Nous rencontrons pour la première fois ici la foi au sens biblique et spécial du mot, en tant qu’elle a pour objet non plus seulement des faits universels de l’ordre moral, ou des témoignages divins primitifs, mais des faits divins concrets, historiques, successifs et gradués.
Mais de même que les témoignages de Dieu dans la conscience, dans la nature et dans l’ordre moral universel, perceptibles seulement, comme nous l’avons montré, à l’organe approprié à cet ordre de faits, ont été ignorés ou méconnus par un grand nombre d’hommes destitués du sens ou de l’intelligence morale des choses, ainsi la donnée essentielle du Christianisme, le miracle et le mystère qui, tout ensemble, se révèlent et se cachent dans le fait rationnel et dans le fait sensible et phénoménal, échappent et échapperont toujours, soit au raisonnement pur, soit à la sensation pure. Il a fallu un acte de foi pour discerner dans le fonctionnement des forces physiques et aveugles, la puissance éternelle de Dieu et sa divinité. Il en faut un second et supérieur, pour discerner dans le grand événement historique du Christianisme, au sein du prodigieux mouvement de pensée que cet événement a suscité, et aussi des prodigieux reflux qui se sont produits à la suite de l’apparition de Christ à la surface des empires de la terre, l’avènement du nouveau royaume de Dieu, l’accomplissement du salut promis et préparé, l’œuvre commencée de la rédemption des âmes en attendant celle des corps.
Il a fallu une puissance de divination prophétique tout aussi intense pour détacher du tableau des émigrations de peuples et des fondations d’empires, l’émigration d’un obscur chef de tribu sémitique en l’an 2000 avant Jésus-Christ, et en faire l’événement capital de cette époque, que pour écrire le chapitre 53 d’Esaïe. Il a fallu une puissance de discernement surnaturel et une révélation spéciale de Dieu chez un des témoins de l’Homme de douleur, « en qui il n’y avait ni forme ni apparence, » pour le proclamer le Christ, le Fils du Dieu vivant (Matthieu 16.17). Il eût fallu une illumination surnaturelle chez les témoins d’une des plus grandes scènes de l’histoire, la descente de l’Esprit sur cent-vingt sectaires de Jérusalem, pour ne pas confondre cet événement avec une vulgaire scène d’ivresse, et pour reconnaître dans ces gens saisis de spasmes subits, les fondateurs de la société nouvelle qui survivrait à l’Empire romain et finirait par couvrir toute la terre.
L’homme psychique, celui dont saint Paul dit qu’il ne peut pas connaître les choses spirituelles, parce que c’est spirituellement qu’on en juge (οὐ δύναται γνῶναι, ὅτι πνευματικῶς ἀνακρίνεται, 1 Corinthiens 2.14), aura toujours des raisons qu’il tiendra pour plausibles de ramener les miracles de la grâce dans l’enchaînement des lois naturelles, les mystères divins dans celui de ses raisonnements, et d’écarter de l’ordre des choses sensées les faits qui dépassent la portée de son intelligence. Les natures transcendantes ne sauront répondre que folie à la sagesse de Dieu, tandis que les natures grossières et dominées par les seuls appétits sensibles, ne voudront reconnaître qu’un supplice ordinaire dans le miracle de la Croix.
Nous pouvons donc appliquer à la connaissance en matière de foi chrétienne, le même critère qu’à toute connaissance religieuse et morale du degré élémentaire, et nous aurons prouvé que les faits chrétiens, seuls objets concevables de la théologie, sont du ressort de la foi et non pas de celui de la raison ou du sens, s’il est établi que la certitude qu’on peut acquérir sur ces faits n’est point en raison directe de la qualité du sens ou de la qualité de la raison chez le sujet sachant. Si les faits chrétiens étaient dans leur essence et a priori parte accessibles au sens, ou accessibles à la raison, tous les clairvoyants les verraient et tous les savants les sauraient ; tous les Juifs les eussent salués et tous les Grecs les eussent saisis. Or Jésus a rendu grâce, au contraire, à son Père de ce que ces choses ont été cachées aux sages et aux intelligents et révélées aux enfants : Ἐξομολογοῦμαί σοι, πάτερ, κύριε τοῦ οὐρανοῦ καὶ τῆς γῆς, ὅτι ἀπέκρυψας ταῦτα ἀπὸ σοφῶν καὶ συνετῶν, καὶ ἀπεκάλυψας αὐτὰ νηπίοις, (Luc 10.21).
La théologie suppose donc, en tout état de cause, comme la philosophie elle-même, un acte de foi à son point de départ, puisque ni le sens, ni la raison pure ne sont aptes à lui procurer ses données, en les dégageant des éléments rationnels ou des faits matériels qui tout ensemble les manifestent et les recouvrent. Le collectionnement des données de son ordre sera la première opération de cette science comme de toute science.
On nous objectera que la connaissance des faits constitutifs de la religion chrétienne n’a jamais existé chez un grand nombre de théologiens réputés orthodoxes qu’à l’état de fait intellectuel pur et simple, d’adhésion purement formelle à des traditions incontestées ; que dans ce cas trop fréquent, la foi du théologien n’était qu’une croyance de tête, qui ne sollicitait plus ou n’avait jamais sollicité l’activité morale, le concours du cœur et de la volonté ; que par conséquent le rôle de la foi dans les cas que nous venons de rappeler, se confond absolument avec celui de la raison pure. Nous ne le pensons pas, malgré toutes les apparences, et nous persistons à affirmer que le point de départ de toute connaissance théologique ayant pour objet le fait du salut qui est en Jésus-Christ, est un acte de foi.
Qu’est-ce que la foi de tête ? C’est apparemment la croyance aujourd’hui fixée et figée, pour ainsi dire, chez l’individu dans l’organe intellectuel, mais issue en tout cas chez lui-même ou chez un de ses auteurs, d’une élaboration morale dont le souvenir peut s’être perdu, mais dont l’effet, quoique dénaturé, subsiste. La foi de tête est une croyance qui est remontée du cœur au cerveau, mais qui n’existerait pas même à l’état de fait intellectuel, si elle n’avait commencé par être une décision de la volonté, de même que la force d’inertie suppose une première impulsion spontanée. Toute tradition d’une vérité religieuse et morale, et quand même elle ne serait plus que formule et formalisme, suppose une lutte et un drame à ses origines ; et la déchéance où nous la voyons dans bien des cas, n’accuse que l’indolence et l’infidélité du sujet qui l’a reçue comme une quantité morte, mais ne saurait rétrospectivement altérer la nature du fait lui-même. La foi de tête n’est plus, si l’on veut, qu’un minimum de foi, mais tant qu’elle n’a pas été renversée, elle est pourtant encore une foi.
Si d’ailleurs le porteur de la foi traditionnelle est un homme qui réfléchit quelque peu, comme on peut l’attendre du théologien même qui réfléchit le moins, il n’est jamais absolument passif en face de cette tradition, pour si autoritaire qu’elle se donne, et il restera toujours vrai que si je l’accepte actuellement sans discussion, et avec l’apparence d’une soumission absolue, c’est que j’y apporte en tout état de cause, et peut-être à mon insu ou même en m’en défendant, un minimum de consentement.
Il y a plus. Cette croyance traditionnelle et intellectuelle, où l’activité morale de la volonté parait éteinte, n’en reste pas moins, même dans les cas où elle paraît le plus fermement établie, soumise aux chances et aux vicissitudes que la liberté morale chez tout sujet intelligent et voulant, renferme toujours en elle. Cette croyance, qui avait paru si longtemps assurée et inattaquable, peut encore traverser des crises imprévues et y succomber. Si la certitude morale survit à une de ces crises de la croyance dite traditionnelle, ce ne sera plus par l’effet d’un retour à la forme première de l’adhésion intellectuelle pure et simple, mais par un effort moral équivalent à celui qui avait créé la tradition elle-même chez ses auteurs. J’ai donc droit de dire que la vraie nature, l’essence morale de la foi, réduite même au minimum dans le cas que nous appelons la foi de tête, se révèle tour à tour à l’origine de cette foi devenue traditionnelle et en apparence immobile, et à l’issue des crises morales où elle a failli disparaître.
Nous accordons d’ailleurs que le théologien dont la foi serait correcte sans doute quant à son objet, mais formaliste quant à sa nature, ne pourra produire qu’une science inanimée comme cette foi elle-même, ayant tous les contours de la vérité, mais sans le mouvement et le progrès. Nous sommes convaincu que le savant dont le cœur est étranger à l’objet de son savoir, sera privé par là même de cette perspicacité, de cette faculté d’investigation qu’enfante chez l’homme une sympathie réelle, et qui lui permet de pénétrer l’objet de part en part, de s’identifier avec ses secrets, de le connaître d’une connaissance intime et complète. Les maximes célèbres : Pectus facit theologum, fides præcedit intellectum, credere ut intelligam, conservent leur vérité ; et les trois conditions requises du théologien par les pères de la pensée chrétienne : oratio, privatio, teniatio, sont restées de rigueur jusqu’à cette heure, pour qu’il exerce une action efficace sur l’Eglise et sur le monde. Je dis que sans ces conditions, il n’est pas possible de produire une théologie pneumatique, puisée de première main aux sources vives de la révélation ; mais nous ne nierons pas qu’il soit possible de cultiver avec le seul secours de la foi de tête une orthodoxie sans défaut, semblable au glaçon flottant intact et même grossissant à la surface du flot. La foi traditionnelle par conséquent, absolument insuffisante pour le salut de l’individu, n’est pas absolument stérile pour la science, comme, en revanche, une foi vivante et pratique, suffisante pour faire un élu, ne l’est pas pour faire un théologien.
Mais le Christianisme ne renferme pas un miracle unique, ni un mystère unique. Si, comme saint Paul l’enseigne, la résurrection de Christ est le fait central du Christianisme, et si la doctrine de la rédemption de l’humanité pécheresse en est la vérité centrale, ce miracle a été précédé d’une série nombreuse de faits préparatoires, environné et suivi de satellites, nombreux encore ; et la prophétie annonce pour la fin des temps, des faits nouveaux et fort importants, qui ne seront que la consommation de ceux qui sont déjà accomplis.
Il y a donc dans le système chrétien un assez grand nombre d’éléments qui se groupent et s’ordonnent sans doute autour d’un fait central, mais qui n’en dérivent pas avec une nécessité logique, qui n’étaient pas donnés nécessairement avec lui, pas plus que le fait chrétien lui-même, considéré dans son essence, n’était donné avec ses antécédents, et qui, par conséquent, ont dû faire l’objet de révélations spéciales adressées aux dépositaires authentiques de la révélation chrétienne primitive. Dès lors la relation de ces éléments accessoires de la révélation avec le fait central échappera plus ou moins à nos synthèses rationnelles, et il faudra les recevoir les uns à côté des autres et non pas dans et par les autres. Non pas qu’une logique surnaturelle ne préside à l’ordonnance de ces différents faits, celle que saint Paul appelle lui-même σοφίαν ἐν τοῖς τελείοις (1 Corinthiens 2.6) ; θεοῦ σοφίαν ἐν μυστηρίῳ (v. 7) ; mais cette logique surnaturelle, qui puise ses prémisses comme chacune des données particulières qu’elle met en œuvre, dans la révélation transcendante du fait chrétien, se différencie en cela même du tout au tout de cette logique purement idéelle, dévidant de son propre sein, comme l’araignée fait sa toile, les tissus de l’existence universelle.
