Notre solution a divers antécédents dans l’histoire des doctrines religieuses. Elle a toujours été renfermée implicitement dans une foi réelle et sérieuse en Dieu ; elle a été dégagée et proposée au monde d’une manière positive, mais non pas sous une forme scientifique, dans la parole chrétienne. Voici donc l’affirmation dans laquelle se résume tout mon enseignement, en ce qui concerne la solution du problème :
Le dogme chrétien de la chute de l’humanité renferme la doctrine philosophique qui rend le mieux compte à la raison des données de l’expérience à l’occasion desquelles se pose le problème du mal.
L’importance de cette affirmation exige qu’elle soit expliquée avec soin. Nous allons préciser le sens de chacun de ces termes : chute de l’humanité, dogme, doctrine philosophique.
Et d’abord, qu’est-ce que l’idée chrétienne de la chute de l’humanité ? Je l’expose ici, il est presque superflu de le dire, sous ma responsabilité, et dans le sens où cette idée me paraît commune à toutes les grandes manifestations de la pensée chrétienne. L’affirmation qu’il existe un désordre essentiel dans la nature humaine a une importance de premier ordre dans l’organisme du dogme évangélique ; c’est véritablement la pierre d’angle de l’édifice. Le dogme évangélique, en effet, contient ces trois pensées capitales : la création de l’humanité, sa rédemption et sa restauration morale, ou sa sanctification. La rédemption et la sanctification ont pour but de rétablir le plan primitif de la volonté créatrice au sein d’un état de désordre. Si l’affirmation d’un désordre essentiel est supprimée, il n’y a plus de place pour la rédemption, et il n’y a plus moyen de comprendre une restauration ; il ne reste plus que la doctrine de la création, c’est-à-dire le déisme. Dès lors le chrétien se trouve en présence d’une objection irréfutable du déiste, qui lui dit : « Quelle idée avez-vous de votre Dieu ? Vous pensez qu’il a dû intervenir dans le monde par un acte surnaturel ; il faut donc que ce soit un ouvrier mal habile, puisqu’il n’a pas bien fait son ouvrage du premier jet, et qu’il a dû y revenir. » L’argument est sans réplique ; le chrétien assez malavisé pour avoir méconnu la place qu’occupe dans sa doctrine le caractère essentiel du désordre du monde se trouve réduit au silence, ou embarrassé dans une série de contradictions. Il continuera, en effet, à moins qu’il ne change tout son vocabulaire, à appeler Jésus-Christ du nom de Sauveur, à parler de salut et de restauration. Or il est manifeste qu’on ne sauve que ce qui est en danger de se perdre, et qu’une œuvre de restauration ne s’accomplit que là où l’ordre primitif a été détruit. Au contraire, dès le moment où l’on admet que la nature humaine a été viciée, on comprend l’intervention de Dieu pour le rétablissement de l’ordre, intervention surnaturelle quant à la nature déchue, mais qui a pour but le rétablissement de la nature primitive.
Un trouble fondamental apporté dans le plan de la création : telle est donc la pierre d’angle de l’édifice du dogme chrétien. Ce trouble d’où vient-il ? S’il fallait admettre qu’un être comme l’un de nous eût péché, et que ce péché eût été imputé à d’autres êtres, autres dans le sens absolu du mot ; s’il fallait admettre que des renforts venus du dehors dans une garnison seraient traités comme coupables d’un acte de sédition qui aurait eu lieu avant leur arrivée, cette idée choquerait si directement le sentiment de la justice que la conscience humaine ne voudrait pas même l’examiner. Mais ce n’est pas là l’enseignement chrétien. L’enseignement chrétien renferme une affirmation qui peut se traduire par ces paroles-ci : L’acte qui a troublé l’ordre de la création, n’est pas l’acte d’un individu, dans le sens que nous donnons maintenant à ce mot, mais d’un individu primitif qui ne participait pas seulement à la nature humaine comme l’un de nous, mais dans lequel, parce qu’il était primitif, cette nature se trouvait concentrée tout entière, de telle sorte qu’on pourrait le nommer l’homme-humanité. Ses actes réunissaient deux caractères qui dès lors ont été distincts : ils étaient à la fois individuels et humains, dans toute la généralité de ce dernier terme. L’humanité tout entière était réellement présente dans celui qui est tombé, et qui était son chef, son germe et sa source.
