Le premier argument des ariens est celui-ci : « Nous confessons un seul Dieu »[8], parce que Moïse a dit : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un » (Deutéronome 6.4). Mais qui donc mettrait en doute cette vérité ? N’est-il pas reconnu que tout croyant ne confesse rien d’autre qu’un Dieu unique, « de qui tout vient », une seule puissance innascible, et que cette unique puissance est sans commencement ? Toutefois, le fait que Dieu soit un ne nous permet pas de nier la divinité du Fils de Dieu. Car Moïse, ou plutôt Dieu par Moïse, a donné à son peuple ce premier commandement de croire en un seul Dieu ; ce peuple séjournait alors en Egypte et dans le désert, et s’appliquait à rendre un culte aux idoles et à des dieux imaginaires ; aussi cet ordre était-il raisonnable et justifié. Il n’y a en effet, qu’un seul Dieu « de qui tout vient ».
[8] Citation de la lettre d’Arius, même livre, ch. 12.
Mais voyons donc si ce même Moïse n’aurait pas reconnu aussi qu’il est un Dieu « par qui tout existe » (1 Corinthiens 8.6). On n’enlève pas à Dieu le Père son titre de Dieu unique en proclamant que le Fils est Dieu ! Car le Fils est Dieu de Dieu, l’Unique de l’Unique : Dieu demeure un, parce que Dieu procède de Dieu[9]. Et réciproquement, le Fils n’en est pas moins Dieu, du fait que le Père est le Dieu unique ; car il est Fils de Dieu, Unique engendré. Il n’est pas innascible, de sorte qu’il n’enlève pas au Père d’être le Dieu unique ; et pourtant il n’est pas autre que Dieu, puisqu’il est né de Dieu. Pour lors, il ne nous est pas permis de douter qu’en naissant de Dieu, il soit Dieu, cette naissance divine prouve à notre foi l’unité de Dieu.
[9] Texte fondamental de la loi orthodoxe utilisé dans la profession de toi, remise à l’évêque d’Alexandrie. Cf. Trinité VI, 12 et suiv.
Regardons cependant si Moïse, qui a déclaré à Israël : « Le Seigneur ton Dieu est un » (Deutéronome 6.4), ne proclamerait pas que le Fils de Dieu est Dieu. En effet, pour attester la divinité de notre Seigneur Jésus-Christ, il nous est avantageux de nous servir du témoignage de celui-là même sur lequel s’appuient les hérétiques, défenseurs de la seule unicité de Dieu, lorsqu’ils se permettent de nier la divinité du Fils.
Pour exprimer une foi complète et parfaite en Dieu, il faut donc parler comme l’Apôtre : « Un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et un seul Seigneur, notre Christ Jésus, par qui tout existe » (1 Corinthiens 8.6).
Reportons-nous à l’origine du monde et voyons ce que Moïse en dit. Il écrit : « Et Dieu dit : Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux. Il en fut ainsi, et Dieu fit le firmament, et Dieu sépara les eaux par le milieu » (Genèse 1.6-7). Tu as donc là Dieu de qui tout vient, tu as là Dieu par qui tout existe. Et si tu le nies, apprends-moi par qui a été ait tout ce qui a été créé ; ou bien démontre-moi au moins, comment la substance de ce qui n’était pas encore créé, aurait pu se soumettre à cette injonction : « Qu’il y ait un firmament », et se raffermir pour obéir à la parole de Dieu[10].
[10] Jeu de mots a firmamentum – firmaverit », traduit par « firmament et rafermir », les deux mots ayant même racine.
Mais non, la divine Ecriture n’admet pas cette explication. Car tous les êtres au dire du prophète, « sont faits de rien » (2 Maccabées 7.28), il ne s’agit pas d’une transformation d’une nature déjà existante en une autre, mais ce qui n’était pas est créé. Et celui par qui s’opère cette transformation est parfait[11]. Ecoute l’Evangéliste : « Tout a été fait par lui » (Jean 1.3). Si tu me demandes de qui il s’agit, le même Evangéliste te répond : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était près de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement près de Dieu. Tout a été fait par lui » (Jean 1.1-3).
[11] Le Fils.
Prétendras-tu que cette parole : « Qu’il y ait un firmament ! » n’est pas à rapporter au Père ? Ecoute encore le prophète : « Il a dit et tout a été fait ; Il a commandé, et tout a été crééi » (Psaumes 148.5).
