Mais ce n’est pas seulement la suprématie de l’ordre moral que compromet l’évolutionnisme religieux, c’est la révélation même de Dieu : c’est le théisme lui-même qui est en cause.
[« Nous prévoyons ce qu’on objectera à cette manière de comprendre les textes de Paul sur la question du péché. On dira qu’elle n’est pas admissible parce qu’elle fait ainsi remonter le mal jusqu’à Dieu. Nous avouons que cette raison nous touche peu ; elle est d’ordre métaphysique et nous ne faisons que de l’histoire. » (Auguste Sabatier, Op. cit., p. 394.) La distinction est subtile, mais elle ne tient pas. L’histoire implique la métaphysique, puisqu’elle implique la révélation même de Dieu.]
Je le voudrais montrer par le spectacle de l’évolution morale telle qu’elle est posée par la théorie. Je suppose cette évolution sous sa forme la plus compatible avec les données morales. Je suppose qu’elle est dynamique, spirituelle, non pas absolument libre (car l’évolutionnisme moral n’est pas compatible avec la liberté complète), mais relativement libre ; je suppose qu’elle ne se fait pas toute seule, mécaniquement, que Dieu et l’homme y concourent ensemble par leur volonté. Dès lors, l’évolution s’explique par la réalisation d’énergies divines qui, soutenant le jeu des forces naturelles, ou les incarnant peut-être, les conduisent d’étape en étape à la manifestation suprême de leur nature véritable. D’où il résulte que si Dieu, dans un sens, devient l’explication première de l’évolution (en devenant religieuse, elle s’explique par Dieu), dans un autre sens, l’évolution devient la seule explication possible de Dieu. Dieu se révèle par elle et ne se révèle que par elle. Elle est la grande révélation, la révélation essentielle de Dieu. — Or que révèle-t-elle de Dieu, ou quel Dieu révèle-t-elle ? Le Dieu du progrès par la nature et par la moralité de l’histoire. Cela est quelque chose, sans doute. Mais quel est le fond de la nature et de l’histoire ? De quoi se composent la nature et l’histoire ? D’un inextricable mélange d’ordre et de désordre, de bien et de mal, où jamais l’un n’est complètement vaincu, ni l’autre tout à fait victorieux (où même jamais il ne pourra l’être) ; d’un mélange dont les deux éléments sont nécessaires l’un à l’autre ; où le mal est la condition du bien, puisque le bien c’est le progrès et que le désir du progrès, ou du mieux, ne s’éveille que par la conscience du pire, ou du moins bien ; d’un mélange dont les deux parties corrélatives sont donc également voulues de Dieu, puisque Dieu veut l’évolution, dont elles sont la condition ; également voulues de Dieu, également nécessaires et légitimes dans le monde, elles sont donc également légitimes et nécessaires en Dieu lui-même. Dieu est à la fois le Dieu du bien et du mal ; le mal et le bien trouvent en Dieu leur raison suffisante et leur justification. Dieu dès lors est encore Dieu par la puissance, il ne l’est plus par la sainteté. Il est un pouvoir aveugle, une énergie monstrueuse, je ne sais quel démiurge équivoque, où bouillonne confusément et d’où s’épanche la vie du monde, d’où procèdent ensemble le bon et le mauvais, et dont la seule idée consterne la raison et démoralise la conscience. Il n’est plus le Dieu de l’ordre moral, mais le Dieu de l’ordre naturel ; il n’est plus le Dieu du monde tel qu’il devrait être, mais le Dieu du monde tel qu’il est, tel que la conscience le condamne et le réprouve. Le problème du mal est résolu, j’en conviens, mais au prix de la révélation de la conscience, entièrement subordonnée à celle de la nature. Il est résolu, dis-je, mais au prix de la religion, au prix du théisme. C’est dire qu’à peine résolu sur un point, il se pose à nouveau sur un autre.
Et voici désormais comment il se pose : ou bien Dieu, qui est saint, n’est pas assez puissant pour créer un monde où le mal n’existerait pas (même comme condition du bien) ; il est saint, mais il n’est pas souverain. Ou bien Dieu, qui est souverain n’est pas moral ; il n’est pas un être moral dans le sens où nous comprenons ce mot ; il a créé le monde et le gouverne selon d’autres lois que celles qu’il a écrites dans notre conscience ; il est souverain, mais il n’est pas saint.
Ces conclusions sont rigoureuses. Je ne pense pas qu’on y puisse échapper. Pesez-les. L’une et l’autre nous apparaissent comme impossibles, monstrueuses ou blasphématoires. S’il fallait admettre, soit l’une, soit l’autre, quelque chose se déchirerait au plus profond de notre être ; une fissure éclaterait en nous, par où s’écoulerait la substance même de notre être moral. Pourquoi ? Parce que Dieu s’effondrerait ; parce que le témoignage qu’il se donne lui-même à notre conscience serait menteur ; parce que notre âme et l’univers tout ensemble seraient vacants du seul être qui leur soit nécessaire. Mais heureusement que ce blasphème est impossible. Non pas intellectuellement, ni même pratiquement, mais psychologiquement, parce que nous sortons de la sincérité de nous-même avec nous-même : notre volonté réfléchie contredit son principe. Pourquoi ? Parce que l’action qui nous atteint dans notre conscience, l’action qui nous fait religieux et nous prosterne devant l’ineffable et nous fait prononcer le nom de Dieu, cette action est à la fois sainte et souveraine ; parce que nous ne connaissons la sainteté et la souveraineté que par elle ; parce que sa sainteté, qui nous interdit le mensonge, se l’interdit à elle-même ; parce qu’absolument objective, ne dépendant en aucune manière de nous-même, nous ne pouvons la mettre en doute sans douter de nous-même ; parce qu’elle est la certitude qui (sans que nous le sachions toujours, mais nous pouvons le savoir) fonde et accrédite toutes les autres, hors de laquelle non seulement nous ne serions sûrs de rien, mais nous n’existerions même pas, en sorte que, par le seul fait d’exister, elle prévaut contre toutes les autres.
Mais en retrouvant Dieu dans notre conscience, nous avons retrouvé du même coup l’ordre moral tout entier. Et le Dieu de l’ordre moral n’est pas le Dieu de la nature ; le Dieu du monde tel qu’il est, n’est pas le Dieu du monde tel qu’il devrait être. Il n’est donc pas celui de l’évolution naturelle. Et dès lors comment ne l’est-il pas, pourquoi ne l’est-il pas ? Comment surtout peut-il ne pas l’être ?
La question, qui semblait fermée, se rouvre, et n’a maintenant plus qu’une réponse. Parce que l’expérience actuelle, toute l’expérience actuelle, la nature, le monde et l’histoire, l’évolution toute entière, telle qu’elle se réalise actuellement, n’est pas directement divine ; parce qu’elle dépend elle-même d’un fait moral préalable où Dieu n’entre point ; parce que ce fait d’ordre moral n’a point été voulu par Dieu, mais commis par la créature, et que ce fait, c’est la chute. Et c’est ici qu’intervient la seconde explication possible de l’universalité et de l’hérédité du mal, dont l’évolutionnisme était la première. Mais l’évolutionnisme a échoué sur toute la ligne. Il ne nous a rendu compte ni de l’apparition du mal et de l’appréciation du mal au sein de l’individu, ni du péché d’ordre spirituel, ni de la culpabilité du mal, ni de la sainteté et de la souveraineté divine. Il n’est pas une explication, mais un trompe-l’œil ; il est une erreur dangereuse ; car il conduit l’esprit sur des voies qui démoralisent la conscience.
Avant d’aborder la théorie de la chute, je voudrais le montrer encore sur un point dont on parle beaucoup aujourd’hui.