Est-ce bien là le sens de l’enseignement chrétien ? Ceci est une question de fait. Vous pouvez recourir aux documents que vous voudrez : ouvrez le catéchisme du concile de Trente, le catéchisme de l’Église orthodoxe d’Orient, les Institutions de Calvinb… ; vous verrez partout le même soin pris pour prévenir la pensée que le péché aurait passé d’un individu à d’autres individus qui n’auraient pas eu un rapport essentiel avec le premier. Vous verrez partout l’emploi de l’idée d’un principe, et des images d’un germe, d’une source. « Dieu, dit Bossuet, regarde tous les hommes comme un seul homme dans celui dont il veut tous les faire sortirc. » J’ai entendu, un jour, M. Charles Secrétan, dans un bel et bon commentaire sur cette parole de l’évêque de Meaux, observer que le regard de Dieu ne se trompe pas, et que dire ce que Dieu voit, c’est dire ce qui est, dans le sens de la réalité la plus profonde et la plus sérieuse. Écoutons encore un contemporain, un des hommes qui défendent aujourd’hui la cause chrétienne, en Allemagne, avec le plus d’autorité et de succès. « Notre sort à tous, dit le professeur Luthardt, a été décidé par l’acte du premier de notre race ; car ce n’est pas seulement l’acte d’un individu, mais l’acte du représentant de tous les hommes… Nous formons tous une grande unité. Chacun est engagé mystérieusement dans le tout ; nul ne peut s’isoler et dire : En quoi cela me concerne-t-il ? » Telle est la valeur que nous attribuerons à ces mots, la chute de l’humanité, mots qui expriment un des éléments du dogme chrétien.
b – Adam a été comme une source et comme un principe. — Catéchisme du Concile de Trente, chap. iii. — Le torrent qui s’échappe d’une source impure est tout naturellement souillé comme elle. — Catéchisme détaillé de l’Église catholique orthodoxe d’Orient. Du troisième article de la foi. — On ne trouvera nul commencement de ceste pollution, sinon qu’on monte jusques au premier père de tous, comme à la fontaine. Certainement il nous faut avoir cela pour résolu, qu’Adam n’a pas seulement esté père de l’humaine nature, mais comme source ou racine : et pourtant qu’en la corruption d’iceluy, le genre humain par raison a esté corrompu. — Institution de la religion chrestienne, par Jehan Calvin, livre II, chap. i.
c – Histoire universelle. — La suite de la religion, page 170 de l’édition originale.
Maintenant qu’est-ce qu’un dogme ? Un dogme est une affirmation qui ne s’appuie pas directement sur le raisonnement ou sur l’expérience, mais sur la foi à l’autorité d’un témoignage. Si nous prenons le terme dans un sens tout à fait général, il faut dire que notre pensée ordinaire est remplie de dogmes. Comment sais-je, par exemple, moi qui n’ai jamais été en Angleterre, qu’il existe une ville nommée Londres, qui est la capitale de ce pays ? Je ne le sais pas par le raisonnement ; ma raison pourrait s’exercer pendant l’éternité sans découvrir l’existence de Londres. Je ne le sais pas non plus par mon expérience ; je le sais par la foi accordée au témoignage qui me transmet l’expérience d’autrui. Comment savez-vous qu’il existe une Chine, et une ville nommée Pékin, qui est sa capitale ? Ce n’est là pour vous, à moins que vous n’ayez été en Chine, ni une vérité de raisonnement, ni une vérité d’expérience ; c’est un dogme qui repose sur l’autorité du témoignage. Cependant vous avez à cet égard une certitude absolue ; vous ne doutez pas plus de l’existence de la Chine que de celle de la salle où nous sommes maintenant rassemblés ; la preuve en est que plusieurs de vous fabriquent des montres pour les expédier dans ce pays-là ; en sorte que l’existence de la Chine est dans votre pensée l’objet d’une foi assez active pour déterminer votre conduite. Cet élément de dogme naturel dans la pensée de l’homme n’a pas, je le crois, attiré d’une manière suffisante l’attention des logiciens. Ils parlent tous du témoignage et de la foi au témoignage, mais ils en parlent souvent sans marquer toute l’étendue et toute la portée du fait qu’ils indiquent.
On limite ordinairement l’emploi du mot dogme au domaine religieux. Qu’est-ce qu’un dogme religieux ? C’est une affirmation qui est acceptée sur l’autorité d’un témoignage surnaturel, c’est-à-dire d’un témoignage portant sur des faits qui sont en dehors du cercle de l’expérience humaine. Le témoin peut n’être qu’un simple agent de transmission, comme Mahomet, par exemple, l’est pour les musulmans ; il peut aussi connaître directement et par sa nature même le monde divin, comme c’est le cas du Christ dans la foi des chrétiens. Un dogme chrétien est une affirmation dont la base est l’autorité du témoignage du Christ, qui est le dogme des dogmes. Par sa nature même, le dogme fait autorité. Comme c’est un témoignage rendu dans l’histoire, il demeure immobile à titre de fait historique. Pour celui qui accepte ce témoignage comme étant une manifestation de la vérité absolue, le dogme devient une vérité immobile, une vérité que l’on peut comprendre plus ou moins, dont l’intelligence peut être progressive, mais qui reste fixe en elle-même. C’est là ce qui éloigne beaucoup d’esprits du dogme, parce que l’autorité qui en est inséparable se présente à eux comme une chaîne. Les croyants, trouvant leur force là où d’autres pensent voir des entraves, et leur appui dans ce qui semble à d’autres un obstacle, les croyants disent qu’il n’est pas certain qu’il convienne de dénouer tous les liens et de briser toutes les chaînes. Ils font remarquer, par exemple, que la barque démâtée et privée de gouvernail aurait tort de briser la corde qui la rattache au navire qui la remorque, et que, sur le navire même, on ne maudit pas la chaîne qui permettra de jeter l’ancre au besoin et de préserver l’équipage de la violence des vents et de la fureur des vagues.
L’autorité du dogme n’étant que le résultat de la foi, il est clair que cette autorité n’existe que pour le croyant. L’autorité du dogme imposée à ceux qui ne croient pas est une idée tout à fait contraire à la raison. Par l’emploi de la force on contraint les hommes à des actes ; on les contraint, s’ils sont lâches, à proférer des paroles menteuses ; mais prétendre obtenir par l’emploi de la force un acte de foi est une absurdité palpable. Cette absurdité, réalisée par l’emploi de la puissance civile dans les matières de religion, nous a été bien funeste. La fumée des bûchers de l’inquisition obscurcit encore le ciel de bien des âmes ; et, pour passer du grand exemple au petit, les flammes qui ont dévoré Servet ne sont pas une lumière qui attire des regards bienveillants du côté de l’Évangile. La confusion de l’autorité du dogme pour le croyant et de l’autorité du dogme imposée à ceux qui ne croient pas, a été le fléau du moyen âge.
Qu’entendons-nous maintenant par une doctrine philosophique ? Qu’est-ce que la philosophie ? La philosophie est la recherche d’une explication générale de l’univers, libre de toute présupposition dogmatique. Dès qu’il existe, à la base d’une science, une présupposition dogmatique quelconque, l’autorité de Jésus-Christ, celle de Mahomet, celle du Bouddha, celle enfin d’un révélateur quelconque, tenu pour l’organe de la divinité, cette science n’est plus de la philosophie. Dirons-nous pour cela que la philosophie est une recherche de la raison libre de toute autorité ? Non, certes. Une recherche libre de toute autorité ne serait qu’une libre divagation. Les spéculations philosophiques sont soumises à l’autorité des faits, à l’autorité de la logique, à l’autorité du témoignage naturel ; mais la philosophie n’en appelle jamais, pour établir une affirmation, à l’autorité d’un témoignage surnaturel et divin.
Nous avons expliqué les termes de notre affirmation fondamentale ; je la reproduis :
Le dogme chrétien de la chute de l’humanité renferme la doctrine philosophique qui rend le mieux compte à la raison des données de l’expérience, à l’occasion desquelles se pose le problème du mal.
