Nous croyons avoir jusqu’ici sainement déterminé dans ses grands traits le côté subjectif de la religion chrétienne. Il nous reste à l’étudier sous une autre face non moins importante.
Il est certain qu’elle aspire à embrasser l’humanité non moins que l’individu ; elle ne peut même bien remplir sa mission individuelle qu’autant qu’elle déploie une puissance sociale par laquelle elle relie les fidèles les uns aux autres pour en former une unité organique et vivante. Parvenue à cet état de société organisée, elle porte le nom d’Église. Examinons-la à ce point de vue.
Il est sans doute évident à chacun que pour se réaliser et pour accomplir sa destination, l’Évangile devait enfanter une Église. Dès ses premiers pas, il se déclara le royaume de Dieu descendu sur la terre. Ce royaume n’est pas seulement une pensée grande, sublime, qui vient planer sur la réalité ; il est un fait positif, un phénomène tangible ; il est destiné à croître sans cesse jusqu’à embrasser tous les peuples du monde. Son essence elle-même le proclame. Il pousse à l’association par cela seul déjà qu’il est une puissance religieuse ; mais il y pousse surtout par sa nature particulière qui lui en fait une impérieuse loi. Je ne veux pas parler ici de l’amour, ce lien de la perfection, qui est son essence ; je me borne à rappeler que dès son apparition, on vit soudain éclore une société nouvelle. C’est qu’en nous appropriant le Christ qui prend une forme au dedans de nous, nous nous assimilons immédiatement et le besoin et le ressort de l’union la plus élevée et la plus parfaite. Nous sommes unis au Christ non comme l’est un individu à un autre individu, mais comme l’est un affranchi avec son libérateur qui est aussi celui du monde entier. Car ce n’est pas pour tel ou tel d’entre les hommes que Jésus vient restaurer la filialité divine qu’ils avaient perdue, mais pour tous ceux qui veulent le recevoir et se donner à Lui ; et comme il est le prince de la vie et le chef du royaume de Dieu, il unit inévitablement à tous ceux qui déjà l’aiment et le servent, ceux qui lui sont amenés et qui chaque jour entrent dans sa communion. Il n’est donc pas possible de s’attacher au Christ sans s’unir par le fait même à tous ceux dont il est le chef bien-aimé, le rédempteur tout puissant. L’union avec la tête implique l’alliance avec les membres. Il est encore évident que le Christ devant acquérir une forme en nous par la transfiguration et non par l’anéantissement de notre individualité, cette forme sera diverse comme le sont les individus ; diversité riche et féconde qui, pénétrée de l’unité de l’esprit du Christ, réalisera pleinement l’essence et la vie du christianisme. Ainsi du Christ, comme d’un centre créateur, découle une vie naturellement sociale, qui, animée du même esprit et tendant au même but, à travers les organes les plus divers et les dons les plus variés, doit se montrer riche d’ordre, d’harmonie et de beauté. Et cette vie sociale issue d’un rédempteur humain-divin, et fondée sur son efficacité rénovatrice, ne peut qu’avoir un caractère particulier qui la distingue de tout autre espèce de vie sociale. Nous disons donc que le christianisme, en vertu même de son essence, produit inévitablement et manifeste en réalité une vie sociale qui lui est propre. C’est ce qu’on appelle l’Église.
Mais il n’est pas moins clair, d’un autre côté, que de toutes les religions celle du Christ peut seule avoir une Église, dans le sens véritable et complet de ce mot. Nous entendons par Église, la société religieuse et morale, purement et comme telle sans mélange d’éléments étrangers, dans sa pleine indépendance, dans son autonomie. Le christianisme le premier en a posé le fondement, parce que c’est lui qui le premier aussi nous a montré la religion dans sa pureté et dans sa plénitude, en nous enseignant qu’elle consiste dans une foi basée sur un ensemble de faits vivants, foi qui communique d’abord une vie nouvelle, propre, indépendante, et qui fonde ensuite une société libre et autonome. Jusqu’au Christ, et de nos jours aussi chez les peuples qui vivent en dehors de Lui, la vie religieuse, loin d’être indépendante, était inséparablement liée, pour ne pas dire asservie, aux autres sphères de l’existence humaine, et notamment à la législation civile et à l’ordre politique. La grande question consistait à savoir si la politique serait subordonnée à la religion, comme dans la théocratie juive, ou la religion à la politique, comme dans l’empire romain. Contrairement à ces deux formes, le Christ a ramené la religion dans le sanctuaire de l’âme, au plus intime de la conscience et des sentiments. Il en a fait complètement une affaire de foi, qui relève de la plus libre confiance, du dévouement le plus pur, de la conviction et de l’expérience la plus personnelle, et il lui a conquis par cela même une pleine indépendance. Sans s’occuper directement de la vie civile et politique, il a voulu que l’esprit du saint amour qu’il inoculait à l’humanité les pénétrât progressivement. En fondant une vie religieuse qui ne relevât que d’elle-même, il n’a cherché à rien soustraire à l’ordre politique, pas plus qu’il n’a voulu lui résister, car il a ordonné expressément de rendre à César ce qui est à César. Mais s’il a décliné pour sa religion le périlleux honneur de donner immédiatement des lois à l’État, il n’a pas consenti davantage à ce que l’État ou tout autre domaine étranger en dictât à son Évangile qu’il a placé au-dessus des vicissitudes humaines, dans cette sphère de la conscience où il respire un air libre, et où il vit de sa vie propre, car Dieu y règne seul.
