera sans doute que l’Eglise de Rome se composait de pagano-chrétiens au moins autant que de judéo-chrétiens. Eh bien, dès l’entrée de l’Epître qu’il lui adresse, l’Apôtre base la divinité de l’Evangile sur les prophéties de l’Ancien Testament et sur la résurrection de Jésus-Christ (Romains 1.2,4), c’est-à-dire encore sur le double fondement surnaturel. Au chapitre 15, parlant de son ministère au milieu des Gentils, il en attribue la puissance aux œuvres et aux manifestations divines qui l’avaient sanctionné (v. 18-19). A la conférence de Jérusalem, il raconte avec Barnabas les miracles que le Seigneur avait opérés par eux parmi les Gentils pour les attirer à la foi (Actes 15.12). A Iconie et à Ephèse, c’est quand les Juifs se sont séparés de lui, ou qu’il s’est séparé d’eux, que les signes du Ciel rendent le plus éclatant témoignage à sa parole (Actes 14.2-3, 10 ; 19.9, 11). En écrivant aux Corinthiens, en grande majorité pagano-chrétiens, il leur rappelle que sa prédication s’est appuyée, non sur ces prestiges de la science et de l’éloquence qu’ils recherchaient, mais sur une démonstration d’esprit et de puissance, afin que leur foi fût fondée, non sur la sagesse humaine, mais sur la δυναμις divine (1 Corinthiens 2.4-5) ; il relève les marques de son apostolat qui ont éclaté en leur présence par des prodiges, des merveille et des miracles (2 Corinthiens 12.12). Il demande aux Galates (Galates 3.5) si les miracles opérés parmi eux ne décidaient pas la question qui les troublait ; texte peu cité, mais fort remarquable, où les miracles se posent bien formellement comme le critère et le garant divin de la vraie doctrine évangélique. Et si nous le suivons à l’Aréopage d’Athènes, dans une réunion non seulement de païens, mais de philosophes, là encore nous l’entendrons faire appel à l’argument miraculeux, malgré les préventions qu’il devait soulever. Lorsqu’il arrive à annoncer le jugement du monde par Jésus-Christ, il ajoute : « De quoi Dieu a donné une preuve certaine à tous les hommes en le ressuscitant des morts » (Actes 17.31). Or, si saint Paul emploie ce genre de preuve même avec de tels auditeurs, n’est-ce pas manifestement que, dans sa pensée, c’était l’argument réel dès qu’il s’agissait des faits de révélation, et que, comme il le dit, cet argument s’adressait à tous, Juifs et Gentils.
Forcé de se rendre sur l’opinion des Apôtres, on se retranche dans celle de Jésus-Christ. On affirme qu’il n’a pu admettre et qu’il n’a point admis en réalité la notion téléologique des miracles. Mais, certes, cette assertion paraît à première vue aussi peu fondée que les précédentes. Etrange thèse, en effet, à laquelle le parti pris et la fascination de l’esprit du temps peuvent seuls prêter quelque couleur ! N’est-il pas naturel de croire que les témoins de Jésus-Christ, les dépositaires de sa doctrine, les continuateurs de son œuvre, sont les fidèles représentants de sa pensée en un point où ils s’accordent tous, et sur lequel il avait dû s’expliquer fréquemment ?
Du reste, cherchons la pensée de Jésus-Christ dans ses propres déclarations, en y appliquant les règles communes de la critique historique. Il est des textes si positifs, qu’il est difficile de comprendre qu’on puisse résister à leur évidence. Nous avons eu occasion de les citer pour la plupart ; mais il faut les reprendre sans craindre de nous répéter. Relisons d’abord quelques-uns de ceux de saint Jean. Parmi les témoignages que le Seigneur invoque (Jean 5.32-39), il relève spécialement ses miracles : « J’ai un témoignage plus grand que celui de Jean ; les œuvres que mon Père m’a donné le pouvoir d’accomplir attestent que c’est Lui qui m’a envoyé » (v. 30). Se peut-il rien de plus explicite que cette parole ? N’exprime-t-elle pas, dans des termes aussi formels que possible l’intention et la fin providentielle des actes qui y sont rappelés ? En voici une autre qui n’est pas moins expresse : « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez point, mais si je les fais, croyez à ces œuvres » (Jean 10.37). Quelles déclarations pourront convaincre, si celles-là ne le font pas ? Jésus-Christ en appelle à ses miracles comme au témoignage du Ciel, à la démonstration ostensible de la divinité de sa mission et de sa parole, au suprême motif de la foi. Ecoutons ce qu’il dit à. ses disciples en se rendant chez Lazare : « Je me réjouis à cause de vous de ce que je n’étais pas là, afin que vous croyez » (Jean 11.15), et sur le tombeau : « Père, je te rends grâces de ce que tu m’as exaucé ; je savais bien que tu m’exauces toujours, mais je dis ceci à cause de ce peuple, afin qu’il croie que tu m’as envoyé » (v. 41). Ecoutons encore ce qu’il dit au terme de sa carrière, dans le cercle intime de ses disciples, lorsque rien ne pouvait, ce semble, l’engager à voiler sa vraie pensée : « Si je n’eusse pas fait parmi eux des œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient point de péché » (Jean 15.24 ; Cf. Matthieu 9.20). Devant de telles attestations on est forcé de convenir, et l’on convient en effet que, d’après le quatrième Evangéliste, le Sauveur attache à ses miracles le caractère et le but apologétique que l’Eglise leur a attribués. « Le point de vue téléologique domine surtout dans le quatrième Evangile ; il s’y trahit constamment et quelquefois avec une singulière cruditéd ». La question est donc décidée, direz-vous peut-être ? — Oui, pour la foi ; mais non pour la science de la foi. — On nous apprend que l’Evangile pneumatique a matérialisé à l’endroit des miracles ; l’auteur a judaïsé, assure-t-on, sur ce point-là, et, prêtant à Jésus-Christ sa pensée propre, il a mis dans sa bouche des déclarations évidemment inadmissibles, car elles sont en désaccord avec le sentiment ou la notion qu’on a de lui. Il est clair que cette dialectique et cette exégèse personnelles, qui font de leur idée la mesure des choses, peuvent tout soutenir ou tout renverser ; mais il est clair aussi qu’elles réduiraient à néant le livre dont elles font à leur gré une légende ou une histoire. Tenons-nous à l’aveu du fait, et laissons là l’interprétation. Nous pouvons, je crois, nous fier aux attestations du Disciple bien-aimé, autant qu’aux prétendues démonstrations de la haute critique et aux découvertes posthumes dont elle se glorifie.
d – Revue de Strasbourg, décembre 1851, p. 343.
Nous avons dans les Synoptiques des déclarations de la même nature que celles du quatrième Evangile. Une des plus remarquables et décisive à elle seule, est la parole adressée au paralytique : Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme, etc. Cette parole est rapportée par les trois premiers Evangiles (Matthieu 9.6 ; Marc 2.10 ; Luc 5.24). On ne pourrait donc mettre en question qu’elle soit du Seigneur, qu’en répandant le doute sur tout ce qui lui est attribué. Elle est d’ailleurs marquée d’un cachet spécial, et elle dut se graver profondément dans les esprits. Ou Jésus l’a prononcée, ou nous ne savons rien de certain de ce qu’il a dit, car aucune autre de ses paroles n’est mieux documentée, ni mieux caractérisée. Et si elle est de lui, ainsi que tout l’atteste, peut-on mettre en doute qu’il ait fait de ses œuvres une des marques suprêmes de sa doctrine et de sa mission ? le peut-on, quand il leur assigne si formellement ce but : Afin que vous sachiez, etc. ?
Sa réponse aux disciples de Jean est tout aussi positive. Pour juger l’interprétation allégorique ou mystique sur laquelle on se rabat, lisons simplement : Jean envoya deux de ses disciples vers Jésus pour lui dire : Es-tu celui qui devait venir ou devons-nous en attendre un autre ? (Or, à cette même heure, Jésus guérit plusieurs personnes de leurs maladies et rendit la vue à plusieurs aveugles.) Puis il répondit : Allez et rapportez à Jean ce que vous avez vu et entendu, que les aveugles recouvrent la vue, que les boiteux marchent, que les sourds entendent, que les lépreux sont nettoyés, que les morts ressuscitent, et que l’Evangile est annoncé aux pauvres (Luc 7.19-23 ; Matthieu 11.3, 6). Tout n’indique-t-il pas que le Seigneur a voulu rassurer la foi du Précurseur par ses actes miraculeux ? Est-il rien dans ses expressions qui révèle ou nécessite le symbolisme an moyen duquel on les quintessencie jusqu’à en faire disparaître tout ce qu’elles disent immédiatement ? Est-il rien dans le récit qui fasse supposer que les Apôtres ou les disciples de Jean, ou Jean lui-même, aient dû les entendre et les aient entendues en ce sens purement spirituel, qui les ferait tout autres ? Que les miracles du Sauveur fussent, à certains égards, des emblèmes de l’œuvre invisible de sa grâce, nous ne le contestons point : bien des traits l’indiquent et l’Eglise l’a toujours cru. Mais là n’est pas la question. Il s’agit de déterminer sur quoi Jésus-Christ fait porter la preuve de sa mission messianique auprès des disciples de Jean-Baptiste, si c’est sur le fait interne et moral qui s’accomplissait insensiblement autour de lui, ou sur les faits surnaturels qu’il venait d’opérer en leur présence, et qu’il leur ordonne d’aller raconter à leur maître. Le doute est-il possible pour qui regarde sans prévention à la parole du Seigneur et aux circonstances qui l’éclairent et la précisent ? On affirme, il est vrai, que l’interprétation mystique ressort de la dernière clause : l’Evangile est annoncé aux pauvres. — Mais en quoi cette déclaration change-t-elle la signification si manifeste des précédentes ? Elle la confirme bien plutôt, dès qu’on prend garde à l’intention réelle du Seigneur. Il fait allusion à des oracles bien connus qui annonçaient que le Christ accomplirait des œuvres du genre de celles qui venaient d’avoir lieu, en même temps qu’il évangéliserait les pauvres et les humbles (Ésaïe 35.5-6 ; 61.1) ; il invoque à la fois le miracle et la prophétie, c’est-à-dire les deux fondements divins contre lesquels on s’élève. Ce texte demeure donc dans toute son évidence et toute sa force. Qu’il y ait, ou non, la pensée qu’on veut y voir, il y a certainement celle qu’on y a toujours vue et qu’on voudrait en arracher.
Joignez-y les reproches adressés aux villes qui avaient si souvent entendu le Seigneur et vu ses œuvres (Matthieu 11.20 ; Luc 10.13, rapprochés de Jean 15.24, déjà cité) : Malheur à toi, Corazin ! malheur, etc. Est-il possible d’imaginer des paroles plus expresses et plus fortes ?
Ainsi-donc, à prendre simplement les attestations évangéliques, si nombreuses, si nettes, si positives, on ne peut douter que le Seigneur n’ait voulu faire, et n’ait fait réellement, de ses miracles une des preuves les plus hautes de la divinité de l’Evangile. Sous ce rapport, comme sous tous les autres, sa pensée se prolonge et se reflète avec fidélité dans celle de ses témoins.
Cependant, on insiste et l’on soutient que par delà le point de vue vulgaire, qui n’est qu’une sorte de concession aux idées du temps, il se découvre chez Jésus-Christ, et çà et là chez les Apôtres eux-mêmes, un point de vue plus profond qui écarte la notion téléologique, et légitime les conclusions actuelles de la science. — Que dans les textes qu’on entasse à ce sujet, il y ait des choses dont il est difficile de rendre raison ; où n’y en a-t-il pas ? et devons-nous être surpris qu’il en existe sur ce terrain du surnaturel ? Mais a-t-on le droit de s’en faire une arme contre la fin providentielle des miracles, si hautement proclamée dans la parole du Seigneur, comme dans celle des Apôtres, et qui se montre par bien des côtés, nous le verrons, jusque dans les textes qu’on allègue ? Si certains traits révèlent des limitations ou des conditions dans l’emploi du miraculeux évangélique, ils ne font que le placer sous une des lois générales de la Providence et de la Grâce. Ils ne sauraient certes en renverser le but direct et formel, qui est si clairement énoncé. En croirions-nous nos préventions, nos interprétations, nos suppositions, plutôt que les attestations les plus explicites ? Ce serait substituer l’opinion systématique à la donnée historique, la présomption idéale à la preuve positive ; ce serait faire les choses telles qu’on les veut, au lieu de les prendre telles qu’elles sont. Nous pourrions donc, en bonne règle, laisser tout cela de côté. Examinons-le cependant, afin de nous assurer qu’il ne s’y trouve pas ce qu’on y cherche…
Voici l’argumentation avec les textes dont on l’étaye. Je la prends dans la Revue de Strasbourge.
e – Décembre 1851 p. 314.
« Le Seigneur refuse souvent de faire des miracles, c’est-à-dire de donner ce qu’on regarde comme la preuve de sa mission. Textes : Matthieu 12.39 ; 16.1 ; Jean 2.18 (mais renvoi à sa résurrection). — Luc 23.8, dédain de la vaine curiosité d’Hérode. Il les accomplit fréquemment en secret. Luc 8.54, fille de Jaïrus (où tout indique que le Seigneur voulut seulement prévenir un trop grand éclat, car le fait fut bien connu). Fréquemment il défend de les publier. Matthieu 8.4, le lépreux, et Matthieu 9.27 (cf. Matthieu 20.30), aveugle de Jéricho ; Marc 7.36, sourd et muet et Marc 8.26, aveugle (guérisons opérées en présence de la foule). Il s’écrie avec une sorte d’amertume : Si vous ne voyez des signes et des miracles, vous ne croyez point ! Jean 4.48 (Ce texte paraît plus exprès et devra être repris). »
« Il ne fait pas de miracles dans sa patrie, à cause de l’incrédulité publique, c’est-à-dire, selon l’idée répandue, là où il aurait surtout dû en faire, Matthieu 13.58. » (Mais cela tient à l’ordre des dispensations et des miséricordes divines où le don de Dieu est sans cesse conditionné par les dispositions de l’homme).
« Jean-Baptiste ne fit point de miracles, Jean 10.41. » (Cela annule-t-il ceux de Jésus-Christ ?)
« Jésus les considéra comme faisant partie de son ministère, mais sans leur attribuer la valeur dont il s’agit, Luc 13.32. J’opère des guérisons aujourd’hui, etc. ». (Cette parole donne-t-elle le fait ou le principe en preuve duquel on le cite ?)
« Il en confère le pouvoir aux Apôtres sans aucune indication du prétendu but auquel ils devaient servir, Matthieu 10.8. » (Mais qu’on lise depuis le premier verset et qu’on compare Luc 10.9).
« Enfin, comment expliquer, au point de vue téléologique, les exorcismes qui avaient lieu du temps de Jésus, en son nom ou autrement, et l’étrange avertissement d’après lequel il est des démons qui ne sortent que par le, jeûne et par la prière, Matthieu 12.27 ; 17.21. » (Quel rapport réel de ces faits avec la vérité ou la fausseté de la notion téléologique des miracles ?)
« Ce n’est pas tout, Jean nous représente les miracles comme produisant la foi (Jean 2.11,23 ; 3.2 ; 6.14 ; 7.31 ; 10.41-42 ; 12.42 ; 16.30) ; mais c’est une foi de mauvais aloi (Jean 2.23 ; 5.36-38 ; 6.15) ; et quelquefois les prodiges échouent (Jean 11.45-47 ; 12.37). » (Nous reviendrons sur ces textes qui iraient mieux au but qu’on poursuit, s’ils disaient ce qu’on leur fait dire).
« Il en est de même des écrits apostoliques, si ce n’est que la notion téléologique y est plus authentique et plus évidente. Cependant on y rencontre quelquefois un autre point de vue, un plus juste sentiment qui réussit à se faire jour. C’est ainsi que Paul se plaint que les Juifs demandent des signes (1 Corinthiens 1.22). »
Reprenons les points les plus saillants de cette argumentation.
Pour ce qui concerne les Apôtres, on n’allègue que 1 Corinthiens 1.22 : Les Juifs demandent des signes et les Grecs cherchent la sagesse. Mais, ce texte dit-il, le moins du monde, que saint Paul ne reconnaissait pas de valeur intrinsèque à l’argument miraculeux, auquel il en appelle si fermement ailleurs auprès des Païens comme auprès des Juifs ? Peut-être veut-il relever l’esprit différent des deux peuples, et combattre chez les Israélites la recherche excessive du merveilleux, comme il combat chez les Grecs la recherche des formes dialectiques et oratoires. Peut-être réprouve-t-il uniquement chez les Juifs la demande d’un signe spécial, au nom duquel ils résistaient à tous les autres, ce signe du Ciel dont il est plusieurs fois question dans les Evangiles (Matthieu 16.1) ; car, d’après bien des critiques, la vraie leçon serait σημειον et non σημεια. Mais, quoi qu’il en soit de l’intention particulière de ce passage, ce qui est certain c’est qu’il ne peut infirmer la doctrine si positive de saint Paul relativement à la fin providentielle des miracles (Actes 17.31 ; Romains 1.4 ; 15.18-19 ; 2 Corinthiens 12.12 ; Galates 3.5). Notez, à côté de la déclaration qui nous occupe et dans le développement de la même pensée, celle autre déclaration si catégorique : Ma parole et ma prédication n’ont point consisté dans les discours pathétiques de la sagesse humaine, mais dans une démonstration d’esprit et de puissance ; afin que votre foi fût fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu, (1 Corinthiens 2.4-5). N’est-il pas manifeste que l’Apôtre n’a pu avoir le dessein d’annuler l’ordre de preuves sur lequel il appuie au moment même l’autorité de son ministère ?