Aussi ces faits particuliers, qui s’ordonnent au nom de cette logique supérieure et révélée, dans le système chrétien, autour du fait central du Christianisme, sont-ils appelés dans le Nouveau-Testament μυστήρια au même titre que le fait central lui-même ; car le mot mystère désigne dans la langue scripturaire, non pas tel fait inconcevable ou contradictoire en soi, ni même nécessairement des faits insaisissables à la raison, mais ceux qui étant issus de la libre grâce de Dieu, n’étaient point susceptibles d’être déduits avec une nécessité logique de prémisses purement rationnelles et nécessaires elles-mêmes. Ces mystères accessoires, compris dans le grand mystère chrétien, n’étaient pas non plus compris avec nécessité dans la révélation première du fait chrétien ; et partant, ils n’ont pu arriver à la connaissance de l’Eglise et des apôtres, à l’instar du fait central lui-même, que par ἀποκάλυψις, par voie de révélation spéciale, immédiate et surnaturelle.
Certes, le droit d’entrée des Gentils dans la nouvelle Alliance n’était ni pour les première apôtres et les membres de l’Eglise primitive, ni pour nous, une doctrine dépassant la faculté de compréhension de la raison naturelle. Mais saint Paul n’en rapporte pas moins cette doctrine à une révélation, et il la nomme μυστήριον parce qu’elle n’était comprise ni dans les prémisses de la raison humaine, ni même dans la donnée primitive et explicite de la révélation chrétienne, Éphésiens 3.3-6 (comp. Actes ch. 10 et 11) ; et il appelle de même μυστήριον, comme étant l’objet d’une révélation spéciale qui lui avait été faite, la doctrine de la transmutation future des élus, 1 Corinthiens 15.51 (comp. 1 Thessaloniciens 4.15).
Mais s’il en est ainsi, et que les divers éléments du système chrétien qui s’ordonnent autour du fait central du Christianisme, ne dérivent pas de ce fait avec une nécessité logique, et ne soient pas non plus rationnellement impliqués dans sa donnée, il s’ensuit que chacune de ces données particulières de la révélation chrétienne ne peut passer dans le trésor de la connaissance et de la science chrétienne qu’à titre d’objet de foi, particulier aussi. Et c’est ainsi que de la nature même des objets soumis à l’investigation de la science théologique, résulte un nouveau principe de méthode, commun d’ailleurs à la théologie et à la philosophie elle-même. Après avoir dit que le point de départ du travail théologique comme de la philosophie ne peut être qu’un acte de foi, nous venons de constater que cette première opération de la science théologique : l’investigation et le collectionnement des faits de son ressort, appelle de la part du sujet une série d’actes de foi particuliers répondant à chacun des mystères particuliers compris dans le système complet des révélations chrétiennes réputées authentiques.
Or je puis supposer le cas d’un homme qui prétendrait ne retenir que le fait central du Christianisme, et refuserait sa créance à ces mystères accessoires ; qui persisterait à méconnaître, par exemple, le caractère surnaturel de l’histoire préparatoire du salut, ou ferait fi de certaines données eschatologiques du Nouveau-Testament. Nous devrons, à tout le moins, dire de ce théologien ou de ce croyant incomplet, si même il avait retenu encore au milieu de ces mutilations, la donnée essentielle du fait chrétien, qu’il s’est infligé, à lui, à sa science et par conséquent, à sa pratique, un sérieux préjudice.
Que l’origine première de la connaissance chrétienne soit la foi, que ce soit à la faculté morale de l’homme que la théologie chrétienne s’adresse pour se procurer ses données premières, c’est là un fait qui, soit que les adversaires de la théologie nous l’opposent, soit que ses partisans s’en prévalent, ne sera jamais fort contesté. Les adversaires dont nous parlons nous accorderont moins volontiers notre seconde thèse, savoir que cette donnée de foi puisse et doive être soumise à une activité de raison pour devenir une valeur scientifique, et c’est ce qu’il nous reste à faire voir.