Ce caractère de la foi chrétienne doit se retrouver dans la société qu’elle a produite ; et comme le christianisme seul nous enseigne cette libre expansion de la vie religieuse, cette indépendance de la foi, cette conviction fondée sur la liberté et sur l’amour, nous disons que lui seul a une Église dans le vrai sens. Et qu’on ne nous oppose pas l’histoire de l’Église chrétienne, pour combattre la vérité de cette assertion ; car si elle nous apprend que le christianisme, lui aussi, a eu à subir des invasions étrangères à sa vie, ou s’est rendu coupable d’attaques envers l’État, n’oublions pas que ce sont là des entreprises déplorables contre lesquelles proteste son esprit primitif et véritable, et des misères dont il se débarrassera à coup sûr, pour réaliser enfin le trait essentiel qui le caractérise, je veux dire l’indépendance pure de la vie religieuse socialement organisée, ou en d’autres termes, de l’Église.
Si donc le christianisme, en vertu de sa nature, ne peut pas ne pas avoir une Église, et si lui seul peut l’avoir dans le vrai sens du mot, concluons que l’Église, qui est à la fois son expression indispensable et son organe conservateur, appartient à son essence, et que nous devons chercher et trouver en elle tous les éléments capitaux et éternels qui le caractérisent ou qui lui correspondent, mais eux seuls. Il serait facile ici d’entrer dans de nombreux détails, mais la nature de notre écrit nous oblige à nous borner aux grands traits de l’Église, au centre immuable de sa vie, à son fondement nécessaire, à son témoignage vivant, à son but suprême, tels que nous les fournit l’essence du christianisme, et tels qu’ils doivent se réaliser un jour dans l’histoire de la chrétienté.
Si l’Église doit être le tableau vivant de l’Évangile, elle ne peut avoir, comme lui, aucun autre centre de vie que la personnalité divine et humaine du Christ, avec son esprit efficace et ses dons salutaires. C’est Lui qui est l’Église encore imparfaitement déployée dans le sein de l’humanité. Dans cette sève d’amour et d’esprit qui sort sans cesse de Lui, se trouve une puissance invincible d’attirer les âmes, de les transformer à son image, de se les assimiler pour en faire les organes de sa vie, et puis de les unir entre elles par les liens de la plus vive, de la plus libre, de la plus fraternelle sympathie. Et voilà comment il est le centre sans cesse créateur et organisateur de l’Église qui est son corps, et dont les fidèles sont les membres. Telle est dans sa naissance l’Église qui correspond à la nature du christianisme. Le Christ est et reste à jamais sa règle suprême. Elle est vivante et vraie, ou défectueuse et morte, ou corrompue et anti-chrétienne, selon qu’elle est animée de son esprit, ou privée de sa présence, ou hostile à sa personne et à son œuvre. C’est de Lui seul que peut procéder toute rénovation ecclésiastique ; et partout où l’on reviendra plus fortement à Lui, où sa personne vivante et vivifiante sera toujours plus placée au cœur de toutes choses, et où ses vertus salutaires jouiront d’une libre action, la réformation véritable marchera d’un pas ferme et glorieux. Il ne peut y avoir d’Église que là où le Christ est vivant ; mais aussi là où il est, une Église existe à coup sûr.
Puisque le Christ est le centre vivant de l’Église, et la foi l’organe essentiel pour se l’assimiler, la foi, cette foi vive avec laquelle nous recevons en nous le Christ, et par Lui le principe d’une nouvelle vie, sera donc aussi à la base de l’Église. Sans doute cette foi renferme des éléments de connaissance religieuse sur Dieu, sur l’homme, et sur leurs rapports, tels que le Christ les a établis ; éléments, qui, précisés en doctrines, fixés en dogmes, systématisés et réunis en symboles pour les communautés, et légitimés par la théologie, ont une très grande valeur aussi bien pour consolider l’Église que pour perfectionner la science qui lui est indispensable. Mais nous le répétons, ces connaissances ne sont pas le premier fondement et la force essentielle de l’Église ; c’est à la foi qu’appartiennent ces glorieux attributs, à la foi par laquelle la vie du Christ passe dans l’Église ; aussi l’apôtre Paul, loin de demander pour celle-ci une formule doctrinale ou un système dogmatique, nous parle d’un Seigneur qui doit vivifier ses membres ; d’une foi par laquelle ils sont tous appelés à entrer dans son sein ; d’un baptême qui en jette les premiers fondements, et d’un esprit à l’aide duquel elle manifeste la riche variété de ses dons. Dans ce sens, l’Église est, par la foi, la réalisation continue de la vie du Christ. Sans doute elle doit, comme son Seigneur et comme les apôtres, enseigner la vérité et lui rendre un éclatant et éternel hommage ; elle doit maintenir et développer l’ordre moral qu’ils ont institué ; elle doit administrer les forces de la rédemption fondée par ce tout puissant Sauveur. Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit ou une charte de doctrines, ou une école de lois et de mœurs, ou même un institut de rédemption et de réconciliation ; il est bien plus vrai d’affirmer qu’elle embrasse et qu’elle cultive ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé dans toute la vie humaine, parce qu’elle est le canal par lequel se verse dans l’humanité la vie entière du Christ. Aussi le verbe qui désigne la pleine activité et la vraie fonction de l’Église n’est ni celui d’enseigner les esprits, ni celui de discipliner les volontés, ni celui de pacifier les consciences, mais bien celui, si beau et si riche, d’édifier, parce qu’elle veut reconstruire, sur le fondement de tout ce que le Christ est pour nous, toute vie individuelle et sociale, jusqu’à sa pleine perfection en Dieu.