Avant d’en venir aux enseignements et aux actes du Seigneur où l’argumentation va définitivement se réfugier, il faut dire un mot d’une classe de textes qu’on place sous ce chef, mais qui donneraient tout au plus la pensée de saint Jean ; ce sont ceux que nous avons indiqués plus haut, et où le quatrième Evangile représente la foi née des miracles comme fort défectueuse en certains cas, et les miracles comme ne la produisant pas toujours. — De ce que les miracles n’ont pas toujours opéré la conviction, ou qu’ils n’ont donné en diverses occasions qu’une conviction superficielle et passagère, s’ensuit-il que la preuve qu’ils fournissent n’a rien de solide, et que dès que saint Jean signale les deux premiers faits, il admet aussi le dernier ? La conclusion serait certes un peu hâtive, pour dire le moins. Quelle est, parmi les différentes sources de la foi, celle à laquelle on ne pût appliquer le même raisonnement ? car quelle est celle qui ne soit souvent inefficace, ne produisant rien en mille circonstances, ou ne produisant que des apparences trompeuses ? Rappelons seulement la parabole du Semeur. Et puis, ce que nous disions de saint Paul, chez qui s’accentue si bien la notion téléologique, est également vrai de saint Jean. C’est si formel qu’on ne peut s’empêcher d’en convenir. Les ombres qu’on élève autour du témoignage des Apôtres n’en obscurcissent donc nullement l’évidence.
Voyons si celles qu’on accumule sur le témoignage du Seigneur pénètrent plus avant et portent plus loin.
Nous pouvons diviser en deux classes les textes où on les puise : 1° Ceux dans lesquels Jésus-Christ exige, dit-on, une autre foi que celle qui se fonde sur les miracles, et veut qu’on reçoive sa parole en considération de sa lumière et de son autorité propres. (Ainsi Jean 4.48 ; 10.37 ; 14.11). 2° Ceux qui le montrent refusant de faire des miracles, ou les accomplissant en secret et défendant de les publier.
1° Les textes de la première classe, étudiés dans l’ensemble des circonstances qui les éclairent, sont loin de motiver et de légitimer l’induction extrême qu’on leur fait rendre. Peut-être indiquent-ils, en effet, quoiqu’ils ne le disent pas, que la foi ne doit point rester sur la base extérieure des miracles, et qu’elle n’est pleine, forte, effective, que lorsqu’elle a plongé ses racines dans ces profondeurs où sont les sources de la vie, lorsque transformée en sentiment, elle s’est soumis toutes les puissances de notre être. Nous n’avons aucune raison de contester ce fait qu’établissent de concert la conscience et l’observation. Le fidèle, qui a trouvé en Jésus-Christ sagesse, justice, sanctification et rédemption, qui, vivant dans sa communion, a éprouvé l’effet de ses promesses et est devenu une même plante avec lui (Romains 6.5), n’a plus besoin d’aller s’appuyer sur les œuvres surnaturelles qui le manifestèrent au monde ; il a en lui-même le témoignage de Dieu (1 Jean 5.10).
Quand il faut revenir sans cesse à ces premiers fondements de la foi, l’édifice sacré, au lieu de monter vers le Ciel, reste terre à terre ; toujours rejeté en arrière, il n’avance, ni ne s’élève. Qui ne l’a plus ou moins éprouvé dans la crise actuelle où la discussion des principes, ébranlant jusqu’à ces assises, de la croyance chrétienne que recouvrait le respect des âges, force chacun à chercher un point ferme pour abriter ses espérances, et à s’y tenir ou à y revenir incessamment ? — Il est donc possible, je le répète, qu’il y ait dans les passages que nous avons à expliquer la pensée dont il s’agit, mais il est possible aussi qu’elle n’y soit point ; dans tous les cas il est sûr que si elle s’y trouve, elle n’y est pas telle qu’on la fait, car nous connaissons la doctrine générale de Jésus-Christ.
Examinons ces textes. Jean 4.48 : Si vous ne voyez, etc. ; le Seigneur accorde la guérison qu’on lui demande, et le récit se termine par cette observation : Le père reconnut que c’était à cette heure même que Jésus lui avait dit : Ton fils se porte bien. Et il crut, lui et toute sa maison (v. 54). Evidemment, l’effet du miracle en révèle l’intention. Dès lors les paroles dont on argumente ne peuvent avoir la signification générale et absolue qu’on leur prête. Elles portent probablement sur le désir de voir pour croire, ce désir qui attirait la foule auprès du Seigneur. L’Evangéliste venait de raconter que les Galiléens, qui étaient montés à Jérusalem et qui avaient vu ce que Jésus y avait fait pendant la fête, l’accueillirent favorablement à son retour (v. 45). Tout paraît annoncer que le reproche frappe cette recherche du merveilleux, envisagé comme une sorte de spectacle, qui produisait de l’admiration plutôt que de la foi, qui faisait réclamer je ne sais quel signe du Ciel, pour avoir quelque chose de plus impressif (Matthieu 16.1), et dégénérait quelquefois en-un sensualisme plus grossier encore (Jean 6.2.26). Alors le trait saillant reposerait sur les mots : si vous ne voyez ; et l’on comprendrait pourquoi Jésus guérit le malade sans aller vers lui, soumettant la foi du père à une sorte d’épreuve. D’après cette interprétation, qui ressort naturellement de l’ensemble et de la marche des choses, le Seigneur aurait réprouvé la même disposition d’esprit qu’il condamna plus tard chez Thomas (Jean 20.29), et qui, subordonnant la foi à la vue, manque à un des grands principes évangéliques (2 Corinthiens 5.7 : Nous marchons par la foi, et non par la vue). Mais quoi qu’il en soit, ce passage, redisons-le, ne saurait avoir la signification et la portée qu’on y attache, et qui contredirait d’autres déclarations si formelles de Jésus-Christ. Loin que le miracle y soit exclu comme motif de foi, il s’y pose justement à ce titre dans le résultat qu’il produit, et par cela même dans l’intention qui l’accorde : Et il crut, lui et toute sa maison. — Jean 10.37 : Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez point ; mais si je les fais, croyez à mes œuvres. Qu’y a-t-il là, si ce n’est l’appel le plus positif et le plus direct aux miracles ? Leur caractère téléologique n’y est-il pas nettement affirmé et vivement pressé ? Jésus-Christ ne les donne-t-il pas comme preuve et comme preuve dirimante de sa divine mission ? Ce texte se retourne contre l’opinion qui l’invoque ; et il la ruinerait à lui seul.
Jean 14.11. Remarquons que c’est aux seuls Apôtres que le Seigneur s’adresse et aux dernières heures de sa vie. Les Apôtres devaient alors recevoir chacune de ses déclarations sans demander, comme les Juifs, de nouveaux miracles ; ils en avaient certes assez vu. Cependant Philippe vient d’en demander un ; « Seigneur, montre-nous le Père, « lui avait-il dit. Jésus lui répond : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as point connu, Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père ; comment donc dis-tu ; montre-nous le Père ? Ne crois-tu pas que je suis en mon Père et que mon Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ; mais le Père qui est en moi, c’est Lui qui fait les œuvres. Croyez-moi que je suis en mon Père et que mon Père est en moi ; sinon, croyez-moi à cause de ces œuvres. » Au fait, loin de répudier ou d’infirmer la notion générale du miraculeux, ce texte la suppose et la pose formellement. Ce que le Seigneur reproche aux Apôtres, ce n’est pas de s’attacher trop à ses miracles, c’est bien plutôt de n’y avoir pas été assez attentifs, puisqu’il est obligé de les leur rappeler. Aussi, soit pour affermir leur conviction, soit pour condescendre à leur faiblesse, il leur en annonce d’autres qu’ils opéreront eux-mêmes (v. 12). Dès qu’on sonde ce texte pour en saisir la pensée véritable, on s’assure qu’elle est au fond celle contre laquelle on le fait déposer. Non seulement les anciens miracles sont rappelés et de nouveaux promis, mais le Seigneur établit un lien entre ses actes et ses enseignements. Les paroles que je vous dis je ne les dis pas de moi-même, mais le Père qui habite en moi c’est Lui qui fait les œuvres ; c’est-à-dire, le Père montre qu’il parle par moi en opérant par moi. Mes paroles et mes œuvres procédant de la même source, l’intervention divine, visible dans les unes se constate par là dans les autres. Le caractère et le but apologétiques des miracles ne pouvaient être plus nettement accusés.
On appuie quelquefois l’argument que nous discutons sur le mot du Seigneur à Thomas : « Parce que tu as vu, tu crois : heureux ceux qui croiront saris avoir vu ! » (Jean 20.29). Mais c’est un fait analogue d’un côté avec celui de Philippe, de l’autre avec celui du seigneur de Capernaüm. Thomas aurait dû croire sur l’attestation de ceux qui avaient vu, sans exiger de voir lui-même. Et puis le Seigneur lui accorde cette démonstration de visu qu’il avait réclamée (v. 27 : Mets ici ton doigt, etc.). Si ce texte porte contre quelqu’une des opinions actuelles, c’est contre celle qui infirme le témoignage comme preuve des miracles ; puisque ce qu’il reproche, c’est de ne pas les croire sur la parole des témoins. (Opinion fort commune.)
On argumente aussi de cette autre déclaration : « S’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, ils ne croiraient pas quand un mort ressusciterait. » (Luc 16.31). — Mais n’est-il pas clair qu’elle dit le contraire de ce qu’on veut lui faire dire, et que le miracle s’y pose comme dernier et suprême motif de conviction. Dans l’état religieux et moral dont il s’agit et où les moyens ordinaires de réveil sont restés inefficaces, la vue d’un mort rendu à la vie échouerait elle-même.
On le voit donc, loin d’invalider la preuve fournie par les miracles, ces textes pris dans leur fond réel l’impliquent et l’invoquent. Ce n’est que par une interprétation qui les fausse en les isolant, qu’on peut les opposer à la doctrine générale des Ecritures, ainsi qu’à l’appel si exprès que le Seigneur fait à ses œuvres comme sceau divin de sa parole et de sa mission.
2° Voyons si les textes de la deuxième classe portent plus réellement. Il s’agit ici du secret dont le Seigneur a environné quelques-uns de ses miracles, de son refus d’en opérer en diverses occasions, de sa défense de les publier en certains cas ; d’où cet argument : Si les miracles eussent été dans la pensée du Sauveur le signe de la vérité céleste, loin de les refuser lorsque la foi faisait défaut, il les aurait, au contraire, multipliés ; loin de les retenir dans l’ombre, il les aurait laissé jeter tout leur éclat. Conçoit-on qu’il eût placé la lumière sous le boisseau, voilà la marque suprême des révélations divines, et rendu volontairement inactif le grand instrument de la conversion et du salut ?
Cela peut devenir très spécieux et paraître décisif dans certaines directions de la pensée, pour lesquelles les prétextes plausibles se changent en raisons suffisantes. Qu’est-il en réalité ? Croirons-nous à des interprétations douteuses plus qu’aux déclarations directes et formelles ? Il est positif, nous l’avons vu, que Jésus-Christ donne ses œuvres miraculeuses comme le témoignage de Dieu, à son égard (Jean 5.36), et qu’il demande foi et soumission à cause d’elles. Que valent dès lors des raisonnements fondés sur des actes dont le vrai motif peut nous être caché, et dont aucun, d’ailleurs, ne dit expressément ce qu’on lui fait dire ? Sans doute, les puissances du Ciel auraient pu agir de manière à forcer l’assentiment des plus indociles et des moins attentifs ; elles l’ont fait en diverses occasions (Centenier romain au Calvaire, Saul sur le chemin de Damas) ; mais les voies de Dieu ne sont pas nos voies, et la loi de l’épreuve règne dans l’ordre surnaturel comme dans l’ordre naturel. (Voir ce qui est dit de Jésus-Christ, Luc 2.34-35 et de l’Evangile (2 Corinthiens 2.15-16). Les dispensations providentielles, même les plus hautes, laissent le monde libre pour le laisser responsable : le Fils de Dieu y a paru sous forme de serviteur. Que Jésus, qui connaissait ce qui est dans l’homme, ait refusé de satisfaire une vaine curiosité (Hérode) ; qu’il ait tenu compte des dispositions intérieures (Phéniciens, Nazaréens) ; qu’en certaines circonstances il ait jugé convenable de ne pas donner une trop grande publicité à ses miracles (car c’est de cela qu’il s’agit, et non d’un secret absolu, dans ceux-là mêmes qu’on cite — fille de Jaïrus, aveugle de Jéricho, etc.) ; qu’il en ait de temps à autre voilé l’éclat comme il voilait sa divinité, nous pouvons généralement, si ce n’est toujours, entrevoir les raisons de sa sagesse ou de sa justice (v. Jean 6.15). Tous les faits qu’on relève subsistent à côté de celui auquel on les oppose ; aucun n’a par lui-même la signification ou l’intention qu’on prétend y trouver. Et pour juger l’argumentation qui nous occupe, il suffit de rapprocher les données sur lesquelles on la fonde d’une donnée analogue et presque collatérale ; Jésus dit rarement qu’il est le Christ ; quand on lui demande s’il l’est, il étude d’ordinaire la question ; et :quand on l’a reconnu pour tel, il défend la plupart du temps de le publier. Conclurait-on de là qu’il ne voulait pas que la lumière se fît sur ce point, d’où tout dépendait ? C’est pourtant la même réserve qu’au sujet des miracles, et probablement pour les mêmes causes. Le parallélisme est manifeste ; et ce que l’argument vaudrait dans un cas, démontre ce qu’il vaut dans l’autre.
Parcourez la série des textes allégués à l’appui de l’opinion que nous discutons, vous trouverez que plusieurs contiennent la doctrine contre laquelle on les invoque, qu’un grand nombre n’y touchent ni de près ni de loin, que ceux qui peuvent frapper au premier abord s’expliquent par d’autres’raisons que celles qu’on suppose ; vous trouverez, en définitive, qu’on prétend renverser le certain par l’incertain, l’historique par l’hypothétique. On ôte d’ici ce qui y est, on met là ce qui n’y est point. Et quand on ne peut amener les écrivains à la pensée qu’on a dans l’esprit, quand toutes les subtilités dialectiques et exégétiques échouent contre leurs déclarations, on conteste leur témoignage. Contraint de confesser qu’ils attribuent formellement au Seigneur la doctrine qu’on repousse, on affirme que c’est par une illusion née chez eux de leur point de vue judaïque ; et tout est dit. Cette doctrine se montre-t-elle nettement et itérativement dans la parole même de Jésus-Christ, on s’évertue à établir que les Evangélistes ne l’ont pas compris, qu’ils lui ont prêté leur idée propre, qu’ils lui ont fait dire ce qu’ils auraient dit à sa place ; et les assertions les plus caractéristiques, les attestations les mieux documentées sont comme non avenues.
Tous ces arguments contre la fin providentielle que l’Ecriture assigne d’un bout à l’autre aux miracles, et que leur reconnaît immédiatement la conscience religieuse, sont visiblement cherchés dans un intérêt systématique : vieilles armes du philosophisme, retrempées dans les idées métaphysiques et critiques du moment. (J.-J. Rousseau : Lettres de la Montagne).
En voici un qui aurait davantage le mérite de la nouveauté, si quelque chose pouvait l’avoir sous le soleil ; car il n’est guère qu’une reprise de la tentative de Woolstonf. On soutient que ce qui fait la valeur des miracles évangéliques, c’est moins leur caractère surnaturel que leur fond et leur effet moral, moins ; l’élément de puissance qu’ils contiennent que l’élément de sainteté et de miséricorde qu’ils reflètent : on affirme que ce n’est pas tant comme signes de l’intervention divine qu’ils opèrent, que comme représentation de la grâce rédemptrice. Jésus-Christ, dit-on, guérit les suites du péché dans les corps, de la même manière qu’il les guérit dans les âmes ; c’est à cause de cela que la foi est réclamée pour les deux ordres de guérisons, refusés l’un et l’autre à l’incrédulité. Dans la délivrance physique et dans la délivrance morale se poursuit la même œuvre de réhabilitation, et dans les deux cas les esprits attentifs, les cœurs bien disposés la perçoivent, la reconnaissent, l’admettent au même titre. Le miracle externe constate le miracle interne en le rendant sensible. C’est ce symbolisme qui fait sa valeur et sa vertu. On l’amoindrit, on le fausse, en le réduisant au seul aspect sous lequel l’envisage et le présente l’apologétique commune.
f – Voir ci-après : Explication allégorique.
Ces observations, nous l’avons dit et il faut le redire, ont un côté vrai, un fond réel, que nous ne contestons point. Les miracles de l’Evangile sont généralement, en effet, des œuvres de miséricorde ; ils ont bien le caractère symbolique et mystique qu’on y signale ; toujours la prédication l’a fait ressortir et la piété s’en est édifiée. Mais résulte-t-il de là qu’ils n’ont pas le caractère téléologique qu’on s’est accordé à y voir dans tous les temps ? Voilà la question. Et, en dehors des préventions systématiques, peut-elle être douteuse pour personne ? Il est singulier, à vrai dire, qu’elle se pose sérieusement et qu’il soit nécessaire de la discuter. Bornons-nous à quelques indications.
1° Les noms donnés aux miracles décideraient tout à eux seuls : c’est θαυμα, τερας, δυναμις, σημειον qui tous désignent l’extraordinaire, le merveilleux. A cela la grande exégèse répond par le terme d’εργον ou d’εργα qu’emploie communément le quatrième Evangile. Mais on convient que la notion téléologique du miracle n’est nulle part plus prononcée que dans cet Evangile, et le simple rapprochement des textes prouve d’ailleurs, que l’expression que l’auteur préfère a bien pour lui le même sens que celles qui règnent ailleurs, et dont il se sert aussi en diverses occasions, les échangeant les unes contre les autres (Jean 2.11 ; 6.14, 26, 30. Comp. Jean 15.24 avec Jean 12.37 ; et Jean 14.12 avec Marc 16.20). Il n’y a pas là une différence d’idée, c’est une pure différence de terminologie.
2° L’impression produite par les miracles est d’accord avec leur désignation. Dans une foule de circonstances, les Evangiles et les Actes signalent l’admiration, l’étonnement, la crainte religieuse qu’ils inspirèrent : effet direct, qui en dévoile le caractère constitutif, le but providentiel.
3° Quand ils sont invoqués comme preuve ou comme garantie de la vérité évangélique, c’est par leur côté surnaturel (Marc 9.6 ; 11.21 ; Jean 12.37 ; 15.24 ; 2 Corinthiens 12.12). Prenez la résurrection de Jésus-Christ, qui, appartenant à la fois à l’essence de la doctrine-et de l’histoire, est peut-être de tous les miracles celui qui entre le mieux dans le sens de l’objection. Examinez les nombreux passages où elle s’offre comme le gage assuré des promesses, comme le fondement divin de la foi, vous verrez que c’est en tant qu’elle est le miracle qui garantit tous les autres. C’est bien par là qu’elle agit sur Thomas, à qui elle arrache ce cri d’adoration : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » C’est par là aussi que les Apôtres en font la première et la grande base de leur prédication (Actes 2.24, 37 ; 3.15 ; 4.10 ; 10.40). C’est par là que saint Paul en fait la preuve de la divinité du Christianisme auprès des philosophes d’Athènes (Actes 17.31) et la preuve de la divinité de Jésus-Christ auprès des chrétiens de Rome (Romains 1.4), de même que la base générale de la foi auprès des Corinthiens (1 Corinthiens 15.14). C’est bien par là aussi que le Seigneur lui-même y avait appuyé d’avance sa parole et son œuvre (Jean 2.18-21 ; Matthieu 12.39-40 ; 16.4). Il est vrai que la haute exégèse du moment réduit à des méprises judaïques ces assertions des Evangélistes ; mais, dans notre vieille simplicité, nous croyons moins à ses découvertes qu’aux déclarations des témoins de Jésus-Christ.
4° Le symbolisme dont on fait l’élément et le but fondamental des miracles évangéliques manque fréquemment ; il n’en est donc pas le caractère essentiel, puisqu’il n’en est pas le caractère général : changement de l’eau en vin, multiplication des pains, marche sur les eaux, etc., etc. Il est vrai encore que la théorie, ne pouvant faire entrer ces faits dans son cadre, les biffe de l’histoire et les relègue, de son autorité propre, dans la tradition légendaire. Mais c’est un procédé trop cavalier pour être bien sûr.
5° Pris dans le sens qu’on indique et par le côté purement spirituel, les actes miraculeux du Seigneur se confondraient avec les actes moraux, puisque leur vertu mystique ferait leur efficacité et presque leur réalité. D’où viendraient alors leur rôle et leur effet spécial, en tant que preuve ? Loin de dépasser les actes moraux, quant à l’impression ou à la valeur démonstrative, ils resteraient fort au-dessous. Que sont, comme signes de charité, comme gages de bienveillance ou de miséricorde, des guérisons qui ne coûtent rien, auprès de ce dévouement qui échange la forme de Dieu contre la forme de serviteur, et descend jusqu’à la mort de la croix ? que sont-elles même auprès de cette vie dépensée tout entière au service de la vérité et de la sainteté, à travers les oppositions, les opprobres et les souffrances ? Et pourtant, ce ne sont pas les faits moraux, ce sont les faits miraculeux qui sont donnés comme attestation de la révélation divine. Il faut donc qu’ils le soient à un autre titre que celui qu’on relève. Evidemment, ce n’est pas, ainsi qu’on le dit, par leur caractère spirituel ; c’est donc, ainsi qu’on l’a cru de tout temps, et que tout l’annonce d’ailleurs, par leur caractère surnaturel.
Cette objection, ou cette explication n’est donc pas mieux fondée que les précédentes. La fascination de l’idée préconçue peut seule contester que Jésus-Christ et les Apôtres aient fait des miracles une divine δυναμις, par conséquent une des marques célestes du Christianisme, et par conséquent encore une des bases fondamentales de la foi. Qu’on mette le Nouveau Testament entre les mains de qui l’on voudra, désintéressé dans la question, et qu’il en juge !
On s’étonnera un jour de cette étrange thèse de la science actuelle, comme on s’étonne maintenant de plusieurs de celles que le courant du xviiie siècle tenait pour évidentes, et qui sont tombées si bien et si bas que personne n’oserait les relever : (explication naturelle, par exemple).
Les vues que nous venons de discuter se sont imposées, par une sorte de nécessité interne, à la grande école qui, sans mettre en question le surnaturel évangélique, a prétendu, par concession ou par adhésion à l’esprit du temps, élever le Christianisme, sur un fondement rationnel ou moral : démonstration, intuition, expérimentation. Forcée, pour légitimer et sauvegarder son principe, sinon de contester absolument la valeur apologétique des miracles, du moins de la limiter, de l’amoindrir le plus possible, elle en vint à poser comme une sorte d’axiome que les miracles, impliquant déjà la foi, qui seule peut y reconnaître la main de Dieu, ils ne sont signes que pour les croyants : maxime devenue vulgaire et tellement accréditée qu’elle semble.évidente par elle-même. Mais, en réalité, la position prise par cette grande, école est une des plus intenables au point de vue philosophique, aussi bien qu’au point de vue biblique ; le raisonnement et le sentiment, la réflexion logique et la conscience religieuse la battent en brèche de concert. Impossible de laisser subsister le miraculeux évangélique et apostolique et de le réduire à cette insignifiance qui, en lui enlevant sa destination et sa fin providentielle, lui enlève sa raison d’être.
Cette thèse, posant ou maintenant des prémisses qui la ruinent, ne pouvait avoir qu’un temps, malgré l’habileté et l’érudition mises à son service. Aussi perd-elle de jour en jour le crédit et l’empire que lui avaient faits quelques grands noms. La direction qu’elle étayait se scinde en deux courants inverses, dont l’un rend au miraculeux son caractère téléologique, par cela même qu’il en retient la réalité, tandis que l’autre arrive ou incline de plus en plus à le nier.
5me Chef. — Les miracles du- Nouveau Testament ayant laissé dans l’incrédulité la masse des Juifs et des Gentils, on en a conclu qu’ils n’eurent pas le degré d’évidence et de certitude, que nous leur attribuons, qu’ils ne peuvent être aujourd’hui une preuve suffisante de la divinité du Christianisme, puisqu’ils firent si peu d’impression à l’époque où ils s’opérèrent, et même qu’il sort de là des soupçons légitimes contre leur réalité, ou tout au moins contre l’idée si élevée que s’en est ensuite formée l’Eglise. — Si cette objection frappe d’abord, c’est qu’elle ne présente qu’un côté des faits. Les Juifs, — car c’est sur la conduite de ce peuple, témoin spécial des œuvres de Jésus-Christ et des Apôtres, qu’on insiste particulièrement, — les Juifs n’embrassèrent pas en corps le Christianisme, mais un grand nombre d’entre eux l’embrassèrent. Les premières Eglises ne se composèrent que de Juifs. C’est à eux seuls que l’Evangile fut prêché pendant huit à dix ans ; c’est à eux qu’on s’adressait d’abord, alors même que les Gentils furent appelés, et ils formèrent presque partout le premier noyau des congrégations chrétiennes. Or, nous pouvons, expliquer l’incrédulité des uns, en supposant les miracles vrais : et tels que le Nouveau Testament les rapporte, tandis que nous ne saurions rendre compte de la foi des autres, en supposant les miracles faux et les récits purement légendaires. Justifions cette assertion.
Les notions générales qu’on se faisait du Messie et de son règne et qu’on fondait sur les prophéties. — les hautes espérances qu’on y attachait et que la parole et la vie de Jésus renversaient de fond en comble, — la chute du Mosaïsme, conséquence nécessaire de l’établissement de l’Evangile et plusieurs fois annoncée par Jésus-Christ, — l’abolition des privilèges liés à la descendance d’Abraham, — la vocation des Gentils, faits participants des promesses et des alliances sur le même pied que les Israélites, — l’influence des Pharisiens, des sacrificateurs, des scribes, dont Jésus-Christ avait heurté les prétentions et dévoilé les erreurs, etc., etc., fournissent une solution, satisfaisante de la conduite du parti qui repoussa le Christianisme, quel qu’ait été l’éclat de ses preuves. Et cette solution ne repose pas sur des considérations cherchées ou imaginées, sur de simples conjectures historiques ou critiques ; elle est donnée par l’état des Juifs à cette époque, par leurs opinions et leurs dispositions bien connues ; c’est-à-dire qu’elle sort des faits mêmes. Car c’est un fait, que les Juifs attendaient dans le Messie un conquérant glorieux qui les relèverait de leur abaissement, et étendrait leur empire sur foules les nations ; c’est un fait, qu’ils fondaient là-dessus les espérances les plus hautes de prospérité et de grandeur, qu’ils y puisaient leur consolation et leur constance, et cet orgueil national que les humiliations et les adversités ne pouvaient abattre ; c’est un fait, que l’Ancien Testament leur paraissait légitimer ces croyances si chères à leurs cœurs. Ces idées étaient si enracinées dans toutes les classes, que les instructions de Jésus-Christ ne purent les arracher de l’esprit des Apôtres (Matthieu 20.21), et qu’ils les conservaient encore après sa résurrection (Actes 1.7). On conçoit, dès lors, quel dut être le désappointement général, quand on entendit Celui qui se donnait pour le Christ, et en qui on avait cru le voir, proclamer que son règne n’était pas de ce monde, réduire au salut des âmes la délivrance qu’il apportait, foudroyer par sa parole les grandeurs humaines et par conséquent tous les rêves d’ambition et de gloire dont se berçait Israël ; et l’on ne s’étonne plus que le premier entraînement du peuple se soit si vite changé en éloignement et en répulsion.
C’est encore un fait que l’Evangile devait renverser la Loi. Les enseignements de Jésus-Christ le révèlent de mille manières. Il annonce que Dieu veut un culte en esprit et en vérité, et que le temps vient où on ne l’adorera pas plus sur le mont de Sion que sur celui de Garizim (Jean 4.24). Il prédit, dans plusieurs de ses paraboles, que les Israélites seront rejetés et que le Royaume sera donné à d’autres peuples ; il bat en ruine les préjugés les plus vifs de la nation ; il la dépouille des privilèges qu’elle attachait à la possession du Temple et de la Loi, ainsi qu’au titre d’enfants d’Abraham. Plus tard, les Apôtres, en particulier saint Paul, prêchent ouvertement qu’il ne sert de rien d’être circoncis ou de ne l’être pas ; ils effacent toute distinction de Juif et de Grec. Quoique déjà semés dans les Prophètes, ces principes et une foule d’autres étaient de nature à blesser profondément des hommes accoutumés à se considérer comme le Peuple de Dieu. On sait quelle lutte ardente les judaïsants soutinrent, à cause de cela, contre saint Paul. L’évidence de la vérité les avait forcés à embrasser l’Evangile, et la lumière de l’Evangile ne pouvait vaincre en eux leurs opinions premières, tant les racines en étaient profondes et fortes dans leur âme. Certes, il était plus aisé de rejeter le Christianisme que de résister ainsi à son esprit après l’avoir reçu.
Le raisonnement des Juifs était simple et, dans leurs préventions hostiles, il devait leur sembler décisif : le Mosaïsme étant divin, le Christianisme, qui s’élevait en opposition avec lui, ne pouvait l’être ; le Fils de Marie, qui était si loin de réaliser ce qu’on attendait du grand Libérateur, n’était donc pas le Christ. L’opinion qu’on s’était formée du Messie, par une grossière interprétation des Ecritures, servait naturellement de base aux jugements qu’on portait de Jésus. Cette interprétation des oracles messianiques était erronée sans doute, mais elle était universellement admise et tenue pour certaine. On y croyait comme aux oracles eux-mêmes. Dès lors, elle fournissait une raison jugée divine, et par conséquent péremptoire, contre le Fondateur du Christianisme : « Nous savons que Dieu a parlé à Moïse ; mais pour celui-ci, nous ne savons d’où il est » (Jean 9.29). Si l’on parlait de ses miracles, la réponse était toute prête : « Il chasse les démons par le Prince des démons » (Matthieu 12.24). Il y avait là des arguments, ou du moins des prétextes spécieux, pour légitimer la désaffection, l’incrédulité et même l’opposition et la haine chez un peuple blessé dans ses idées et ses espérances les plus chères. Nous en serons aisément convaincus, si nous nous rappelons combien les dispositions du cœur influent sur les jugements et les décisions de l’esprit (d). Veut-on des exemples de l’influence des opinions admises, qu’elles soient vraies ou fausses, sur les jugements humains ? — Qu’on se rappelle avec quelle facilité, dans les procès, les discussions politiques, les controverses religieuses, chacun admet les moindres ombres de lumière et de preuve qui lui paraissent favorables, et avec quel aveuglement il rejette l’évidence elle-même quand elle lui est contraire. [Veut-on des exemples dans la conduite des Juifs envers Jésus ? — Qu’on se rappelle où ils vont chercher des arguments contre lui. « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jean 1.46) « Quand le Christ viendra, personne ne saura d’où il est » (Jean 7.27). Si de tels préjugés retenaient, que ne devait pas faire l’opposition du Christianisme avec le Judaïsme pharisaïque qui dominait, alors ?] Ne voyons-nous pas autour de nous une multitude de personnes rester étrangères au Christianisme, malgré l’importance de ses doctrines et la puissance de ses preuves, et s’en détourner sans examen, par cela seul qu’il contrarie leurs opinions ou leurs inclinations ? Le fait actuel peut servira expliquer le fait ancien. On ne peut voir aujourd’hui les miracles, il est vrai, mais on a le témoignage qui les atteste. On a, de plus, le développement providentiel de la prophétie, l’influence régénératrice du Christianisme sur le monde, l’hommage que lui ont rendu et que lui rendent encore, par leur foi, les esprits les plus distingués, etc. Les preuves sont là, nombreuses, évidentes, décisives pour qui les pèse sans prévention. Cependant une foule immense les traverse en quelque sorte sans les apercevoir. Les indifférents, et c’est le plus grand nombre, absorbés par les intérêts, les plaisirs, le bruit et le mouvement de la terre, passent à côte de l’Evangile sans y jeter un regard ; les incrédules de profession le rejettent, ou parce qu’il leur répugne ou les blesse, ou parce qu’ils n’envisagent que les difficultés et les objections qu’on a élevées contre lui, ou parce qu’ils accordent une confiance aveugle à certaines idées qui le combattent et qu’ils érigent en principes. Moralement on devrait examiner, puisqu’il s’agit des plus grands intérêts de l’homme ; logiquement on devrait croire, puisque les preuves abondent ; et pourtant on ne croit pas, parce qu’on n’examine pas ; et cela parce que les tendances de notre temps inclinent les esprits et les cœurs d’un autre côté. Supposez une contrée où tout le monde accorderait foi et soumission au Nouveau Testament, et où l’on raconterait ce qui se passe parmi nous : l’incrédulité de tant de chrétiens de nom en face des lumières dont ils sont environnés, et dont ils ne tiennent nul compte, n’y paraîtrait-elle pas aussi inconcevable que peut nous le sembler celle des Juifs en face des faits évangéliques ?
Les Juifs incrédules se divisaient aussi en plusieurs classes. : Il y avait chez eux les indifférents, qui s’inquiétaient fort peu du Prophète de Nazareth et de ses disciples ; les fanatiques, que mille choses devaient scandaliser et blesser dans la parole comme dans la vie du Sauveur et qui durent de bonne heure se soulever contre lui (Pharisiens) ; les indécis qui flottaient entre Jésus-Christ et les chefs du peuple ; les timides qui n’osaient se déclarer au milieu de l’opposition qu’ils voyaient se prononcer de plus en plus. Le mouvement en faveur de Jésus fut vif, rapide, presque général, au premier bruit de ses miracles (Matthieu 4.24 ; Jean 6.15), et tant qu’on put les rattacher aux idées nationales ; mais, dès que ces idées furent heurtées, froissées, il s’affaiblit, hésita, et se changea peu à peu en résistance et en haine. C’est bien ainsi que les choses devaient se passer, avec les faits évangéliques d’un côté, et les sentiments et les préjugés des Juifs de l’autre.
