Études de Théologie Moderne

II. L’évolutionisme et l’action religieuse

Cette question touche de près à la précédente ; elle n’en est, à bien des égards, que la suite ou le prolongement. En élucidant l’une, nous avons travaillé à la solution de l’autre. Si la conviction n’est pas essentiellement un état d’esprit, mais un acte de la volonté se saisissant de son objet, comptez que cet acte ne restera pas toujours interne, comptez qu’il se manifestera, qu’il se traduira au dehors et qu’il donnera naissance à cette activité ou à cette action religieuse que nous définissons : l’exercice concret et la mise en œuvre effective, dans la vie quotidienne, de la conviction religieuse.

Nous lui comparons l’évolutionnisme, sous l’aspect nouveau du symbolisme, qui, lui aussi, constitue un corollaire concret, naturel et pratique de la théorie évolutive. Le livre de M. Sabatier nous serait, au besoin, de cette connexion, une preuve éclatantea  ; il suffit d’ailleurs d’un peu de réflexion pour discerner l’intime parenté qui rattache le symbolisme à l’évolution.

a – Comp. ouv. cité, p. 394-395, et les excellentes critiques que présentent du symbolisme M. H. Bois, Revue de théologie et des questions religieuses, septembre 1897, p. 482-486, et M. A. Berthoud, Chrétien évangélique, mai 1894, p. 210-211.

Comment concevoir, en effet, une vérité qui devient et qui n’est pas ? Une vérité qui, toujours identique en soi, varie constamment dans sa forme ? Une vérité qui, se cachant sans cesse et sans cesse se révélant, dit sans cesse la même chose et ne se répète jamais ? Une vérité qui, de degré en degré, gagne en clarté, en force, en perfection, et dont la clarté dernière, l’intensité totale et l’absolue perfection se dérobent à mesure ? Evidemment elle ne peut se manifester de la sorte qu’à travers le prisme du symbole. Lui seul permet cette identité dans le devenir, ce progrès dans l’identité, cette révélation et cette occultation simultanées. Joignez à cela que la vérité religieuse de l’évolutionnisme ne saurait être une vérité intellectuelle, mais qu’elle est forcément une vérité mystique, un sentiment plus qu’une idée, une force encore plutôt qu’un sentiment, comme telle, intraduisible au langage, moins sensible à la raison qu’à l’imagination et qui ne parle au cœur qu’à travers la parabole : vous aurez achevé de comprendre pourquoi le symbolisme, accompagne logiquement l’évolution.

Mais aussi qu’on comprenne bien qu’il s’agit d’un symbolisme spécial. Il en est un, inévitable et légitime, qui résulte de la nature même de l’expression religieuse, c’est-à-dire de la nécessité de figurer par des analogues visibles une vérité qui ne l’est pas. La vie spirituelle et morale se servira toujours de symboles et d’images empruntés à la sphère sensible, par la simple raison qu’elle ne peut faire autrement. En tant qu’il vise à rendre intelligible et communiquable une réalité transcendante, le symbolisme se justifie pleinement. Ce n’est pas celui-là que nous portons en cause, mais celui qui, sous l’influence de la notion évolutive et sous-entendant un perpétuel devenir, cesse par là même d’exprimer un rapport objectif et constant, perd toute fixité comme tout point d’arrêt et, ne sachant où se prendre, roulant avec la vérité dans une incessante transformation, fait de cette instabilité un principe de connaissance.

Celui-là, c’est le symbolisme de l’évolution. Etant elle-même sans commencement et sans terme, ignorante à la fois de ses origines et de sa fin, ne touchant à rien de stable, de fixe et de permanent, elle n’en peut professer d’autre. Nous nous plaisons à constater que, quoi qu’il en semble et quoi qu’on en ait dit, ce n’est pas absolument celui de M. A. Sabatier, qui postule encore une certaine fixité pour le symbolisme chrétien (p. 400 et 408) ; mais combien frêle et combien vague !

*

Or, quel effet convient-il de lui attribuer sur l’activité religieuse du croyant ? Ici, de nouveau, permettez-moi d’illustrer mon analyse par le choix d’un exemple.

