Moïse ne nous raconte rien de la période qui va du déluge à la vocation d’Abraham, excepté la construction de la tour de Babel et la séparation des peuples. Il nous donne seulement la liste des dix patriarches dont la vie remplit cette période et qui continuent la race élue sur laquelle repose la promesse. Au milieu de cette série se trouve Péleg, né à l’époque où la terre fut partagée et où la durée de la vie humaine fut pour la seconde fois réduite de moitié, c’est-à-dire de quatre cents à deux cents ans en moyenne (Genèse 10.25). Les peines de l’existence avaient augmenté, et les forces de la nature humaine avaient diminué. Il semble que Dieu ait brisé la force et abrégé les jours de l’homme pour le préserver de l’orgueil et des entreprises téméraires.
La divine lumière de la raison et de la conscience avait aussi diminué dans l’humanité ; les cinq générations de Péleg à Abraham sont l’époque de la naissance et de la diffusion du paganisme. Nous pouvons lire dans l’histoire des peuples les degrés qu’ils ont parcourus sur cette voie d’erreur. Ils n’avaient pas totalement oublié le Créateur, l’Auteur de tout bien, le Régulateur des choses humaines, le Législateur et le Juge du monde ; sous différents noms et sous des figures de leur invention, ils l’invoquaient encore ; ils n’étaient pas entièrement privés de la « vraie lumière qui éclaire tous les hommes. » Le paganisme, avec ses prêtres et ses autels, ses sacrifices et ses prières, ses temples et ses fêtes, n’est pas une pure création de l’homme ; c’est une altération et une dégradation de la religion patriarcale, que Noé avait transmise à ses descendants [note 16]. Si le judaïsme est une figure du christianisme, le paganisme en est la caricature ; caricature qui, entre les mains de l’homme et par sa faute, s’est de plus en plus éloignée du modèle primitif, jusqu’à ce que, toujours plus laide et plus sombre, elle ait revêtu ces formes repoussantes que nous trouvons aujourd’hui chez les païens de l’Inde ou de l’Afrique et que nous dépeignent les récits des missionnaires.
Le premier degré sur cette voie fut dans l’antiquité l’adoration du ciel et de la terre, du soleil, de la lune et des étoiles, des montagnes et des fleuves, regardés comme autant d’êtres vivants ; le second pas fut d’invoquer comme des êtres divins, après leur mort, des bienfaiteurs de l’humanité, ou même pendant leur vie de puissants monarques ; le dernier degré, enfin, de la corruption consista à fabriquer des images, des dieux à forme humaine ou animale, et à leur offrir un culte comme si des êtres supérieurs étaient présents dans ces images.
Saint Paul, dans l’épître aux Romains, jette une grande lumière sur tout ce développement (Romains 1.18-25). Le premier péché des païens fut, bien qu’ils connussent Dieu, de ne point le glorifier comme Dieu et de ne point lui rendre grâces. Ce grand péché d’omission est le point de départ du paganisme. Ayant étouffé en eux-mêmes le sentiment de la reconnaissance, négligeant la prière, fermant leur cœur au témoignage de l’Esprit divin, ils sortirent de l’obéissance et oublièrent leurs obligations envers Dieu : la conséquence immédiate fut qu’ils s’égarèrent dans de vaines pensées ; se croyant sages, ils devinrent fous ; ne pouvant s’affranchir de la crainte d’une puissance supérieure, ils offrirent leurs adorations à la créature, d’abord à côté, puis à la place du vrai Dieu. Le dernier fruit de cet égarement fut l’obscurcissement des consciences : le sens moral des païens est émoussé ; ils ont perdu la faculté de distinguer le bien du mal, la vertu du vice. Dieu — et c’est là leur châtiment — s’est retiré d’eux et les a livrés à des passions honteuses, au point que les actes les plus infâmes font partie de leur culte. Quelques peuples, les Cananéens, par exemple, en étaient déjà là au temps d’Abraham ; mais l’idolâtrie, avec ses fruits pernicieux, tendait à se répandre chez tous les autres.
