Tel était le milieu au sein duquel a grandi Jésus et s’est développée la jeune société chrétienne. Nous avons essayé de faire revivre aux yeux du lecteur le mouvement des idées religieuses dans ce siècle d’une importance sans égale. Le monde antique s’en allait mourir ; un monde nouveau prenait naissance ; et celui qui hâtait l’avènement de l’un et la chute de l’autre était un des enfants du peuple dont nous avons parlé tout à l’heure. C’est au spectacle de la décadence d’une religion nationale que nous avons assisté. Le Judaïsme nous est apparu, vieilli, usé, marchant à sa ruine. Avant la fin du siècle, en 70, il succombera ; et l’on pourra dire qu’il s’est détruit lui-même. Cette nation est arrivée à un tel degré d’exaltation en toutes choses que son existence est devenue impossible. L’égoïsme du Juif, sa haine du genre humain, son orgueil sont à leur comble. Comme peuple, il ne peut subsister. Nous prévoyons déjà dans ces doctrines étranges, dans ces partis hostiles, dans tout cet ensemble d’idées que nous avons vues passer sous nos yeux, nous prévoyons l’explosion de rage et d’impuissance qui aboutira à la destruction de Jérusalem et à la dispersion des enfants d’Israël.
Qu’adviendra-t-il de toutes leurs idées religieuses, de tous les partis qui les divisent ? Les Saducéens et les libres-penseurs vont disparaître ; la libre-pensée n’a jamais rien fondé de durable. Les ascètes et les Esséniens seront aussi emportés en 70. Ils iront s’immoler eux-mêmes en combattant contre les Romains. L’ascétisme n’est qu’un suicide moral qui précède et prépare le suicide véritable.
Il en sera tout autrement du Pharisaïsme et de sa théologie. Longtemps avant le siège de Jérusalem le grand parti Pharisien avait définitivement arrêté ses croyances et ses pratiques. La rédaction du Talmud viendra plus tard les fixer par l’écriture et ce qui reste encore aujourd’hui du Judaïsme sera fondé. Au premier siècle tout portait les vieilles idées religieuses à s’immobiliser. On leur avait demandé tout ce qu’elles pouvaient donner ; on en avait déduit les dernières conséquences ; il ne leur restait plus, si elles ne voulaient pas disparaître, qu’à subir une sorte de pétrification. Or, nous l’avons vu, rien n’était formaliste, étroit, roide, comme les doctrines des Rabbis du premier siècle. Deux voies à suivre se présentaient seules pour l’avenir : ou réformer entièrement cette religion, ce qu’a fait Jésus ; ou l’arrêter dans son développement, ce qu’ont fait les Pharisiens. De l’œuvre de Jésus est sorti le Christianisme ; de l’œuvre des Pharisiens, la religion juive d’aujourd’hui. Réduite à l’impuissance, immobilisée et comme desséchée dans ses doctrines étroites, elle est semblable à une momie antique. L’œuvre des Pharisiens des premiers siècles a été si complète, l’embaumement a été si bien fait, que l’état de conservation de cette momie est aussi parfait aujourd’hui que le premier jour, et rien n’autorise à prévoir qu’elle ne se conservera pas encore pendant des siècles.
Quant à la réforme de Jésus, comment s’est-elle accomplie ? On peut dire, d’une manière générale, que Jésus a pensé ce que pensaient ses contemporains. Mais a-t-il connu toute la théologie pharisienne ? Nul ne peut le dire. Il faudrait savoir quelle a été son éducation et son instruction ; avec lesquels de ses contemporains il s’est trouvé en rapport pendant sa jeunesse, et nous ne le savons pas. Il est probable qu’un charpentier de village n’était pas au courant des questions débattues dans les écoles de Jérusalem. Les subtilités des Soferim devaient le laisser bien indifférent. Mais il est probable aussi que Jésus, préoccupé de bonne heure des questions religieuses, n’est pas resté oisif pendant les nombreuses années qui ont précédé sa prédication publique. Entre ces deux probabilités, il reste un champ bien vaste à la conjecture ; nous renonçons à nous y aventurer ici.
Et puis, il faut bien s’entendre sur ce mot : le Christianisme. Il nous semble susceptible de plusieurs interprétations. Entendra-t-on par là l’orthodoxie de saint Paul telle que l’expose l’épître aux Romains, c’est-à-dire la justification par la foi et le salut par la grâce, ou bien la dogmatique catholique élaborée par le concile de Trente et achevée par l’assemblée du Vatican ? Nous croyons qu’il faut distinguer plusieurs sortes de Christianisme, ou plutôt plusieurs couches successives dans l’histoire de la religion et de la dogmatique chrétienne. La dernière est assurément celle qui renferme le dogme de l’infaillibilité du pape, et la première, en remontant de siècle en siècle, pourrait se définir : les idées religieuses de Jésus. L’Hellénisme n’a concouru qu’à la formation de la troisième ou quatrième couche. Il a aidé à la création de la dogmatique chrétienne. Cela ne fait l’objet d’aucun doute pour ceux qui ont étudié l’histoire des trois premiers siècles.
Aujourd’hui on entend ordinairement par le Christianisme l’ensemble de certains dogmes, comme la Trinité, le péché originel, l’Incarnation, la Rédemption, auxquels vient se joindre l’acceptation de faits historiques miraculeux comme la résurrection du Christ. Et puis, si l’on est catholique, on ajoute à ce fonds, commun à toutes les confessions chrétiennes, les traditions de l’Église. Ce Christianisme-là s’est certainement formé sous la double influence du Judaïsme de la décadence et de l’Hellénisme adopté à Alexandrie, subi à Jérusalem.
