Par les critères externes de la vérité du christianisme, nous entendons ceux qui servent à désigner cette religion comme un fait perceptible au sens, produit en un lieu et à une époque déterminés de l’histoire de l’humanité, et en même temps surnaturel, non compris dans l’enchaînement terrestre des causes et des effets.
Si le christianisme se donnait dans son essence pour une révélation de doctrine, les critères externes se rapporteraient non à cette essence même, qui échapperait à leur contrôle, mais aux faits accessoires qui l’ont accompagnée et seraient censés en révéler le véritable caractère.
Si à l’inverse le christianisme se réduisait au fait de l’existence terrestre de Jésus de Nazareth, comprise entre sa naissance et sa mort, et marquée seulement par la vertu éminente de sa personne et la supériorité de son enseignement, la tâche de la critique historique serait aussi aisée que stérile pour la foi chrétienne, car son résultat incontestable et incontesté ne séparerait pas le christianisme de l’évolution des choses et des produits ordinaires de l’activité humaine.
Mais s’il est reconnu que la résurrection corporelle de Christ fait partie intégrante de la donnée chrétienne, et constitue, de l’avis des fondateurs, le fondement indispensable de cette religion, les mêmes critères établissant la réalité historique du fait chrétien en établiront du même coup le caractère surnaturel et divin, et le christianisme serait reconnu comme le plus grand des miracles de l’histoire à supposer même que ses origines ne renfermassent aucun autre fait surnaturel que le miracle fondamental de la résurrection de Jésus-Christ.
Or comme nous n’avons pas d’autre moyen de connaître et de certifier à nous-mêmes et aux autres un événement quelconque de l’histoire ancienne, l’histoire de César et d’Auguste, par exemple, que l’enquête impartiale et aussi complète que possible faite sur les documents contemporains ou subséquents relativement à cet événement, nous ne possédons pas d’autres critères non plus de la réalité historique du fait ou des faits surnaturels que nous plaçons à l’origine du christianisme que les attestations des documents contemporains ou subséquents, reconnues véridiques ou suffisamment autorisées pour nous inspirer la confiance nécessaire à l’admission de ces faitsq. Nous comptons donc appliquer à l’objet en question, qui est ici le fait chrétien, les procédés ordinaires de la critique historique, remontant du présent au passé, du connu à l’inconnu, ne réclamant de notre adversaire aucune faveur, aucun bénéfice d’inventaire, autre que l’absence de tout parti-pris hostile, dogmatique ou métaphysique qui, au mépris de l’ancien adage : ab esse ad posse valet consequentia, persisterait à nier la réalité du fait au nom de son impossibilité prétendue.
q – Voir sur le rôle respectif de la foi et du témoignage dans toute acquisition de connaissance, Exposé, tome I.
Toutefois l’élément surnaturel du christianisme ne se réduit pas, dans la croyance universelle de l’Eglise universelle, au fait fondamental de la résurrection de Christ. Les documents des origines du christianisme relatent une quantité de miracles particuliers et plus ou moins éclatants opérés par Jésus et les apôtres, et il y a lieu de nous demander maintenant, non pas encore si ces faits se sont réellement passés, mais quelle valeur apologétique leur était accordée par leurs premiers témoins ou leurs premiers narrateurs, et quel secours ce genre de faits, supposé qu’ils soient suffisamment attestés, peuvent offrir aujourd’hui encore à la vérification du christianisme.
Nous devons tout d’abord distinguer, dans la question qui nous occupe, entre le motif immédiat et déterminant qui a produit l’acte miraculeux, et l’intention accessoire et plus éloignée qui a pu se joindre à ce motif dans l’accomplissement de cet acte, comme aussi entre le motif individuel propre à l’agent et la raison providentielle plus générale dans laquelle cet acte surnaturel était compris.
Or nous croyons pouvoir dire que dans les manifestations effectives de son pouvoir surnaturel, jamais Jésus n’a été porté à l’action par un motif secret différent de celui qui a manifestement déterminé tous les autres actes de sa vie terrestre. Jamais il n’a cru devoir. Soit qu’il ait fait marcher des paralytiques, nettoyé des lépreux, ressuscité des morts, multiplié les pains, changé l’eau en vin à un banquet, accordé le nécessaire ou apporté le luxe ; ou encore qu’un mot de lui ait suffi pour appauvrir (Luc 8.33-34) ou terrasser (Jean 18.6), qu’il ait fait parler et agir l’amour compatissant ou la sainteté offensée, la raison première et déterminante de ses actes surnaturels ne fut pas de prouver, mais de sauver.
