Des hommes de caractères très différents et de doctrines très opposées se sont rencontrés dans l’opinion que l’usage des textes est un abus. Selon Voltaire (qu’il ne faut pas se hâter de récuser ; car pourquoi n’aurait-il pas rencontré la vérité sur ce sujet, qui n’est pas précisément une question de religion ?),
il serait à souhaiter que Bourdaloue, en bannissant de la chaire le mauvais goût qui l’avilissait, en eut banni aussi cette coutume de prêcher sur un texte. En effet, parler longtemps sur une citation d’une ligne ou deux, se fatiguer à compasser tout son discours sur cette ligne, un tel travail paraît un jeu peu digne de la gravité du ministère. Le texte devient une espèce de devise, ou plutôt d’énigme, que le discours développe.s.
s – Voltaire, Siècle de Louis XIV.
Il faut secouer le joug de nos habitudes dont chacune devient à la longue une seconde nature ; il faut se transporter au point de vue d’un homme qui n’a point entendu prêcher, qui ne connaît de la prédication que son but et non ses usages, et se demander ce qu’on éprouverait en voyant une branche entière du genre oratoire assujettie à cette règle, et chaque discours développant, non une idée du prédicateur ou une idée qui lui est devenue propre, mais une parole arrachée du milieu d’un discours étranger. Je crois pouvoir dire qu’on serait pour le moins étonné. Et on n’en resterait pas sans doute au simple étonnement, si le discours sur lequel on serait tombé était un discours de Bourdaloue, qui semble, ainsi que tant d’autres orateurs de sa communion, n’avoir pris un texte que pour montrer son habileté à s’en débarrasser ; et si le prédicateur n’a pu faire autrement, si le texte lui a été imposé, le blâme alors se porte ailleurs, mais il se porte quelque part ; le prédicateur est innocent, mais l’institution ne l’est pas. L’étonnement ne serait pas moins grand si, au lieu d’un sermon de Bourdaloue, c’était un sermon de Reinhard : l’un se débarrasse de son texte, l’autre le torture pour lui faire dire ce qu’il n’a pas dit, ce qu’il n’a pas voulu dire. Mais si cet étranger, ce nouveau-venu, assistait à une de ces prédications dont la chaire réformée offre tant d’exemples, où le texte n’est pas un prétexte ; où le texte n’est pas un défilé que l’on traverse avec effort, mais vraiment un texte, une pensée divine dont on cherche à pénétrer le sens, à mesurer la portée, à développer les parties, à déduire les conséquences, serait-il également étonné ? Je ne le pense pas. Il ne ferait peut-être aucune réflexion sur l’usage ; et s’il en faisait, il se pourrait fort bien qu’elles fussent favorables à l’usage.
À la longue, pourtant, et à mesure qu’il entrerait dans l’esprit de la prédication et du ministère, il se pourrait aussi qu’il lui vînt quelque doute sur la légitimité de l’usage, du moins en ce qu’il a d’absolu. Il ferait peut-être les réflexions que nous avons présentées sur l’incompatibilité du texte et du sujet, à prendre chacun d’eux dans la rigueur de sa notion. Il pourrait dire comme Claus Harms :
Nous sera-t-il permis de demander s’il est aussi fondé en raison qu’en usage de prêcher sur des textes ? Oserons-nous exprimer l’opinion que le thème et le texte ne se rapprochent que pour s’exclure mutuellement, qu’un thème ne comporte pas un texte, et qu’un texte ne comporte pas un thème ? Oserons-nous même affirmer que l’usage de prêcher d’après un texte a nui, non seulement à la perfection de la prédication comme art, mais aussi à la connaissance chrétienne, et, ce qui est plus grave, à la vie chrétiennet ?
t – Harms, Pastoral theologie, tome I, page 65. – Voyez aussi tome II, page 153. – Ces opinions de Harms ont été discutées par Tholuck, Theologischer Anzeiger, année 1835, No 63 et 64.
Il y a deux choses dans ce passage. L’une est une assertion rigoureusement vraie sur l’alliance forcée d’un sujet ou d’un thème conçu d’avance et d’un texte conçu et rédigé par un autre. Nous avons souscrit d’avance à cette objection ; la difficulté ne peut être niée ; nous verrons un peu plus tard si elle ne peut point être surmontée. – La seconde partie du passage cité est une simple allégation, dont on ne produit pas les preuves, sur le tort que cet usage a dû faire à la prédication même, à la connaissance chrétienne, à la vie chrétienne. Je ne pense pas qu’on puisse absolument la repousser. La manière, au moins, dont l’usage a été pratiqué, a pu, jusqu’à un certain point, produire ces effets. L’interprétation suivie du texte de la Bible, fût-elle la forme exclusive de la prédication, n’aurait pas eu tous ces inconvénients ; mais l’usage des textes isolés, joint à la nécessité de ne prêcher jamais sans texte, a certainement, dans sa rigueur et dans son absolutisme, quelque chose de faux, quelque chose de servile, qui rétrécit l’espace, qui borne la pensée, qui contraint l’individualité du prédicateur : je parle, qu’on y prenne garde, de cette méthode employée sans aucun tempérament, sans aucun adoucissement. Il resterait à savoir, après cela, si la méthode opposée, ou seulement la liberté de prêcher sans texte, n’aurait pas eu plus d’inconvénients encore, si les abus qui en seraient résultés n’auraient pas été plus graves. Nous voyons bien l’abus auquel a donné lieu la méthode qui a prévalu, et nous ne voyons pas ceux qu’aurait produits l’autre méthode ; mais il n’est pas très difficile de se les représenter, et il n’est pas plus difficile de comprendre qu’un usage aussi constant et aussi universel n’est pas sans quelque fondement solide, et n’a pas été, dès le principe et dans sa simplicité, un abus et une erreur. Il resterait encore à savoir si l’usage des textes n’est pas susceptible de modifications qui sans le réduire à n’être plus qu’une formalité dérisoire, le purgeraient de ce qu’il peut avoir de servile, de faux, d’irrationnel.
C’est ce que j’examinerai en finissant. Mais d’abord, prenant cette méthode en général, sans égard à l’application qu’elle peut avoir reçue et à l’abus qu’on peut en avoir fait, je fais les observations suivantes.