Un autre caractère de l’Église, non moins essentiel que ceux qui précèdent, est celui de l’amour, ce rayonnement aussi nécessaire que libre de la foi, ce témoignage inaltérable et vivant de son existence. Nous avons vu que l’amour miséricordieux, dévoué jusqu’au sacrifice, est un trait capital du vrai chrétien ; nous ajoutons qu’il ne l’est pas moins de la société chrétienne, car tout ce qui appartient à l’essence et au but suprême de la foi individuelle, ne peut pas ne pas se manifester dans l’association des individus. Il n’y a que l’amour socialement pratiqué qui se dépouille des éléments égoïstes, et qui soit en état de secourir avec constance et dans toute leur étendue les misères spirituelles et physiques de l’humanité, selon cet appel si touchant de son Rédempteur : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés ! » Quand on est convaincu, comme nous le sommes, que l’Église doit se former de l’esprit du Christ et le faire passer dans l’humanité, on ne peut pas douter un seul instant que l’amour compatissant et dévoué ne constitue l’une de ses plus saintes et de ses plus universelles missions, et que ce ne soit en l’accomplissant qu’elle se gagnera l’affection des peuples, en même temps qu’elle justifiera la place qu’elle occupe au sein de la vie publique. C’est ce qu’elle a compris dès son origine, et c’est ce qu’elle a fait, à ses grandes époques de puissance et de succès. La première charge qu’elle créa formellement dans son sein, fut une charge d’amour dévoué et humble, le diaconat. Au temps de ses premiers élans, elle sut faire disparaître sans loi, sans contrainte, sous les feux d’un libre amour, les plus dures inégalités sociales, et produire, du moins dans le cercle intime des frères, un État où nul n’était pauvre ; et dans tous les siècles suivants elle n’a cessé de regarder comme un culte divin le service de l’amour, et de concourir par sympathie et avec efficace à l’adoucissement de tous les genres de souffrances. Disons-le nettement, ce n’est même que par cette voie qu’elle peut reconquérir dans le présent la haute et grande place qu’elle a perdue et qui lui appartient, et donner aux maux du siècle, par la toute-puissance des faits, toujours plus éloquents que toutes les paroles, un remède que ne peuvent lui fournir aucune de ces théories qui tendent toutes, plus ou moins, à une distribution mécanique des richesses, par la contrainte et par la violence.
Nous voilà parvenus au but suprême de l’Église, qui est l’union de l’humanité en Christ, et par Christ avec Dieu, selon la déclaration si touchante du Sauveur : « Il y aura un seul berger et un seul troupeau. » Mais cette unité vivante et cette véritable catholicité, qui les produira ? Sera-ce la loi et la contrainte ? Non sans doute, car on n’arriverait par cette voie qu’à une unité mécanique et qu’à une monotone et menteuse uniformité. Confions-nous pleinement en la puissance de l’esprit saint et libre du Christ qui affranchit la vie dans ses plus intimes profondeurs, qui la développe dans ses tendances les plus vraies et les plus riches, et qui ne veut anéantir ni les individualités, ni les nationalités, ni les vocations diverses, ni les vocations voulues par Dieu. Oui, confions-nous en cet esprit qui établit entre les différences individuelles et sociales la seule égalité possible, celle de l’amour réciproque, et qui les rend ainsi fécondes et utiles pour le bien public ; qui élève à la hauteur d’un service divin toute vocation particulière ; qui aspire à pénétrer les dons et les moyens divins, d’un seul et même esprit ; qui veut cultiver les individualités en respectant leur cachet propre, et en faire des personnalités supérieures dont il dirige les efforts comme ceux des nations, vers le but suprême assigné par Dieu à l’humanité. Et saluons l’Église qui représente ce souverain principe d’union de l’humanité, et dont la mission est d’organiser une société de personnes divinement affranchies et saintement libres qui se complètent par la variété infinie de leurs richesses, et qui concourent à réaliser ce grand et unique but, le royaume de Dieu dans l’humanité !