Le royaume de Dieu est le but vers lequel tendent incessamment les événements, les temps, les choses et les générations qui constituent l’histoire universelle. On peut donc le représenter comme étant essentiellement, et avant toutes choses, la grande assemblée des personnalités affranchies de la domination du péché et de la mort et glorifiées dans la sainteté. Il est en même temps la puissance invisible qui représente toutes les vertus et toutes les gloires de l’immortalité bienheureuse. Dieu seul est le maître de ce royaume. Il le veut et le dirige parce qu’il veut sauver l’homme en le rendant conscient et capable de la plénitude vivante de son amour et de sa sainteté. Ce n’est donc que dans ce royaume que nous pouvons nous représenter le souverain bien dans toute son idéale et réelle grandeur. Déjà sur cette terre, il nous est donné de le connaître et de le posséder, car il n’est pas seulement le royaume de la sainteté dans la liberté et la charité, il est aussi celui du salut, de la félicité suprême qui réalise et glorifie toutes nos aspirations. Il est donc pour l’homme infiniment plus que le commandement qui fait appel à toutes ses forces et à toutes ses énergies, engage sa volonté ; il est aussi et surtout l’attrait qui domine nos désirs et les forces les plus intimes de notre être, car il n’est que notre véritable nature pleinement réalisée, trouvant sa fin dans la plus pure et la plus noble de ses aspirations.
D’une manière générale, on peut définir le bien : l’objet qui provoque nos désirs et dont la possession constitue la meilleure part de notre être et la condition de notre paix et de notre bonheur. Il est des biens matériels, il en est de spirituels. Les uns et les autres, au sens moral, ne deviennent des biens véritables, qu’à la condition d’incliner notre volonté sous la loi du devoir, de la retenir sous sa sainte influence, en lui apprenant à chercher et à désirer le bien dans le renoncement à elle-même et l’obéissance à la volonté de Dieu.
Le souverain bien peut donc revêtir pour nous une double signification. D’une part, il est ce qui est au-dessus de tous les autres biens, le « Bonum supremum. » A ce titre, il veut être préféré à tous les autres. Il représente ce qui doit être pour nous le but de tous nos efforts ; en lui, l’homme peut posséder la paix et le repos qu’en dehors de lui, il ne peut trouver nulle part. Il est aussi le bien parfaitement accompli et réalisé (bonum consummatum) ; il renferme la plénitude de toutes les perfections, l’ensemble de tous les biens. En lui dès lors, ne se trouve aucune ombre, ni aucune imperfection ; il est l’apaisement, non seulement des désirs de l’homme, mais de la création tout entière. Sous l’une et l’autre de ces acceptions, le royaume de Dieu est le souverain bien. Il est donc tout à la fois la seule chose nécessaire et la perle de grand. prix. Pour l’acquérir, nous devons donc sacrifier tout ce que nous possédons, car il est le bien suprême dont la possession apporte à l’homme la vraie félicité. S’il venait à nous manquer, il ne serait aucun bien sur la terre pour compenser cette perte. Sans le royaume de Dieu et sa justice, l’homme tout aussi bien que l’humanité ne pourrait que périr, même alors que pour elle et pour lui surabonderaient les biens les plus enviés. Le royaume de Dieu est encore le souverain bien, dans le sens de la plénitude qui réunit et concilie dans la consommation toutes les perfections (bonum consummatum, numeris absolutum). Il est alors le bien au sens de la gloire céleste que pour la fin des temps nous gardent les cieux. Cette gloire céleste, pour nous, réalise l’accomplissement de toutes choses que doit manifester le dernier avènement du seigneur Jésus. Elle nous dit aussi le bonheur dont jouissent déjà les bienheureux dans l’attente de ce jour suprême. Cette gloire, nous la voyons encore dans ces nouveaux cieux et cette nouvelle terre où la justice habitera. Alors qu’elle apparaîtra, nous verrons le sanctuaire de Dieu, il sera avec nous, et la mort et le cri de la douleur ne se feront plus entendre. Les choses vieilles seront passées et la création pleinement glorifiée ne connaîtra plus ni l’espérance ni la foi : la foi aura été changée en vue et l’espérance sera devenue la plénitude de la possession ; seule la charité régnera.
Quoique le royaume de Dieu, conçu comme le bien suprême, comme la fin qui doit consommer tous les temps, ne puisse se manifester que lorsque la figure de ce monde ne sera plus, on peut cependant, dans l’économie actuelle et dans un sens relatif, parler de ce royaume comme réalisant dès aujourd’hui le souverain bien. Nous pouvons même entrevoir son triomphe grâce aux événements et aux signes qui le préparent et l’annoncent. Il nous serait du reste impossible de méconnaître son influence. Il est, en effet, dans la nature du royaume de Dieu, d’agir dans les limites du temps et dans toutes les sphères de la vie humaine. Il faut que sa vertu pénètre et ennoblisse l’humanité ; ce n’est qu’à ce prix que, redevenue elle-même, elle pourra retrouver sa glorieuse nature, sa primitive origine et la conscience de son immortalité. On ne peut donc se représenter le royaume de Dieu que comme l’ensemble de toutes les forces vives, de tous les nobles enthousiasmes, de toutes les joies, de tous les purs dévouements qui agissent dans le temps et prophétisent l’humanité nouvelle. Le royaume de Dieu est donc l’idéal suprême pour l’individu, la famille, l’état, l’Eglise, et même qu’ils en aient conscience ou non, pour les artistes et les savants. Et toutes les fois que dans l’histoire apparaît la conscience humaine pour revendiquer son imprescriptible souveraineté, on peut dire que ce n’est pas seulement l’humanité idéale mais le royaume de Dieu qu’elle évoque. Mais si déjà sur la terre le royaume de Dieu est le stimulant qui nous incite à conquérir les puissances de la vie morale, il ne faut pas oublier que dans le ciel, il est le Seigneur lui-même, l’idéal dans toute sa pureté. Cet idéal aujourd’hui nous pouvons l’entrevoir et le saluer de loin, mais il ne peut être que l’objet de notre espérance et de notre désir. Nous devons bien nous garder d’oublier qu’ici-bas il ne peut apparaître que sous une forme incomplète qui le laisse entrevoir mais jamais ne le réalise.
