mS’il est douloureux à un auteur qui cherche à exposer la vérité telle qu’il a cru la trouver dans l’Écriture sainte, de rencontrer des critiques inintelligents et fanatiques qui vont jusqu’à suspecter la loyauté de ses intentions, il lui est d’autant plus doux d’en rencontrer un, tel que M. Clément, avec lequel peut s’établir un fraternel échange d’idées, et dont la bienveillance et la largeur ressortent à chaque ligne. J’envisage comme un privilège pour le second volume de mes Etudes bibliques d’avoir été annoncé et critiqué dans le Chrétien évangélique par ce vénéré frère.
m – Paru dans Le Chrétien Évangélique, octobre 1884 : Réponse à M. Clément sur ses remarques à propos du deuxième tome des Études bibliques de F. Godet.
« Nous ne connaissons qu’imparfaitement », a dit l’apôtre. L’infini divin du fait rédempteur nous est dévoilé dans les Ecritures. Du point où se trouve placé chacun de nous, il cherche à gravir cette roche toujours trop élevée pour notre intelligence. L’un s’élève plus haut, l’autre s’arrête plus bas. Celui-a fait un détour à gauche, celui-là à droite. Grâce à Dieu, la possession ne dépend pas de la compréhension. Par la foi, d’un bond, nous sommes assis au sommet, en Christ, dans les lieux célestes, et notre regard peut plonger dans le pur et éternel azur.
Que sont nos dogmatiques ? Des essais de saisir ce que déjà nous tenons entre nos mains. Et nos études, que sont-elles par conséquent ? Des essais d’essais, pour ainsi dire. Si je réponds ici quelques mots à M. Clément, ce n’est pas dans la sotte prétention de me défendre et d’avoir raison : c’est par le désir naturel de continuer l’entretien qu’il a bien voulu commencer avec moi.
Parlons en premier lieu de la question qui me paraît la plus grave, celle qui se rapporte à la personne de notre Sauveur. Je pense, non sans avoir à alléguer pour cette manière de voir des paroles positives de l’Ecriture, que notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils éternel de Dieu, en venant ici-bas a renoncé, non à sa personne divine, — la personnalité ne s’abdique pas, — mais à son état divin, pour revêtir une manière d’être et de se développer vraiment humaine ; que, dès son baptême, il a recouvré la conscience de sa relation filiale et éternelle avec le Père, et que, par l’ascension, son humanité a été exaltée jusqu’à rentrer dans l’état divin que le Fils possédait avant l’incarnationn.
n – Comparer Jean 1.14 ; 17.5, 24 ; Philippiens 2.6-7 ; 2 Corinthiens 7.8-9.
M. Clément ne peut accepter cette conception. Une cessation, même momentanée, de la conscience divine lui paraît inadmissible. Ce serait « un vide dans l’essence absolue. » — Oui, assurément, si la conscience du Fils était toute la conscience divine ; mais n’est-il pas dit du Fils qu’il était dans le sein du Père (Jean 1.18), de la Parole qu’elle était avec Dieu ? (Jean 1.1) Si, par le mystère du plus ineffable amour, le Fils consent à abdiquer sa conscience de Fils pour accepter celle d’un simple fils de la poussière, enfant, puis jeune homme, puis homme fait, la conscience divine ne demeure-t-elle pas intacte, immuable dans la personne du Père qui retire à lui toutes les fonctions divines qu’il accomplissait à l’égard du monde par l’intermédiaire du Fils ?
Et immédiatement après s’être éteinte par l’incarnation, cette conscience divine du Fils ne commence-t-elle pas à se rallumer dans ce petit enfant qui croît en grâce et en sagesse, qui, dans le commerce intime avec Dieu, retrouve en lui son père, d’abord dans le sens moral, puis au baptême dans le sens transcendant développé dans le prologue de Jean et ailleurso ?
o – Voir tout le magnifique tableau, Jean 5.19-30, où l’on peut suivre comme à l’œil, et à travers tous ses degrés, la reprise de possession de la position de Logos par le Fils de l’homme.
Je ne crois pas que cette intuition porte la moindre atteinte à la divinité de Christ, telle qu’elle est enseignée par les Ecritures ; et je crois en échange qu’elle a l’avantage de faire place dans son existence à une humanité sérieuse, réellement semblable à la nôtre, à une humanité qui n’a pas la toute-science tout en questionnant, et la toute-puissance tout en priant. M. Clément, malgré sa réplique, ne se sentirait-il pas embarrassé par des déterminations aussi contradictoires ? Je ne développe pas ; je me borne à indiquer p.
p – Voici comment un exégète sagace et croyant exprime dans un livre récent sa manière de voit sur la question que je viens d’effleurer : « Ce n’est point comme si Jésus avait eu pendant un temps une essence divine, puis avait cessé un moment d’être essentiellement Dieu, pour devenir homme et pour reprendre ensuite sa divine essence ; mais voici le fait : tout en restant essentiellement Dieu, il s’est dépouillé de sa manière d’être divine (morphè) ; il a fait de la nature humaine la nature de sa personne divine ; puis il a relevé sa personne divine-humaine à la manière d’être divine. » (Théodor Schott, Commentaire sur la seconde épître de Pierre, pag. 9.) Je n’aurais pu exprimer plus exactement la conception à laquelle j’ai été conduit moi-même.
Je passe à un autre point, très grave aussi, l’expiation. M. Clément ne méconnaît pas, — son article même le prouve, — les difficultés qui s’attachent à la manière généralement reçue de concevoir ce fait central de l’œuvre de Christ, difficultés qui éloignent aujourd’hui tant de cœurs sincères des croyances évangéliques. On ne peut accepter le conflit que paraît statuer la doctrine orthodoxe entre la justice et l’amour ; on ne peut admettre que Dieu ait eu besoin de sang pour pardonner ; on ne peut croire que devant la loi éternelle un juste puisse être substitué au coupable. Entre M. Clément et moi, la réalité du sacrifice expiatoire de Christ est hors de question, puisque nous cherchons à être tous deux disciples dociles de l’enseignement scripturaire. Mais ne me serait-il pas permis, surtout dans un livre d’études, de chercher à expliquer ce fait mystérieux entre tous, de manière à écarter plus ou moins ces difficultés qui oppressent tant de cœurs et dont M. Clément ne nie pas entièrement la valeur ?
Voici résumée en quelques points la manière de voir à laquelle j’ai été conduit et que je ne présente qu’en réservant en plein l’autorité de l’enseignement scripturaire.
- Le droit de Dieu, compris d’une manière abstraite, aurait été que tout pécheur périt dans l’état de condamnation où il s’était placé.
- Le Dieu qui est amour n’a pas réclamé la satisfaction de ce droit dans la personne de chaque coupable ; mais seulement sa manifestation (endeixis, Romains 3.25) dans une personnalité unique et innocente qui a subi la peine dont aurait pu, de droit, être frappé chaque pécheur.
- Ce juste, en souffrant de la sorte à la face de tous, a reconnu, au nom de tous ses frères coupables, que ce châtiment était mérité par tous.
- Cette reconnaissance de la justice de la peine, au milieu de la peine elle-même, est la vraie réparation, la seule qu’ait réclamée la justice. Son droit sur tous une fois parfaitement reconnu, elle est satisfaite, parce que, une avec l’amour, elle ne réclame la satisfaction de son droit que dans la mesure où le bien à obtenir, le salut de l’humanité, exige cette satisfaction.
- La réparation offerte par cette conscience normale ne devient valable pour chaque pécheur que dès le moment où il s’y associe par l’acquiescement de sa propre conscience. Cet acquiescement, c’est la foi ; et voici la formule de ce fait moral décisif : le supplice qu’a subi ce juste est celui que j’aurais mérité de subir ; Dieu l’a fait péché pour moi.
- Celui qui accomplit sérieusement cet acte d’acquiescement est traité par Dieu comme s’il eût réellement subi lui-même le châtiment mérité par lui. Il est fait justice en Christ. La réconciliation avec Dieu lui est acquise et le fondement de son relèvement est posé.
Je ne puis rien voir dans l’un quelconque de ces six points qui mette la justice de Dieu en contradiction avec son amour et qui froisse la conscience morale la plus délicate. Et je trouve dans cet ensemble d’idées le moyen de m’approprier toutes les expressions bibliques relatives à l’expiation.
Avec cela la croix demeure un mystère, mais un mystère d’amour et de sainteté. Comment le Fils de Dieu a-t-il pu se prêter à un rôle aussi douloureux, consentir à être le serpent d’airain élevé au haut de la perche et offrir en sa personne l’emblème du péché vaincu et le type de la suprême ignominie ? Comment le Père a-t-il pu livrer dans ce but le Fils unique et ne l’épargner point pour nous tous ? Voilà l’abîme dans lequel les anges cherchent à jeter leurs regards et d’où le cœur croyant qui s’y est plongé, ne ressort que frissonnant d’effroi à la pensée du péché et tressaillant d’amour pour son Dieu et Père et pour son Sauveur.
Encore un mot sur la manière dont je me suis exprimé sur l’ancienne formule orthodoxe et que M. Clément critique comme historiquement inexacte. Si l’on considère les écrits de nos anciens théologiens, il a en grande partie raison ; mais si l’on tient compte du sentiment général qui s’est formé dans l’église, — et c’est à ce point de vue que j’ai parlé, — n’ai-je pas raison à mon tour ? Est-il rare de trouver dans les cantiques et dans les prédications Jésus à Gethsémané ou à Golgotha représenté comme l’objet du déplaisir dont Dieu frappe le pécheur lui-même, et comme succombant sous le poids de sa colère, comme s’il en était lui-même l’objet ? Il y a ici, je pense, une ligne délicate qu’ont respectée les théologiens cités par M. Clément, mais que l’orthodoxie vulgaire a généralement outre-passée. C’est là ce que j’ai voulu dire et, dans ces limites, M. Clément ne me contredira pas.
Le point sur lequel M. Clément me critique le plus vivement est celui de la relation que j’ai indiquée entre le catholicisme et le protestantisme à l’égard de la justification. On sent chez M. Clément un vrai huguenot ; il a encore quelque chose de ce robuste et vert protestantisme qui ne concède rien au catholicisme et qui lui dit volontiers : à moi toute la vérité ; à toi toute l’erreur ! J’avoue qu’il m’est impossible de prendre cette attitude vis-à-vis du catholicisme. Je ne voudrais pas rétracter un mot de ce qu’ont enseigné nos réformateurs sur la justification par la foi. C’est l’or pur enseveli sous les décombres, et qu’ils ont remis au jour ; et s’il est vrai que hors de la communion avec Dieu nous ne pouvons faire quoi que ce soit de bien, il est certain, par là même, que notre travail moral lui-même est faussé dès que la justification par la foi n’est pas saisie dans son immédiate réalité. Je m’explique par là les défauts très sensibles de la sanctification, telle qu’elle se présente sous la forme catholique. Il n’en est pas moins vrai qu’à l’égard de la sanctification, l’intuition protestante est incomplète. Je n’en veux d’autre preuve que le mouvement remarquable qui s’accomplit aujourd’hui en Amérique et en Angleterre sous l’influence de M. Pearsall Smith. Comment arriverait-il que tant de protestants sincèrement croyants et orthodoxes entrevissent tout à coup une nouvelle lumière sur ce point capital, si l’enseignement reçu par eux dans notre église réformée eût été complet ? N’est-il pas étrange que pour tant d’âmes l’idée que Christ est leur sanctification aussi bien que leur justice (1 Corinthiens 1.30), est aujourd’hui comme la révélation d’un monde nouveau, absolument comme ce qui se passe chez un catholique qui apprend pour la première fois que Christ est sa justice non moins que sa sanctification ? M. Clément prétend que nos anciens théologiens n’ont pas manqué de reproduire sur ce point-là, comme sur tous les autres, la plénitude de l’enseignement scripturaire ; et il en donne savamment la preuve. Mais la conscience populaire protestante, lui demanderai-je, a-telle saisi ce côté de la vérité chrétienne ? S’en est-elle nourrie ? Assurément non. Et voilà ce que j’ai voulu dire et ce que j’ai exposé, avant de rien connaître des travaux de M. Smith et en accord complet avec lui. L’église protestante doit rapprendre ce que l’église catholique a beaucoup mieux conservé, et ce qui ressort beaucoup plus clairement dans ses livres d’édification, c’est que la sanctification n’est pas plus l’œuvre de l’homme que la justification, et qu’elle s’opère en vérité par la communication que le Christ glorifié fait à ses membres de sa propre vie. « Nous sommes de sa chair et de ses os. » (Éphésiens 5.30)
Il me reste à m’entendre avec M. Clément sur quelques points secondaires. D’après lui, saint Paul n’aurait pas même envisagé le retour de Christ comme pouvant arriver durant le temps de sa vie. Je crois m’être exprimé avec plus de vérité en disant que sur ce point-là il ignorait, et qu’en approchant du terme de sa carrière il s’est plutôt rapproché de l’idée que sa mort précéderait ce retour. Car il ne me semble pas possible de ne pas voir dans certaines expressions dont se sert l’apôtre en plusieurs passages au moins la possibilité qu’il se trouve encore au nombre des vivants quand Christ reviendra. Et quoi de plus naturel, puisque Christ a si fortement appuyé sur l’incertitude de l’heure où il paraîtra ?
La manière dont je me suis exprimé sur la seconde épître de Pierre parait beaucoup trop prononcée à M. Clément. Il croit que la question d’authenticité de cette épître est loin d’être décidée négativement, et en tout cas il n’admet pas que, si on la résout dans ce sens, on puisse lui accorder encore une place dans le canon.
La preuve que M. Clément a raison sur le premier point et que la question est encore en suspens, c’est le livre même de M. Schott que j’ai cité. Cet écrit est une vigoureuse revendication de l’authenticité de la seconde épître de saint Pierre. Pour moi, je dois dire que la difficulté provenant de la différence de style avec la première épître, difficulté que M. Clément envisage à peu près comme l’unique, est la moindre de celles qui déterminent mon jugement. Je n’ai pas à exposer ici les raisons tirées et de la tradition et du contenu de l’épître qui me paraissent jusqu’à ce moment décisives. M. Clément dit : « Le fait est que jusqu’au quatrième siècle elle était reçue dans une partie des églises. » Et moi je dis : le fait est que jusqu’au commencement du troisième siècle cette épître était complètement inconnue et qu’elle n’est mentionnée, ni comme authentique ni comme inauthentique, par aucun Père et par aucun canon ecclésiastique. C’est depuis le troisième siècle seulement qu’elle apparaît. Origène, qui en parle le premier, le fait avec la mention de doute la plus positive. Voilà le fait historique qu’il est difficile de retrouver dans l’indication sommaire de M. Clément. Quand, à cette absence totale d’indices durant les deux siècles les plus importants, viennent s’ajouter des signes aussi graves que ceux que présente la lettre et que je ne puis développer ici, il est bien permis d’arriver au jugement négatif auquel je me vois conduit. « t Je ne sais, dit M. Schott lui-même, ce qui pourrait empêcher a priori un théologien luthérien de déclarer inauthentique et non canonique l’un des écrits du canon qui nous a été transmis ; en particulier un livre aussi fortement révoqué en doute que la seconde épître de saint Pierre. (Préf. pag. vi.) Et j’ajoute : Je ne sais pourquoi un théologien réformé serait dans une autre condition à cet égard qu’un théologien luthérien. Là où l’église des martyrs doutait si fortement, je ne crois pas que la foi chrétienne puisse être réellement compromise. Quant à la canonicité de l’épître, elle peut être maintenue s’il est prouvé qu’un vrai élément apostolique y est renfermé ; et c’est ce que j’admets. Il me sera donné une fois peut-être d’exposer mes idées sur ce sujet.
Je demande enfin la permission d’expliquer une expression de M. Clément relative à mon étude sur l’Apocalypse, et qui peut prêter au malentendu : « L’auteur déclare, dit-il, se rattacher au système d’interprétation présenté par le professeur Auberlen. » Mon interprétation appartient en effet à certains égards à la même catégorie que celle de cet excellent frère. Mais dans le fait elle en diffère complètement. Or je ne voudrais pas que l’on imputât à Auberlen une seule des idées énoncées dans mon étude, et contre lesquelles il aurait peut-être protesté.
Après cette réponse, l’expression de ma chaude reconnaissance à mon vénéré critique ! Je puis bien lui promettre que si je suis appelé à faire une nouvelle édition de ces études, il reconnaîtra qu’il n’a pas écrit en vain.