Où l’on continue à chercher les sources de notre corruption, en considérant les mouvements et les penchants de notre cœur.
Comme il y a dans notre esprit des premières notions qui sont d’une infaillible vérité, et qui font ce fonds de lumière naturelle qui non seulement ne nous trompe jamais, mais qui nous met en état de revenir de nos erreurs, il y a aussi dans notre cœur des premières affections qui sont nécessairement légitimes, des sentiments sans lesquels la nature de l’homme ne saurait être, et qui non seulement n’enferment point de corruption en eux-mêmes, mais qui nous servent quand ils sont bien dirigés, à nous faire revenir de nos vices. Tel est l’amour naturel de l’estime, l’amour de nous-mêmes, le soin de notre conservation, le désir de notre bonheur.
En elles-mêmes ces passions sont bonnes, puisqu’elles se rapportent naturellement au bien de l’homme. Il y en a de deux sortes, les unes que les scolastiques nomment prosequutivæ, parce qu’elles nous portent vers le bien ; les autres qu’ils appellent, adversativæ, parce qu’elles nous éloignent du mal.
Mais comme elles tendent à notre avantage par l’intention de la nature, il est bien certain qu’elles se rapportent à notre perte par un effet de notre corruption ; et cela arrive lorsque de faux biens font naître dans notre cœur des affections véritables, lorsque nous ne nous portons qu’avec lenteur vers ce qui mérite tout l’attachement de nos âmes, et qu’au contraire nous désirons avec toute l’ardeur dont nous sommes capables des biens qui ne méritaient qu’un médiocre attachement. Car alors nous renversons tout. Nous changeons la fin en moyens, et les moyens enfin ; nous nous précipitons dans nos actions, nous nous égarons dans notre conduite, et il se trouve que l’ombre du bien nous en fait perdre la source, et que pour courir après des apparences nous perdons la vérité. De la naissent tous nos vices, à la recherche desquels nous devons nous attacher, puisque ce sont eux qui font la corruption de notre cœur.
Or comme nous cherchons la source de nos dérèglements il est certain qu’il ne faut pas s’arrêter à quelqu’un d’eux en particulier, à moins qu’il n’influe sur tous les autres. Il est évident que la racine de notre malice naturelle ne consiste point dans quelque disposition particulière du tempérament, puisque ceux qui ont un tempérament opposé à celui-là, ne laissent pas d’être corrompus. Ce n’est pas l’intérêt qui est le principe de notre malice, puisqu’ordinairement il a quelque chose d’incompatible avec l’orgueil. Ce n’est point l’orgueil puisqu’il est en quelque sorte opposé à l’intérêt.
Cependant il est certain qu’il y a quelque chose en quoi les vices sont opposés, et quelque chose en quoi ils conviennent. Ils sont opposés en quelque chose, puisque l’un est en quelque sorte le remède de l’autre. Ils conviennent en quelque chose, puisque l’âme qui est tombée dans l’un, a encore du penchant pour l’autre, qui paraissait lui être si opposé.
C’est une vérité qui nous paraîtra plus claire encore, si nous nous mettons à faire ici, pour ainsi dire, l’anatomie du cœur en entrant dans le détail de ses passions. Les larcins naissent de l’injustice, l’injustice de l’intérêt, et l’intérêt de l’amour déréglé que nous avons pour nous-mêmes. L’opiniâtreté n’est que l’attachement que l’amour-propre nous fait avoir pour nos propres imaginations. L’orgueil n’est que l’enivrement de l’amour-propre, qui nous représente à notre imagination plus grands et plus parfaits que nous ne sommes. La vengeance n’est qu’un désir de se défendre soi-même contre ceux qui nous haïssent, ou de se satisfaire en punissant ceux qui nous ont offensés. En un mot considérez bien tous les vices et toutes les passions de l’homme, vous trouverez au bout de l’amour-propre. C’est lui qui leur donne la naissance, puisque tous les motifs du vice sont pris de ce que nous cherchons ce qui nous flatte, et se rapporte à ce moi, qui tient le premier rang entre les objets de nos connaissances et de nos affections. C’est lui qui les fait vivre et qui les fait mourir. Car lorsque deux passions combattent avec violence, la crainte par exemple d’un côté et la vengeance de l’autre, l’âme se retire en elle-même, et elle ne consulte que l’amour-propre pour savoir à laquelle des deux elle doit s’abandonner, et alors selon que l’amour-propre juge, ou ne juge pas que la vengeance est nécessaire, il prononce en faveur du ressentiment, ou de la modération. De sorte que comme c’est l’amour-propre qui a donné la naissance à ses deux passions, c’est aussi l’amour-propre qui fait vivre l’une au préjudice de l’autre. Or que peut-on dire d’une passion à laquelle toutes nos inclinations déréglées se rapportent, où se terminent tous les vices, qui les fait tous naître, qui les fait tous mourir, qui les arrête et les suspend tous, si ce n’est que ce doit être là, sans difficulté, ce dérèglement général qui est la source des autres, et que nous avons dit être la première racine de notre malice et de notre corruption ?
Ce qui fait que l’on se confirme dans cette pensée, c’est que dans le même temps qu’on s’aperçoit que tous les vices flattent l’amour-propre, on trouve que toutes les vertus s’accordent à le combattre. L’humilité l’abaisse, la tempérance le mortifie, la libéralité le dépouille, la modération le mécontente, la valeur l’expose, la magnanimité, le zèle et la piété le sacrifient.
On peut dire même que l’amour-propre entre si essentiellement dans la définition des vices et des vertus, que sans lui on ne saurait bien concevoir ni les uns ni les autres. En général le vice est une préférence de soi-même aux autres ; et la vertu semble être une préférence des autres à soi-même. Je dis qu’elle semble l’être, parce qu’en effet il est certain que la vertu n’est qu’une manière de s’aimer soi-même, beaucoup plus noble et plus sensée que toutes les autres.
Or ici il semble que nous trouvions de la contradiction dans notre système. Car d’un côté l’amour-propre nous paraît être le principe de tous nos dérèglements, et de l’autre il est certain que c’est par l’amour de nous-mêmes que nous nous acquittons de nos devoirs. La corruption tire toutes ses forces de l’amour-propre. Dieu tire d’un autre côté de l’amour de nous-mêmes tous les motifs dont il se sert pour nous porter à l’étude de la sanctification. Car à quoi serviraient ses promesses et ses menaces, si Dieu n’avait dessein d’intéresser l’amour de nous-mêmes ?
Cette difficulté s’évanouit dès qu’on suppose de l’amour de nous-mêmes, ce que nous avons déjà dit des affections de notre cœur en général, c’est qu’elles ont quelque chose d’innocent et de légitime qui appartient à la nature, et aussi quelque chose de vicieux et de déréglé qui appartient à notre corruption. L’usage de notre langue est heureux en ceci, car elle nous fait distinguer entre l’amour-propre et l’amour de nous-mêmes. L’amour de nous-mêmes est cet amour, en tant qu’il est légitime et naturel. L’amour-propre est ce même amour, en tant qu’il est vicieux et corrompu.
Or comme nous recherchons ici les sources de notre malice, notre dessein nous engage présentement à examiner en quoi consiste le dérèglement de l’amour-propre. Cette question est toute singulière, mais elle n’en est pas moins considérable pour cela. Et j’ose dire que peu de questions dans la morale et dans la religion sont plus importantes que celle-ci. Comme j’espère que cela paraîtra par la discussion dans laquelle nous allons entrer.