Nous croyons que chaque dogme chrétien pris à part a ses racines dans le passé, et s’est formé peu à peu, avant et après la venue du Christ. Mais lorsqu’on a dit que sa vie n’était qu’un accident sans importance, que le Christianisme devait naître forcément au premier siècle, que si Jésus n’avait pas vécu la religion qui porte son nom se serait cependant formée, nous pensons qu’on s’est trompé.
Nous sommes du petit nombre de ceux qui croient encore. Nous croyons à la révélation de Dieu en Jésus-Christ. On aura trouvé peut-être que, dans ce livre, nous avons gardé un silence trop complet sur cette grave question : l’origine surnaturelle du Christianisme. Nulle part, en effet, nous ne l’avons supposée. Nous nous sommes placé, en écrivant, au point de vue de la critique contemporaine, nous bornant à constater les faits et à les exposer aussi clairement que possible. Eh bien, nous avons trouvé dans cette étude entreprise ainsi impartialement et sans idée préconçue un argument en faveur de la révélation. Le Christianisme nous est apparu, sans doute, comme un fait essentiellement humain ; il a été la suite naturelle et la conséquence logique de tout ce qui le précédait. Ses doctrines s’élaboraient depuis longtemps dans la société juive lorsque vécurent le Christ et les apôtres. La théologie chrétienne n’a été que la continuation immédiate de la théologie des docteurs de la Loi. Et cependant, un fait aura frappé le lecteur : l’esprit du Christianisme n’est point l’esprit du Judaïsme ou de l’Hellénisme. Si les croyances chrétiennes ne sont pas tout à coup tombées du ciel ; si, comme nous venons de le dire, chacune a ses racines dans le passé, cependant un souffle nouveau les a pénétrées dans leur ensemble. Il y eut dans la vie de Jésus, dans celle de ses apôtres, dans cette époque d’enfantement tout entière, une puissance que le passé n’avait pas créée. Le passé était vieilli et usé ; il tombait en ruines, tant dans le monde païen que dans le monde juif ; et il y eut, quoi qu’on dise, dans l’apparition du Christianisme une véritable création. L’édifice qui se bâtit pendant les trois premiers siècles était fait avec d’anciens matériaux, il n’en était pas moins nouveau ; car un souffle d’une puissance jusqu’alors inconnue a rassemblé ces matériaux, les a agencés, leur a donné une force et une vie que le passé n’aurait pu produire. Si Dieu se révèle au monde, c’est bien ainsi qu’il doit le faire.
Nous parlons là du Christianisme des premiers siècles ; si nous remontons jusqu’à Jésus lui-même, un autre fait nous frappera. Quelques personnes ont voulu résumer toutes ses idées religieuses dans la prédication de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. A les en croire, c’est à l’enseignement de ce spiritualisme indécis que Jésus aurait borné toute son œuvre. Eh bien, ce point de vue ne nous semble pas non plus répondre aux faits les plus avérés de l’histoire du Christ. Il a prêché, en effet, l’amour de Dieu et l’amour du prochain ; mais, en cela, il ne disait rien qui ne fût connu avant lui. Nous avons vu que plusieurs préceptes de la morale évangélique étaient déjà en vigueur parmi les Juifs éclairés de son temps. Telle sentence que nous avons pu croire de Jésus, n’était que de son époque. L’école d’Hillel et les Pharisiens libéraux d’une part, les Esséniens et les ascètes de l’autre, ont pu prononcer en même temps que Jésus bien des paroles évangéliques. Mais, en lui, l’historien impartial découvre autre chose que l’enseignement de l’amour de Dieu et du prochain, autre chose que l’aversion du formalisme étroit et de la dogmatique méticuleuse de ses contemporains. Il est une doctrine de Jésus qui nous semble entièrement nouvelle et dont nous voulons dire un mot en terminant. Malgré les obscurités et les lacunes des Évangiles, malgré l’extrême difficulté que l’historien éprouve à raconter la vie de Jésus et à retrouver ses idées religieuses avec des documents aussi incomplets, il a émis une idée entièrement originale dont l’authenticité est indéniable ; nous voulons parler de ses étonnantes affirmations sur sa propre personne. La critique la plus défiante (quelles que soient du reste ses conclusions) reconnaît aujourd’hui l’authenticité d’un certain nombre des paroles du Christ sur lui-même renfermées dans les Évangiles synoptiques, celles, par exemple, où Jésus oppose son autorité à celle de Moïse : « Vous avez entendu qu’il a été dit… mais moi je vous dis… » celles, plus surprenantes encore, où il se déclare le juge du monde et s’arroge la première place dans les solennelles assises où l’humanité entière sera jugée ; celles enfin où il dit : « Venez à moi. » Or, de telles affirmations sont aussi antijuives que possible ; et ce simple fait qu’au sein de ce peuple que nous venons de décrire, au milieu de ces Juifs au monothéisme strict, un homme a prononcé de telles paroles, nous semble bien propre à faire réfléchir l’historien impartial qui ne veut apporter à l’étude du problème des origines du Christianisme aucun parti pris et aucune solution toute faite. Pour nous, nous ne développerons pas ici les conséquences que ce fait nous semble entraîner. Notre tâche est achevée. Nous n’avons eu qu’une ambition : jeter quelque lumière sur une des données du plus redoutable problème que se soit posé la science historique de notre temps : les origines du Christianisme.