Je me transporte au seizième siècle, au temps de la Réformation ; je suppose quelqu’un de nos vaillants ancêtres, huguenot persécuté pour sa foi, mais adepte, par extraordinaire, du symbolisme évolutif. Il a devant lui l’alternative du bûcher ou de la messe. Il doit choisir, de son choix va dépendre son sort et peut-être celui de sa famille. Quelles directions recevra-t-il du symbolisme ? De quel côté le symbolisme va-t-il l’orienter ? du côté de la conscience qui dicte le martyre, ou du côté de la nature qui plaide l’apostasie ? Le dirigera-t-il vers cet acte suprême qui, mettant en valeur la personnalité humaine, manifeste et garantit sa victoire sur le monde ? ou vers ce lâche abandon par lequel, s’abaissant au-dessous d’elle-même, elle s’asservit et se dégrade ? Est-il téméraire de présumer qu’il prononcera contre la conscience en faveur de la nature, ou plutôt que, dans ce conflit tragique, où l’erreur brille parfois comme la vérité et où la vérité s’éteint comme une erreur, la nature se servira du symbolisme pour égarer la conscience et pour abattre ses derniers scrupules ?

Symboles pour symboles, tous ne sont-ils pas également vrais, également temporaires, également inadéquats ? De l’un à l’autre la différence est-elle si grande qu’il vaille la peine de jouer, sur elle, sa vie ? De l’un à l’autre la vérité qu’ils rayonnent n’est-elle pas identique ? Change-t-elle autrement que de nuance et d’éclat ? L’image que je m’en fais, vérité pour moi, mais erreur pour autrui, est-elle en elle-même exempte d’erreur ? Ai-je le droit de le supposer ? Le salut serait-il au prix d’une question de degrés ? Et d’ailleurs, tous les symptômes restant susceptibles d’interprétation subjective, bien plus, ne valant que par cette interprétation même, ne m’est-il pas loisible d’accepter celui qu’on m’impose pourvu que je l’interprète ?

Entre cet homme et l’abjuration, que reste-t-il désormais ? Il reste, j’en conviens, la sincéritéb. Mais précisément c’est pour elle que je tremble ; dans l’extrême péril où la jette le symbolisme, je redoute qu’elle ne défaille. La sincérité sans la vérité n’est qu’un besoin, une aspiration, une aptitude ; elle ne devient une force, elle ne se trempe pour la résistance qu’en s’appuyant sur la vérité. Enlevez-lui ce fondement, et vous le lui enlevez en l’ébranlant ; faites de la vérité un objet insaisissable et mobile, une lueur fuyante qui brille partout et ne se fixe nulle part, qui se dérobe à l’instant où elle se révèle, qui va se jouant sans cesse à travers les voiles du symbole ; faites mieux encore, faites de ce jeu une règle, érigez cette fugacité en principe et le symbole en symbolisme absolu ; exigez de la sincérité qu’elle se prête à ces caprices, qu’elle suive ces détours, qu’elle se plie à ces métamorphoses. Elle aura succombé. D’accord avec toutes les faces de la vérité et tous les instincts de la nature, l’homme, sincère en toutes choses, ne le sera plus en rien. Docile à toutes les impulsions, il consentira toutes les doctrines et sera prêt pour tous les compromis.

b – Comp. ouv. cité, p. 394 : « Le vrai contenu du symbole est tout subjectif », et p. 396 : « Pour qu’un symbole soit vivant, il suffit qu’il soit sincère ». Or, de la phrase précédente, il résulte que la vie du symbole constitue sa vérité : « La force créatrice, qui a engendré le symbole, en constitue la vérité parce qu’elle en constitue la vie. »

Étendez maintenant cet exemple au seizième siècle tout entier, vous effacez la Réformation ; étendez-le à l’histoire universelle, supposez que l’humanité ait toujours été symboliste en religion, vous supprimez tous les héros de la foi, tous les martyrs, tous les réformateurs et toutes les réformations, toutes ces crises, en un mot, ou toutes ces révolutions qui sont ici-bas les pierres milliaires de la vérité et marquent, son pénible chemin. Sont-ce là choses négligeables et de peu de valeur ? L’humanité est-elle si riche qu’elle s’en doive appauvrir ? Faut-il ajouter qu’on arrête du même coup l’essor de l’évolution qu’on préconise ; qu’on la prive de ses progrès les plus avérés ; qu’on la réduit en tous cas à je ne sais quel développement obscur, à quelle marche languissante et honteuse dont l’accablante vision n’aurait jamais pu donner lieu à la doctrine au nom de laquelle on prétend aujourd’hui interpréter l’histoire ?

*

Mais on m’objecte que ma supposition pèche par la base et que mon exemple est caduc ; que l’évolutionnisme repousse à la fois et le choix que j’en fais et la conclusion que j’en tire. Il défend d’intervertir la progression normale des stades successifs de la vérité ; il statue que chaque vérité vient à son heure ; que bienfaisante aujourd’hui, elle eût été hier prématurée et par suite dangereuse ; que la doctrine du symbolisme évolutif est une de ces vérités et participe de ce caractère ; qu’il est donc injuste autant qu’erroné de la supposer connue en un temps où elle ne pouvait pas même se produire et où son application eût été désastreuse.

Je m’incline devant un argument si parfaitement conforme à la théorie. Il en résulte que, périlleuse autrefois parce qu’elle eût devancé son heure, elle n’offre actuellement aucun danger. Je cesse en conséquence de regarder en arrière, et j’observe la société contemporaine, tout particulièrement l’Eglise, en faveur de laquelle fut élaborée la doctrine.

Croit-on sérieusement qu’elle n’y exercera pas le même genre d’influence que nous signalions tout à l’heure ? Il faudrait oser soutenir ou que les âmes, devenues plus fortes, supportent impunément une atmosphère intellectuelle si visiblement funeste à la santé morale, ou que les conditions de l’activité religieuse sont totalement transformées. Or, il s’en faut hélas ! que les âmes au dix-neuvième siècle soient plus fortes qu’au seizième ; et quant aux conditions de l’activité religieuse, je ne pense pas qu’elles puissent beaucoup varier dans le monde où nous sommes.

Toujours elles exigeront l’effort et la lutte, toujours elles seront héroïques par essence, toujours elles immoleront une victime et réclameront un holocauste. Ou se tromperait gravement si l’on concluait de leur facilité matérielle à leur facilité spirituelle et morale. Dans le sanctuaire, le sacrifice se consomme perpétuellement, d’autant plus difficile peut-être et d’autant plus douloureux qu’il y est quotidien et qu’il reste ignoré. Non, grandiose ou vulgaire par son décor, le même drame se poursuit, éternellement semblable, entre le bien et le mal ; il ne change ni de lieu, ni de facteurs, et le meilleur moyen de lui procurer une issue favorable n’est certainement pas d’atténuer l’antagonisme des adversaires en présence. A vouloir, coûte que coûte, moraliser la nature, on n’aboutira jamais qu’à dénaturer la morale.

Ce n’est point là, probablement, le but que poursuit l’évolutionnisme symbolique ; mais à coup sûr, c’est le résultat qu’il obtient. Embrassant la vie naturelle et celle de l’esprit dans l’unité d’un même concept, il interchange leurs attributs et ne les unit qu’en les confondant. Et cette confusion théorique, il la redouble encore et l’aggrave pratiquement en retirant à l’impératif moral toute autre base que celle de l’interprétation symbolique et subjective indéfinie.

Faudrait-il s’étonner dès lors de voir notre société religieuse tomber en langueur ? d’y voir justifier peu à peu je ne sais quel indifférentisme morbide, quelle tolérance équivoque, quel quiétisme suspect, dont elle a toujours souffert sans doute, mais dont elle s’accusait autrefois, tandis qu’elle s’en accommode aujourd’hui, si même elle ne s’en vante comme d’un signe de largeur et d’une marque de supériorité ? Quand toutes les différences s’estompent, quand toutes les contradictions se résolvent dans l’uniformité progressive d’un mouvement continu, l’action, l’action religieuse surtout, qui est toujours spéciale et toujours révolutionnaire, qui brave toujours quelque opposition, qui, avant d’unir, toujours isole et toujours sépare, peut-elle bien subsister encore ? Ne cesse-t-elle pas de se légitimer ? N’est-il pas inévitable qu’au regard des horizons majestueux où se déroulent irrésistiblement les destinées générales de la religion, elle apparaisse petite, mesquine et vaine ? Ce qui revenait à la responsabilité personnelle, revenant désormais à l’énergie spontanée de l’évolution cosmique, dont l’individu n’est en somme qu’une efflorescence passagère, celui-ci ne verra-t-il pas presque fatalement s’oblitérer en lui le sens et le goût de l’action et s’effacer avec l’austère précision du devoir la réalité de son objet ?

Je crois qu’on trouverait chez nombre de chrétiens contemporains les traces de ce relâchement et, dans l’évolutionnisme implicite dont ils se bercent, si ce n’est sa cause, du moins son prétexte. Car si l’Eglise mérite le beau titre de militante, si elle conserve le sentiment de sa vocation, si elle reste héroïque et conquérante, tenez-le pour certain, ce n’est que pour autant qu’elle se soustrait encore aux séductions du symbolisme évolutif. Un instinct secret, plus sûr que la meilleure des logiques, l’avertit de s’en défier comme d’un narcotique mortel à l’activité de la loi.

Pour donner un corps à ces inférences psychologiques, pour n’avoir pas l’air de raisonner à vide, qu’on me permette de communiquer ici une impression personnelle qui est presque une expérience.

Chaque fois que, tenté par la théorie qu’on nous présente, j’y ai plus ou moins cédé, — et ceci n’est pas de ma part une forme de langage, la tentation fut réelle et maintes fois renouvelée, — j’ai senti, sans doute, une sorte d’apaisement s’opérer en moi ; je devenais tout ensemble plus indulgent et plus optimiste ; envisageant les diverses manifestations de la vie religieuse — voire même irréligieuse — d’un œil bienveillant et tranquille, je m’efforçais de leur découvrir — même aux plus mauvaises — une légitimité relative ; je leur construisais un avenir conforme à l’hypothèse de la perfectibilité progressive, et ma pensée, errante sur les avenues glorieuses d’un développement sans terme, se plaisait à voir se mêler et se fondre, on une vaste synthèse, les lignes des plus durs contrastes.

Mais chaque fois aussi je sentais diminuer en moi le besoin et la force d’agir ; chaque fois l’appel de la vie pratique, de la vie concrète, de la vie vécue qui est après tout l’appel du devoir, me trouvait moins disposé pour y répondre, et je répugnais davantage à cette dépense de soi, à ces risques, à cette responsabilité, à cet irréparable, qui sont les conditions mêmes de l’action morale. Le réveil de ma conscience troublait la paix de mon esprit, déchirait brutalement ses paisibles extases, et le plaçait devant un spectacle infiniment plus réel, mais dont toutes les perspectives couraient en sens inverse.

Or, si, comme j’incline à le croire, cette expérience ne m’est point particulière ; si chacun la peut contrôler sur soi-même et recueillir autour de soi (comme je l’ai fait aussi) des témoignages analogues, n’est-elle pas concluante ? Que penser d’une doctrine qui déflore le sacrifice et qui diminue la valeur de l’action ?

Quel avenir prépare-t-elle à l’humanité ? quel avenir à l’Eglise dont le sacrifice est la couronne et l’action toute la vie ? Je me demande avec effroi ce que deviendraient, sous ses auspices, la mission chrétienne en terre païenne, l’ardeur du prosélytisme, le zèle de la cure d’âme, la prédication du réveil, l’Évangile de la conversion ? ce que deviendraient, en un mot, toutes ces œuvres par lesquelles l’Eglise se dépense et s’affirme, grandit en se donnant, s’accroît de ses pertes et conquiert le monde par l’incessante mise en acte de son amour et de sa foi ?

*

Encore les activités dont je viens de parler s’exercent-elles dans le sens même de l’expansion évolutive, et je conçois à la rigueur qu’on en rende compte conformément à ses prémisses. Il faudrait alors les considérer, non dans leur détail, mais dans leur ensemble ; non dans les abnégations et les dévouements individuels par où elles s’effectuent et par où elles valent, mais dans les institutions collectives qui, entraînant en quelque sorte les individus à leur suite, s’en servent mécaniquement, comme d’une matière première, les vouent aux fonctions vitales de la société religieuse et les jettent à leur tâche comme on jette sur le marché des produits industriels. Cela, je n’en disconviens pas, c’est-à-dire le fonctionnarisme et l’ecclésiasticisme religieux purs, concilierait peut-être les exigences opposées de l’activité morale et de l’évolutionnisme religieux.

Je ne discute pas l’excellence de cette conception qui semble être l’idéal de beaucoup de nos contemporains ; je ne relève pas ce qu’elle a d’inférieur et de blessant pour l’âme ; je ne suppute pas le prix qu’elle coûterait à la religion et le vide qu’elle creuserait dans la conscience de l’humanité. Qu’on regarde au système catholique romain ; il incarne merveilleusement les divers éléments de cet idéal, et, chose significative, reposant comme lui sur un fait d’évolution, en accepte de plus en plus la théorie !

Je constate simplement que ces activités expansives et conservatrices ne suffisent pas à la religion. Il en est d’autres, déconcertantes, capricieuses et superflues au premier abord, nécessaires à la longue, vrai luxe de la conscience, mais luxe plus indispensable encore que le pain quotidien, dont la vie religieuse ne saurait se passer impunément et que l’évolutionnisme lui retrancherait à coup sûr. Tel schisme, par exemple, qui ne semblait d’abord qu’une rupture gratuite de l’organisme ecclésiastique, qu’un arrêt fâcheux dans son développement, et dont l’histoire atteste néanmoins qu’il fut le point de départ et la condition d’un nouvel essor ; telle initiative inopportune, telle protestation malencontreuse, à laquelle contredisait soit l’opinion des sages, soit le concours des événements ; telle entreprise sublime, mais désespérée, qui n’avait dans l’opinion publique aucun support et dans les choses aucun appui, et qui devint cependant le germe fécond d’une rénovation vitale ! Il y a, dans l’histoire de la religion sur la terre, des résistances absurdes qui sont de haute sagesse, des avortements misérables qui préparent aux grands triomphes, des insuccès plus précieux que toutes les victoires et de pures folies qu’admire et bénit la postérité !

Ces folies, qui les commettra désormais ? ces insuccès, qui les voudra subir ? ces résistances, qui les maintiendra ? ces initiatives et ces ruptures, qui les entreprendra, lorsque un symbolisme sans limites, émoussant la trempe des convictions, en aura rompu l’élan ou supprimé le choc ? lorsque le schématisme de l’évolution, flexible en apparence, rigide au fond, enchaînera la pensée au rythme infrangible d’un progrès uniforme ? Heureux de s’adapter et satisfait d’y parvenir, l’individu redoutera comme un opprobre tout ce qui le pourrait isoler de ses frères ; il craindra comme un sacrilège de contredire jamais à l’autorité collective ambiante et de dépouiller l’anonymat facile où le retiennent en même temps le système et sa paresse naturelle.

Et si l’on proteste qu’il aura tort, que la séparation, la contradiction dont il s’effraie n’est qu’illusoire puisqu’elle doit inévitablement se résoudre un jour par une synthèse, et que ces révolutions apparentes, pourvu qu’on les voie d’assez haut, loin de troubler la marche de l’évolution, la constituent au contraire, je réponds que cette apparence et cette illusion même sont encore de trop ; qu’il suffit qu’elles existent et que l’individu, au point où il se trouve, c’est-à-dire au point de vue individuel, n’en puisse déchirer le voile, pour condamner un système qui le condamne à ressentir son devoir comme une violation du devoir, la vérité pratique comme une infraction à la vérité théorique, et l’empêche, sa vie durant, d’accomplir ce qu’il doit par égard pour ce qu’il sait.

L’évolutionnisme n’est donc pas plus favorable à l’action qu’à la conviction religieuse. D’une manière générale et toutes exceptions réservées, on peut dire qu’il les neutralise l’une et l’autre, si même il ne les annule et ne les prévient tout à fait.

Or, d’où vient cette hostilité latente, mais constante et, semble-t-il, radicale de l’évolutionnisme religieux à l’endroit de la moralité religieuse ? Quelle en est la cause profonde et la raison dernière ?

Nous aurons répondu à cette question et rendu compte des résultats précédents, lorsque nous aurons examiné de quelle façon la doctrine se comporte vis-à-vis du principe constitutif de la morale profane d’abord, de la morale religieuse ensuite.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant