La nuée de témoins

VIII. Introduction au concile de Constance

L’ami et le protecteur de saint François, le cardinal Hugolin, avait beaucoup travaillé à faire dévier l’idéal franciscain dans le sens de la tradition ecclésiastique. Devenu pape, sous le nom de Grégoire IX, il se montra peu fidèle à l’esprit de celui qui fut canonisé en 1228 ; car, dès 1231, il promulgua une loi qui décrétait la mort contre les hérétiques. Un historien catholique est obligé d’avouer : « Il faut insister sur la légèreté avec laquelle l’Eglise rompit avec une tradition douze fois séculaire, et décréta contre les hérétiques la peine de mort et l’usage de la torture ; elle subissait l’influence des passions populaires et celle du droit romain (1). » En d’autres termes, la papauté fut entraînée, sur le chemin de la cruauté, par le paganisme antique et par les hérédités animales de la race humaine. Et. en s’engageant dans cette voie de froide férocité, dont elle ne s’est jamais repentie officiellement, elle agissait par « légèreté ». Les plus violents adversaires de l’absolutisme papal l’ont-ils jamais foudroyé d’un pareil verdict (2) ? Et il se trouve que ce pontificat, « aux pieds légers pour répandre le sang », était incarné dans un confident de saint François. Jamais démonstration aussi éclatante n’a été fournie du caractère, purement symbolique, d’un prétendu « vicariat de Jésus-Christ », au Vatican. « Si quelqu’un n’a pas l’esprit de Christ, écrivait l’apôtre Paul, il ne lui appartint pas. »

(1) A. Dufourq (Ouvrage cité).

(2) Un auteur catholique écrit : « Cette peine du bûcher qui révolte notre sensibilité » – (et surtout notre conscience !) – « n’a pas été inventée par l’Eglise, mais par le pouvoir civil : par les empereurs romains contre les manichéens », par d’autres souverains encore. – (J. Guiraud. L’Inquisition médiévale, p. 127). Le chrétien réduit à rejeter sa faute sur le païen ! L’Eglise romaine, après Eve, incrimine le Serpent : elle a succombé à la tentation… Alors, après la Chute, une Rechute ? Le monde attend qu’elle se repente.

Les vies de Chrysostome, de Grégoire VII et de saint François posent un grave problème : quelle est la vraie méthode pour reformer un clergé infidèle à son mandat ? Ces trois hommes possédaient au fond le même idéal ascétique. L’archevêque de Constantinople avait suivi l’élan de son âme, en menant durant six années, l’existence d’un ermite : Hildebrand était moine ; François avait fondé un Ordre monacal. Très différents de caractère, ils se ressemblaient par l’intensité de leurs convictions et l’austérité de leur conduite. Pourtant, ils échouèrent dans leurs tentatives. Chrysostome périt en exil, et l’Eglise d’Orient ne fut pas vivifiée par son exemple. Quant à Grégoire VII, son labeur héroïque pour affermir la papauté tourna contre l’Eglise ; car le pouvoir croissant des souverains pontifes, et leur juridiction sans cesse étendue, drainèrent des sommes énormes vers les caisses de la Curie ; l’Eglise fut dirigée par des hommes d’argent. On a pu écrire avec raison : « L’Eglise du XIIIe siècle, rongée par la simonie et la luxure, ne parvenait à faire quelques inutiles efforts pour enrayer le mal, que sous la pression de l’hérésie ou de la révolte (3). »

(3) A. Dufourcq : Histoire moderne de l’Eglise.

François d’Assise, lui-même, échoua, malgré le rayonnement de son âme exquise. Pourquoi ? Parce qu’il s’appuya sur le pape, au lieu de se fonder avant tout sur la. Bible, qui est d’inspiration prophétique, tandis que la papauté est d’institution cléricale.

