Il y avait sur ce vaisseau un Rochelois que diverses aventures avaient conduit en Languedoc, et qui avait été condamné aux galères, parce qu’il était laquais chez un gentilhomme protestant[76]. Cet homme avait été matelot, et ne s’était pas réfugié en Angleterre lorsque trois mille familles de Saintonge, presque toutes composées des meilleurs hommes de mer de la France, avaient été y chercher le repos. Ce brave homme, qui était excellent marin, voyant que le vaisseau allait couler à fond, s’arma d’une hache, mit en pièce le mât d’artimon et se jeta à la mer ; il eut encore le temps de couper plusieurs planches du tillac. Ambroise l’aidait de tout son pouvoir ; et se jetant à l’eau avant que le vaisseau fût près de s’engouffrer, ils gagnèrent leurs planches à la nage. Trois de ces malheureux échappèrent par ce moyen à cette nouvelle infortune. Le Rochelois leur enseignait à se soutenir sur les eaux pour ménager leurs forces ; et comme il soufflait un vent d’Est, qui poussait vers les côtes d’Espagne, il en profitait pour diriger de ce côté la planche qui le portait. Ses compagnons le suivirent de leur mieux. Douze heures se passèrent ainsi sans qu’ils s’aperçussent trop de leurs progrès ; et ils étaient sur le point de périr de fatigue et de faim, lorsqu’un vaisseau, qui s’avançait vers eux en louvoyant, leur rendit l’espérance. Ils poussèrent tous à la fois de grands cris, qui enfin furent entendus ; on leur envoya la chaloupe. Il est impossible d’exprimer le plaisir qu’ils ressentirent de n’entendre point la langue de ceux qui leur parlaient. « Dieu soit béni, » dirent-ils tous à la fois, « nous ne sommes plus avec des Français ! – Nous n’aurons plus à craindre les déclarations du roi, » disait Ambroise ; et il se rappelait alors la longue suite de ses infortunes depuis l’année 1685, où il avait perdu son père, jusqu’à ce moment où il se trouvait au milieu de la Méditerranée, presque à demi mort, avec des gens dont il n’entendait pas le langage.
[76] Déclaration du roi du 11 janvier 1686. Cette déclaration porte que le roi reconnaît que sa déclaration du 9 juillet 1685, qui défend à ses sujets catholiques de prendre des domestiques de la religion prétendue réformée, retarderait aujourd’hui la conversion des protestants ; qu’il est dangereux de laisser aux nouveaux convertis la liberté de se servir de domestiques de ladite religion ; qu’en conséquence, aucun de la R.P.R. ne puisse, sous quelque prétexte que ce soit, servir en qualité de domestique ceux de la même religion, à peine de mille livres d’amende pour les maîtres et pour les domestiques, des galères pour les hommes et du fouet pour les femmes, etc.
Mais le langage de l’humanité est bien intelligible. On témoigna à nos trois Français tant de compassion pour leur état ; il y avait dans la physionomie haute, mais expressive, de ces inconnus, tant de sensibilité, que ces infortunés comprirent qu’ils étaient avec des hommes, et que le terme de leurs peines s’approchait. Arrivés au vaisseau, on les fit coucher ; on leur donna une nourriture pleine de substance, mais légère. Ces pauvres gens pouvaient à peine se persuader qu’ils voyaient autour d’eux des matelots et des soldats qui, loin de les torturer, leur témoignaient la plus vive compassion, et leur tendaient mille secours.
Ces libérateurs étaient des Anglais qui venaient croiser devant Gibraltar, lequel ne leur appartenait pas encore. Le chapelain entendait un peu de français ; il eut quelques conversations avec ces inconnus, qui lui racontèrent leurs infortunes ; il versa des larmes sur leur sort ; tout l’équipage en répandit aussi ; mais elles étaient d’indignation et d’horreur. Enfin, la commission de ce vaisseau étant remplie, on tourna du côté de Londres, et chacun de nos Français y trouva un établissement conforme à ses talents. Ambroise ayant quelque connaissance du commerce, fut placé dans une maison française. Dans peu de temps il eut appris la langue du pays ; et, la fortune l’ayant favorisé, il gagna en quelques années des richesses considérables.