Qui ne reconnaîtrait, dans tout ce développement et dans cette dégradation progressive du paganisme, un exemple à méditer pour la chrétienté ? Nous avons reçu de Dieu des lumières plus grandes, des institutions plus saintes, des grâces plus précieuses, que celles que renfermait pour les premiers hommes la vieille religion patriarcale. Si nous nous éloignons du céleste Bienfaiteur, si nous fermons nos cœurs à la prière, à l’action de grâces, à l’obéissance, la lumière de la vraie connaissance de Dieu, la pureté de la foi chrétienne, diminueront fatalement ; la foi, d’abord déformée en superstition, sera ensuite rongée par l’incrédulité ; après avoir été encombrée de prescriptions et de fables d’invention humaine, comme un arbre enveloppé de plantes parasites, elle finira par être tuée par le ver rongeur du doute. En même temps, la moralité sera de plus en plus minée, et, avec les égarements spirituels du paganisme, nous verrons reparaître ses vices charnels. Puisse la chrétienté ne jamais perdre de vue cet effrayant exemple du paganisme ! Et que chacun de nous, individuellement, sache comprendre cet avertissement. Si Dieu nous a révélé sa miséricorde, c’est pour que nous soyons fidèles à adorer et à rendre grâces ; si Christ nous a éclairés, c’est pour que nous marchions dans la lumière. Il faut que chaque progrès dans la connaissance en soit un en même temps dans l’obéissance et dans l’amour. Autrement, le bon Esprit nous abandonne ; et, dans la mesure où il se retire, nous sommes envahis par des puissances ténébreuses, contre lesquelles nul homme n’a le pouvoir de nous protéger. Dieu seul peut nous en garder, et il le fait, si nos cœurs sont à lui et si toute notre vie est une marche dans la lumière.
Des ténèbres grandissantes couvraient la terre, et l’obscurité enveloppait les peuples ; à peine, ci et là, apercevait-on encore quelques points lumineux, près déjà de disparaître aussi, lorsque le Dieu de gloire apparut à Abraham et lui dit : « Sors de ton pays et de ta parenté, et va dans le pays que je te montrerai. Je te ferai devenir une grande nation, et je te bénirai ; tu seras en bénédiction, et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. » Le patriarche Sem, auquel l’Eternel avait promis d’être son Dieu, devait être encore en vie à ce moment ; sans doute, il avait conservé pur le culte du vrai Dieu. La lumière de la vérité divine n’était donc pas encore éteinte sur la terre. Cependant Sem n’avait pu empêcher l’idolâtrie de s’introduire parmi les siens. « Vos pères ont demeuré au-delà du fleuve, et ils ont servi d’autres dieux, » dit l’Eternel aux enfants d’Israël, par la bouche de Josué (Josué 24.2). Ainsi des dieux étrangers avaient trouvé place même dans les tentes de Sem, et le danger était grand, que la vraie religion disparût de la terre avec les quelques justes qui restaient encore. La sagesse et l’amour de Dieu ne devaient pas laisser les choses en venir à ce point. L’homme a beau être infidèle ; lui demeure fidèle, et il ne saurait renier ses promesses et ses desseins de miséricorde.
La volonté de Dieu n’a pas été de se révéler à tous les peuples à la fois ; il garde le silence vis-à-vis de la masse des païens, et, les laissant suivre leurs voies, il choisit un seul homme, auquel il trouve bon de parler et de se révéler, et qu’il se plaît à éclairer et à sanctifier. Celui-ci devra inculquer à son tour les commandements de Dieu à ses descendants, dont le Seigneur a résolu de faire une race sainte, son peuple particulier, habitant séparé, sans se mêler au monde païen, à l’abri de ses influences ténébreuses. Ainsi sera conservé sur la terre un lieu, un peuple, d’où, quand les temps seront accomplis, pourra sortir le Sauveur du monde, où pourra naître et grandir celui qui doit, selon l’antique prophétie, écraser la tête du serpent. La lumière et la vérité ne resteront donc pas à toujours le monopole de la seule race d’Abraham ; du peuple élu, elles se répandront sur tous les peuples. Ce peuple sera l’instrument de la conversion des Gentils ; par lui, « toutes les familles de la terre seront bénies ». Cette promesse concerne Israël ; mais Israël avec son Roi et son Chef à sa tête, Israël réuni et concentré en Jésus-Christ, non Israël séparé du Rédempteur. Dieu avait promis aussi à Abraham et à sa race des biens terrestres. Mais la promesse vise essentiellement les biens spirituels, dont l’humanité était déjà et devenait tous les jours plus pauvre. C’est par Christ et par son peuple que celle-ci recouvrera ce qui lui a manqué dès le jour où Dieu s’est retiré d’elle : la présence du Saint-Esprit et tous les biens célestes dont il est le distributeur. Aussi l’apôtre enseigne-t-il que la bénédiction d’Abraham, promise aux Gentils, c’est l’Esprit que nous recevons par la foi en Jésus-Christ (Galates 3.14).