A. plus forte raison écartons-nous de la notion biblique du miracle de vérité tout élément d’ostentation, toute recherche de satisfaction personnelle. Dès le début de la carrière du nouveau Messie, la suggestion de se poser en thaumaturge faisant montre d’un pouvoir surnaturel dans le but unique ou seulement principal de forcer les convictions indécises ou rebelles et d’offrir un appât à la curiosité publique, est rapportée à une origine diabolique et jugée comme un attentat contre le Seigneur (Matthieu 4.7).
L’on fausse par conséquent la notion du miracle de vérité lorsqu’on y voit essentiellement ou principalement une démonstration de puissance surnaturelle. L’on reconnaîtra que, dans une vie parfaitement sainte, les miracles ne pouvaient former une classe d’actes distincts de l’ensemble de l’activité morale, soustraits à l’obligation commune et peut-être supérieurs à elle ; et Jésus lui-même semble confondre ses œuvres naturelles et ses œuvres surnaturelles dans la catégorie générale de ses ἔργα (Jean 10.32, 37, 38). Car, d’une part, ses miracles les plus éclatants étaient avant tout les produits de son obéissance et de sa charité, et il n’en a opéré aucun de son propre chef et pour sa satisfaction propre ; et, de l’autre, ses œuvres les plus humbles, celles mêmes accomplies dans l’impuissance et la passion participaient à leur tour du caractère surnaturel de sa personne.
Si cependant le but démonstratif ou apologétique n’est en tout cas pas déterminant ni prépondérant chez l’agent du miracle de vérité, nous ne saurions l’exclure ni de l’intention providentielle qui, dans un lieu et à un moment donné de l’histoire, a attaché le caractère de prodige extérieur à la révélation de la sainteté parfaite, ni des motifs accessoires qui ont pu agir chez l’agent lui-même ; et nous ne saurions nier qu’à l’effet principal et directement salutaire de l’acte surnaturel, ait pu et dû s’ajouter à un moment donné un appel en faveur de la vérité à l’organe sensible des témoins.
Un exemple de la combinaison de l’intention démonstrative du miracle venant s’ajouter, au cours de l’acte même, à son but bienfaisant, qui restait le principal et le déterminant, nous est donné dans le récit de la guérison du paralytique, Luc 6.10.
Il n’est pas vrai de dire, comme on l’a fait quelquefois, que le discernement des vrais miracles et des faux ne doit et ne peut se faire que par leur comparaison avec la doctrine qu’ils accompagnent et sont censés légitimer, quoique ce moyen secondaire de conviction soit en effet recommandé aux membres de l’ancien peuple de Dieu : Deutéronome 13.1-3, et soit en tout temps d’une application plus facile. Tout d’abord il se pourrait que la concomitance du miracle et de la doctrine fit défaut, ou que la connexité de l’un avec l’autre n’apparût pas avec évidence. Nous disons ensuite que le prodige et tout prodige doit traduire à un regard exercé, dans le mode même de son apparition, le caractère moral qui lui est inhérent, l’intention sainte qui l’a produit et dont il est pénétré, et j’en conclurai à l’origine divine ou impure de ce fait surnaturel, sans même avoir toujours besoin d’attendre et de consulter le genre de doctrine qui l’accompagne.
Mais si le miracle, en tant que τέρας, c’est-à-dire prodige pur et simple, frappant immédiatement le sens, n’établit point encore l’origine et l’autorité divines de son auteur ni de la révélation dont il fait partie, son rôle apologétique dans la révélation ou à côté d’elle, fût-il aussi réduit que possible, consistera à tout le moins à signaler (σημαίνειν) d’une façon éclatante, accessible à tous, capable de solliciter l’attention des natures même les plus grossières, la présence d’un fait qui, par sa nature même, appartenant à l’ordre spirituel et supersensible, risquerait de passer inaperçu. L’élément tératique qui s’est joint à la révélation sera, outre son rôle sotériologique, pareil à la cloche d’appel qui annonce au monde que quelque chose de nouveau vient de se passer dans l’ordre de l’esprit, d’ordinaire fermé à la majorité des hommes, et qui les invite à s’arrêter et à examiner. C’est un appel plus direct encore à celui qui est l’objet d’une délivrance ou d’une guérison surnaturelle à faire retour sur soi-même, sur l’état de son âme, sur ses misères morales plus redoutables encore que ses misères corporelles, et à rechercher le remède de l’âme, plus nécessaire que celui du corps. Retranchez le petit nombre des âmes d’élite qui reconnaissent de prime abord et du premier coup d’œil le saint et le divin partout où il se rencontre ; qui sont aptes à percevoir d’une façon immédiate, par l’exercice du sens intime (νοῦς), les choses supersensibles ; qui les pressentent et les appellent, la masse continuera à passer insensible et ignorante à côté du fait et de la vérité les plus importants à connaître, mais ressortissant à un autre domaine que celui où elle se meut habituellement et trouve son principal intérêt. Mais que tout à coup le signe éclate sur ma route, et voilà mon attention éveillée, mon intelligence contrainte à rechercher auquel des deux grands ordres de l’existence appartient cette manifestation de force surhumaine, à l’ordre du bien ou à celui du mal, au règne divin ou au règne satanique.