Cette phrase : « Qu’il y ait un firmament ! » nous le montre donc : ici, c’est le Père qui parle. Mais ce qui suit : « Et il en fut ainsi », et l’indication que Dieu fit le firmament, nous laissent entendre qu’il y a une personne qui exécute l’ordre et qui crée. En effet, dans ce texte : « Il a dit et tout a été fait », ce n’est pas forcément une seule personne qui veut et qui fait ; « Il a commandé et tout a été créé » n’indique pas que les créatures soient venues à l’existence du seul fait du bon plaisir du Père, rendant ainsi inutile l’intervention d’un médiateur entre Dieu et le monde à créer. Celui qui dit : « Qu’il y ait ! », c’est donc Dieu « de qui tout vient » (1 Corinthiens 8.6), et celui qui fait, c’est Dieu « par qui tout existe ». Sous un seul et même nom, nous reconnaissons Celui qui donne l’ordre et Celui qui l’exécute. Et si tu oses mettre en doute que l’Ecriture parle du Fils par ces mots : « Et Dieu fit le firmament », comment m’expliques-tu alors ce texte : « Tout a été fait par lui » (Jean 1.3) ? Et cet autre de l’Apôtre : « Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui tout existe » (1 Corinthiens 8.6) ? Et encore : « Il dit et tout a été fait » (Psaumes 148.5) ?
Si ces textes inspirés parviennent à convaincre ton esprit d’impertinence, tu cesseras de regarder cette parole : « Ecoute Israël, le Seigneur ton Dieu est un » (Deutéronome 6.4), comme une négation de la divinité du Fils. Car celui qui s’exprime ainsi le proclame : Dieu et Fils, à propos de l’œuvre même de la création du monde.
Mais voyons ce qu’apporte cette distinction entre le Dieu qui commande et le Dieu qui exécute. Car une intelligence qui en reste au niveau du commun, n’acceptera peut-être pas de croire que ces mots ‘ « Il a commandé et tout fut créé » indiquent qu’il s’agit ici d’un Dieu unique et identique ; aussi, pour dissiper tous les doutes, il convient d’expliquer les versets qui rendent compte de la création du monde.
Le monde achevé, il s’agissait donc de créer celui qui devait l’habiter l’Ecriture nous rapporte : « Et Dieu dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Genèse 1.26). Et plus loin : « Et Dieu fit l’homme, il le fit à l’image de Dieu » (Genèse 1.27)[12].
[12] Les personnes et les événements de l’Ancienne Alliance préfigurent la vie et l’enseignement du Christ. Comme les pères des premiers siècles, Hilaire voit dans l’Ancien Testament des indications du mystère de la Trinité Voir Traite des mystères.
Dis-moi donc, Dieu n’aurait-il adressé ce langage qu’à lui seul ? Ne crois-tu pas au contraire, que nous n’avons pas affaire ici à un monologue, mais que Dieu s’entretient plutôt avec quelqu’un d’autre ? Si tu me réponds : Dieu est solitaire, il te réfute de sa propre bouche par cette parole : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ». Dieu nous parle en effet, par le législateur, dans un langage adapté à notre intelligence, c’est-à-dire par les mots qu’il a voulus lui-même nous voir utiliser, pour nous permettre de connaître ce qu’il fait. Car ce texte « Et Dieu dit : “Qu’il y ait un firmament” » (Genèse 1.6), joint à cet autre « Et Dieu fit le firmament » (Genèse 1.7), nous montrait déjà le Fils de Dieu, par qui tout a été fait. Toutefois, nous pourrions juger cette déclaration vide de sens, si Dieu se donnait à lui-même le commandement pour l’exécuter ensuite.
Quelle absurdité en effet, pour quelqu’un qui est seul, de se dire à lui-même ce qu’il doit faire, alors qu’il n’a qu’à vouloir pour agir ! – Aussi par ces mots : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance », Dieu voulut-il nous donner une preuve plus convaincante que ce propos s’adresse à un autre que lui. Il élève notre intelligence par l’affirmation d’une communion unique. De fait, un être solitaire ne peut vivre en société avec lui-même. Par ailleurs le mot : « Faisons » n’est pas compatible avec la solitude d’une personne solitaire, et l’on ne dit pas « notre » en parlant d’un objet qui ne nous appartient pas. Ces deux mots : « faisons » et « notre » ne sauraient donc être mis dans la bouche d’un être unique et solitaire ; ils sous-entendent donc une personne semblable et proche du Père qui parle.