Pour la première fois, la bonne nouvelle du salut avait retenti aux oreilles de l’homme déchu dans le paradis ; pour la seconde, lorsque Noé transmit la promesse à son fils Sem ; pour la troisième fois, le dessein de Dieu se révèle dans la grande parole à Abraham : « Tous les peuples seront bénis en toi. » Il en est des promesses de l’ancienne alliance comme des institutions de la loi mosaïque : le sens céleste y est enfermé dans une forme terrestre. Un esprit profane n’aurait vu dans ce culte que des cérémonies extérieures et dans les biens promis à Abraham que des biens temporels. Nous savons que le patriarche regardait par la foi à quelque chose de plus élevé, qu’il aspirait à une patrie céleste et qu’il a vu en esprit le jour de Christ (Hébreux 11.13-16 ; Jean 8.56).
La vocation d’Abraham a été, de la part de Dieu, un acte de miséricorde et de libre grâce, comme l’appel du Seigneur à ses disciples : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis » (Jean 15.16). Abraham n’avait nul mérite propre à offrir au Seigneur ; mais il croyait en Celui qui justifie le pécheur (Romains 4.5). Dieu le distingua du milieu des païens ; il reconnut sa voix et obéit. On a émis l’idée que c’était par le patriarche Sem que Dieu lui avait parlé. Il est vrai que d’ordinaire c’est par des hommes que Dieu nous parle, et quand il le fait par la bouche de ceux qu’il nous a lui-même donnés pour supérieurs, nous devons reconnaître sa voix et lui obéir. Mais l’appel d’Abraham, comme celui de Moïse au pied de l’Horeb, a un caractère exceptionnel et extraordinaire. « Le Dieu de gloire, dit Etienne ; lui est apparu. » Abraham ne douta point que ce ne fût le Créateur du ciel et de la terre qui lui parlait ; il ne résista point ; il se livra à l’invitation céleste ; et, sans consulter la chair et le sang, il se leva et quitta la maison de son père et sa parenté. S’il prit avec lui une partie de ses biens, il en laissa derrière lui plus qu’il n’en emporta. Ses alentours le voyaient partir, non sans surprise ; et, s’ils lui demandaient où il allait, il ne pouvait même pas leur répondre ; car Dieu lui avait simplement dit : « Dans un pays que je te montrerai ». Il se remit donc tout à Dieu ; ne sachant quelle route il devait suivre, il se laissa conduire comme un aveugle par la main du Seigneur. C’est ainsi qu’il entra dans le chemin de la foi et devint le père des croyants ; à nous maintenant de marcher sur les traces de cette foi (Romains 4.12) !
Par nature, nous sommes de la terre et nous appartenons à ce monde misérable qui périt avec sa convoitise. Mais Dieu s’est révélé à nous en son Fils et nous a fait entendre un appel céleste. Il ne nous demande pas de quitter notre patrie extérieure et de fuir la société des hommes ; et nous n’avons pas le droit de déchirer arbitrairement les liens du devoir qui nous unissent à eux. Ce qu’il nous demande, c’est de lui ouvrir notre cœur, de nous donner entièrement à lui, d’obéir à ses saintes lois ; c’est de nous détacher intérieurement de ce qui est de ce monde, de tout souffrir et de tout sacrifier, plutôt que de lui désobéir ; c’est que son amour surpasse en nous tout attachement terrestre et toute affection humaine, fût-ce la plus légitime et la plus chère. « Celui qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi ; et quiconque ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n’est pas digne de moi » (Matthieu 10.37-38).
Lorsqu’il quittait son pays, Abraham ne connaissait pas encore la terre de la promesse ; nous non plus, nous n’avons point encore vu la céleste patrie dans laquelle nous nous rendons. Nous sommes des pèlerins, et nous n’avons aucune idée de la terre promise ; nous ne pouvons satisfaire la curiosité du monde et de notre propre intelligence, dire où elle est et ce qu’elle sera. Mais nous avons mis notre confiance dans le Seigneur, et nous tenons pour fidèle et véridique Celui « qui nous a appelés par une vocation sainte, non selon nos œuvres, mais selon le dessein de sa grâce, qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant tous les siècles » (2 Timothée 1.9).