A méconnaître cette vérité, on n’a su que faire revivre la vieille erreur juive qui n’a jamais voulu reconnaître pour son messie qu’un roi charnel et méchant. Il faut nous y résigner, jamais le souverain bien ne pourra se réaliser sur la terre, aussi longtemps qu’elle sera le champ clos de la mort et l’humanité le troupeau de sa pâture. Aussi longtemps qu’elle régnera, nous verrons se confondre le bien et le mal, l’ivraie et le bon grain ; aussi longtemps que la terre sera la terre, nos efforts les meilleurs et nos travaux les plus dévoués ne pourront que porter l’empreinte de l’imperfection et du temps et ils ne saisiront jamais la perfection que sous une forme incomplète. De ce côté-ci de la tombe, la gloire du royaume de Dieu nous apparaîtra donc toujours confuse et voilée. Si jamais le Christianisme est appelé à triompher dans le temps, le temps n’en restera pas moins pour lui une époque de lutte et de douleur. Au sens complet du mot, le souverain bien ne peut donc se manifester dans toute sa vivante réalité que dans une création glorifiée et lorsque l’imparfait aura fait place à la perfection.
Avec Kant, et nous autorisant de son grand nom, nous pouvons affirmer que la raison exige que la vertu et le bonheur se rencontrent et se confondent dans la même conception. Mais avec lui, obligés de constater qu’ici-bas, le monde de la nature tout aussi bien que celui de l’histoire ne peuvent que méconnaître les lois de la morale et de la liberté, au nom de la même raison, nous attendons comme lui un ordre de choses qui conciliera le bonheur et la vertu, les lois fatales de la nature et la loi morale de la liberté. Mais ici, le grand philosophe, et il ne nous déplaît point de le constater, est en pleine contradiction avec lui-même. Dans la critique de la raison pure, il signifiait à la théologie et à ses dogmes, un congé hautain et qu’il tenait pour définitif, et voici que bien malgré lui, dans la critique de la raison pratique, il se voit contraint de la rappeler. Car c’est lui qui, plus hautement qu’aucun de ses devanciers, n’avait encore osé le faire, résume toute la philosophie dans un postulat qui est un acte de foi à la réalité du souverain bien. Pour lui, en effet, le souverain bien ne serait pas la suprême réalité, si l’universalité des choses créées ne devait pas se subordonner à son service et se faire à son intention, le sanctuaire de l’esprit et de la liberté morale. Il veut qu’un jour vienne où dans ce monde glorifié, la vertu souveraine incontestée domine tous les contrastes et toutes les contradictions, pour s’affirmer dans une harmonie si complètement universelle qu’elle n’ait plus à redouter ni même à concevoir la possibilité d’une contradiction. Mais nous sommes encore plus exigeants que le philosophe ; il ne demandait que la conciliation de la vertu et du bonheur, pour nous, il nous faut celle de la sainteté et du salut ! A demander moins, il nous faudrait oublier que la vertu et le bonheur ne sont que les fragments et les diminutifs du salut et de la sainteté. Et il nous faudrait consentir à des concessions qui nous amèneraient à nous contenter d’un monde imparfait et d’une conciliation toujours imparfaite entre le bonheur et la vertu. Mais ici, il faut nous séparer du philosophe car il retombe dans le domaine des choses finies et du progrès indéfini. Il renonce à l’infini véritable et éternel, et il ne saurait en être autrement, car cet infini n’est possible que pour l’homme qui consent à le recevoir comme un don de la grâce divine.
Le Royaume de Dieu, ainsi entendu, nous représente le bonheur se confondant avec le salut, ou si l’on aime mieux, le triomphe de la charité dans un monde qui se transforme pour la glorifier et lui valoir l’entière et sainte possession d’elle-même. Ces deux termes bonheur et salut représentent donc l’un et l’autre une existence pleinement heureuse et se suffisant à elle-même, mais il est cependant entre eux des différences qu’il importe de signaler afin de ne pas confondre ce qui est de la terre et ce qui vient du ciel. Le salut commence sur la terre, mais sa joie et sa paix lui viennent de Dieu, il doit donc chercher sa véritable patrie, son véritable milieu, dans le monde de l’au-delà, dans le ciel. Mais le ciel que nous attendons n’est que la création d’aujourd’hui rendue à sa véritable et immortelle nature, cette création glorifiée, comme celle d’aujourd’hui, ne cessera pas d’être visible ; ce sera toujours la terre qui nous porte, le ciel qui nous éclaire, mais, et c’est là la seule différence qui les sépare, comme celle d’aujourd’hui, elle ne subira plus les lois de la vanité, et ne connaîtra plus la tyrannie de la mort et les ombres qu’elle traîne après elle. Dans ce monde par conséquent, on ne se mariera plus et on ne prendra plus en mariage et nous serons semblables aux anges. Ce monde à venir sera donc le royaume de la gloire et de la perfection dernières, le nouveau ciel et la nouvelle terre, le paradis qui possédera enfin le véritable sanctuaire qu’ici-bas nous ne pouvons qu’entrevoir et prophétiser. Ce n’est que dans ce milieu que nous pouvons concevoir le salut pleinement réalisé. Le bonheur, au contraire, n’est que pour l’existence présente et ne peut pas dépasser les limites du temps. Autre différence encore : à supposer que le salut pût se réaliser en dehors des données et des conditions de la foi chrétienne, il n’en resterait pas moins la chose religieuse par excellence. Le bonheur, au contraire, n’est pas nécessairement dépendant de l’influence religieuse ; il n’est, en effet, que le bien être dans la pleine satisfaction de nous-mêmes. Il ne saurait donc réclamer comme condition nécessaire et déterminante la présence et l’influence de Dieu. Les moralistes païens, on est bien forcé de le reconnaître, au moins pour la plupart d’entre eux, subordonnent le souverain bien au véritable bonheur et ignorent l’espérance (1 Thessaloniciens 4.13). Le bonheur qu’ils évoquent reste circonscrit dans les limites du temps. Pour lui, il n’est point de lumière d’en haut pour le pénétrer et d’influence divine pour le relever. Les cyrénaïques et les épicuriens se représentent le bonheur dans un état d’âme toujours exempt de peines et de soucis. Les cyniques et les stoïciens, tout en distinguant le bonheur du jouir, s’entendent pour reconnaître que la vertu, en tant que souverain bien, doit toujours se suffire à elle-même et n’a jamais besoin que d’elle-même. Pour eux encore, le bonheur, tel qu’ils le conçoivent, revient donc au jouir qu’ils veulent, il est vrai, plus élevé que celui du vulgaire. Mais si les cyniques et les stoïciens peuvent se différencier du vulgaire dans leur conception du bonheur entre eux et malgré toutes les prétentions contraires, il n’est, sous ce rapport, aucune différence. Tandis, en effet, que les cyniques appellent le bonheur l’ataraxie, c’est-à-dire la force d’âme qui ne se laisse atteindre par aucune émotion, les stoïciens le comprennent comme l’apathie ou l’absence de toute passion capable de nous troubler. Pour les uns et les autres, le bonheur n’est donc que l’insensibilité qui laisse au sage la possession de lui-même et la conscience de sa souveraineté dans l’indifférence absolue pour tout ce qui n’est pas lui.
Stoïciens et épicuriens, par des voies diverses il est vrai, aboutissent, en définitive, au même résultat. Il serait cependant injuste d’oublier qu’il est entre eux une nuance car, tandis que l’épicurien veut nous amener à l’indépendance par la satisfaction toujours bien entendue de tous nos légitimes et naturels instincts, tout en acceptant cette satisfaction, lorsqu’elle se concilie avec son idéal, le stoïcien sait la contredire et s’en affranchir au besoin. Aussi le sage porte son idéal partout où il se trouve. Il veut qu’il se retrouve toujours maître de lui et de sa destinée, n’importe le théâtre sur lequel il est appelé à se produire. Toujours il doit faire preuve de la même impassibilité, dans la cabane du pauvre, sous les lambris dorés du palais, au milieu de la douleur la plus poignante ou au sein des jouissances les plus raffinées, à la table du festin le plus somptueux ou devant le plus humble repas. Les deux systèmes, l’épicuréisme et le stoïcisme entendent donc la suprême félicité comme l’impassibilité de l’âme que rien ne peut troubler. Mais cette impassibilité, tandis que le cynique la fait consister à céder à la nature, c’est à la contredire et à la vaincre que le stoïcien prétend la conquérir, et il veut la posséder et la jouir n’importe le milieu, fût-il même la fournaise ardente du taureau de Phalaris. Mais le stoïcien, pas plus que le cynique, ne comprend que pour trouver et posséder enfin la vie glorieuse et véritable pour toujours au-dessus des ombres de la mort et des souillures du péché, il faut à l’homme le royaume de l’au-delà, indépendant de toutes les royautés de la terre et qui ne sera que lorsqu’elles ne seront plus. Que tout autrement grande que cette apathique résignation nous apparaît l’attitude du martyr chrétien en face de la mort ! Les certitudes de la vie à venir abondent si vives et si pures dans son cœur, qu’il accepte le bûcher et ses flammes comme le char de feu qui doit l’emporter au ciel. L’histoire nous en présente d’immortels et nombreux exemples. On a souvent comparé le cynique au moine mendiant. L’un et l’autre, il est vrai, pour s’affranchir des choses de la terre, réduisent leurs besoins au plus strict nécessaire. Mais cependant, il est entre eux une bien grande différence : le bonheur que poursuit le cynique, l’impassibilité, l’ataraxie, qu’il veut réaliser n’appartient qu’au temps présent, tandis que le pieux franciscain aspire aux trésors impérissables qui ne sont qu’au ciel et pour la vie à venir. Aristote lui-même ne voit le bonheur que dans le monde présent. Pour lui, il ne consiste que dans une alternance harmonieuse du travail et du plaisir. Platon est le seul qui ait connu l’attrait vers les choses d’en haut et lui ait fait une place dans sa philosophie ; car il savait que la fin suprême de l’activité humaine ne doit être que la ressemblance avec Dieu. Pour lui, l’homme ne peut trouver sa véritable destinée que dans la vie à venir. C’est encore lui qui nous enseigne que la vie du philosophe doit être une mort anticipée aux choses de ce monde. Il envisage la mort comme l’affranchissement de toutes les illusions dont le temps nous fait les captifs. Ce n’est que par elle que nous pouvons enfin nous élever à l’existence supérieure et seule vraie qui devient la communion et le culte des idées éternelles. Dans le temps, et ici-bas, nous ne pouvons qu’entrevoir cette glorieuse immortalité. Elle n’est possible que dans le monde à venir, lui seul peut nous mettre en possession du souverain bien ; ce n’est qu’en ce monde que pour toujours nous pouvons nous l’approprier et en jouir. Il faut donc le reconnaître, si Platon ne nous donne pas encore l’idée du salut au sens chrétien, il dépasse cependant de bien haut, pour l’ennoblir et la purifier, la conception païenne du bonheur car, comme sa condition première, il réclame d’abord le passage de ce monde d’ici-bas dans un monde supérieur. Et dans ce monde d’en haut, tous ceux qui sur la terre auront cherché les choses éternelles verront la gloire de Dieu infiniment plus que dans les conditions d’ici-bas nous ne saurions le faire. Dans ce monde, pour toujours affranchis des soucis et des peines de l’heure présente, ils ne connaîtront même plus ni l’attrait ni le besoin des plaisirs et des joies terrestres. Complètement rachetés, en pleine possession de la liberté, de la ressemblance avec Dieu, ils n’auront plus rien à envier aux joies de la terre. Aussi pour lui, le contraste ou plutôt la différence entre le monde d’aujourd’hui et celui de demain ne saurait être plus absolue. Tandis qu’ici-bas, quelle que soit la position qu’un homme puisse occuper, qu’elle lui dispense toutes les jouissances ou qu’elle le condamne à remplir le tonneau des Danaïdes, qu’elle soit la voie des roses ou des ronces, elle n’en est pas moins pour lui celle de la servitude. Mais que tout autrement il en est du monde à venir ! Il ne connaît plus que la liberté dans la ressemblance avec la divinité. En présence de cette conception de la vie à venir, nous croyons fermement que lorsque Socrate mourant recommandait à ses amis de sacrifier pour lui un coq à Esculape, c’était à la seule fin de leur faire entendre qu’il n’avait plus besoin de guérisseur ; que désormais affranchi de la longue et pénible maladie qu’infligent les illusions et les peines de la vie, il allait entrer en possession de la véritable guérison, de la vie immortelle.
Dans les mystères d’Eleusis qui enseignent formellement l’immortalité de l’âme, on retrouve également l’idée du salut. L’initié, après les épreuves redoutables qui précédaient l’initiation, pouvait se considérer comme participant à la vie d’au-delà de la tombe. Aussi les avait-on entourés de formalités et de rites effrayants et mystérieux. Il fallait d’abord, et c’était là, on le croyait, une image de ce qui se passe pour l’âme, immédiatement après la mort, il fallait, que l’initié s’égarât dans les ténèbres, cherchant sans pouvoir le trouver le chemin du sanctuaire. Pendant que péniblement, il cherche sa voie. on accumule sur ses pas les obstacles et les ombres et l’on s’efforce de les faire toujours plus effrayants. Ce sont des cris déchirants, des ombres et des lumières qui se heurtent et projettent de sinistres clartés. S’il ne se laissait pas effrayer par ces fantômes, alors tout à coup se faisait une lumière merveilleusement douce et gracieuse, sous les ombrages odorants, au travers des prairies, alors apparaissent les sentiers du paradis, les chœurs et les danses lui en font déjà pressentir les joies et les extases. A les écouter, l’âme se purifiait, les liens qui la retenaient enchaînée à la terre se brisaient comme par enchantement. Les saints et divins propos se faisaient entendre et alternaient avec d’ineffables visions. C’étaient les réalités éternelles qui, pour lui, apparaissaient véritables et pures, déjà possédées et jouies. Il lui semblait alors que ce n’était plus par l’ouïe et par la vue, mais par tous les sens, qu’il prenait possession des réalités bienheureuses. Entrant enfin en communion avec les hommes généreux et saints, il pouvait voir bien bas, au-dessous de lui, le sombre troupeau des profanes et des impurs s’agiter et s’égarer au milieu des ténèbres, toujours plus bas descendre et se perdre dans l’abîme de la matière. Et ces damnés, il les entendait confesser eux-mêmes qu’ils n’étaient condamnés à subir les angoisses de la mort que parce qu’ils n’avaient pas voulu croire aux biens qui sont immortels. Ici se rencontre donc en terre païenne l’idée d’un salut qui dépasse de beaucoup toutes les joies de la terre mais qui n’en reste pas moins bien au-dessous du salut chrétien. Car le salut des Champs Elysées n’est après tout qu’une félicité intermédiaire entre celle de la terre et celle du ciel. Elle est cependant la conception la plus élevée qu’ait pu atteindre la conscience païenne.
[S’autorisant de cette description, Schelling se plaît à croire qu’après leur mort les initiés rencontrent la réalité qu’ils ont entrevue, un ciel tel que les payons pouvaient le concevoir et le posséder. Et il le croit, dit-il, au nom de cette justice toujours inhérente à la conscience humaine qui ne peut pas permettre que l’homme ne retrouve pas la destinée la plus conforme à ce qu’il a été et à ce qu’il a faita.]
a – Schelling, Philosophie de la révélation II, 3, 449-451.
Le bonheur n’est pas exclusif du sentiment religieux ; on peut le concevoir comme comprenant le bien céleste et le bien terrestre, la félicité et le salut. Mais alors même qu’il comporte l’influence du sentiment religieux et qu’il ne soit pas étranger à l’espérance du salut dans un monde à venir, tout en se spiritualisant, le bonheur n’en est pas moins un bien terrestre. Ce salut amoindri, et en quelque sorte mondanisé, ne laisse pas que d’attirer de nombreux poursuivants. Il en serait beaucoup parmi eux pour se révolter, si on voulait leur proposer le bonheur sans la religion. Ils ne souffriraient pas qu’avec Goethe on vînt leur dire qu’aujourd’hui on peut se passer de Dieu, de la vertu, et de l’immortalité, que l’or vaut mieux que le ciel, la santé mieux que le salut. Et alors même qu’à tous ces biens, si précieux soient-ils, on ajouterait les grâces de la beauté, les succès de l’esprit, la longueur des jours d’ici-bas, ils ne consentiraient pas volontiers à leur sacrifier l’immortalité dans le ciel. Sans cette immortalité, tout ce que la terre peut donner ne serait qu’un bonheur au rabais qui ne pourrait que contredire et froisser leur véritable nature. Mais qu’à ces mêmes personnes on offre en même temps Dieu et toutes ses grâces, l’or et ses appas, la vertu et ses attraits, la santé et ses joies, la beauté et ses charmes, l’esprit et ses séductions, la certitude du salut dans le ciel, et en sus, une longue et heureuse vie sur la terre, toutes ou à peu près toutes seront heureuses de rencontrer enfin une combinaison qui leur permette de concilier le ciel et la terre et ils s’empresseront d’acquiescer. Il en est même qui se contenteraient bien à moins, car, en fait de bonheur, les hommes ont appris à modérer leurs désirs et à préférer à l’idéal du bonheur un jouir moins élevé, mais plus rassis. On peut donc être sûr que tous, ou à peu près tous, surtout au commencement de la carrière religieuse, se rallieraient sans trop de difficultés à un bonheur qui, sans proscrire ouvertement la religion et le ciel, nous dispenserait des peines et des grandes douleurs de la vie et nous déroberait la vue de la croix. Dans ce désir en quelque sorte involontaire qui nous porte tous vers le bonheur et nous fait nous dérober à la souffrance, n’est-il rien de légitime ? Nous n’oserions pas l’affirmer. Il peut se trouver des ascètes impitoyables et durs qui considèrent les souffrances et la douleur comme leur état normal et la condition indispensable au salut. Un pareil rigorisme ne saurait se concilier avec l’enseignement des Saintes Ecritures. Si l’Ancien Testament toujours allie la crainte de Dieu, la justice et le bonheur véritables, le Nouveau affirme également que la piété est utile à toutes choses, qu’elle a les promesses de la vie présente aussi bien que de celle qui est à venir (1 Timothée 4.8). Il nous assure aussi que la piété attire toujours la bénédiction de Dieu, même dans les choses temporelles. Et quand le Seigneur Jésus nous exhorte à chercher le Royaume de Dieu et sa justice et qu’il promet que toutes les autres choses nous seront données en sus, c’est autant que s’il nous disait que ces autres choses, quelque subordonnées qu’elles soient au Royaume de Dieu, n’en ont pas moins leur véritable valeur. Sous cette réserve, si légitime soit-elle, nous n’en sommes que mieux obligés de nous rappeler, en l’accentuant même, la parole de Dieu qui nous avertit, « que c’est par beaucoup d’afflictions qu’il nous faut entrer dans le Royaume de Dieu » (Actes 14.22). Cet avertissement ne nous permet pas d’oublier que la promesse de ces joies temporelles ne nous est faite que pour nous soutenir et nous fortifier dans l’épreuve. Elle veut que nous sachions que pour le croyant toutes choses doivent concourir au bien de ceux qui aiment Dieu, et c’est là un des côtés de la question qu’il importe de ne pas oublier. (Romains 8.22) L’expérience ne nous laisse pas non plus ignorer que le bonheur très imparfaitement et très rarement se rencontre dans la vie. La douleur, cette ombre qui toujours l’accompagne ou nous le dérobe, se charge de nous rappeler avec une cruelle insistance que nous ne sommes pas faits pour être heureux mais pour être sauvés. Aussi l’homme peut-il goûter la joie du salut même au milieu des ruines de son bonheur terrestre et sous le coup des déceptions les plus cruelles ; ce n’est même qu’à ce prix que nous apprenons que cette joie n’est pas de ce monde et pour ce monde. Elle est donc une grâce d’en haut qu’aucun homme ne peut conquérir. Il nous faut la recevoir comme un don gratuit et quand une fois nous l’avons reçue, nous ne pouvons la retenir que comme une grâce, dans la communion de celui qui nous la confère. Elle n’est pas l’apathie impassible, l’insensibilité souveraine que l’orgueilleux stoïcien croyait pouvoir conquérir par sa propre vertu. Elle n’est à nous que pour nous conduire au ciel, sa véritable patrie et la nôtre, et ce n’est qu’au ciel qu’elle peut s’affirmer dans toute sa vivante plénitude. Le bonheur, au contraire, même pour les rares élus qui peuvent le conserver pendant toute leur vie, meurt tout entier à l’heure de la mort. La terre est son milieu, son moyen, sa raison d’être. La terre ne peut donc que le reprendre tout entier. Mais s’il est dans ce bonheur, ce trésor de foi, d’espérance et de charité que toujours et n’importe dans quelle condition, l’esprit de Christ sait recueillir sur la terre, l’âme se l’approprie, elle en fait la joie du salut, et cette joie, elle l’emporte tout entière dans le royaume du ciel.
Sur cette terre, ce n’est pas seulement pour l’individu mais également pour l’humanité que l’idéal du bonheur toujours nous trompe et reste irréalisé. Et cependant, dans cet idéal, il est une vérité qu’il est impossible de méconnaître, car il n’est après tout que le souvenir de l’âge d’or, cette traînée de lumière que la paradis perdu laisse ineffacée sur la terre. Et telle est la puissance de ce souvenir, qu’aujourd’hui, au milieu des exigences et des vulgarités de notre époque qui toujours plus semblent se faire antipathiques à l’idéal, bien loin de s’effacer, il se prend à revivre, il n’est plus le passé que l’on peut oublier, il est l’avenir qui toujours plus nous attire. Cet idéal entrevu et dont l’âge d’or est toujours l’inspiration et le point de départ, lorsque la pensée veut le saisir, toujours elle est obligée de se le représenter comme un état social dans lequel la religion et la vertu, les arts et les sciences s’unissent ensemble pour valoir à tous et à chacun la plus grande somme de bonheur possible. Dans ces merveilleuses descriptions, les traits qui reviennent toujours les mêmes sont pour nous représenter l’homme retrouvant la toute puissance dans la conscience et dans la joie de sa nature véritable et contraignant toutes les forces de la création sous la raison et le commandement de sa volonté. De tout temps, l’imagination s’est complue à nous retracer la magnifique harmonie de cet âge idéal. Il n’est pas de siècle qui n’ait inspiré quelques-unes de ces décevantes mais généreuses utopies. On dirait que toutes elles s’entendent pour nous représenter la science et la philanthropie unissant leurs efforts pour anéantir la guerre, la destruction de l’homme par l’homme. Elles se complaisent à nous redire que l’homme par la puissance de son savoir et de son immortelle charité, devenu définitivement le maître de toutes les forces de la nature, les consacre tout entières à embellir cette terre, le milieu de sa domination et d’un bonheur qui est pour tous et n’a plus à redouter les injures de la mort et les tyrannies du péché et de l’erreur. Mais, à faire abstraction de toutes ces illusions et de toutes ces fantaisies chimériques, il n’en reste pas moins une’ vérité qu’il est impossible de méconnaître. Et comment pourrions-nous la contester, alors que nous sommes obligés de reconnaître que la morale est elle-même l’inspiration et la cause de toutes les utopies qui s’obstinent à rêver le bonheur universel. C’est elle qui nous suggère l’idéal qui seul peut relever l’homme et l’humanité, c’est elle qui nous donne les moyens les meilleurs et les seuls vrais qui permettent de le réaliser. Et si jamais l’âge d’or peut revivre encore, c’est à elle seule que nous le devrons, elle est seule capable de nous rouvrir la voie sur laquelle il se retrouve. Quoique en plein paganisme, Platon l’avait déjà compris. L’idéal qu’il nous décrit dans son livre de la République, malgré toutes les difformités qui le déparent, n’est possible que dans l’harmonie de toutes les forces et de toutes les affections morales et humaines. Mais plus encore que la République de Platon, la royauté du Messie, en se réalisant sur la terre, nous révèle le vrai bien dans les limites de l’espace et du temps, et nous fait entrevoir dans la morale religieuse la conception la meilleure et la plus complète de l’âge d’or. Les millénaires à leur insu et malgré leurs grossières erreurs se sont faits les interprètes de cette vérité. Ils croyaient qu’un jour viendrait où la puissance mauvaise définitivement vaincue ne pourrait plus dominer sur les hommes. Alors l’Eglise de Dieu laissant derrière elle la mer rouge des persécutions et des martyrs, l’exil et les rudes épreuves du désert, entrerait dans son repos pour célébrer son triomphe et les noces de l’agneau. Si sans nous laisser arrêter par les images et les couleurs qui forcent ou déparent la pensée, nous ne regardons qu’à la pensée elle-même, nous ne pouvons pas nous dissimuler qu’elle n’est que l’expression d’une grande vérité, le triomphe du Christianisme sur le monde tout entier. L’attente de ce triomphe était particulièrement vivante aux trois premiers siècles, c’était l’âge des martyrs et des grandes douleurs. Le royaume de Dieu n’était alors que la perle de grand prix, le salut par la foi et dans l’espérance. On ne pouvait le posséder que dans la communion personnelle et vivante avec le Sauveur, s’affirmant au cœur du croyant par la parole divine et la vertu du sacrement. Ce n’était pas le bonheur mais le salut dans la vie éternelle que seul pouvait alors posséder le chrétien. Par une inévitable réaction en ce temps de l’épreuve, on vit alors se produire le millénarisme. Il affirmait la victoire du Christ sur toutes les puissances ennemies et comme conséquence, son règne de paix universelle pour toute la terre. Chose étrange et point assez remarquée, dès que le Christianisme eut conquis le pouvoir et fut devenu la religion dominante, pour de longs siècles, on vit disparaître la foi et les imaginations millénaires. On peut certainement se représenter de bien des manières différentes la souveraineté du Christ. Dans toutes ces conceptions, le faux et le vrai se rencontrent dans des proportions inégales ; tantôt c’est l’esprit qui méconnaît les exigences légitimes de la chair, tantôt la chair qui triomphe au détriment de l’esprit. Mais après tout, une chose reste certaine : l’idéal chrétien ne peut triompher que sous la forme du Royaume de Dieu, répandant sur la terre toutes les grâces et tous les dons qui relèvent et ennoblissent les hommes pour les confondre tous dans une sainte et même affection, au profit d’une seule et même humanité. Depuis le triomphe du Christianisme, c’est ce même idéal qui toujours présent, quoique plus ou moins conscient, se retrouve dans toutes les théories qui inspirent ce qu’on est convenu d’appeler l’état chrétien. Et à prendre, dans l’ensemble de leur développement, les peuples qui constituent ce qu’on est convenu d’appeler la chrétienté contemporaine, on est obligé de reconnaître qu’il est bien et dûment chrétien, l’idéal qui fait espérer qu’un jour viendra où tous les états et toutes les nations uniront toutes leurs forces et feront taire toutes leurs dissensions pour le triomphe de la justice et de la paix. Alors les haines et les ambitions qui, plus hautes et plus redoutables que toutes les frontières, séparent et divisent, nous les verrons s’abaisser et disparaître au profit de l’unité souveraine, au nom de la justice et de l’immortelle charité. Mais quand cette heure viendra, on peut être sûr qu’elle sera celle de la foi universelle, incontestée elle régnera sur la terre et l’on verra le loup et l’agneau, la brebis et l’ours gîter et s’ébattre ensemble (Ésaïe 11.6). Cet idéal ne manque certainement ni de vérité ni ne grandeur mais à une condition, c’est que l’on reconnaisse que comme tout idéal poursuivi sur la terre, jamais il ne sera que très imparfaitement réalisé. Oui certainement, il vient et il viendra l’âge d’or, mais sur notre terre et sous nos cieux d’aujourd’hui, jamais ne se fera l’heure où l’on pourra dire il est venu et pour toujours il reste accompli. Mais aujourd’hui le péché et la mort et les puissances antichrétiennes qui en sont la conséquence et qui dominent l’ordre de choses actuel, le rendent à jamais impossible. Même alors qu’au travers du prisme éblouissant de la prophétie, nous contemplons ce moment de l’histoire où Satan enchaîné pour un jour laisse apparaître l’âge d’or, nous ne pouvons pas longtemps retenir la céleste vision. A peine entrevue, elle passe et s’efface, Satan se déchaîne, l’idéal s’évanouit, et de triomphante qu’elle était, l’Eglise redevient militante. Le règne de Dieu dans sa pleine réalité, le Christianisme dans son idéale puissance, ne pourront apparaître que lorsque le ciel descendra sur la terre au travers de la crise dernière qui consumera toutes les puissances mauvaises et fera toutes choses nouvelles. Mais alors, il ne faut pas l’oublier, la suprême félicité sera devenue la suprême sainteté dans la gloire éternelle. Le bonheur, quelque nom qu’on lui donne ici-bas, qu’il s’appelle la fortune ou l’âge d’or, qu’il soit pour l’individu ou pour l’humanité tout entière, qu’il subisse l’influence religieuse ou la méconnaisse, n’en est pas moins dans son essence et par le seul fait qu’il est le bonheur, la chose de la terre. La terre est sa patrie, et même pour cette terre, on ne le rencontre jamais pleinement réalisé. Ici-bas, il ne peut être qu’un rêve par le fait seul de la loi divine qui soumet la destinée humaine au développement dans le temps, dans la succession et la solidarité, autant dire dans la souffrance et la douleur.
Un poète suédois, Atterbom, a chanté l’Ile fortunée. Mais, hélas ! cette île ne se retrouve que dans le monde de la poésie ; et sur la terre, elle n’est que le pays de l’exil et de l’éternel sanglot. Le bonheur d’aujourd’hui, si pleinement réalisé soit-il, serait encore bien dur à porter, si dans l’au-delà nous ne pouvions pas entrevoir la félicité suprême. Mais qu’importe, après tout, puisque nous savons par l’Évangile que le bonheur, tout aussi bien que la souffrance, ne sont que des moyens et jamais le but. Ils nous préparent et nous élèvent pour la félicité future et la vie céleste. Cette vie d’en haut seule nous affranchira de la soif du bonheur d’ici-bas, elle nous fera participants de la glorieuse liberté des enfants de Dieu et dans la communion du père céleste, nous pourrons nous passer de tous les biens périssables qui nous retiennent aujourd’hui dans leur absolue dépendance. Elle est seule impérissable cette vie, dans le sein de Dieu, dans les sphères supérieures de la création que son esprit remplit de sa présence adorable. Elle réalise l’indissoluble harmonie, l’union de tous les moments et de tous les intérêts qu’ici-bas on ne peut poursuivre qu’isolément. Elle concilie le divin et l’humain, l’incréé et le créé, l’activité et le repos, la tête et le cœur, l’amour et la suprême intelligence. Dans l’existence d’aujourd’hui, au contraire, nous ne rencontrons que ce qui doit se flétrir et mourir. Aussi toutes les langues de la terre comparent-elles le bonheur au cristal, que le moindre choc fait voler en éclats ? Il est cependant un optimisme qui prétend faire du bonheur la fin de l’existence d’aujourd’hui ! Il faut donc qu’il ferme les yeux pour ne pas voir l’abîme qu’ouvrent le péché et les infinies détresses de l’heure présente, car il faut être aveugle pour croire que ce monde est le meilleur des mondes et qu’en fait de moralité et de vertu, on ne doit se contenter que de l’à-peu-près. Le pessimisme brutal qui hautement professe que la douleur et la mort sont les fins nécessaires et voulues de la destinée humaine, est infiniment plus intelligent et surtout beaucoup plus raisonnable que cet optimisme banal. De nos jours, Schopenhauer, l’auteur de la théorie du malheur, est l’interprète le plus éloquent de ce pessimisme et pour quelques-uns même, il en est le prophète infaillible. D’après cette théorie, le souverain mal ne serait pas autre que la vie en elle-même. Tous les autres maux n’en seraient que la conséquence et la rançon. A l’entendre, notre existence ne serait qu’égoïsme, car elle ne peut être que l’œuvre d’une volonté essentiellement et toujours égoïste. Elle ne peut être, par conséquent, qu’une douleur qui sans cesse se réveille, une souffrance qui toujours s’avive. A son dire, si grande que soit la somme de souffrances que représente le monde animal, ce monde de la lutte à outrance où nul être ne peut vivre s’il ne consent pas à se faire le bourreau d’un autre être, si grande qu’elle soit, elle n’est pas à comparer à celle de notre monde à nous, le monde d’en haut ! Si le monde d’en bas est un champ de bataille ou un charnier, notre monde à nous est un enfer ! Tous les hommes ne sont-ils pas entre eux, en guerre perpétuelle ? On dirait qu’ils ne sont faits que pour se haïr et s’entre-déchirer. Et quand ils n’ont pas assez des blessures qu’ils se font entre eux, à eux-mêmes ils s’en font de plus cruelles encore ! Et cependant, il n’est pas un homme qui, tout éveillé, ne se prenne à rêver le rêve du bonheur. Il veut être heureux et honoré, sans cesse il poursuit son idéal, sa bulle de savon, sa fata morgana, alors qu’elle éclate et se dissipe, il attend encore le bonheur. Le fantôme poursuivi le trompe toujours et cependant toujours l’attire. Malgré toutes les déceptions qu’il lui inflige, il ne cesse jamais de le poursuivre d’un désir toujours plus ardent et plus insensé. Pour lui, la vraie sagesse consiste donc à ne plus peiner et se tourmenter que pour réaliser la plus grande somme de néant possible en ce monde présent, en attendant le néant éternel dans le monde de l’au-delà. A ce point de vue, notre idéal serait le même que celui de l’ascète indien. Avec lui, il nous faudrait mourir à la volonté, à l’existence, à la vie et ne plus aspirer qu’au néant ; car la cause de toutes les douleurs et de toutes les illusions n’est que dans le vouloir. Dès lors, le souverain bien pour l’homme, celui auquel il doit tout sacrifier, n’est plus que l’absorption dans le néant. La complète rédemption, l’affranchissement de tous les fardeaux de la vie ne peut se faire que par le retour au « non être », au néant qui précède l’êtreb. Si monstrueuse et si fausse que soit cette doctrine, on ne peut s’empêcher de lui reconnaître une certaine apparence de grandeur si on la compare au vulgaire optimisme qui n’a point de cœur et point de sens pour les souffrances de la vie d’aujourd’hui. C’est, au reste, ce que prouve l’étude comparée du pessimisme et de l’optimisme à laquelle nous allons nous livrer.
b – Schopenhauer, Le monde en tant que volonté et conception.
Lorsque nous travaillons aujourd’hui, dans l’attente du royaume de la gloire et du bonheur éternels, nous pouvons avoir la certitude que ce n’est pas en vain que nous souffrons et que nous luttons. Et cependant, elle est incessante et dure, la lutte pour le Royaume de Dieu. L’adversaire à combattre jamais ne confesse sa défaite et toujours nous assaille. Mais si le bien est l’attrait qui nous soutient dans la lutte, il est aussi, conformément à sa nature véritable, le milieu qui nous assure toujours la paix et la joie de l’âme. Dans le mal, mais en sens inverse, se retrouvent les deux aspects que nous venons de rencontrer dans le bien. Il est l’ennemi qui sollicite et contre lequel nous devons rassembler toutes nos forces pour une lutte sans merci, et il est après la lutte, le désordre et le trouble pour tout notre être. Mais dans cette apparente ressemblance, qu’elle est grande la différence qui les oppose ! Le bien est au mal ce que l’ordre est au désordre, le commandement à la révolte. Le bien une fois accompli, il nous fait nous retrouver dans l’ordre, dans la possession du salut et du véritable bonheur. Le mal, au contraire, ne laisse après lui que les impressions qui désolent et meurtrissent. Nous ne pouvons le concevoir que comme l’horreur contre laquelle se révolte notre nature. Il est la contradiction de la vie, le désordre et la désharmonie dans l’existence. Mais on ne connaîtrait ni le bien ni le mal, à ne les juger que par le trouble ou l’apaisement, le désordre ou l’harmonie qu’ils peuvent produire en nous et hors de nous. A ne les connaître que sous ce rapport, ils ne relèveraient que des lois de la simple esthétique et ne vaudraient que comme des impressions qui attirent ou qui repoussent en vertu de l’attrait ou de la répulsion qu’ils inspirent. Mais pour saisir dans leur signification véritable l’attrait ou la répulsion que le bien ou le mal doivent nous inspirer, il faut les connaître d’abord comme le souverain bien et le souverain mal.