Que dans un tel état des idées et des choses, la majorité du peuple ait rejeté le Christianisme malgré les miracles, il n’y a donc rien là qui doive nous surprendre, et qui ne soit en rapport avec les lois et les dispositions de la nature humaine ; tandis que nous avons le droit d’affirmer que les Juifs qui embrassèrent l’Evangile, et ils furent nombreux — (ils formèrent seuls l’Eglise pendant plusieurs années, et ils furent presque partout le premier noyau des congrégations pagano-chrétiennes) — ne purent être arrachés à leurs préventions, à leurs opinions religieuses et nationales, que par l’évidence et l’autorité des miracles. Au point de vue judaïque, les miracles étaient absolument nécessaires pour légitimer l’envoyé céleste ; cette manière de voir naissait de l’histoire et de la prophétie, et l’on attendait que le Messie s’annoncerait par de grands prodiges. La foi des Israélites qui se convertirent est donc, à elle seule, une démonstration de la réalité des miracles du Nouveau Testament ; c’est dans les miracles qu’elle a son origine et sa cause véritable (1 Corinthiens 1.22). Or, ces miracles ont dû être examinés avant d’être admis, puisqu’ils imposaient de si grands sacrifices d’intérêt et d’opinion, et étaient de telle nature que le moindre examen en révélait la vérité ou la fausseté. Ils ont été crus, donc ils sont vrais. Cette assertion, qui serait étrange ailleurs, ne l’est point ici ; elle naît du fond des choses. Peut-être la preuve qui sort de là est-elle plus forte, sous sa forme actuelle, qu’elle ne l’aurait été si la nation juive tout entière s’était convertie. On n’aurait voulu voir dans cette transformation du Mosaïsme qu’un résultat des idées et des croyances générales, préparé par l’interprétation vulgaire de l’Ancien Testament, effectué paf l’influence et sous la direction de la caste sacerdotale ; et l’on n’eût pas manqué de dire que les miracles invoqués en faveur de cette révolution religieuse, ayant été faits dans le sens des préjugés populaires, avaient dû être admis trop facilement pour mériter beaucoup de crédit. Ces objections auraient eu une grande apparence de vérité et de force. D’après la manière dont !es choses se sont passées, aucune n’est possible. « Nous voyons, en premier lieu, un nombre considérable de prosélytes, dont le témoignage en faveur des miracles du Christianisme est solidement appuyé sur tout ce qu’ils ont perdu et souffert dans l’intérêt de leur croyance ; nous voyons, en deuxième lieu, un nombre considérable d’ennemis ardents, vigilants, exaspérés par le progrès de la nouvelle doctrine, qui n’ont point mis en question l’authenticité de notre histoirea, et qui même déposent pour elle, puisque l’explication qu’ils donnent des œuvres surnaturelles de Jésus-Christ démontre qu’ils n’en ont pu contester la réalité. A cette observation viendraient s’en ajouter deux autres qui la fortifient encore et qu’il est bon d’indiquer. 1° L’incrédulité des Juifs était prédite. 2° Ils sont restés, vis-à-vis du monde, les gardiens et les témoins non suspects du Livre où se trouve l’une des plus frappantes preuves de la vérité du Christianisme. Sous ce rapport, leur opposition à l’Evangile remplit un but providentiel.
a – Chalmers.
Ces réflexions s’appliquent en partie aux Païens : les uns crurent parce qu’ils examinèrent, les autres ne crurent point parce qu’ils négligèrent ou dédaignèrent d’examiner. Le Christianisme naissant se confondait pour eux avec les mille superstitions qui remplissaient le monde (600 cultes différents à Rome) ; ses doctrines choquaient les opinions philosophiques comme les idées populaires ; il paraissait lié au Judaïsme qui était souverainement méprisé ; il était prêché par des hommes que rien ne recommandait à l’attention publique ; le dédain, l’indifférence reléguaient tout pour eus dans un obscur lointain où les miracles de l’Evangile s’identifiaient avec les artifices des jongleurs. Un mot bien connu de Tacite, nous fournit un exemple des faux jugements dont le Christianisme était l’objet de la part des esprits les plus réfléchis ; il l’appelle une exitiabilis superstitio », tout en annonçant sa propagation rapide. Voilà l’épithète qui, sur la foi de Tacite, serait restée à la religion chrétienne si elle eut péri à sa naissance. Pline le Jeune, chargé par Trajan de prendre des informations au sujet des chrétiens, a donné quelques renseignements précieux qui auraient dû, ce semble, l’intéresser lui-même au nouveau culte. Eh bien ! il n’en dit plus un mot dans le reste de ses épîtres, de sorte que si sa lettre à Trajan se fût perdue, on aurait pu soutenir qu’il n’avait pas connu le Christianisme. Evidemment, cette doctrine, dont le monde allait devenir la conquête, fut dans les premiers temps laissée à l’écart par les classes supérieures de la société, dont à peine ça et là elle attira un instant les regards ; ainsi vue de loin, avec ses empreintes extérieures de judaïsme, on la considéra comme une superstition et une folie de plus : on n’examinait pas, on méprisait. Si nous nous rappelons l’ensemble des circonstances au milieu desquelles se présenta le Christianisme, nous nous étonnerons, non de ce qu’il n’a pas été plus rapidement et plus généralement remarqué par les sommités sociales, mais de ce qu’il a pénétré partout en si peu de temps et à travers tant d’obstacles ; ses progrès ont été tels qu’on devait l’attendre en supposant vrais les faits qui lui servent de base ; dans la supposition contraire ils sont absolument inexplicables. Pour les Païens, la doctrine nouvelle ne pouvait que paraître étrange et, sous beaucoup de rapports, extravagante (1 Corinthiens 2.14) ; et comme elle se plaçait en opposition ouverte avec tous les cultes établis, ceux qui l’embrassaient devaient s’attendre, non seulement au ridicule ou au mépris, mais à la haine et à la persécution. Qu’est-ce donc qui lui attira de si nombreux disciples, lorsque tant d’intérêts et de préjugés se levaient contre elle ? Il lui fallait pour se faire jour des preuves décisives, évidentes, irrésistibles. Or, elle ne s’appuya pas d’abord, ou s’appuya fort peu, sur les preuves rationnelles ou expérimentales qu’elle n’avait pas encore à sa disposition ; ses fondateurs se présentaient comme envoyés de Dieu ; c’est en vertu de cette mission, c’est à ce titre qu’ils réclamaient la foi des peuples, et ce titre extraordinaire, ils le légitimaient par des œuvres extra-naturelles. Ma prédication n’a point consisté en discours persuasifs de la sagesse (ou du savoir), mais en démonstration d’esprit et de puissance, afin que votre foi ne fût point l’effet de la sagesse des hommes, mais de la puissance de Dieu » (1 Corinthiens 2.4-5 ; 2 Corinthiens 4.7). Si le monde vit des miracles, nous comprenons qu’il ait cru ; s’il n’y eût pas de miracles, il est difficile de s’expliquer la révolution qui s’opéra. Le mot de saint Chrysostome reste toujours vrai : « Ce serait le plus grand des miracles que le monde se fût converti sans miracles. »
On croit avoir tout expliqué aujourd’hui dès qu’on a signalé les aspirations intérieures auxquelles répond si merveilleusement l’Evangile. Mais cette explication laisse en dehors le fait même dont il s’agit de rendre compte, savoir cette puissance, sans analogue, avec laquelle le Christianisme s’imposa d’abord. L’Evangile et la conscience sont toujours là et toujours les mêmes ; la propagande chrétienne a disposé plus tard des moyens humains d’action qui lui manquaient à l’origine (autorité scientifique et politique), et, depuis dix-huit siècles, on n’a rien vu de pareil à ce qui s’accomplit aux premiers jours… On fait observer, il est vrai, qu’il s’opéra alors une sorte de recrudescence religieuse dans le monde romain, qui, passant de l’impiété à la superstition, essayant de tout pour apaiser et se concilier les êtres invisibles devant lesquels il tremblait, se trouvait ouvert par là à la parole évangélique.
Mais, tout en rendant l’explication plus plausible, cela la laisse encore insuffisante. On le reconnaît au moindre examen.
1° Si le sentiment du péché et de la justice, céleste est une des prédispositions qui mènent au Christianisme il faut ordinairement, pour qu’elle soit effective, que le Christianisme l’éveille et l’éclaire.
2° L’état religieux dont on argumente dériva, en grande partie, de la fermentation occasionnée, par l’influence des idées chrétiennes ; ce n’est guère qu’au deuxième siècle, ou à la fin du premier, qu’il se montre avec quelque étendue.
3° L’expiation ne manquait pas aux cultes qui se ravivaient dans l’Empire, ou qu’on y portait du dehors ; elle en constituait le fond principal, et s’y accomplissait par un ordre de moyens plus d’accord avec les opinions générales que celui que proclame l’Evangile, et que saint Paul nomme la folie des Grecs et le scandale des Juifs.
4° L’histoire indique à peine ce dont on fait la cause des causes. C’est à la vertu d’En haut que le livre des Actes et toute la tradition ecclésiastique rapportent la fondation du Royaume des Cieux, comme son merveilleux accroissement. Quand les miracles cessent, c’est la prophétie qu’invoquent surtout les Apologistes. Quand ils’insistent sur sa puissance et sur son œuvre spirituelle, ce n’est pas par le côté mystique dont on parle qu’ils la prennent, c’est par son côté purement pratique, je veux dire par l’incomparable grandeur de ses résultats. L’expiation, qu’ils auraient dû presser par-dessus tout, si elle eût été, comme on le veut, l’attrait ou l’argument principal, reste chez eux dans l’ombre ; elle est dans leur dogmatique, elle n’est pas, ou n’est qu’occasionnellement, dans leur apologétique.
Evidemment, comme toutes les explications naturelles, cette explication laisse subsister par delà le fait qu’elle relève les autres faits qu’elle a pour but d’écarter ou d’infirmer. Que ce fait ait eu sa part d’action, nous ne le contestons point ; mais il n’a pas été ce qu’on le dit. Il implique quelque chose de plus et l’atteste par cela mêmeb.
b – Lire, à ce point de vue, le petit écrit d’Ullmann : « Que suppose la religion d’un crucifié ? »
On a souvent attaqué les miracles du Nouveau Testament en invoquant contre eux le silence des auteurs contemporains, soit païens, soit juifs. Comment se fait-il, a-t-on dit, que, si ces manifestations extra-naturelles ont eu tant d’éclat et fait tant d’impression, elles ne soient mentionnées par personne en dehors de l’Eglise ? L’attestation d’un seul écrivain païen ou juif aurait plus de poids que celle de mille chrétiens, parce qu’elle serait désintéressée.
D’abord, si les auteurs du temps n’ont pas attesté les miracles de l’Evangile, nul ne les a non plus contestés. Ensuite, et nous venons de le voir, d’après le point de vue auquel les hautes classes considéraient le Christianisme naissant, ce silence n’a rien qui doive surprendre : il n’y eut de leur part ni enquête ni étude. Mais, quand la religion nouvelle, partout répandue, ne put plus être dédaignée, quand elle fut étudiée et combattue, ses adversaires (les Celse, les Porphyre, etc.) reconnurent tous, plus ou moins, en les interprétant à leur manière, les faits miraculeux sur lesquels elle repose.
[A cette époque, vivait Jésus, homme sage, si l’on peut le désigner par le nom d’homme, car il opérait des œuvres merveilleuses ; il attira à lui beaucoup de Juifs et de Gentils. C’était le Christ ; et, quand, à l’instigation des principaux d’entre nous, Pilate l’eut condamné au supplice de la croix, ceux qui l’avaient aimé auparavant ne cessèrent, pas de lui être attachés, car il leur apparut vivant au troisième jour ; les Prophètes ayant prédit cela de lui et mille autres choses étonnantes. La secte des chrétiens, qui tire de lui son nom, subsiste jusqu’à ce jour » (Antiq., liv. 66).
Ce passage a été contesté parce qu’Eusèbe est le premier auteur chrétien qui l’ait cité, et aussi parce qu’il a paru trop explicite. Mais, premièrement il se trouve dans tous les manuscrits de Josèphe ; deuxièmement Josèphe mentionne avec éloge Jean-Baptiste et Jacques, frère du Seigneur ; comment aurait-il pu ne rien dire de Jésus-Christ, lorsque Suétone et Tacite en parlaient déjà ? Troisièmement, il semble impossible que ce passage ait été interpolé du temps d’Eusèbe, et qu’il ait été ensuite si fréquemment produit par les apologistes du Christianisme sans être contredit par ses adversaires. Aussi la critique générale accorde-t-elle maintenant qu’il est authentique, au moins en majeure partie, de sorte que le témoignage historique qui s’y trouve contenu reste quant au fond. (Note de l’auteur)]
Si le passage de Josèphe est authentique, nous avons là un témoignage bien positif. Si ce passage est supposé, alors Josèphe n’a parlé, ni des miracles du Nouveau Testament, ni de Jésus-Christ, ni du Christianisme, lorsque le nombre des Eglises était déjà considérable dans la Judée, la Galilée, la Samarie, la Syrie, etc., et que cet écrivain avait dû mille fois en rencontrer devant lui. Conclurait-on de là, selon le principe du silence historique, sur lequel se fonde l’objection, que le Christianisme n’existait point à l’époque où furent rédigés le livre des Antiquités et celui de la Guerre des Juifs ? Mais, alors, il faut qu’on révoque en doute, non seulement le témoignage du Nouveau Testament et de l’Eglise chrétienne tout entière, mais celui de l’histoire générale et des auteurs païens de l’époque. Ces conséquences du principe qu’on nous oppose montrent ce qu’il vaut en soi.
Il semble que la déposition d’un juif ou d’un païen en faveur des miracles évangéliques aurait plus de poids et d’autorité que celle des chrétiens. Au fond, cependant, elle mériterait moins de confiance. On oublie que les chrétiens du premier siècle avaient été d’abord juifs ou païens, et que ce sont les faits auxquels ils rendent témoignage qui les ont arrachés à leurs anciennes croyances, de sorte que leur conversion elle-même nous est garant de la sincérité et de la force de leur conviction ; trait décisif, qui manquerait s’ils étaient restés attachés à leur culte. Supposez que Tacite, demeurant païen, eût attesté les miracles de Jésus-Christ, comme il atteste sa mort sous Ponce-Pilate et les progrès de sa doctrine, cette déclaration ferait probablement le triomphe du chrétien et l’embarras principal de l’incrédule. Elle aurait pourtant en réalité moins de valeur que les déclarations semblables des Evangélistes et des premiers Pères, celles de saint Pierre, de saint Paul, de saint Luc, celles de Polycarpe, de Clément-Romain, de Quadratus, d’Athénagore, de Justin ; car on demanderait alors pourquoi, croyant aux miracles du Nouveau Testament, Tacite ne s’est point converti. C’est par là que l’incrédulité chercherait à infirmer sa déposition. Supposez au contraire que Tacite se fût converti sur l’évidence des miracles, et livré aux opprobres et aux persécutions pour le nom de Jésus-Christ, il aurait donné par là la dernière preuve qu’on pût désirer de la vérité de son attestation. Mais il ne serait plus qu’un Père de l’Eglise, comme les philosophes Quadratus ou Justin, et à ce titre son témoignage perdrait tout son intérêt ; au moment où il réunirait toutes les conditions de crédibilité, il serait relégué avec indifférence dans la masse des témoignages chrétiens ; il cesserait de frapper par la circonstance même qui lui aurait imprimé le plus haut degré de véracité et d’autoritéc. On parle beaucoup des préventions de la foi, et l’on a certes raison de se prémunir contre elles, mais il en existe aussi du côté de l’incrédulité, et l’on s’en préoccupe trop peu.
c – V. Chalmers : Des preuves et de l’autorité de la Révélation chrétienne.
On a fait une autre objection dont il convient de dire quelques mots ; la voici : Les missionnaires convertissent aujourd’hui les Juifs et les Païens sans miracles ; Jésus-Christ et les Apôtres ont donc pu, sans miracles, les convertir autrefois.
Observons que Jésus-Christ et les Apôtres en appelaient à leurs miracles, que ce fut là dessus qu’ils fondèrent la divinité de leur doctrine et de leur mission, et que ce fut aussi par là principalement qu’on vint à eux, selon les dépositions de l’histoire. Voilà en quel sens l’établissement de l’Eglise est un témoignage décisif et une démonstration formelle de la vérité des faits miraculeux de l’Evangile ; car ces faits motivèrent essentiellement les conversions. Les sacrifices qu’ils commandaient garantissent qu’on les examine avant d’y croire ; et dès qu’ils furent examinés et admis, en de telles circonstances, par un si grand nombre de personnes de tout rang, il en résulte pour nous la certitude morale qu’ils étaient réels et certains, leur nature même rendant l’erreur et l’illusion impossibles. Mais les missionnaires ne prennent pas sous ce rapport la position où se placèrent les Apôtres ; ils ne s’attribuent point une vocation et une mission supérieures ; ils ne prétendent nullement à des pouvoirs surnaturels ; ils n’en appellent dans leurs travaux qu’à la preuve historique ou à la preuve rationnelle et morale. Il n’y a donc pas entre eux et les premiers prédicateurs de l’Evangile la parité que suppose l’objection. Les résultats modernes, obtenus par d’autres moyens, ne sauraient fournir aucune induction valide contre le grand moyen par lequel furent produits les anciens résultats. Comparons d’ailleurs les deux ordres de faits qu’on rapproche, et voyons s’il ne sortira pas de la différence de succès des considérations qui confirmeront notre thèse, bien loin de l’infirmer.
