Un homme dans la tour

DÉPART

Le séjour aux « Oumbras » s’achève par une belle journée de septembre. Dans quelques heures, ce sera le départ. Chacun s’affaire, excepté Jean-Paul qui, n’ayant aucune responsabilité, rôde autour de la maison comme une âme en peine. Il est triste de quitter ces lieux qui lui sont devenus chers.

Papa et maman bouclent les valises bourrées jusqu’à la gorge. Il est de coutume d’introduire dans ces précieux « contenants » au moins le double de ce qu’on peut raisonnablement y fourrer. Pas de pitié pour eux ! S’il le faut, et pour leur faire entendre raison, on posera les deux genoux sur le couvercle, en réclamant du renfort si ces mesures coercitives n’aboutissent pas. Donc, on chargera bientôt la voiture et on gagnera à vive allure les grandes routes qui filent sur Paris. Jean-Paul contemple, du haut de son rocher, le paysage qui lui est devenu si familier. Tout lui parle maintenant. Dans le lointain, à gauche, c’est la montagne chargée de chênes qui a failli l’engloutir. En face, la colline en escalier où croissent la vigne et l’olivier. En bas, le maigre ruisseau qui cache son eau de cristal sous un léger rideau de noisetiers. Là-bas, les Olivettes. Il pense à son ami Etienne qu’il est allé saluer hier soir. Les enfants ont promis d’échanger des lettres, puis se sont embrassés simplement comme deux jeunes frères qui se quittent pour une année. A cent mètres, « les Oumbras », avec sa vieille tour ronde, ses volets bleus, sa grande cheminée qui fume encore, ses deux tilleuls bi-centenaires. Chaque chose a son langage, chaque lieu et chaque objet rappellent un souvenir, et Jean-Paul en a le cœur serré.

— Il faut quitter tout cela ! soupire-t-il.

Le moment de la séparation est venu. L’auto est maintenant lourdement chargée. A côté des valises gonflées, il y a de multiples provisions, des pots de pâté, un cageot de raisins dorés, des légumes. que sais-je ! Autant de témoignages de la générosité de ces deux paysans.

— Nous avons été heureux, ici à la ferme, déclare papa satisfait.

— Nous reviendrons, proclame maman.

— Oui, nous reviendrons, ajoute le fils approbateur. Nous reviendrons.

On se serre la main avec effusion. Maman embrasse Francine qui essuie quelques larmes. Grand-père, très ému, se penche vers Jean-Paul et le baise au front affectueusement, tandis que le jeune garçon, touché par ce geste, pleure en silence, le mouchoir sur les yeux.

Au revoir ! C’est le cri de chacun.

Quelques instants plus tard, la voiture lance deux ou trois pétarades puis démarre sous les yeux émus des deux campagnards. Maman et Jean-Paul sortent les bras et agitent leur mouchoir.

A cause du mauvais état de la route et de la pente, l’auto avance lentement – ou pourrait dire prudemment – pour s’enfoncer dans la vallée. Comme au premier jour, le vieillard la suit longuement des yeux, tandis qu’en son cœur il fait monter une prière à Dieu pour qu’Il garde « le départ et l’arrivée » des voyageurs.

Dans la voiture, Jean-Paul regarde une dernière fois le pays qu’il laisse. La ferme est maintenant tout là-haut, avec sa tour pointue qui pourfend le ciel bleu. Là-bas, les Olivettes se perdent dans le lointain.

La voiture roule maintenant sur la route nationale et augmente son allure. Pendant des heures, bien longues pour Jean-Paul qui doit demeurer immobile et se laisser bercer par le ronronnement invariable du moteur, l’auto avale un large ruban de goudron sans fin. A droite et à gauche, les villages, les arbres, les montagnes, les hommes et les choses participent à deux gigantesques rotations. La traversée des agglomérations rompt un peu la monotonie de cet interminable voyage.

Jean-Paul ne regarde plus ; ses yeux sont fatigués de voir glisser le paysage. Il pense à Grand-père, aux belles choses qu’il lui a dites. Il évoque les heures terribles vécues sous terre. Il revoit Francine distribuant le grain à la basse-cour affamée. Son cœur est resté accroché à ce petit coin de sol qu’il n’oubliera pas de si tôt.

— Je voudrais y passer ma vie là-haut, dit-il sans réfléchir à l’existence âpre des campagnards, existence qui pourrait le faire changer de ton s’il y goûtait jusqu’au bout.

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