A Dresde, le comte, refusant les dignités nouvelles qu’on lui offrait, ne cherchait qu’à rompre de plus en plus avec les vanités du siècle. « Pourquoi donc le monde vous hait-il tant ? » lui demandait, quelques années plus tard, le roi de Prusse. « Ce n’est pas sa faute, Sire, » répondit Zinzendorf ; « c’est moi qui l’ai dressé à cela. »
En effet, il ne ménageait point au monde les vérités les plus dures et ne craignait pas de heurter de front les idées de son temps et de son pays. Soumis aux puissances, selon la recommandation de saint Paul, et reconnaissant dans les gouvernements une institution divine, il ne faisait, en revanche, aucun cas des prétendus avantages de la naissance. « Ce qu’on appelle rang et naissance, disait-il, n’est point un ordre établi de Dieu ; c’est un préjugé issu de l’orgueil humain et qui se transmet comme une maladie héréditaire. Je trouve que tous les hommes me valent, et je ne vois pas pourquoi je ne recevrais pas à ma table tout enfant de Dieu, fût-ce un mendiant. » — « Une fois chrétien, » dit-il dans une de ses poésies, on n’est ni prince, ni comte, ni chevalier, ni noble ; un esprit vraiment noble ne voit dans tout cela que vanité et absurdité. Ce n’est point que les rangs soient absolument abolis : un titre peut nous servir de passeport pour traverser le pays des Cananéens. Mais que fait un chrétien qui se trouve homme de qualité ? Il fait usage de son titre en toute humilité et le regarde comme un fardeau des mauvais jours. »
Les écrits de Zinzendorf se succédaient rapidement. Après le petit catéchisme dont nous avons parlé, il fit paraître, dans le cours de la seule année 1725 un grand catéchisme sur le plan de celui de Luther, — une paraphrase en vers des derniers discours du Sauveur avant sa crucifixion (Jean, ch. 14 à 17), — la traduction française du Vrai Christianisme d’Arnd, qu’il dédia, comme nous l’avons vu, au cardinal de Noailles, un recueil de cantiques pour la paroisse de Berthelsdorf, un extrait du catéchisme du docteur Lascher, et enfin une revue hebdomadaire, intitulée le Socrate de Dresde, qui fut continuée l’année suivante et réimprimée en 1732, sous le titre de Socrate allemand. Voici quel était le but de cette dernière publication : « L’auteur voudrait, disait-il, essayer de faire pour ses concitoyens ce que Socrate a fait pour les Athéniens ; il voudrait les engager à réfléchir sur eux-mêmes et leur montrer par son exemple la voie par laquelle on parvient à un contentement vrai et durable. Il les ramène donc de l’apparence à la réalité de la religion, et cherche à leur persuader ou de devenir de vrais chrétiens, ou de ne pas se donner pour tels aussi longtemps qu’ils ne le sont pas. »
Le Socrate de Dresde était anonyme et d’un ton assez différent de celui des autres écrits de Zinzendorf ; sans tomber dans la satire, il contenait pourtant assez souvent une critique vive et piquante du gouvernement ou du clergé. Quelques années après, Zinzendorf déclarait que ce rôle de censeur n’aurait plus été de son goût. Mais le besoin de redresser des torts et de lever des masques est un des nobles instincts de la jeunesse, et Zinzendorf ne pouvait y échapper entièrement. Chez lui, toutefois, cette tendance critique ne fut pas de longue durée ; son œuvre l’occupa bientôt trop exclusivement pour qu’il eût encore le loisir de s’inquiéter de celle des autres.