Je te demande : si tu entends : le Père est solitaire, as-tu dans l’idée qu’il n’est pas seul et qu’il a en face de lui un interlocuteur ? Ou bien, si tu admets qu’il n’est pas seul et qu’il a un partenaire, vas-tu maintenir encore qu’il est solitaire ? Allons, un solitaire vit dans la solitude ! S’il n’est pas seul et s’il a un interlocuteur, n’imagine pas avoir affaire à un solitaire ! Les mots : « je ferai » et « mon » conviennent donc à une personne qui vit en solitude ; les termes : « faisons » et « notre » siéent au contraire à un être qui n’est pas solitaire.
Dans ce texte : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance », les deux mots : « faisons » et « notre » indiquent donc que Dieu n’est pas unique au point qu’il n’y ait pas en lui de distinction de personnes. Il nous faut donc confesser qu’il n’est ni expressément unique, ni plusieurs. Puisque Dieu dit : « notre image », et non pas « nos images », reconnaissons dans le Père et dans le Fils la propriété d’une seule et même nature.
Or ces mots, à eux seuls, ne suffiraient pas à en donner la preuve, si l’œuvre accomplie ne rejoignait le sens de ces paroles. Ainsi est-il écrit : « Et Dieu fit l’homme, Il le fit à l’image de Dieu » (Genèse 1.27). Dis-moi, si le Dieu solitaire, ici encore, prononçait cette parole à sa propre adresse, que faudrait-il en penser ? Car pour moi, je vois en ce texte une triple allusion : au Créateur, à l’être créé, et au modèle. Celui qui a été fait, c’est l’homme ; or c’est Dieu qui le fait ; et Il le fait à l’image de Dieu. Si la Genèse avait parlé d’un être solitaire, elle aurait dit certainement : « Et Dieu le fit à son image ». Mais annonçant le mystère de l’Evangile, elle nous parle, non pas de deux dieux ; mais de Dieu et de Dieu, puisqu’elle nous dit que l’homme a fait par Dieu, « à l’image de Dieu ». Nous découvrons ainsi que Dieu modèle l’homme selon une image et une ressemblance qui est à la fois la sienne et celle de Dieu. De la sorte, la manière dont est façonné l’homme ne nous porte pas à croire que Dieu est seul, et l’œuvre produite selon une même image et ressemblance, ne nous permet pas d’introduire une pluralité dans la divinité.
Il semblerait maintenant superflu d’ajouter encore quelqu’autre argument ; de répéter les vérités divines ne leur donne pas plus de poids, il suffit de les avoir énoncées. Cependant, il est bon d’approfondir tout ce qui concerne ce sujet. En effet, ce n’est pas pour compléter les textes divins que nous cherchons à les expliquer, mais pour satisfaire notre intelligence.
Parmi de nombreux préceptes, Dieu enjoint à Noé ceci : « Quiconque verse le sang de l’homme, aura sa vie versée comme il l’a fait pour ce sang, car j’ai fait l’homme à l’image de Dieu » (Genèse 9.6). Ici encore, on distingue : le modèle, l’œuvre et l’ouvrier. Dieu atteste qu’il a fait l’homme à l’image de Dieu. Avant de créer l’homme, Dieu qui ne parlait pas de lui mais à lui, s’exprime ainsi : « Faisons l’homme à notre image » ; mais une fois l’homme créé, il a pu dire qu’il a « fait l’homme à l’image de Dieu ». Soyons-en sûr : Dieu n’ignorait pas le sens particulier qu’aurait revêtu sa parole, s’il avait dit en parlant de lui-même : « J’ai fait l’homme à mon image ». C’est en effet, pour mettre en évidence l’unité de sa nature qu’il s’était exprimé ainsi : « Faisons l’homme à notre image ». Ici encore, Il ne nous permet pas de douter s’il est solitaire ou non, puisque le Dieu qui crée l’homme, le fait « à l’image de Dieu ».
Si tu veux me soutenir que Dieu le Père, dans sa solitude, se tient à lui-même ce langage, je pourrais te faire cette concession : seul avec lui-même, Il parle comme s’il conversait avec un autre. Le texte de l’Ecriture : « J’ai fait l’homme à l’image de Dieu » devrait alors s’entendre en ce sens : « J’ai fait l’homme à mon image ».