La grande voix de Jean Wiclef, en Angleterre, au XIVe siècle, essaya de ramener l’Eglise à l’Ecriture ; mais en vain. Effrayé par les prétentions d’un clergé qui faisait descendre Dieu dans une hostie, à l’instant choisi par le prêtre, il rejeta la doctrine de la transsubstantiation, sanctionnée au concile de Latran (1215). De plus, il affirma que la véritable Eglise est de nature spirituelle, donc invisible, et que son Chef suprême est Jésus-Christ seul. Enfin, pour propager la vérité, il traduisit la Bible en langue vulgaire et fit évangéliser le peuple par des prédicateurs itinérants.

Comment expliquer l’audace des chrétiens individuels qui osèrent, bravant le déshonneur, l’excommunication, la torture, se dresser contre l’église papale, implacable et omnipotente ? Ils ressemblaient à l’électricien qui, par la pression d’un simple bouton, arrête le mouvement d’une machine énorme ; deux ou trois textes du Nouveau Testament, enfin utilisés, pouvaient supprimer le courant qui activait les rouages d’un cléricalisme séculaire.

Les chefs de l’organisation romaine perçurent que leur existence même était en jeu : si la chrétienté en venait à douter du « postulat » initial, sur lequel est bâtie l’église pontificale : Jésus-Dieu a transmis ses pleins pouvoirs à Simon-Pape, – alors, tout le système s’écroulait. C’est pourquoi, la papauté résolut de défendre, par tous les moyens, coûte que coûte, ce que les papes sincères appelaient leurs « devoirs », et ce que les papes indignes nommaient leurs « droits ».

 « Par tous les moyens ». En voici un exemple. En 1229, le concile de Toulouse, qui termina la croisade contre les Albigeois, avait décrété la destruction de toute maison habitée par un hérétique ; l’emplacement deviendrait un dépotoir putride ; l’endroit resterait à jamais inculte, sans être enclos, pour servir de réceptacle à ordures. Or, plus d’un siècle après, le pape Clément VI reçut une supplique, datée du 22 août 1343, pour exposer les faits suivants : « Un de ces endroits maudits, situé dans le plus beau quartier de Carcassonne, était devenu, à cause de l’infecte puanteur des immondices accumulés, un tel foyer d’épidémies, que les riches du voisinage étaient contraints de déserter leurs hôtels. Afin de parer à ce danger permanent pour la santé publique, on voulait dresser autour de ce cloaque une clôture, non pas de pierres, mais de piquets de bois. Il fallut l’agrément du pape (4). »

(4) Jean Guiraud : L’Inquisition médiévale, p. 122 (Grasset, 1928).

La politique papale compliquait, singulièrement, la tâche des hommes de Dieu qui pleuraient sur l’apostasie de l’église romaine. Comment confier le soin de réformer les abus de la papauté à cette papauté elle-même, bénéficiaire de ces mêmes abus ? Certains théologiens voulaient qu’on s’adressât, malgré tout, au Saint-Siège, et que l’on essayât de corriger la hiérarchie ... par voie hiérarchique. C’était la solution recommandée au nom de l’idéal clérical. D’autres docteurs préconisaient le retour à l’Evangile, par-dessus l’Eglise dégénérée ; c’était la solution de Wiclef, qui se réclamait de l’idéal biblique ou prophétique. D’autres enfin choisissant un moyen terme entre le papisme et l’individualisme, exaltaient l’idéal conciliaire ; ils voulaient remettre le jugement suprême au « Concile » général, envisagé comme la seule représentation régulière de l’Eglise universelle.

Le chaos de l’Eglise empira au point que, durant soixante-huit années, le siège pontifical fut transféré de Rome à Avignon (1309-1377). Puis, à partir de 1378, la chrétienté eut le spectacle de deux papes rivaux, qui s’anathématisaient mutuellement. Apres 1409, l’église de l’unité romaine tomba aux mains de trois papes, simultanément « successeurs de saint Pierre », et « vicaires de Jésus-Christ »

Pour terminer pareil scandale (qui, d’ailleurs, ne sera jamais effacé de l’histoire), un Concile général se réunit à Constance, de 1414 à 1418. La seconde année de cette grave session fut illuminée par les flammes où périt Jean Hus ; et l’échec final de la piteuse assemblée fraya, décidément, les voies à la Réformation du XVIe siècle, préparée par le saint martyr.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant