Le déisme, c’est-à-dire la négation de l’action de Dieu dans l’histoire et la tentative de faire de la religion naturelle la norme ou le supplément de toute religion positive, s’était développé en Angleterre dès le XVIIe siècle, et surtout au commencement du XVIIIe.
En France, le déisme fut représenté et défendu contre le matérialisme de la coterie encyclopédiste, par Voltaire et Rousseau, divisés d’ailleurs sur la question de savoir si le monde était livré à un hasard funeste ou s’il était le meilleur possible. Dans cette discussion, Voltaire représentait le pessimisme et Rousseau l’optimisme.
La conception optimiste de Rousseau devait donner le ton à la philosophie de la seconde moitié du XVIIIe siècle, soit en France, soit en Allemagne. L’illusion qui faisait croire à l’excellence de la nature humaine fut aussi sincère que le réveil fut terrible. Notre temps en est bien revenu. La lutte pour l’existence est sa devise, et Schopenhauer et Hartmann sont ses prophètes.
En Allemagne, la devise du temps fut : Aufklärung, qui devait signifier le progrès de l’humanité par les forces et les lumières naturelles. Dans la théologie, la critique historique, mais traitée dans un sens subversif des croyances traditionnelles, prit la place des exposés systématiques de ces croyances. La forme scolastique disparut définitivement devant une nouvelle qui devait être populaire et militante.
C’est, entre autres, comme nous l’avons mentionné précédemment, de cette préoccupation historique et critique que naquit à cette époque une des disciplines théologiques qui a acquis le plus de notoriété aujourd’hui, et s’est détachée dès lors de la Théologie systématique : la Théologie biblique. La Bible devait être traitée comme tout autre document historique, et les dogmes qu’elle renferme, exposés comme les phases diverses et passagères du mouvement intellectuel d’un des peuples illustres de l’antiquité.
Ce procédé exclusivement historique, critique et grammatical, en opposition aux interprétations allégoriques ou traditionnelles, fut appliqué à cette époque par Ernesti à l’étude du Nouveau Testament et par Michælis à celle de l’Ancien. Ernesti († 1781), prétendit ne plus reconnaître le principe de l’analogia fidei, consistant à soumettre le texte particulier à l’analogie générale de la doctrine scripturaire ; il voulut en déterminer le sens d’après le langage particulier de chaque auteur et les analogies résultant de la matière traitée. Ainsi naquit l’exégèse dite grammaticale-historique avec ses mérites et ses insuffisances. Dans son ouvrage : De officio Christi triplici (1759), il entreprit directement sur le dogme qu’il avait traité avec réserve jusqu’alors.
Jean David Michælis, de Göttingue († 1791), suivit la même voie dans ses vastes travaux sur l’Ancien Testament, dont quelques-uns ont survécu ; il y joignit un Compendium theologiæ dogmaticæ (1700), où il s’efforça de réconcilier le christianisme avec l’esprit du siècle, réconciliation qui, comme on le pense bien, devait se faire tout au profit de ce dernier.
Semler († 1791), qui a marqué la date de cette ère nouvelle, soumit résolument à la critique l’Ecriture sainte en même temps que la tradition ecclésiastique, et rompit définitivement l’accord chancelant établi entre la révélation et la raison naturelle. Muni d’une érudition immense qui lui avait donné l’impression de la variabilité infinie des dogmes et des formes religieuses, il avait cru devoir réduire à la morale l’élément fixe et constant des croyances, en jetant par dessus bord comme tyranniques et surannées, toutes les traditions ecclésiastiques.
Les enseignements scripturaires eux-mêmes lui paraissaient n’être que les expressions d’idées locales, que Christ avait énoncées par accommodation aux opinions contemporaines.
Cette théorie de l’accommodation, inaugurée par Semler, et renouvelée de nos jours par M. Renan, qui mettait en question non seulement la sainteté mais l’honnêteté de Jésus-Christ, fut fréquemment employée dans le camp rationaliste à cette époque. Les principaux des cent soixante-onze écrits de Semler furent : Institutio ad doctrinam christianam liberaliter discendam (1774) ; Versuch einer freieren theologischen Lehrart (1779).
Bahrdt et Reimarus furent ses disciples immédiats et conséquents, quoique désavoués par le maître comme exagérant ses principes ; l’un († 1792), personnage frivole et libertin, réduisit la religion à la morale qu’il offensait par sa conduite, et ne s’en intitula pas moins : Le précepteur de morale du genre humain ; l’autre, adversaire plus redoutable, fut l’auteur anonyme et longtemps inconnu des fameux Fragments de Wolfenbüttel, publiés par Lessing après sa mort. Après y avoir combattu l’athéisme et le spinosisme, et établi l’existence de Dieu et de ses perfections par des arguments tirés du spectacle de la nature, il réduit à son tour le christianisme à la morale, et dissout les faits historiques qui le constituent sous prétexte qu’ils contrediraient son caractère d’universalité. Les Ecritures y sont taxées d’absurdité et d’immoralité.