La réunion des disciples à Jérusalem se composait, dix jours avant la Pentecôte, d’environ cent vingt personnes (Actes 1.15) ; le jour de la Pentecôte, trois mille personnes y sont ajoutées (Actes 2.41) ; quelques jours après, leur nombre est de cinq mille à huit mille, s’il n’est question (Actes 4.4) que de nouveaux convertis. Nous voyons (Actes 5.14) que la multitude de ceux qui croyaient s’augmentait de plus en plus ; Actes 6.4, que le nombre des disciples se multipliant, il fallut établir des diacres ; Actes 6.7, que même beaucoup de sacrificateurs obéissaient à la foi.
Tel fut le résultat de cette première période d’un ou deux ans où la prédication des Apôtres semble s’être à peu près renfermée dans Jérusalem ; et cela, lorsque la croix du Maître, à peine abattue, annonçait aux disciples ce qu’ils pouvaient attendre eux-mêmes.
La deuxième période (Actes 8.1), s’ouvre par une persécution qui suivit le martyre d’Etienne et qui dispersa les chrétiens dans la Judée et dans la Samarie. Et cette période, qui comprend trois ou quatre ans, se termine par cette remarque de l’écrivain sacré : les Eglises s’affermissaient et se multipliaient dans la Judée, la Galilée et la Samarie (Actes 9.31)
Jusque là, les Apôtres ne s’étaient adressés qu’aux Juifs. Ce fut sept ou huit ans après l’Ascension qu’ils commencèrent à annoncer la parole aux Gentils. Un an après, nous trouvons à Antioche un grand peuple de croyants (Actes 11.22, 24, 26). A la fin de cette troisième période, qui comprend une vingtaine d’années et se clôt avec le livre des Actes, nous voyons des Eglises nombreuses dans presque toutes les contrées de l’Asie Mineure, en Grèce, dans les îles de la Méditerranée, sur les côtes de l’Afrique, en Italie et à Rome. Pendant tout ce temps, Jérusalem était restée le centre et le siège de la grande mission chrétienne, et l’Evangile s’y était de plus en plus répandu. Quand saint Paul y revint à la fin de cette période, les Apôtres lui dirent : « Vois combien de milliers (μυριαδες) de Juifs ont cru » (Actes 21.20).
Il ne faut pas oublier que le livre des Actes n’est qu’un fragment de l’histoire apostolique. Il ne parle guère que des travaux de saint Pierre à Jérusalem et aux environs, de ceux de Philippe dans la Samarie, et ensuite de ceux de saint Paul, à qui tout est consacré depuis le treizième chapitre ; mais, d’autres apôtres, d’autres évangélistes annonçaient ailleurs, au même moment, la Parole sainte. Saint Paul lui-même affirme (Colossiens 1.6, 23 ; Romains 10.18) que la voix des messagers du salut est allée par toute la terre et jusqu’aux extrémités du monde. Il indique, en divers endroits, le succès des autres ouvriers de Christ, et se fait une loi de ne point entrer dans leur travail (2 Corinthiens 10.14-16). Il est donc probable que nous n’avons dans le Nouveau Testament que la moindre partie des résultats de l’évangélisation de cette époque.
Ces récits des écrivains sacrés sont confirmés par les auteurs profanes. Tacite nous dit que, vers la fin de notre période, on avait découvert une grande multitude de chrétiens dans Rome. Quelques années après, Pline écrit à Trajan que dans le Pont et la Bythinie les villes et les campagnes étaient remplies des sectateurs de la religion nouvelle, au point que les temples des dieux étaient devenus déserts ; et il n’y a pas de raisons de penser que les disciples fussent plus nombreux dans cette province que dans le reste de l’Empire. On sait aussi ce que déclaraient les premiers apologistes. Justin affirme qu’il n’y a pas de nations, même de celles qui se composent de tribus barbares, du sein desquelles ne s’élèvent des prières au Père et Créateur de l’univers, au nom de Jésus crucifié. Et Tertullien dit aux Païens : « Nous remplissons vos armées, vos cités, vos places publiques, nous ne vous laissons que vos temples ».
Or, comparons à ces résultats gigantesques ceux des Missions modernes. Prenez les Missions de l’Amérique du Nord, ou celles de l’Afrique, ou celles des Indes orientales. Si, en dix ou vingt ans, les nouveaux Apôtres et les puissantes Sociétés qui les dirigent réussissent à former ça et là quelques petites congrégations, on se réjouit de ces succès ; et certes, on n’en saurait trop bénir le Seigneur ; mais, que sont-ils auprès des progrès qui marquèrent l’apparition du Christianisme ? La différence est telle qu’on ne songe pas même à comparer.
Cependant tous les avantages humains sont du côté des missionnaires actuels. Leur foi, leur piété, leur esprit de renoncement et de dévouement, leur passion du salut des âmes, ne sauraient être révoqués en doute ; ils ne le cèdent pas sous ce rapport aux premiers hérauts du Christianisme, et ils ont à leur disposition des ressources et des moyens d’influence d’une portée incalculable, qui manquèrent aux anciens évangélistes. 1° Ils possèdent une supériorité décidée de culture intellectuelle sur les peuples parmi lesquels ils travaillent ; tandis que les évangélistes étaient sous ce rapport inférieurs aux populations grecques et romaines. 2° Ils se présentent et s’avancent généralement sous la protection des puissances européennes ; au lieu que les premiers évangélistes, dépourvus de tout appui extérieur, n’étaient pour les Gentils que des Juifs méprisés. 3° Ils portent avec eux les arts et les bienfaits de la civilisation ; c’est souvent à cause de cela qu’ils ont été recherchés, c’est par là surtout qu’ils ont réussi en Océanie, en Afrique et ailleurs ; rien de semblable ne recommandait les premiers évangélistes.
Si l’établissement du Christianisme et ses conquêtes primitives avaient eu pour seules causes la sainteté de sa doctrine ou le dévouement de ses prédicateurs, les mêmes moyens d’action agissant aujourd’hui, et de nouveaux moyens s’y joignant encore, ses progrès devraient être aussi rapides ou même plus rapides qu’autrefois. D’où vient qu’ils sont si loin de l’être ? Rapprochez ce qui s’est fait depuis que l’esprit missionnaire s’est réveillé chez les nations protestantes, c’est-à-dire depuis environ cent ou cent cinquante ans, de ce qui s’accomplit en trente ou quarante ans, lors de la première prédication chrétienne. Les résultats modernes restent à une distance infinie des résultats anciens. Quelle est la raison de cette étonnante différence ? Il faut que les Apôtres aient eu pour eux quelque chose de particulier que nous n’avons plus et qui suppléait, et au delà, tout ce que nous avons et qui leur manquait ; ce quelque chose qui rendit leur prédication si supérieure à celle de nos évangélistes actuels, ce quelque chose que réclame la logique des faits, l’histoire nous le fournit, ce sont les dons miraculeux ; les puissances du Ciel intervenaient en leur faveur et inclinaient les esprits et les cœurs vers leur parole. Le secret de leurs succès est dans les œuvres surnaturelles qui s’accomplissaient pour eux et par eux. C’est à la suite de la descente du Saint-Esprit et des signes célestes dont elle fut accompagnée, que se fit la conversion des trois mille, ajoutés à l’Eglise le jour de la Pentecôte (Actes 2.41-43). C’est après la guérison du boiteux à la porte du Temple, que se fait celle des cinq mille (Actes 4.4). C’est au milieu des prodiges que les croyants se multiplient de plus en plus à Jérusalem (Actes 5.12-16 ; 6.7-8). C’est en voyant les actes surnaturels de Philippe, que les Samaritains deviennent attentifs et sont amenés à la foi (Actes 8.5-13). Ainsi toujours, ainsi partout. Ce sont les miracles qui émeuvent, attirent et entraînent ; de sorte qu’ici, comme très souvent ailleurs, l’étude des faits change l’objection en preuve.
On a attaqué la réalité du surnaturel évangélique, soit en accusant de fraude pieuse le témoignage qui nous l’a transmis, soit en le faisant évaporer par des interprétations diverses. La première méthode fut celle du déisme ; le rationalisme a préféré la seconde, et l’a modifiée et appliquée de mille manières dans ses incessantes transformations.
Tantôt on a représenté le miraculeux du Nouveau Testament comme une sorte d’allégorie que la tradition a prise naïvement à la lettre — tantôt on s’est flatté de le ramener dans le cercle des faits naturels par une libre exégèse — tantôt on n’a voulu y voir qu’une excroissance légendaire, une formation mythologique qui aurait insensiblement recouvert et remplacé l’histoire réelle — tantôt on l’a rangé parmi les phénomènes encore peu connus dont s’occupe la médecine mentale et qui tiennent aux mystérieuses puissances de la volonté, de l’imagination, de la foi, ou à celles du magnétisme et du somnambulisme. Le plus souvent on le livre à cet ensemble d’idées, laissé indéfini, et planant sur le sujet comme un nuage derrière lequel on peut toujours trouver un refuge.
Explication allégorique — explication naturelle — explication mythique — explication psychologique : vaines tentatives, qui n’ont eu d’autre effet que d’ébranler les croyances, de troubler les âmes et de consumer à pure perte de grands travaux ! Pour arracher du Nouveau Testament le surnaturel, il faut le lacérer. C’est la statue de Phydias. Aussi s’attaque-t-on toujours d’une ou d’autre manière à l’authenticité des écrits, pour pouvoir semer le doute sur la réalité des faits. Le négativisme dogmatique ne se soutient qu’à l’aide du négativisme critique ; là est la raison des immenses efforts de ce dernier et de ses apparents triomphes. L’opinion en a glorifié successivement les théories diverses, parce qu’elle les réclamait et les inspirait.
Parcourons ces explications qui, imposées par l’esprit du temps, reviennent sans cesse en changeant de formes.
Explication allégorique : Woolstona, remarquant que les miracles du Nouveau Testament consistent surtout en guérisons et sont, un emblème de la réhabilitation spirituelle, objet suprême de l’Evangile, essaya de prouver que c’est là ce qui fait leur importance religieuse, et que c’est là, par conséquent, qu’il faut se tenir, les réduisant, en dernière analyse, à un pur symbolisme que la foi et la crédulité ont eu le tort de prendre littéralement. Il serait inutile de discuter cette théorie, telle du moins que la fit Woolston. Sans doute, et nous l’avons déjà reconnu, l’action du Seigneur sur la nature est une image de son action sur les âmes ; le visible atteste l’invisible. L’œuvre du Seigneur est une au fond. Dans bien des passages, Jean 5.21-29 ; Matthieu 8.17, par exemple, la résurrection spirituelle et la résurrection corporelle, le mal physique et le mal moral semblent s’identifier. Mais que résulte-t-il de là contre la réalité des faits miraculeux ? De ce qu’ils sont un emblème sensible de la délivrance des âmes, s’ensuit-il qu’ils n’ont pas eu lieu réellement ? Pour représenter, ne faut-il pas d’abord qu’ils existent ? L’hypothèse est donc aussi vaine que gratuite : elle laisse à sa base ce qu’elle se figure annuler. Elle est d’ailleurs inconciliable à tous égards avec le récit des historiens qui, certes, tiennent et donnent pour réels les actes qu’ils racontent. De plus, elle ne rend pas compte des nombreux miracles où manque le symbolisme mystique (changement de l’eau en vin, multiplication des pains, marche sur la mer, etc.) ; et quand on se bornerait à ceux sur lesquels elle s’appuie, tels que les guérisons, il s’y rencontre encore des circonstances qui la battent en brèche : ainsi, Jésus-Christ est plusieurs fois accusé de sacrilège pour avoir guéri le jour du Sabbat (Matthieu 12.10 ; Luc 13.14-17 ; 14.1-3 ; Jean 5.9-18, etc.) ; or, s’il ne fallait voir dans les récits que des emblèmes de l’œuvre régénératrice, comment une telle accusation aurait-elle pu s’élever ? Etait-il donc interdit de travailler à la conversion des pécheurs pendant le repos sacré ?
a – « Discourses on the miracles of our Saviour »
Cette théorie est si manifestement inadmissible qu’elle était morte en naissant. Mais elle a reparu aujourd’hui sous une forme et dans une application un peu différentes. Ce qu’on donne pour du nouveau, n’est bien souvent que du vieux restauré ou réchauffé. Sans faire des miracles de pures images paraboliques et, par conséquent, sans les mettre directement en question, on soutient que, s’adressant à la conscience religieuse, comme l’œuvre entière de la Rédemption, c’est par leur caractère spirituel, et non par leur élément surnaturel, qu’ils attestent le divin de l’Evangile ; on affirme qu’en y considérant de préférence le merveilleux, l’Eglise, retombée dans la lettre, a pris l’externe pour l’interne et a rétrogradé vers le Judaïsmeb. Dans cette opinion, (nous l’avons déjà discutée à l’article du caractère téléologique des miracles), quand elle ne dépasse pas les limites indiquées, ce qu’on conteste, ce n’est pas proprement la réalité des miracles, c’est l’emploi qu’en fait l’apologétique ordinaire, c’est le côté par lequel elle les envisage, la valeur démonstrative qu’elle y attache. Dès lors, elle ne touche pas ou touche à peine à notre question actuelle. Disons seulement que le point de vue mystique auquel elle s’arrête, et que nous ne faisons nulle difficulté de reconnaître dans le miraculeux de l’Evangile, est si loin d’en annuler le point de vue téléologique, que toutes les fois qu’il est invoqué comme preuve ou comme garantie, c’est par son caractère surnaturel. (Actes 2.24 ; 10.40 ; 17.31 ; Romains 1.4 ; 1 Corinthiens 15.1-19 ; 1 Pierre 1.3). Et puis, la théorie laisse dans l’ombre, ou jette bravement au rebut, une partie notable des faits qui sont là au même titre que les autres ; ils lui résistent, elle les biffe. C’est expéditif, mais est-ce licite ? Effacer, est-ce expliquer ?
b – Revue de Strasbourg, passim.
Explication naturelle : L’ancien rationalisme ramenait le miraculeux au naturel, en ajoutant ou retranchant aux récits, en distinguant le fond de la forme, ou le fait en soi et le jugement du fait : le fait en soi, disait-il, le fond primitif, c’est l’histoire ; le jugement du fait, la forme, c’est l’interprétation traditionnelle et la draperie légendaire dont elle l’a revêtu. L’office de la critique et de l’exégèse éclairées est de séparer la tradition de l’histoire, de retrouver la réalité sous la légende, de faire rendre le vrai pur, le vrai de la raison, au vrai mélangé d’une pieuse et crédule imagination. Ce fut l’œuvre capitale de cette direction théologique, qui se glorifie de l’avoir accomplie. Voulez-vous, comme spécimen, quelques-uns des résultats qu’elle célébra et imposa à l’opinion, dont elle tint longtemps le sceptre ? Les anges qui apparaissent aux bergers de Bethléem sont des messagers qui viennent annoncer la naissance de Jésus, parce que des liens de parenté ou d’amitié unissaient Marie et Joseph à ces bergers : la lumière céleste dont parle l’Evangile est l’éclat de la lanterne que portaient nécessairement ces envoyés nocturnes. Au baptême du Seigneur, le ciel qui s’ouvre, la voix qui en sort, se ramènent naturellement à un éclair et à un tonnerre. Dans la tentation, le Diable est un Pharisien rusé que cette secte envoie pour attirer à son parti le Prophète de Nazareth, dès que Jean-Baptiste l’a signalé à l’attention publique ; les anges qui le servent sont une caravane qui, traversant alors le désert, lui fit part de ses provisions, ou peut-être des vents doux et rafraîchissants, car on croyait que Dieu fait des vents ses anges. Une syncope sur la croix donne la clef de la résurrection, et un brouillard sur le mont des Oliviers, celle de l’ascension. La légende du malade de Béthesda s’explique de la manière la plus simple, dès qu’on suppose que c’était un hypocrite qui exploitait la commisération en étalant des infirmités apparentes, et qui s’enfuit, emportant son grabat, parce que Jésus avait démasqué sa fraude, etc., etc. Le même procédé explicatif fut étendu à tout le miraculeux du Nouveau Testament. Ainsi, disait-on, le fond réel apparaît sous la forme traditionnelle, et la science retrouve le pur noyau historique à travers les excroissances merveilleuses dont un religieux enthousiasme l’avait enveloppé. Cette prétendue restauration, poursuivie avec une ardente et longue persévérance, à l’aide de la dialectique et de l’érudition, parut à peu près achevée par Paulus qui y attacha en quelque manière son nom, mais qui a vu le revirement des idées emporter son œuvre et sa gloire.