Maintenant, Messieurs, ne serai-je pas le fidèle interprète de la pensée de quelques-uns d’entre vous, en m’adressant à moi-même, et pour votre compte, le discours que voici ? « La foi étant le domaine de l’autorité, et la philosophie étant le domaine de la liberté, il y a incompatibilité entre la philosophie et le dogme. Le but de nos réunions est une étude philosophique ; vous sortez donc du programme en y introduisant le dogme. »
N’est-ce pas là ce que plusieurs d’entre vous pensaient tout à l’heure en m’écoutant ? Le sujet est grave ; il importe de nous bien entendre. Il n’y a aucune place pour le dogme et pour l’autorité du dogme dans une discussion philosophique ; le dogme ne peut être proposé comme dogme, et avec l’autorité qui lui appartient, que dans une assemblée qui suppose le consentement préalable de ses membres à une foi commune, c’est-à-dire dans une église. Ici, et entre nous, il ne peut être question de rien de semblable. Par conséquent, si j’emploie jamais l’argument d’autorité ; s’il m’arrive jamais de raisonner ainsi : cette affirmation est vraie, car elle est contenue dans tel texte, elle a été proclamée par tel corps ecclésiastique auquel nous devons nous soumettre, je déclare d’avance tout argument de cette nature hors de place, frappé de nullité dans la discussion qui nous rassemble ; je le retire et le rétracte d’avance. Mais, si dans le dogme nous croyons trouver une solution aux problèmes que pose l’esprit humain, ne pourrons-nous pas dégager cette solution de l’ensemble du dogme, n’y voir qu’une doctrine qui nous est offerte pour résoudre un problème, et étudier cette doctrine dans les conditions de la science, c’est-à-dire en n’ayant pas d’autre règle que de la confronter avec les faits pour voir si elle les explique, si elle en rend raison ? C’est là ce que je vous propose. Je ne vous propose point la discussion d’un dogme, ce qui nous rejetterait nécessairement sur la question de l’autorité, fondement de tout dogme ; je vous invite à examiner librement une doctrine philosophique, en annonçant qu’en fait cette doctrine est renfermée dans le dogme chrétien. Qui pourrait se refuser à un procédé de cette nature ? Des chrétiens ? Mais si l’on peut établir, au moyen d’une discussion parfaitement libre, qu’il y a dans le dogme une doctrine, et que cette doctrine est une lumière pour la science ; si l’on peut démontrer ainsi que, sur les points qui intéressent le plus l’humanité, la simple parole de Jésus de Nazareth renferme la solution de problèmes que la sagesse des Grecs et celle des Orientaux n’avaient pas réussi à résoudre pleinement, les chrétiens ne comprennent-ils pas qu’il y aurait là un argument bien puissant en faveur de leur cause ? Ne comprennent-ils pas aussi que cet argument n’a de valeur que si l’on a discuté, avec la parfaite indépendance en dehors de laquelle il n’y a plus de science vraie, non pas le dogme, mais la doctrine qu’on en a extraite ? Seraient-ce des libres penseurs qui refuseraient d’entrer dans la voie que j’indique ? Comment ? Messieurs, parce qu’une doctrine est pour beaucoup de vos semblables un dogme de foi, vous ne voudriez pas, vous, l’examiner, la discuter, la peser sérieusement ! Où serait donc votre liberté ? Ne feriez-vous pas ainsi de votre indépendance prétendue une servitude véritable ? Ce serait là de votre part une étrange inconséquence, à moins que vous n’admettiez, comme un axiome au-dessus de toute discussion ; qu’il ne peut rien y avoir de vrai dans la foi des chrétiens, que tout, absolument tout ce qui est marqué du sceau de l’Évangile est convaincu par là même de fausseté. Dans ce cas, vous professeriez la maxime qu’il est permis de tout croire, excepté ce qu’ont cru nos pères. La maxime est-elle bonne ? Je pense qu’elle ne serait bonne que pour vos enfants, qui feraient sagement de vous l’appliquer, et, sur ce point-là du moins, de ne pas penser comme vous.
J’espère que vous voyez maintenant en toute clarté le terrain sur lequel nous marchons. L’origine historique de la solution que je vous propose, le fait que cette solution est renfermée dans le dogme chrétien, est une circonstance extérieure à notre discussion. J’ai dû l’indiquer par bonne foi, et pour rester dans la vérité de l’histoire, précisément comme si je venais défendre devant vous une des théories les plus célèbres d’un philosophe grec, je ne voudrais pas l’exposer sans marquer son origine. Mais la solution que je viens exposer et défendre, et que j’affirme procéder du dogme chrétien, reste ici sous ma seule responsabilité. Veuillez vous placer à ce point de vue, et ne compliquer notre discussion d’aucune question étrangère. Entrons dans le développement de notre solution, et commençons par établir quel a dû être l’état primitif de l’humanité.