Sous les influences dissolvantes de ces hommes s’établit et se répandit de plus en plus dans l’Eglise la philosophie dite « populaire », qui enseignait à l’homme à se contenter de la terre et de la vie présente, et fournit, chemin faisant, des thèmes inédits encore à la chaire chrétienne. On entendit des prédicateurs, partisans des nouvelles « lumières », traiter, à l’occasion des grandes fêtes chrétiennes, de l’utilité de se lever de bonne heure et des symptômes de la léthargiea. L’humanitarisme avait pris la place du christianisme.
a – Voir Kurz, Kirchengeschichte, section 200. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de remonter si haut, ni d’aller si loin pour rencontrer des curiosa de même acabit. Un étudiant en théologie qui était allé passer les fêtes de Noël à Zurich, il y a une dizaine d’années, m’a raconté qu’il y avait entendu prêcher sur l’utilité du recensement fédéral.
L’aplatissement où était tombée la théologie allemande à cette époque, provoqua deux réactions passagères ou partielles : l’une mystico-religieuse, qui se rattache en particulier aux noms du poète Klopstock († 1803), de l’illustre Hamann, surnommé le mage du Nord, du philosophe humanitaire Herder, qui, sans rendre à l’Ecriture sainte son autorité morale et religieuse, contribua à la remettre en honneur en en faisant ressortir les mérites esthétiques ; l’autre est la réaction philosophique, dont Kant fut le promoteur.
Kant combattit le rationalisme vulgaire et l’intellectualisme du temps en déplaçant, pour ainsi dire, le pivot de la certitude, qui ne devait plus être fondée sur la démonstration logique, comme cela avait eu lieu depuis Descartes jusqu’à Leibnitz et Wolff, mais sur le fait moral. Mais le kantisme, qui faisait de la religion le simple corollaire de la morale et combattait le rationalisme par le pélagianisme, ne faisait que remplacer une erreur par une insuffisance, l’insuffisance de la force offerte à l’homme pour accomplir le bien.
Les représentants du kantisme dans la théologie de cette époque furent Tieftrunk (Censur des protestantischen Lehrbegriffs, 1791 ; Religion der Mündigen, 1800) ; Ammon (Summa theologiæ christianæ, 1803-1816) ; Bretschneider (Handbuch der Dogmatik der ev. luth. Kirche, 1814-1838) ; Wegscheider, le dogmaticien attitré du moralisme (Institutiones theologiæ christianæ dogmaticæ, 1815-1844).
Selon Wegscheider, Christ est un homme qui s’est acquis par sa vertu un droit légitime au titre de Fils de Dieu. Sa mort est un symbole de l’abolition des sacrifices ; sa résurrection ne fut que le réveil d’une léthargie, preuve évidente de l’action de la Providence divine. L’ascension est une légende comme celle de Romulus. La vraie justice ne s’obtient ni par les œuvres extérieures, ni par la foi, mais par une disposition d’âme agréable à Dieu et toujours accessible à l’homme ; car la doctrine du péché originel n’est qu’une fiction sinistre. Il n’y a pas de communication de forces surnaturelles. L’amélioration morale est l’œuvre propre de l’hommeb.
b – Etant étudiant en théologie à Halle, j’entendis Tholuck nous raconter dans une de ces promenades où il invitait ses élèves à l’accompagner, que le conseil municipal de la ville avait été partagé sur le nom à donner à la rue qu’il habitait. Une moitié prétendait l’appeler Wegscheidersstrasse, l’autre, Tholucksstrasse. Pour en finir, on lui donna le nom de Mittelstrasse, qu’elle portait alors, et qu’elle a sans doute gardé jusqu’à aujourd’hui. Exemple trop souvent suivi !
Ici s’accuse de nouveau l’affinité qui existe entre rationalisme et pélagianisme. En fait, le rationalisme est un pélagianisme théorique, comme le pélagianisme est un rationalisme pratique.
Un des derniers représentants du rationalismus vulgaris fut le célèbre Paulus († 1830), qui, fils infidèle d’une mère pieuse, s’est acquis une certaine célébrité hilarante par ses explications naturalistes des miracles de l’Evangile.
Le supranaturalisme, héritier de l’ancienne orthodoxie, et dont Tubingue fut au commencement de ce siècle le principal foyer, combattit le rationalisme en affirmant la réalité et la nécessité d’une révélation positive, et en proclamant à nouveau l’Ecriture, source et norme de la foi. Cette école présentait ce trait commun avec le rationalisme, qu’elle tenait le christianisme essentiellement pour une doctrine que l’un des adversaires rapportait à une communication surnaturelle et divine, tandis que l’autre n’y voulait voir qu’une élaboration humaine. Il était dès lors toujours supposable qu’une doctrine qui n’a pas été découverte en tel temps et dans telles circonstances, eût pu l’être et l’eût été ailleurs ou plus tard ; que la raison naturelle qui a déjà prévenu la révélation sur certains points, pouvait la rejoindre en d’autres encore ; et l’on pouvait même raisonnablement prévoir le cas où tout le contenu de la révélation aurait été assimilé par la raison naturelle. Il ne restait donc plus entre les deux adversaires qu’une question de fait ou d’opportunité, celle de savoir s’il valait mieux pour l’homme recevoir la vérité d’en haut ou la découvrir tôt ou tard par l’effort de ses propres lumières.
Les représentants les plus éminents du supranaturalisme furent Reinhard (Vorlesungen über die Domatik, 1801, cinquième édition, 1824) ; Stor († 1805), — le fondateur de l’ancienne école dite de Tubingue, par opposition à la nouvelle, l’école de Baur — qui composa une Doctrina christiana (1793-1807), ouvrage traduit en allemand par Flatt ; Flatt lui-même et Steudel († 1837), qui combattit Hegel et Schleiermacher.