Il est incroyable combien on a dépensé d’esprit, de travail, de savoir pour inventer ces pauvretés, et plus incroyable encore qu’on ait pu si longtemps les donner et les recevoir comme de grandes découvertes. Pendant bien des années cette interprétation a dominé souverainement les Universités allemandes ; quiconque refusait d’y souscrire était un arriéré, ou tout au moins un mystique (épithète aussi flétrissante alors qu’elle est honorable aujourd’hui). Notre époque, retirée de cette pente, a glissé sur la pente inverse où elle s’abandonne à d’autres engouements. Bien des nouveautés du moment, parmi les plus prônées, ne tarderont pas à être rangées côte à côte avec ces vieilleries d’hier, qu’il suffit d’exposer pour qu’elles soient immédiatement jugées, et que j’ai dû discuter très sérieusement à l’entrée de mon professorat. C’était alors la science et par là même la puissance. O tempora !
Explication mythique : L’ancien rationalisme avait souvent recouru à l’interprétation mythique, quand ses principes et ses procédés ordinaires étaient décidément insuffisants. Il y avait en particulier soumis la naissance de Jésus-Christ et son ascension, faisant ainsi du mythe l’alpha et l’oméga du Nouveau Testament, ce qui était inviter à l’introduire partout. L’Evangile entier s’est converti en une mythologie sous la baguette du haut rationalisme. On a dit « que par le mélange des traditions judaïques avec les traditions populaires du Christianisme, il se forma de bonne heure sur la vie de son Fondateur une croyance générale, d’après laquelle les Evangiles ont été composés, et que, là même où toutes les annales qui racontent ses actes sont d’accord, il est certain qu’il n’y a pas de fait réelc ». Cette opinion a été poussée jusqu’à la négation de l’existence personnelle de Jésus-Christ ; mais, en général, reconnaissant en lui un réformateur religieux, elle a supposé que ses disciples, dans leur enthousiasme, lui appliquant le symbolisme messianique de l’Ancien Testament, transformèrent peu à peu la vie obscure du Fils de Marie, en firent la vie surhumaine du Fils de Dieu, et composèrent enfin les Livres sacrés de ces récits fictifs, quand ils eurent pris cours dans la communauté chrétienne.
c – Strauss, Vie de Jésus.
Cette hypothèse, à laquelle s’est attaché le nom de Strauss, eut un retentissement immense ; patronnée par de hautes théories historiques et philosophiques, ne faisant qu’étendre au Christianisme le principe explicatif admis généralement pour les autres cultes, paraissant le dernier mot du travail critique de l’Allemagne, répondant à l’esprit du temps dont elle était un puissant écho, elle fut reçue comme investie du double caractère de l’évidence immédiate et de la démonstration logique. Elle parut tout renverser ou tout transmuer. Mais au milieu des ravages qu’elle faisait, elle ramenait des hauteurs idéales où s’était confinée la science depuis Kant (et sous le mouvement hégélien en particulier), sur le terrain positif de la critique historique ; et là son triomphe apparent, quelque éclatant qu’il fut, ne pouvait être que momentané, forcée qu’elle était de transformer !e Nouveau Testament en une création apocryphe et de refondre toute la tradition ecclésiastique, se heurtant à ce double égard contre l’impossible.
Quoique toujours choyée comme dernière ressource et partout répandue, elle a beaucoup perdu de son prestige en suite des métamorphoses qu’elle a dû subir pour se maintenir. Il est une autre opinion qui y touche sans s’y identifier (nous l’avons rencontrée ailleurs, mais elle revient naturellement ici) et qui profère aux termes de mythe et de légende celui de tradition, moins irrespectueux et plus indéfini. Sans contester que les écrits du Nouveau Testament soient pour la plupart, sinon tous, des auteurs dont ils portent le nom, elle fait ses réserves, sous prétexte que le merveilleux qu’ils contiennent présente les traces sensibles d’une crédule exagération ; et, s’attribuant le droit d’y séparer le traditionnel du réel, elle élimine ou volatilise à ce titre ce qui lui répugne. Elle n’attaque pas la vérité foncière et générale des récits, mais elle passe par-dessus toutes les fois qu’il lui convient. Presque insaisissable dans son indétermination, elle est aujourd’hui fort commune, et l’on s’étonne à chaque instant de la voir surgir là où l’on ne s’attendait pas à la rencontrer. Elle tient de l’explication naturelle et de l’explication mythique, sans prendre la responsabilité de l’une ni de l’autre. Elle tombe, comme elles, devant l’authenticité des Livres saints. Dès qu’il est reconnu que ces livres viennent de saint Matthieu et de saint Jean, de saint Marc et de saint Luc, de saint Pierre et de saint Paul, de tels témoignages sur de tels faits ne permettent pas plus d’y supposer le fabuleux, que le caractère des écrivains ne permet d’y supposer le frauduleux. C’est évidemment une de ces opinions flottantes, comme il s’en produit toujours dans les grandes crises, qui, n’osant s’avouer pleinement ni aux autres ni à elle-même, se réfugie sous l’équivoque d’un terme à double entente, à l’aide duquel elle peut prendre et laisser à son gré…
Les explications allégorique, naturelle et mythique se distinguent par des caractères très prononcés. La première fait du miraculeux évangélique une espèce de métaphore, une manière d’exprimer et de représenter l’idée chrétienne ; simple figure qu’on a prise pour une réalité. La seconde y reconnaît partout une donnée historique, que la raison de notre âge doit dégager de ses enveloppes et de ses draperies légendaires. La troisième n’y voit qu’une création idéale, ombre d’une ombre, imagination chrétienne entée sur une imagination juive. Cependant les traits de ressemblance sont nombreux entre elles. Les trois méthodes ont de frappantes analogies ; leur principe ou leur motif est le même : elles sont nées également, non d’une impartiale étude des Livres saints, qui certes n’en éveillent nullement la pensée, mais du désir de faire disparaître, par un moyen quelconque, des faits jugés inadmissibles ; leur procédé est le même aussi : une théorie ou une idée préconçue y patronne la critique, et la critique y étaye la théorie. Enfin, envisagées simplement comme hypothèses explicatives, elles échouent les unes et les autres à l’épreuve. L’explication allégorique laisse de côté une grande partie des miracles du Nouveau Testament ; et dans ceux-là mêmes où elle cherche son point d’appui, il est des traits essentiels dont elle ne rend pas compte. L’explication naturelle fait constamment violence au texte qu’elle prétend respecter, elle porte atteinte de mille manières à la bonne foi, à la véracité des écrivains sacrés qu’elle déclare reconnaître, et le miracle reste encore malgré tous ses efforts. L’explication mythique ne se maintient qu’à la condition de défaire et de refaire tout ce qui nous vient des premiers temps ; elle serait, à vrai dire, le renversement de l’ordre, car elle place les chrétiens avant le Christianisme qu’elle leur fait fabriquer ; l’idole à laquelle ils se sont convertis, bravant pour cela les opprobres et les tourments, serait postérieure à leur conversion et leur propre ouvrage. (L’état de l’école de Tubingue met à nu l’impossible de cette théorie, qu’elle se glorifiait de compléter et de démontrer scientifiquement).
Explication psychologique : L’explication psychologique, où ramène l’abandon successif des précédentes, et où l’on veut rendre raison des faits évangéliques par les impressions morales, par la puissance, à tant d’égards mystérieuse, de la volonté, de l’imagination, de la foi, par les phénomènes extraordinaires du somnambulisme ou de l’extase, cette explication qu’a adoptée dans tous les temps la philosophie, quand elle a pris au sérieux les récits sacrés, ne saurait séduire qu’autant que, considérant les choses à distance, on se contente d’analogies lointaines et partielles. Si elle peut aller à quelques-uns des faits évangéliques (épilepsie, fièvre), elle est visiblement insuffisante, et par conséquent inadmissible, dans la plupart des cas. Comment expliquer par l’action morale la guérison de la cécité, des membres secs, de la lèpre, celle des malades qui ignoraient ce qui se faisait à leur sujet (fille de la Cananéenne, par exemple, Matthieu 15.28, la résurrection des morts, les prodiges opérés sur la nature inanimée (multiplication des pains, marche sur la mer, changement de l’eau en vin, apaisement de la tempête, dessèchement du figuier stérile, etc., etc.) ? Lorsque l’authenticité des récits est hors de cause, il faut que l’hypothèse explicative réussisse sur tous ; on n’a pas le droit de tenir pour controuvés ou comme non-avenus ceux contre lesquels elle échoue, car ce serait rentrer dans d’autres hypothèses : si elle se heurte contre une partie d’entre eux, elle s’y brise. D’ailleurs, à ne regarder même qu’à ceux auxquels elle s’arrête et qu’attire dans son large cadre la science désignée sous le nom de médecine mentale, ils résistent et échappent encore de bien des côtés. Dans l’ordre commun, ces faits exigent certaines préparations ; ils doivent être provoqués par divers moyens ; ils ne se produisent pas avec une régularité constante : tandis qu’il en est tout autrement dans l’ordre évangélique. Jusque dans ce point, où il existe une sorte de rapport, les deux ordres de faits se séparent par des caractères si tranchés que la prévention et l’inattention peuvent seules les confondre. Tous les essais d’assimilation tombent devant les simples données scripturaires prises intégralement.
Le surnaturel du Nouveau Testament se légitime de lui-même dès qu’on se sait devant l’histoire, ce que la critique générale, revenue de ses entraînements, accorde de plus en plus et que nous supposons reconnu à ce point de la discussion. (Si elle ne se rend pas encore sur tous les noms des auteurs, elle replace les écrits dans l’âge apostolique, leur restituant par cela même à un degré ou à l’autre le caractère historique dont’elle avait voulu et cru les dépouiller. Dès lors, répétons-le, le doute sur la réalité des faits miraculeux n’est plus tenable ; s’il est possible dans quelques cas et pour certains détails, il ne l’est pas pour l’ensemble et pour le fond qui suffit à l’argument). Les miracles furent nombreux, variés, publics, instantanés, visiblement au-dessus des forces humaines comme des causes naturelles, et longtemps faciles à vérifier. (Les milliers de témoins qu’ils eurent, les malades guéris, les morts ressuscités, durent pendant bien des années vivre dans les lieux marqués par les Livres saints ; on pouvait les interroger, interroger leurs parents, leurs voisins, leurs amis. Nous avons cité la remarquable déclaration de Quadratus à ce sujet.)
Les miracles furent nombreux. Les Evangiles et les Actes en sont pleins ; souvent ils sont indiqués en masse. (Matthieu 4.24 ; 8.16 ; 14.14 ; 15.30 ; Actes 2.43 ; 5.12,15-16 ; 19.11-12) ; un grand nombre n’ont point été écrits (Jean 20.30).
Variés. — Guérisons de toutes sortes d’infirmités, résurrection des morts, action sur les éléments.
Publics. — Ils eurent lieu sur les places, dans les synagogues, dans les campagnes et dans les villes, en présence d’amis et d’ennemis.
Instantanés. — Ils se font là où l’on se rencontre, sans l’emploi d’aucun intermédiaire, sur le prononcé d’une simple parole. Si en quelques occasions Jésus-Christ n’opère que graduellement (Marc 8.32 ; 8.23 ; Jean 9.6) ou ne veut que peu de témoins (Matthieu 9.23), ce sont de rares exceptions à sa manière générale.
Visiblement surnaturels. — On en a l’irrésistible et pleine conviction, dès qu’on les considère de près. (Nous l’avons montré à diverses reprises).
De plus ils forment, si l’on peut ainsi dire, un système dont toutes les parties dépendent les unes des autres, en sorte que la vérité bien assurée de quelques-uns entraîne la vérité de tous. Ceux de Jésus-Christ et ceux des Apôtres s’impliquent et se prouvent mutuellement. Le don des langues, à quelque degré et en quelque sens qu’on le laisse miraculeux, suppose l’envoi du Saint-Esprit, l’envoi du Saint-Esprit suppose la résurrection et l’ascension du Sauveur, qui, une fois reconnues, démontrent tout le reste. Un seul acte surhumain des promulgateurs du Christianisme, tel, par exemple, que la guérison de l’impotent (Actes 3.1-10) ou l’aveuglement d’Elymas (Actes 13.11), constatait pour les témoins tout l’ordre surnaturel où nous placent les Livres saints.
A l’interprétation psychologique, tentée bien des fois et de bien des manières par la philosophie, se rattachent de nombreuses théories théologiques qu’il convient d’indiquer.
On a supposé au fond de l’âme humaine des énergies occultes qu’en certaines circonstances l’exaltation religieuse mettrait en jeu. On a ajouté que la rédemption ayant restauré les forces supérieures qu’avait altérées ou paralysées la chute, elle rend à la volonté régénérée la puissance qui appartient à l’esprit sur la nature, etc., etc. — Mais sur quoi se fondent ces suppositions et ces affirmations ? Quel appui réel ont-elles dans les faits ? Si les manifestations surnaturelles qui ont marqué l’établissement du Christianisme, avaient la raison ou la cause qu’on imagine, elles auraient été permanentes, et au lieu de se retirer peu à peu et de disparaître à la fin, elles auraient dû s’étendre de plus en plus à mesure que l’Evangile pénétrait davantage l’humanité ; elles auraient dû se produire spécialement dans les grands Réveils. Pourquoi les énergies dont on parle se montrent-elles si peu là où elles devraient, ce semble, agir avec intensité ? Pourquoi en particulier restent-elles inertes entre les mains de ceux qui ont su les découvrir ?
D’autres fois on se rabat sur ce qu’on nomme la notion dynamique du miracle, sur les mystères de l’humain mis en contact avec le divin, sur le principe panthéistique d’une sorte d’épanouissement des virtualités divines à ces profondeurs de notre être qu’ouvre et épure la vie de la foi, etc. — Il n’y a là que des variantes d’un même thème, tenant à des points de vue particuliers d’anthropologie ou de théodicée. Le but est toujours de placer la cause du miracle dans l’homme plutôt qu’en Dieu, ce qui revient à le nier ; car s’il perd son caractère extra-naturel, il n’est plus. Ces explications ne se maintiennent qu’à la condition de se modifier sans cesse pour se couvrir de l’idée ou de la terminologie régnante. Il suffit pour les juger de les essayer sur les récits du Nouveau Testament laissés tels quels. L’âme de l’homme recèle, il est vrai, bien des mystères ; nous ne savons ni tout ce qu’elle est, ni tout ce qu’elle peut ; on ne le saura probablement jamais. Mais il existe à ses pouvoirs sur elle-même et sur la nature des limites infranchissables, dont elle a, sinon la claire notion, du moins l’invincible sentiment ; et les miracles évangéliques se rangent immédiatement pour elle au delà de ces limites. C’est une évidence contre laquelle échouent tous les artifices et toutes les prétentions : multiplication des pains, guérison de l’aveugle-né, résurrection de Lazare, etc.
Et puis, redisons-le, ces explications qui ont chacune leur règne d’un moment, que sont-elles que des assertions gratuites que rien n’autorise, que tout repousse, au contraire dans les documents dont il s’agit de rendre compte ? L’ordre de causalité qu’elles supposent est justement l’inverse de celui qu’invoque l’Ecriture ; elles regardent à l’homme, et l’Ecriture élève à Dieu ; elles font du miracle, ou de ce qu’elles continuent à désigner sous ce nom, un phénomène de ce monde, tandis que l’Ecriture en fait un signe du Ciel. Et les données psychologiques et expérimentales ne leur sont pas plus favorables que les données bibliques. Voit-on les énergies dont on parle, ces puissances primitives enchaînées par le péché, mais délivrées par la rédemption, se manifester avec l’éveil ou le progrès de la vie spirituelle, comme il le faudrait à la théorie ? En divers cas, les pouvoirs miraculeux semblent avoir existé chez des hommes étrangers aux saintes réalités de la vie en Dieu (Matthieu 7.22) ; Judas avait certainement participé aux privilèges de l’investiture apostolique (Matthieu 10.1-8), — et dans l’état général des choses, ils manquent là où cette vie est arrivée au plus haut point de pureté, d’élévation et d’étendue, chez nos grands missionnaires, par exemple.
En somme, pour s’arrêter à ces interprétations qui, comme une végétation parasite, renaissent incessamment sur le sol de la science chrétienne, il faut, ou n’envisager les miracles évangéliques que d’un point de vue lointain, dans lequel s’efface ce qui les caractérise et les constitue ; ou ne les admettre que sous bénéfice d’inventaire, en se réservant le droit de faire disparaître à un titre ou à l’autre ceux qui se montrent rebelles à la théorie métaphysique et à l’élaboration exégétique ; c’est-à-dire qu’il faut sortir par quelques côtés des vraies conditions du problème.