L’indication que nous venons de donner justifie tout ensemble, à ce qu’il nous paraît, les avènements du miracle, ses intermittences et sa cessation que nous pouvons constater soit au cours soit au terme de l’histoire dite sainte ; car que cette histoire soit supposée véritable ou non, les alternatives que nous venons de rappeler dénoncent tout au moins la conception que les auteurs de la Bible se sont formée touchant le fait surnaturel. Nous constatons, en effet, que d’après les documents bibliques, la série des prodiges n’est, dans le courant même de la révélation, point continue ; que l’histoire dite sainte présente de longs intervalles entièrement dépourvus de faits spécifiquement miraculeux ; que même les époques qu’on peut appeler miraculeuses sont relativement rares et peuvent se réduire à trois dans le passé : l’époque de la fondation de l’alliance sous Moïse ; celle de l’efflorescence du prophétisme sous Elie et Elisée ; l’époque de l’avènement du christianisme ; et dans l’avenir : l’époque du retour de Christ. Par conséquent les faits de cet ordre paraissent soumis quant à leur avènement à une pensée préconçue, qui les a fait surgir seulement aux époques cardinales et critiques de l’histoire du royaume de Dieu sur la terre, et disparaître à peu près complètement et pour longtemps, pour faire de nouveau place aux modes réguliers de l’action divine. Cette disparition eut lieu déjà avant le terme de la carrière des principaux apôtres (cf. Philippiens 2.27, Epîtres pastorales, Jean 21.18), sans qu’il soit permis d’ailleurs de statuer l’impossibilité de leur retour dans un moment ou dans un lieu déterminé.
Nous disons que ce caractère local, intermittent, sporadique et éphémère du miracle biblique s’accorde avec le rôle apologétique que nous venons de lui assigner et le confirme. Le but indiqué exige précisément que le prodige apparaisse à intervalles irréguliers, pour une durée relativement courte, et qu’il cesse ou se retire une fois l’éveil donné, la sensation produite. En devenant ordinaire et régulier, le prodige perdrait sa raison d’être ; et promptement, d’ailleurs, il a dû cesser, au point de vue que nous défendons, d’être nécessaire. La religion chrétienne, toute spirituelle de sa nature, n’a pas tardé, en effet, d’échanger dans le monde et dans l’histoire le caractère d’une quantité négligeable pour le rang et la position de grande puissance, avec laquelle tous devraient bientôt compter et qui, extérieurement même, avait de quoi braver le dédain des plus orgueilleux (Romains 15.18-19). Dans quel intérêt de propagande eût-elle dû dès ce moment être accompagnée d’autres signes extérieurs que la surface même qu’elle avait conquise, et quelle raison y en aurait-il aujourd’hui que le christianisme, et par son antiquité et par l’étendue de son action et par ses succès extérieurs et par sa vitalité interne, attire l’attention, bienveillante ou malveillante, de tous, et qu’il est devenu manifestement, comme son fondateur lui-même, mais dans des proportions et plus fortes et plus vastes, un signe auquel les uns contredisent et les autres sont gagnés ?
On nous objectera peut-être que, d’après notre thèse, le miracle devrait tout au moins réapparaître aux débuts de l’évangélisation chrétienne dans une terre nouvelle ; que le pouvoir de faire des prodiges devrait tout au moins frayer la voie à nos missionnaires en terre païenne et mahométane, comme cela eut lieu pour les premiers pionniers de l’Evangile dans le monde. Cet argument nous paraîtrait se retourner plutôt en notre faveur. Car l’arrivée de missionnaires d’une autre race et d’une autre couleur est déjà chez ces peuples un événement si frappant que des prodiges ne pourraient ajouter à cette première sensation déjà suffisamment vive qu’un enthousiasme de mauvais aloi.
L’absence du prodige ne pourrait que surprendre au contraire dans cette circonstance, s’il était admis que son but essentiel est de légitimer la doctrine. Alors bien nous aurions à nous demander avec embarras pourquoi les mêmes moyens d’accréditation accordés aux premiers messagers de l’Evangile sont refusés à ceux qui ont à s’adresser aujourd’hui soit aux idolâtres, soit aux mahométans, soit aux juifs.