De nouvelles difficultés vinrent en effet se présenter et risquèrent de compromettre l’existence de la colonie de Herrnhout. L’émigration continuait en Moravie ; le gouvernement impérial s’efforçait d’en arrêter le cours, confisquant les biens des émigrés et en jetant en prison ceux que l’on parvenait à arrêter ; la rigueur était surtout extrême envers ceux que l’on soupçonnait d’inciter les autres à la fuite. Zinzendorf sentit tout ce que sa position avait de délicat ; il était aisé à ses ennemis de le faire passer pour un embaucheur qui cherchait à peupler ses terres aux dépens des États de l’empereur. Il craignait, du reste, lui-même que l’appui qu’il prêtait aux réfugiés moraves ne servit à encourager quelque agitation politiquea ; aussi commença-t-il à s’enquérir avec soin auprès de chacun des nouveaux arrivants des motifs qui l’avaient porté à émigrer. Si ces motifs étaient des motifs de conscience, le comte l’accueillait avec joie et lui accordait sans hésiter la permission de s’établir à Herrnhout ; mais s’il se trouvait qu’un émigré eût quitté son pays par telle autre raison moins désintéressée, il l’engageait à y rentrer, ne le renvoyant toutefois qu’après lui avoir donné l’hospitalité pendant quelques jours et l’avoir muni de lettres de recommandation et de l’argent nécessaire pour le voyage. Il ne voulait pas non plus que les moraves établis à Herrnhout retournassent dans leur pays pour y inciter leurs compatriotes à l’émigration ; si cependant, malgré ses conseils et ses représentations pressantes, quelqu’un d’entre eux persistait, par amour pour ses frères, à vouloir courir les dangers du voyage, le comte ne se permettait point de faire usage de son autorité pour le lui interdire d’une manière absolue : tant était grand son respect pour les droits de la conscience.
a – Je commençai à être fort sur mes gardes par rapport à la sortie des Moraves, ayant, généralement parlant, assez mauvaise opinion des mouvements pour cause de religion qui se faisaient depuis quelques années. (Manuscrit de Genève.)
C’est ainsi que, contre l’avis de Zinzendorf, Christian David continua à parcourir la Bohême et la Moravie. Un autre habitant de Herrnhout, nommé David Nitschmann, partit aussi, à son insu, pour aller voir son père en Moravie ; il fut surpris et reconnu et on le conduisit à Kremsir, où il fut mis en prison.
[Les historiens de l’église des Frères l’appellent David Nitschmann le martyr, pour le distinguer de quatre autres du même nom. Trois David Nitschmann arrivèrent à Herrnhout le 12 mai 1724 : D. Nitschmann le charpentier, qui devint plus tard évêque, D. Nitschmann le tisserand et D. Nitschmann le martyr. Deux autres s’y établirent un peu plus tard : D. Nitschmann le savetier et D. Nitschmann le charron. Ce dernier est le père d’Anna Nitschmann, dont il sera parlé plus tard, et le bisaïeul de J. M. Nitschmann, président de la Conférence de l’Unité des Frères, mort en 1862.]
A cette nouvelle, Zinzendorf résolut de partir pour Kremsir ; il espérait obtenir la grâce de Nitschmann ou la permission de le voir et de lui faire parvenir quelque secours ; s’il ne pouvait y réussir, il voulait du moins témoigner aux yeux du monde qu’il ne rougissait pas de reconnaître pour son ami et son frère un homme persécuté pour la cause de l’Évangile. Il désirait en outre arriver à régler catégoriquement la question de l’émigration et faire connaître aux autorités impériales, de manière à ne laisser place à aucune équivoque, les principes de conduite qui le dirigeaient dans l’accueil qu’il accordait aux réfugiés de Moravie.
Arrivé à Kremsir, Zinzendorf se fit présenter au cardinal de Schrattenbach, prince-évêque d’Olmutz, et à son frère le comte, ministre de l’empereur. On le reçut avec une fort grande courtoisie, on lui prodigua même d’autant plus de témoignages d’honneur que l’on était moins disposé à entrer avec lui dans des explications. Il exposa franchement, toutefois, les motifs qui l’avaient engagé à donner asile aux émigrés ; il déclara que l’arrestation de Nitschmann lui paraissait illégale, et que, du reste, il lui semblait que le véritable et unique moyen d’arrêter l’émigration, ce serait d’accorder à tous la liberté de conscience. Il lui fut répondu que ni l’empereur ni même le pape n’avaient le pouvoir de faire des concessions contraires au principe de l’unité de l’Église ; que l’on était sans doute fort disposé à fermer les yeux sur l’émigration d’une poignée de pauvres gens, et que l’on ne s’offensait point de ce qu’il leur eût donné asile, mais que l’on était décidé à agir avec rigueur contre tous ceux qui cherchaient à en entraîner d’autres à quitter leur pays contrairement à la volonté de l’empereur. Quant à l’arrestation de Nitschmann, on ignorait cette affaire.
Cependant, un des compagnons de voyage du comte s’était rendu à la prison de la ville et s’était assuré que Nitschmann y était en effet détenu. Il avait demandé qu’il fût permis à Zinzendorf de s’entretenir avec le prisonnier ou que du moins on fît savoir à celui-ci que le comte s’était entremis en sa faveur et avait désiré le voir. Ces demandes ne furent pas agréées, mais on promit de faire passer au détenu quelques secours pécuniaires de la part de son protecteurb.
b – Nitschmann mourut en prison en 1729, après trois ans de captivité, victime des mauvais traitements qu’il eut à subir.
Peu satisfait du résultat de sa médiation, et convaincu que toute démarche ultérieure n’aboutirait à rien et ne ferait qu’indisposer le gouvernement impérial, Zinzendorf ne s’arrêta pas davantage à Kremsir et s’en retourna en Lusace. Nous ne donnerons pas le détail de ce voyage, non plus que de plusieurs autres ; nous dirons seulement que dans tous il recherchait avec empressement les occasions de rendre témoignage à la grâce et au salut qui est en Christ. Nous voyons, par exemple, que dans ce court trajet de Kremsir à Berthelsdorf, par la Silésie, il prononça en public plus de vingt discours sur des sujets religieux.
Quant aux écrits du comte dans le cours de cette année-là (1726), il faut mentionner avant tout la part qu’il prit à la Bible dite d’Ebersdorf. C’était là, nous l’avons vu, que l’imprimerie fondée d’abord sur ses terres avait dû bientôt être transférée, par suite du mauvais vouloir du gouvernement. L’intention principale de Zinzendorf et de ses amis, en publiant cette nouvelle édition de la Bible, était de mettre les Livres saints à un prix accessible à tous. C’était, il va sans dire, la version de Luther ; on y joignit les introductions du réformateur à l’Ancien et au Nouveau Testament, l’Informatorium biblicum de J. Arnd et des parallèles. Le pasteur Rothe y ajouta, comme supplément, une traduction nouvelle de divers passages rectifiés sur les textes originaux, et Zinzendorf composa la préface et les sommaires des chapitres. Ces sommaires, plus développés qu’on ne les fait d’ordinaire, sont écrits avec vigueur et netteté ; ils forment une sorte de commentaire suivi sur l’Écriture sainte.
La Bible d’Ebersdorf fit scandale ; on blâmait surtout le comte de la témérité de Rothe, qui avait osé traduire tel ou tel passage mieux qu’on ne l’avait fait avant lui. Sans doute, ce n’était pas la première fois qu’on discutait la valeur de la version de Luther, mais ces discussions n’étaient guère encore sorties des écoles, tandis que, pour le coup, on leur donnait place dans une édition de la Bible destinée à devenir plus populaire que toutes les autres. Un pamphlet publié à Dresde, dans le but de signaler les prétendus dangers que présentait la Bible d’Ebersdorf, fit quelque sensation dans le public ; car on le supposait venir de haut lieu. Zinzendorf ne se souciait point d’engager une polémique qui aurait pu être longue ; il se contenta de répondre par un court article de journal ; mais cela suffit pour inquiéter le gouvernement. Le chancelier le fit venir et le pria de s’abstenir de toute polémique ultérieure, s’engageant de son côté à faire supprimer entièrement le pamphlet dirigé contre lui. Zinzendorf promit sans hésiter ce qu’on lui demandait, mais refusa ce qu’on lui offrait en retour. Loin de consentir à la suppression du pamphlet, il voulut contribuer à le répandre ; il le fit joindre à tous les exemplaires de sa Bible et le distribua ainsi gratuitement aux acheteurs, se fiant au discernement du public pour juger entre ses adversaires et lui. Cette manière de faire n’était chez Zinzendorf que tolérance et extrême impartialité ; eût-elle été un calcul, il en eût difficilement fait un meilleur. Comme il arrive toujours en pareil cas, le pamphlet servit de réclame.