Placés dans cette étude sur les confins du monde visible et du monde invisible, nous sommes dans une double obligation de nous tenir à la méthode imposée par l’expérience, comme par la vraie science, pour la recherche et la constatation des faits, et aussi nécessaire assurément dans l’ordre surnaturel que dans l’ordre naturel. Les faits évangéliques sont-ils certains ? Si nous ne pouvons résoudre cette question par l’observation directe, puisqu’il s’agit du passé, nous le pouvons par le témoignage qui est l’observation transmise et qui fonde la plupart des croyances humaines. Suivons fermement cette marche, en faisant prédominer les attestations générales et positives sur les inductions logiques et les constructions systématiques où les idéalités prennent si aisément la place des réalités ; attachons-nous à ces grandes assises de la foi et de la vie chrétienne qui n’ont pu manquer on aucun temps, sans trop nous inquiéter de faits secondaires que la distance et l’incomplet des documents laissent plus ou moins obscurs ; creusons jusqu’aux points fondamentaux que tout suppose parce que tout y repose, — ainsi : résurrection et ascension de Jésus-Christ, sans lesquelles il n’y a pas de Christianisme, apostolicité des écrits placés dès les premiers temps dans le culte à côté de ceux, des Prophètes, implantation étonnante de la religion du Crucifié, miraculeux dans le ministère de saint Paul (Romains 15.18-19 ; 1 Corinthiens 2.2-4 ; 2 Corinthiens 12.12, etc.), — nous verrons alors ressortir de plus en plus le caractère historique de ce qu’on nomme le Christianisme traditionnel, et le caractère hypothétique des théories si diverses et si changeantes qui aspirent à le remplacer. Ce qui fait le principal péril de ces théories, c’est que le haut supranaturalisme lui-même a cru pouvoir s’y associer ou devoir leur céder, quant à l’argument miraculeux : grave écart, dont il a déjà bien des raisons de s’accuser. Il commence à sentir qu’il a donné dans un piège, en se figurant faire un progrès. Aussi, revient-il peu à peu à l’antique position qu’il avait imprudemment abandonnée. On ne saurait se soustraire à la nécessité interne et organique des choses. Le rationalisme de la méthode ne peut donner le supranaturalisme de la doctrine. (De terribles expériences dissipent les illusions qu’on s’était faites à cet égard, et que la réflexion aurait dû prévenir). Pour avoir le supranaturalisme au centre ou au faîte de l’édifice, il faut l’avoir d’une ou d’autre manière à la base ; et il y est bien, quand la question reste historique comme elle doit l’être. En thèse générale, la vérité du miraculeux évangélique n’est contestée que parce qu’elle est préjugée : ce sont les préventions métaphysiques qui, de près ou de loin, inspirent les négations critiques.
Et pour ceux qui veulent une sorte de présomption rationnelle, comme préparation ou contrôle de la preuve historique proprement dite, rappelons le côté de l’argumentation interne qui répond en quelque manière à ce désir, en montrant déjà du providentiel exceptionnel, du surnaturel par conséquent, dans le fond général du Christianisme, dans le caractère et dans le plan de Jésus-Christ, dans le lien qui se révèle de plus en plus entre les destinées de l’Evangile et les destinées du monde. — Prenons un seul point de ce vaste sujet. Le Christianisme a été sur la terre une nouvelle création morale, suivant la prophétique dénomination qu’il reçut dès son origine. Il ne fut point une simple évolution de ce qui était ; il ne fut point une synthèse du travail séculaire de la Grèce et de l’Orient combiné avec l’hébraïsme, comme on l’a répété de tant de côtés afin de le ramener à la loi générale des religions et à la philosophie de l’histoire. Loin d’être sorti des idées et des tendances existantes, il les heurta toutes pour leur enlever la direction du monde, qu’il venait pénétrer et animer d’un nouvel esprit. L’erreur est de confondre ses points d’attache et de prise avec son principe originel. Sans doute, il a eu ses préparations providentielles, qui ont assuré et facilité son action, mais elles ne l’ont pas fait ; il s’y est appuyé, il n’en est pas sorti ; c’est la semence, la plante exotique jetée sur un sol plus ou moins disposé à la recevoir, mais impropre à la produire de lui-même.
Comme la création physique, cette création morale implique une intervention divine, en d’autres termes un miracle. Le grand miracle est, sans contredit, le miracle interne, la révélation de Dieu en Christ et celle de la vérité et de la grâce salutaire. Mais il fallut des miracles externes pour manifester et attester celui-là, pour le faire admettre avec les renoncements qu’il imposait. Les signes du Ciel montrèrent dans la parole de la Croix la Parole de Dieu. Les faits visibles conduisirent, les premiers temps, à reconnaître le fait invisible, dont on ne pouvait ni apprécier ni prévoir alors les merveilleux effets ; et les immenses résultats de ce grand fait, qui sont là maintenant devant nous, indéniables autant qu’admirables, doivent nous conduire à reconnaître les autres faits- sans lesquels nous ne saurions nous expliquer la foi qu’il obtint à l’origine. Ce qui se voit évoque, pour ainsi parler, ce qu’on ne voit plus ; la preuve interne rend témoignage de la preuve externe ; la logique des choses est d’accord avec les monuments de l’époque, qui nous montrent le Christianisme essentiellement basé sur la démonstration d’esprit et de puissance.
Les faits peuvent être violentés, faussés, voilés, et sembler disparaître dans tel ou tel courant intellectuel, ils n’en restent pas moins, et ils finissent toujours par avoir raison des systèmes. Aussi les théories négatives sont-elles dans un flux et un reflux continuel ; elles apparaissent et passent avec les tendances critiques, théologiques, philosophiques dont elles sortent : explications protéennes qui ne se maintiennent qu’en changeant incessamment de formes.
Au fond, redisons-le, elles ont leur raison, avouée ou latente dans la présupposition de l’impossibilité du surnaturel, cette sorte d’axiome qu’accréditent de plus en plus les sciences physiques, métaphysiques, historiques, et qui se pose ainsi dans l’opinion comme évident en soi.
Cependant, qu’est-ce, en définitive, qu’une prévention dont on se reconnaît hors d’état de faire la preuve, et qui ne serait légitimée qu’autant que le seraient le panthéisme ou le naturalisme d’où elle vient ? Or, le naturalisme, le panthéisme ne sauraient être vrais qu’autant que les données les plus profondes de la raison théorique et pratique, les croyances et les espérances universelles de l’humanité, les attestations du sens intime et ses invincibles aspirations seraient radicalement fausses ; le panthéisme, le naturalisme ne sauvaient être vrais, qu’autant que ce qui s’impose à notre esprit et à notre cœur, ce qui nous fait ce que nous sommes, serait absolument illusoire et vain. La science aurait beau repousser le théisme, la conscience le ramènerait toujours. La conscience religieuse et morale est foncièrement théiste ; elle l’est jusque dans ses aberrations ; car c’est la libre souveraineté de Dieu, c’est la justice céleste qu’elle annonce par-dessus tout (elle l’annonce même au sein de ses plus grossiers écarts : paganisme, fétichisme). Et le théisme ne peut admettre la présupposition dont il s’agit qu’en se reniant lui-même, puisqu’il pose par delà la nature la Providence, c’est-à-dire l’intervention divine qui domine et règle tout, comme elle a tout produit. Aussi longtemps que la conscience proclamera le Dieu libre et souverain, le Dieu personnel, maître et juge du monde ; aussi longtemps que subsistera cet oracle intérieur, c’est-à-dire aussi longtemps que l’homme sera ce qu’il est, nous aurons le droit de rejeter les prétendus principes au nom desquels on écarte le surnaturel, cette action supérieure, que le raisonnement systématique arrive si souvent à nier, quelque chose de plus fort que lui l’atteste au dedans de nous ; la prière l’adore et l’invoque ; l’âme recueillie en a l’irrésistible quoique obscur pressentiment ; la science la voit inscrite dans les strates de la terre où se montrent des créations successives ; elle la découvre dans l’histoire où une causalité suprême se laisse entrevoir en mille cas.
Là, l’école critique nous arrête. C’est à l’histoire, et à celle même du Christianisme, qu’elle emprunte l’argument par lequel elle prétend tout décider. Vous n’avez qu’à ouvrir les yeux, nous dit-elle, pour être convaincus si vous voulez l’être. Le surnaturel recule incessamment devant l’investigation indépendante ; il n’a pu être constaté sur aucun des points où la science et l’expérience sont parvenues à le soumettre à un contrôle positif. Voyez, sans remonter plus haut, cette masse de légendes dont avait vécu le Moyen-Age, et que fit évanouir la Réformation ; voyez, dans celles que laissa subsister le xvie siècle, combien il s’en est évaporé, combien il s’en évapore de jour en jour par la seule généralisation des connaissances historiques et physiques. Le cercle s’en rétrécit rapidement pour ceux-là mêmes qui y croient encore ; pour eux aussi, il tend à se fermer. Le miraculeux a décidément fait son temps, comme l’astrologie, la sorcellerie, la magie, qui tiennent au même principe. Chaque découverte dans le vaste champ des études expérimentales lui enlève quelques-uns de ses derniers refuges. De la preuve, cent fois répétée, qu’il n’est pas où on l’avait mis, sort la certitude qu’il n’est nulle part.
Cet argument frappe de prime abord. Nous comprenons et l’assurance qu’il inspire et l’effet qu’il produit dans l’état actuel des idées. Cependant, ne s’y fie-t-on pas un peu plus que de droit ? Bien des raisonnements en apparence aussi péremptoires ne portent point en réalité ; l’idéalisme, le scepticisme, le fatalisme en ont un grand nombre de ce genre sur lesquels passent la vraie science et le sens commun. Pour juger celui-ci, sans le discuter directement, suivons-le dans les différentes applications qu’on en a faites.
Le positivisme (MM. Auguste Comte, Littré, Vacherot, etc.) ramène aussi la pensée religieuse à un dépouillement continu, où elle finit par s’évanouir. Il la montre partant du fétichisme, traversant les divers polythéismes de même que les divers monothéismes, ne s’arrêtant un instant à chacune de ces doctrines que pour la dépasser l’instant d’après, et arrivant enfin au Dieu-idée du panthéisme ou au Dieu-monde du naturalisme, c’est-à-dire à la négation de la Divinité réelle. Ainsi, dit-il, tombent les unes sur les autres ces entités métaphysiques successivement objectivées par la foi. Après l’Olympe, le Ciel du Moyen-Age ; après l’ontologie théologique, l’ontologie philosophique : le suprasensible disparaît comme un fantôme à la lumière de la vraie science ; il ne demeure pour elle que l’observable avec ses rapports et ses lois : tout le reste se réduit à un pur idéal.
Voilà bien l’argument dont nous cherchons à mesurer la portée, pour en apprécier la légitimité. Le suivra-t-on jusque-là ? Mais que devient alors ce qu’il y a de plus grand, de plus saint, et j’ajouterai de plus indestructible dans l’âme humaine ? Ce n’est pas seulement le miracle qui s’en va, ce n’est pas seulement le Christianisme, c’est le théisme lui-même, c’est la religion tout entière. Ce sont ces intuitions de la conscience religieuse et morale, contre lesquelles la science va se briser toutes les fois qu’elle s’y heurte.
Sans se formuler comme dans l’école positiviste, le même raisonnement opère de bien des côtés. Des esprits de premier ordre, astronomes, physiciens, naturalistes, sondant l’univers en tous sens à l’aide du télescope et du microscope, et n’y constatant nulle part la présence et l’action directe du Suprême Ordonnateur, non plus que des êtres célestes dont l’entourent les croyances populaires, en viennent aussi à ne rien voir dans l’univers au delà des forces et des lois que découvre l’investigation scientifique. Pour combien de savants la nature et l’histoire sont-elles athées ! La dialectique du principe que nous discutons mène là, en effet, quand elle écarte les données a priori. L’observation n’atteignant que le naturel, le surnaturel semble s’évanouir devant elle, et Dieu lui-même qui est le surnaturel en personne, selon l’expression de M. Guizot. Il est banni du « Système du monde » de Laplace, du « Cosmos » d’Alexandre de Humbold et d’une foule d’autres grands ouvrages. Cependant, Dieu n’en est pas moins là. La science aurait beau reconduire, la conscience le ramènerait toujours. Ce monde, qui paraît aller sans Lui, n’est que par Lui et en Lui.
Envisageons l’argument retourné sur l’homme lui-même, dans l’école physiologiste. L’anatomie a beau fouiller l’organisme humain, le décomposer pièce par pièce, l’analyser dans ses parties les plus délicates et aux centres mêmes de la vie, elle ne rencontre qu’un agencement matériel, que des fonctions mécaniques et chimiques, son scalpel ne va toucher à l’âme sur aucun point. Et comme l’astronome répondait « qu’il avait pu se passer de Dieu » (mot de Laplace), le physiologiste arrive à se passer de l’âme. On sait combien cette argumentation a fait régner, et fait sans doute régner encore, de tendances matérialistes dans les écoles de médecine. Faudra-t-il encore la suivre jusque-là, et après lui avoir livré le Dieu de l’Univers, lui abandonner aussi l’esprit de l’homme ?
En vérité, les prétentions et les négations qu’inspirent à la science ses découvertes progressives dont elle se glorifie, la mènent à quelque chose de pire que l’ignorance, puisqu’elles accusent d’illusions les grandes croyances du cœur, cette lumière de la vie, que le raisonnement peut obscurcir, mais qu’il ne saurait annihiler. Elle persiste derrière les ombres qu’y avait mêlées une crédulité superstitieuse, comme derrière les objections les plus spécieuses de l’incrédulité. N’est-il pas clair que par delà ces lois auxquelles on s’arrête, soit dans le monde, soit dans l’homme, il y a ce qui les a faites ce qu’elles sont. Par delà ce que l’observation constate, il y a ce qu’elle ne peut atteindre et qui n’en est pas moins pour cela. Vous prouvez que le suprasensible n’est pas tel qu’on se l’était figuré, mais non certes qu’il n’est pas. Cela même qui vous le dérobe l’implique et l’atteste ; car le naturel dit lui-même qu’il ne saurait se suffire et qu’il a sa cause hors de lui.
Qu’on réfléchisse aux ravages de l’argument que nous discutons. Il infirmerait les révélations les plus hautes de la conscience non moins que celles de l’Ecriture ; il réduirait à néant les attestations les plus invincibles du sens intime, par la raison que la science et l’expérience n’y laissent pas ce qu’on y avait mis ou ce qu’on s’attendait à y trouver, comme si toute conception erronée d’un principe ou d’un fait entraînait la fausseté de ce fait ou de ce principe. Que resterait-il debout, d’après un tel critère universellement et rigoureusement appliqué ? Car qu’est-ce qui n’a pas été mal compris ? qu’est-ce qu’on est sûr, même aujourd’hui, de comprendre pleinement tel qu’il est en soi ? A combien d’égards la science, comme la religion, doit-elle se résigner à marcher par la foi plus que par la vue ? Le caractère décidément excessif et abusif de l’argumentation, dans les diverses sphères où l’on peut la contrôler, démontre qu’elle ne saurait avoir à l’endroit du surnaturel la valeur et la portée qu’on y attache. En tout cas, que le théiste et le spiritualiste, à qui seuls nous avons affaire ici, songent qu’ils ont à y répondre pour eux-mêmes, avant d’être en droit de la diriger contre nous.
En fait, on ne supprime le surnaturel qu’en détrônant Dieu ; car le surnaturel, c’est Dieu dans le monde. Dès que Dieu est là, le Dieu libre et souverain, le Dieu personnel, le surnaturel peut être. — Est-il en effet ? est-il dans le Christianisme ? Voilà alors la vraie question : question historique, qu’on ne résout pas en reléguant, sur des analogies plus ou moins marquées, ce qu’on nomme la tradition chrétienne au rang des autres traditions religieuses. Deux faits mettent le Christianisme absolument à part, redisons-le : son contenu spécifique et le témoignage sur lequel il repose, en d’autres termes sa preuve interne et sa preuve externe. L’étonnante supériorité du fond doctrinal et moral de l’Evangile, ses merveilleuses harmonies avec nos plus hautes aspirations, sa puissance de régénération individuelle et sociale, etc., sont reconnues par ceux-là mêmes qui lui refusent leur foi et que leur aveu condamne plus qu’ils ne pensent, ce qu’ils accordent impliquant déjà ce qu’ils nient. Mais nous devons nous restreindre ici à la preuve externe du Christianisme, et même à la partie de cette preuve que fondent les miracles.
Récapitulons les résultats généraux que nous a donnés notre étude.
A) Les Evangiles et les Actes reconnus authentiques, le miraculeux qu’ils racontent ne saurait être légitimement contesté ni volatilisé à titre de tradition légendaire ; l’authenticité des écrits emporte manifestement la vérité générale des récits. Je dis leur vérité générale pour laisser place aux difficultés qui peuvent s’élever sur certains points. Qu’on fasse telles réserves qu’on voudra ; qu’on écarte tels ou tels faits au sujet desquels les écrivains n’ont eu que des informations indirectes, il en restera cette masse où ils ont été témoins, souvent acteurs, et qui, par leur nature, éloignent jusqu’à la possibilité de l’erreur ou de l’illusion. Cela nous suffit et la certitude y est complète. Il est sûr que les narrateurs n’ont pas voulu nous tromper, et tout aussi sûr qu’ils n’ont pas pu se tromper. C’est l’histoire qu’ils racontent, l’histoire au milieu de laquelle ils vivaient, dont ils vivaient, à vrai dire ; supposer qu’ils l’aient transformée en légende, c’est les accuser de démence ou de mensonge, ou de l’un et de l’autre tout ensemble ; et ni l’un ni l’autre n’est possible. Le vieux dilemme de la foi demeure dans toute son évidence et toute sa force. Le mot à double entente de tradition qu’on jette par-dessus, n’est qu’un artifice recouvert des apparences du respect. Avec de tels écrits et de tels noms, ce mot n’est pas plus de mise, au sens élastique qu’on y attache, que ceux de formation mythologique ou de fraude pieuse. De l’authenticité des récits la certitude des faits et par suite celle de l’argument.