Je te ferai d’abord remarquer que tu te réfutes toi-même, de ton propre aveu. C’est bien toi, en effet, qui as affirmé : « Tout vient du Père, mais tout par le Fils[13] ». Car ces mots : « Faisons 1 homme » sont à rapporter à celui qui est l’origine de tout ce qui vient de lui, tandis que ces mots : Dieu a fait l’homme « à l’image de Dieu » indiquent en outre celui par qui s’est consommée l’œuvre de la création.
[13] Hilaire semble faire parler le Père au Verbe, selon l’interprétation patristique du « faisons » s’appliquant aux personnes de la Trinité.
Ensuite, pour ne laisser aucune issue à tes mensonges, la Sagesse que tu déclares toi-même être le Christ, te confond en ces termes : « Lorsqu’il préparait des sources puissantes sous le ciel, quand Il affermissait les fondements de la terre, j’étais auprès de lui, disposant tout. J’étais là, j’étais sa joie. Chaque jour je me réjouissais en sa présence, en tout temps, alors qu’il prenait plaisir au monde que j’avais fait, et qu’il mettait ses délices à se trouver parmi les enfants des hommes » (Proverbes 8.28-31).
Voici toute difficulté surmontée, et toute erreur se voit contrainte de s’incliner devant la vérité. Est présente en Dieu une Sagesse engendrée avant tous les siècles. Elle n’est pas seule, mais elle met tout en ordre. Elle est donc auprès de Dieu pour tout arranger. Remarque le rôle de la Sagesse qui organise tout. Le Père crée du fait qu’il parle ; le Fils ordonne du fait qu’il exécute ce que le Père lui a dit de faire. La distinction des personnes est donc marquée par l’œuvre assignée à chacune. Car ces mots : « Faisons l’homme » soulignent l’égalité du Père qui commande et du Fils qui crée. Par ailleurs, cette phrase : « J’étais auprès de lui, disposant tout », montre que Dieu n’agit pas seul avec lui-même.
En outre, la Sagesse se réjouit en présence de Celui qui prend part à sa joie : elle nous en donne l’assurance : « Chaque jour, je me réjouissais en sa présence, en tout temps, alors qu’il prenait plaisir au monde que j’avais fait, et qu’il mettait ses délices à se trouver parmi les enfants des hommes ». La Sagesse nous enseigne la cause de son allégresse : elle se réjouit de la joie du Père qui prend plaisir à contempler la perfection du monde et à se trouver parmi les enfants des hommes. Car il est écrit : « Et Dieu vit que tout était bon » (Genèse 1.31). La Sagesse se réjouit de voir le Père prendre plaisir aux œuvres qu’elle a faites, sur son ordre. Elle le déclare ici : sa joie vient de ce que le Père est satisfait du monde, maintenant achevé, et heureux de se trouver parmi les fils des hommes ; cette expression : « parmi les enfants des hommes », nous laisse entendre que dans un seul homme : Adam, se trouvait alors le germe de toute la race humaine.
Par conséquent, dans cette création du monde, le Père ne se parle pas à lui-même, seul à seul ; avec lui et associée à son œuvre, on découvre la Sagesse qui se réjouit avec lui lorsque leur commun travail est achevé.
Nous ne l’ignorons pas : pour expliquer à fond ces textes, il y aurait encore bien des points à développer. Sans le dissimuler, je les omets pour le moment, me réservant d’y revenir à loisir dans les livres postérieurs[14]. Ici, je me contente de répondre à ce qui est affirmé dans l’exposé de leur foi, ou plutôt de leur trahison, à savoir : Moïse n’a proclamé que l’existence d’un Dieu unique. Certes, nous ne l’oublions pas, leur proposition est vraie, en ce sens « qu’il n’y a qu’un seul Dieu, de qui tout vient » (1 Corinthiens 8.6) ; mais nous n’ignorons pas non plus qu’il y a Dieu le Fils, puisque, dans tout le cours de son ouvrage, le même Moïse affirme l’existence d’un Dieu et d’un Dieu. Aussi est-il opportun maintenant, de voir comment les deux livres : celui de l’élection au salut et celui de la promulgation de la Loi[15], s’accordent tous deux pour proclamer un Dieu et un Dieu.
[14] Voir le Livre XII, 35.
[15] Election représente le Nouveau, promulgation de la Loi, l’Ancien Testament.