B) A côté des Evangiles et des Actes, il existe dans le Nouveau Testament un témoignage qui mérite d’être considéré à part, celui de saint Paul et se réunissent toutes les garanties matérielles et morales — certitude des écrits ; ils sont les mieux, assurés peut-être de tous les livres anciens — connaissance des faits ; placé au centre de la propagande chrétienne, saint Paul en a vu le dedans et le dehors, il en a tenu tous les ressorts dans sa puissante main — caractère au-dessus de tout soupçon ; il est impossible d’admettre chez saint Paul l’erreur ni l’imposture, la nature des choses repousse la première supposition et l’ensemble de sa vie proteste contre la seconde. Eh bien ! il est aussi positif qu’on puisse l’exiger sur la question qui nous occupe, quoiqu’il n’y touche qu’incidemment, par la raison qu’elle ne se rencontrait pas devant lui. Le Christianisme est à ses yeux une révélation du Ciel, que les signes du Ciel manifestent et garantissent. Ses Epîtres impliquent le contenu général des Evangiles et des Actes, son œuvre reposant sur celle du Seigneur et de ses témoins immédiats. Le miraculeux dogmatique, qui fait le fond de son enseignement et de sa foi (préexistence de Jésus-Christ, son règne médiatorial, sa seconde venue, sa mort expiatoire, etc.), porte visiblement à sa base le miraculeux historique. Ce dernier, d’ailleurs, est formellement attesté dans diverses occasions. Saint Paul affirme l’existence de charismes supérieurs, de dons et de pouvoirs surnaturels dans l’Eglise (1 Corinthiens 12.9-11,28-30 ; Galates 3.5) ; il en appelle à ses propres miracles (Romains 15.18-19 ; 1 Corinthiens 2.4 ; 2 Corinthiens 12.12) ; et puis ce qui dit tout, c’est que tout se fonde chez lui sur la résurrection de Jésus-Christ, dont il avait la preuve testimoniale la plus forte, en même temps que la preuve directe et personnelle (1 Corinthiens 15.4-7).
Qu’on pèse les dépositions de saint Matthieu, de saint Jean, de saint Luc, comme celles de saint Paul, et l’on reconnaîtra que sur le terrain historique (ou il faut se tenir, puisque c’est une question historique qu’on a à résoudre), le surnaturel évangélique est pleinement documenté. Ce n’est pas la preuve qui manque au fait, c’est la répugnance qu’inspire le fait, c’est l’idée préconçue, la prévention, le système qui résistent à la preuve.
Bien des considérations subsidiaires viennent d’ailleurs confirmer ces témoignages si positifs. Indiquons-en quelques-unes, ou plutôt rappelons-les, car elles se sont déjà offertes à d’autres points de vue.
C) Il fallait aux Juifs des miracles ; ils en attendaient du Messie ; ils ne pouvaient être attirés et gagnés que par là. Toutes les opinions en conviennent, tant c’est évident. Or, les Juifs furent les prémices de l’Eglise ; ils la constituèrent seuls pendant plusieurs années ; et quand l’Evangile fut annoncé aux Païens, ils formèrent encore presque partout le noyau des communautés chrétiennes. La condition qui seule explique leur conversion, parce que seule elle la rendait possible, a donc été remplie.
D) Il a fallu aussi quelque chose de bien extraordinaire, de bien puissant, pour que le courage et le dévouement de la foi, la confiance et la certitude du succès revinssent aux disciples après le supplice de leur Maître. Qu’on se représente quel dut être sur eux l’effet de la crucifixion ! Qu’on essaye de comprendre comment d’un tel renversement naquit un tel relèvement ! Qu’est-ce qui a pu raviver ainsi les espérances en les transformant, et les rendre si invincibles au dedans et si fortes au dehors ? il y faut une cause. Elle se trouve dans le miraculeux qui, d’après les Livres saints et la tradition ecclésiastique, précéda et suivit la Pentecôte ; historiquement et logiquement elle n’est que là. La seule question qu’on puisse élever est celle de savoir si ce miraculeux fut illusoire ou réel. Et la nature des faits qui le constituent, la foi qu’il obtint, l’action qu’il exerça repoussent, avec tous les documents, l’hypothèse de l’illusion, non moins que celle de la fiction. Réduirait-on à un ramas de visionnaires et de dupes les initiateurs d’une œuvre à laquelle rien ne se peut comparer ? Car on n’arrive qu’en allant jusque-là. Mais alors aussi on se heurte à l’impossible ; ce qu’on ôte rend inconcevable ce qui demeure. Pour enlever au Christianisme ses assises surnaturelles, on lui enlève sa raison d’être, on lui enlève ce qui fait son essence, ce qui fit sa force d’expansion et de rénovation.
S’il a fallu des miracles, et des miracles éclatants, auprès des disciples, il en a fallu également pour que la religion de la Croix, ce scandale des Juifs et cette folie des Grecs, s’implantât si rapidement dans le monde ; elle n’a pu s’imposer comme elle l’a fait que par la démonstration d’esprit et de puissance, sur laquelle l’appuyaient ses promulgateurs. C’est la seule cause adéquate à l’effet produit, et l’existence de l’effet atteste la réalité de la cause ; la logique de l’histoire certifie ses dépositions ; les faits qu’on est bien forcé d’admettre, puisqu’ils sont là, impliquent ceux qu’on veut effacer ; et l’on se rencontre devant le mot si souvent cité de Chrysostome ; « La conversion du monde sans miracles serait le plus grand des miracles ».
E) Le miracle fait d’ailleurs l’essence de la doctrine chrétienne comme de l’histoire chrétienne. La résurrection de Jésus-Christ, par exemple, son ascension., l’effusion du Saint-Esprit, appartiennent à la fois au contenu historique et au contenu dogmatique du Nouveau Testament où ils soutiennent tout. Constitutifs en même temps que démonstratifs, ces faits sont à la racine du Christianisme, ils n’ont pu lui manquer un seul instant non plus qu’à la foi qu’il réclame. Otez-les lui, vous l’anéantissez, en lui enlevant sa prise, sa force et, si je puis ainsi dire, sa matière ; vous suspendez sur le vide ce que vous ne pouvez nier. Or, ces grands faits sans lesquels le Christianisme n’a pu être à l’origine, puisqu’il n’est qu’avec eux et par eux, ces faits reconnus, tout le reste en sort comme de soi-même ; bien loin de s’étonner alors du miraculeux des Evangiles et des Actes, on s’étonnerait bien plutôt qu’il n’y fût pas.
En résumé, notre étude des miracles évangéliques nous donne pour résultat qu’on n’en peut nier la possibilité, sans nier du même coup la notion rationnelle et biblique de Dieu, la notion théiste. Qu’on n’en peut contester la réalité, qu’en contestant les témoignages historiques les mieux établis, ou qu’en se jetant dans les hypothèses qui font violence à l’esprit, comme à la lettre des documents.
Quant à la direction théologique qui, sans mettre en question les miracles, les laisse dans une sorte d’insignifiance, craignant d’y recourir ou refusant de s’en servir, c’est la position la moins tenable qu’on puisse prendre à leur égard. S’ils sont réels, ils, sont démonstratifs. S’il est une donnée spontanée de la conscience religieuse, c’est celle qui fait voir Dieu dans le miracle, et par conséquent une Parole de Dieu dans la doctrine que le miracle sanctionne. Que les adhérents de cette direction, à laquelle la conscience sert généralement de critère et de facteur, se placent par la pensée en face de miracles bien avérés, qu’ils se supposent présents à la multiplication des pains, ou à la guérison de l’aveugle-né, ou à la résurrection du fils de la veuve de Naïn, ou à celle de Lazare, ou à celle du Seigneur et à son ascension ; et, pour peu qu’ils parviennent à réaliser l’impression qu’auraient produite en eux de tels faits, ils nous tiendront quittes, je pense, de leurs raisonnements. C’est si vrai, que lorsqu’on les presse, ils se prennent au caractère historique des récits, ou au caractère surnaturel des choses, qu’ils semblaient accorder d’abord.
On peut épiloguer en mille sens sur la notion métaphysique des miracles, sur la difficulté de s’en assurer, sur l’impossibilité d’y ramener l’esprit moderne ; on peut élever là-dessus une argumentation très spécieuse et en apparence péremptoire. Mais le réseau logique se brise de lui-même contre l’irrésistible donnée de la conscience immédiate, qui, dans le miraculeux, voit spontanément le divin. Si celui de l’Evangile est réel, et les opinions que nous avons en vue ne le contestent point, il a bien la fin providentielle, la valeur probante qu’y a vue de tout temps l’apologétique chrétienne. Une fois avéré, il certifie la doctrine à laquelle il appose le sceau du Ciel : il montre qu’elle est bien. ce qu’elle se dit ; c’est l’œuvre de Dieu constatant la Parole de Dieu.
Au fait, et malgré les prétentions ou les préventions actuelles, ce genre d’apologie est aussi rationnel, il l’est plus, à vrai dire, que celui qui accapare cette épithète. De quoi s’agit-il ? C’est de savoir si le Christianisme est ce que l’a cru et le croit l’Eglise, une révélation au sens propre, qui nous ouvre les conseils et en quelque sorte le cœur de la Divinité. Or, Dieu est nécessairement pour nous l’Etre incompréhensible : Il l’est dans ses voies et dans ses œuvres, comme dans son essence et dans ses attributs. Un simple coup d’œil, je ne dirai pas sur les théodicées ou les théogonies de la raison spéculative, mais sur la nature telle qu’elle se découvre aux investigations de la science, en porte dans l’esprit l’invincible conviction. (Les cosmologies idéales se sont évanouies comme des ombres devant la cosmologie réelle, où l’on passe de merveille en merveille, et cela sans limite et sans fin. « Trouveras-tu le fond de Dieu en le sondant ? » pouvons-nous dire avec le Patriarche). Dès lors, quelle est la marche la plus raisonnable, aussi bien que la plus respectueuse, pour constater que Dieu était véritablement en Christ et avec les témoins de son œuvre et les ministres de sa parole ? Est-ce de juger, avec notre pauvre esprit et notre pauvre cœur, cette haute dispensation religieuse qui vient tout changer pour tout restaurer ? Est-ce de l’apprécier en elle-même d’après nos opinions et nos impressions, de la mesurer à nos idées et à nos sentiments, ou de regarder aux signes du Ciel, garants de sa vérité par cela même qu’ils le sont de son origine ? Je ne récuse pas le témoignage des principes rationnels et moraux : loin de là ; mais doit-il être souverain, et peut-il l’être ? Ce qui est en cause, ce n’est pas seulement la convenance logique ou mystique du fait chrétien, ce n’est pas seulement son rapport avec la pensée spéculative ou le sens religieux et moral, c’est sa réalité objective, c’est la certitude que le Fils de Marie est le Fils de Dieu, qu’en lui résident les sources célestes de la grâce réconciliatrice et régénératrice, etc., etc. Et n’y faut-il pas quelque attestation d’En haut ? Qu’on attire à l’Evangile par ses accords avec les aspirations de l’âme humaine, avec les pressentiments de la conscience ou les postulats de la science, rien de mieux ; mais la question fondamentale, ne l’oublions pas, est de s’assurer qu’il est bien cette intervention ou cette révélation divine, qui seule le fait ce qu’il se dit, ce qu’on l’a cru, ce que nous avons besoin de le croire. Or, encore une fois, s’il y existe des faits divins démontrables, destinés à constater les faits divins indémontrables, la sagesse ne nous prescrit-elle pas de nous attacher à ces faits qui se posent devant nous, pour vérifier ceux que nous ne saurions atteindre et sur lesquels porte l’ordre entier du salut ? Quelle marche plus rationnelle que d’aller au surnaturel invisible par le surnaturel visible, qui en est la manifestation et la garantie ? Par quelle porte pénétrer pins sûrement dans le miracle interne qui constitue le Christianisme (Dieu en Christ réconciliant le monde avec soi), que par celle qu’ouvre le miracle externe qui la signalé et sanctionné ? (Le Seigneur rendait témoignage à la parole de sa grâce, en faisant, etc.).
Cette marche a été discréditée, en ces derniers temps, sous de puissantes influences ; elle est difficile en face des doutes de tout genre accumulés sur le miraculeux évangélique, comme sur le miraculeux en général, par la critique philosophique et historique. Mais elle est toujours possible et toujours effective. Elle se réhabilitera, nous en avons la ferme conviction ; car elle tient d’un côté au principe de la vraie science, qui cherche en tout son point d’appui dans les faits, et de l’autre à la nature du Christianisme non moins qu’à son histoire. Le Christianisme réel la réclame et l’impose ; il ne pourrait la répudier sans se renier et se suicider. J’essayai de le dire à l’origine du mouvement : et les ébranlements, les écroulements, les renversements qu’il a produits le disent bien autrement que moi. — Ce qui est en cause dans le grand duel théologique de nos jours, c’est au fond le Christianisme surnaturel, c’est-à-dire le Christianisme de l’Ecriture et de l’Eglise. Il s’agit de savoir si le Christianisme restera une révélation divine au sens qu’on a entendu jusqu’ici, ou si la critique philosophique et ethnographique le fera rentrer à la fin dans la loi générale des religions. Dès lors, il n’existe que deux partis vraiment logiques : l’un qui maintient le miraculeux historique et démonstratif comme le miraculeux dogmatique et constitutif ; l’autre qui les répudie tous les deux (quoiqu’il paraisse souvent n’en vouloir qu’au premier), aspirant à tout humaniser, et y arrivant lorsqu’il se développe librement et pleinement sur sa ligne propre. Voilà la question : question suprême, toujours agitée sur les confins de l’Eglise entre la théologie et la philosophie, engagée en ces derniers temps au sein de l’Eglise elle-même entre le supranaturalisme et le rationalisme, mais devenue infiniment plus grave depuis qu’un grand courant supranaturaliste a cru pouvoir mieux se défendre contre le flot montant du rationalisme, en se plaçant sur son terrain. Mille partis intermédiaires mêlent à des degrés et en des sens divers les deux facteurs opposés, et tendent, par leur dialectique interne, à se fondre dans l’une ou l’autre des directions antagonistes, selon qu’ils se livrent davantage au principe et à l’attrait de l’une ou de l’autre. Ce double mouvement y est partout sensible. La ferme adhésion au surnaturel dogmatique relève le surnaturel historique là où on l’avait laissé tomber comme inutile ou comme compromettant. Par contre, la pleine répudiation du surnaturel historique entraîne successivement la chute de ce qui restait de surnaturel dogmatique dans le système. Les hommes peuvent être inconséquents, les principes ne le sont pas ; tôt ou tard, ils donnent ce qu’ils contiennent et rejettent ce qui leur est étranger.
Nous ne blâmons pas le haut supranaturalisme de s’attacher spécialement au divin de la personne et de l’œuvre de Christ. Ce grand miracle moral échappe plus que les autres aux atteintes de la critique et heurte moins les préventions du temps ; il ressort d’ailleurs comme de lui-même du fond des choses, ce qui le place en quelque sorte devant nous ; et l’apologétique doit, à toutes les époques, prendre son point d’appui dans des faits qu’on lui concède. Selon nous, le tort de cette direction est d’avoir relégué dans l’ombre et paru jeter au vent le miraculeux historique (jusqu’à craindre souvent de le nommer dans l’apparition de Jésus-Christ, tout en l’y faisant ressortir) ; c’est surtout d’avoir, par concession ou par adhésion à l’esprit du moment, posé comme souverain le principe d’autonomie, qui est le principe du rationalisme, dont il impose la méthode et recèle la doctrine, car il ne peut donner que ce qu’il contient, ni assurer que ce qu’il atteint, et le surnaturel évangélique étant en dehors de ses prévisions comme au-dessus de ses prises, il doit finalement le nier ou le volatiliser. Tout ce qu’on accorde à ce principe, dans l’espoir de le désarmer, ne fait qu’accroître ses exigences et ses forces, en paraissant établir ses droits. Et, une fois pleinement admis et résolument appliqué, il emporte le Christianisme réel, ne laissant que ce Christianisme idéal ou nominal, dont M. Renan est la franche et brillante expression au milieu de nous.
Tenons-nous donc à la simple marche historique qu’impose la nature même du Christianisme, puisque le Christianisme est essentiellement un fait. Fidèlement suivie, — nous croyons l’avoir montré par cette étude, toute incomplète et imparfaite qu’elle est — elle mène à cette conclusion : Dieu est réellement intervenu et nous possédons sa Parole dans les Saintes Ecritures. Aux indices internes, aux impressions de l’esprit et du cœur qui le faisaient pressentir par mille côtés, se joignent les témoignages du Ciel qui l’attestent. Dieu nous a parlé par son Fils et par ses Apôtres, comme il l’avait fait auparavant par ses Prophètes (Hébreux 1.1 ; 2.4).
Sans savoir encore tout ce que sont en eux-mêmes les livres où cette Parole est contenue, nous savons qu’elle s’y trouve, et qu’il nous suffit de leur ouvrir religieusement notre âme pour être enseignés de Dieu, au sens supranaturaliste du mot, qui en est bien le sens biblique. Résultat d’une inestimable valeur, même dans cette indétermination, et qui se précisera et s’affermira quand, de la question générale de révélation, nous aurons passé à celle d’inspiration où elle s’achève en quelque sorte. Mais nous devons auparavant exposer un autre signe divin, que l’apologétique et la foi ont constamment placé à leur base à côté des miracles, et que la critique prétend aussi réduire à néant, savoir les prophéties.