Que dans le sentiment de nos adversaires, la mort de Jésus-Christ n’a aucune véritable utilité.
Tous ceux qui ont un peu étudié la science du salut, savent que la mort de Jésus-Christ est non seulement utile, mais encore souverainement nécessaire ; c’est ce que l’apôtre saint Paul nous fait assez connaître, lorsqu’il dit qu’il ne s’est proposé de savoir que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié ; et c’est ce qui est bien confirmé par le témoignage des prophètes, par celui de Jean-Baptiste, et par celui de Jésus-Christ même.
Lorsque les prophètes ont parlé le plus clairement de Jésus-Christ, ils se sont principalement attachés à nous décrire sa mort et ses souffrances ; témoin ce fameux oracle du 53e chapitre, des Révélations d’Esaïe, qui contient tant d’illustres caractères du Messie, qui roulent tous sur sa mort ; témoin la description qui nous est faite de ses souffrances au Psaume 22. Jean-Baptiste voyant Jésus-Christ, le marque d’abord par le caractère de sa mort ; et aussitôt qu’il le voit, il le voit comme une victime qui doit mourir. Voici, dit-il, l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde. Jésus-Christ entretenant familièrement ses disciples, ne cesse de prédire les afflictions qu’il doit endurer de la part des scribes et des pharisiens, et la mort qu’il doit souffrir à Jérusalem ; et lorsqu’un disciple veut le détourner de mourir, il foudroie ce zèle indiscret : Va, dit-il, Satan, arrière de moi ; tu m’es en scandale, car tu ne comprends point les choses qui sont de Dieu, mais celles qui sont des hommes. Et enfin, Jésus-Christ mourant sur la croix nous fait bien voir que sa mort comprend tout, lorsqu’il s’écrie en poussant le dernier soupir : Tout est accompli.
Cependant on peut dire que si Jésus-Christ est une simple créature, bien loin que sa mort soit de tous les objets de la religion le plus important, il n’est pas même possible de faire voir qu’elle enferme quelque espèce de véritable utilité.
Car, premièrement, si cela est, on ne peut point dire que Jésus-Christ ait souffert la mort pour nous délivrer des peines que nos péchés avaient méritées, parce que sa personne n’étant plus d’une dignité infinie, ses souffrances ne le sont pas aussi, et qu’ainsi elles ne peuvent jamais former l’équivalent des peines que nos péchés avaient méritées. Jésus-Christ Homme-Dieu a pu souffrir dans l’espace de quelques instants ce que nous méritions de souffrir pendant toute l’étendue de l’éternité ; mais Jésus-Christ simple créature ne peut donner à sa mort une valeur et une dignité infinie que sa personne n’a pas. Aussi les sociniens ont-ils bien vu qu’ils ne pouvaient défendre dans leurs principes la vérité et la nécessité de la satisfaction de Jésus-Christ, qui est pourtant le fondement de toute la doctrine chrétienne, et un article de notre foi tant de fois répété, et exprimé en tant de manières différentes dans l’Écriture, qu’il faut renoncer à la révélation ou à la lumière naturelle pour le révoquer en doute.
Cette satisfaction nous est marquée, premièrement, par les types anciens. Jésus-Christ nous avait été représenté par l’agneau de Pâque, qui fut immolé en Egypte en la place de chaque premier-né des Israélites, et dont le sang, arrosant la porte de leurs maisons, les défendait de la main de l’ange destructeur ; il avait été figuré par le bouc Hazazéel, lequel on envoyait au désert après l’avoir chargé des péchés du peuple : il était représenté par la victime que le souverain sacrificateur offrait pour les péchés du peuple au jour de la propitiation solennelle ; victime sur laquelle le sacrificateur faisait, en quelque sorte, passer les iniquités des pécheurs ; ce qu’il exprimait en mettant les mains sur elle. Comme donc l’agneau pascal rachetait chaque premier-né, étant mis en sa place, if faut demeurer d’accord que Jésus Christ rachète les fidèles, étant sacrifié pour eux. Il faut seulement remarquer que, comme les choses qui n’étaient qu’imparfaitement ombragées sous la loi, s’accomplissent plus réellement et plus véritablement sous l’Évangile, il y a cette différence entre l’agneau pascal et Jésus-Christ, qu’au lieu que le premier n’était pas un prix suffisant pour payer la vie d’un homme, et était agréé de Dieu nonobstant son insuffisance, parce qu’en ce temps-là il s’agissait moins de donner une satisfaction convenable à la justice de Dieu, que de préfigurer la victime qui devait la satisfaire ; Jésus-Christ, au contraire, est une digne rançon pour nous racheter, pouvant être mis en notre place sans que nous craignions qu’il soit rejeté pour être moindre que nous, et étant pour cette raison appelé l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde ; l’Agneau de Dieu, selon le style de l’Écriture qui appelle de ce nom tout ce qui est excellent dans son genre, et qui dit : Les montagnes de Dieu, les cèdres de Dieu, un jardin de Dieu, un Agneau de Dieu ; c’est-à-dire l’Agneau par excellence, le seul agneau qui puisse faire une véritable rédemption. Jésus-Christ est un Hazazéel. Il faut donc, pour remplir la vérité de ce type, qu’il soit chargé de nos péchés, qu’il soit fait anathème, qu’il devienne malédiction pour nous, que nos iniquités lui soient imputées. Si cela n’était pas pourquoi, voudrions-nous qu’il fut représenté par le bouc Hazazéel ? Qu’a de commun Jésus-Christ avec ce bouc ?
Enfin, on ne peut comprendre ni pourquoi la victime qu’on offrait pour les péchés du peuple au jour de la propitiation solennelle, était chargée typiquement et mystérieusement des péchés du peuple, ni pourquoi Jésus-Christ nous est représenté par ce type, à moins que Jésus-Christ n’ait été chargé véritablement des péchés des hommes, et qu’il n’en ait fait une véritable expiation sur la croix. Cependant ce ne sont pas ici des jeux d’esprit, ni des rapports arbitraires que nous ayons imaginés avec effort, et qu’on puisse nier sans peine. Les écrivains du Nouveau Testament, ces hommes conduits en toute vérité par le Saint-Esprit qu’ils avaient reçu pour cela, et destinés à y conduire les autres par leur prédication, ne nous laissent point la liberté de penser ce que nous voudrions à cet égard.
Il n’y a rien, en effet, de plus sensible que l’application qu’ils font de ces anciens types à Jésus-Christ. Christ, dit l’un, notre Pâque a été sacrifié pour nous ; il a porté nos péchés sur la croix ; il a été fait malédiction pour nous ; c’est l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde. Il n’y a aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ; il est mort pour nos offenses, et il est ressuscité pour notre justifications. Dieu se trouve en Jésus-Christ, réconciliant le monde à soi ; il a été fait péché pour nous, afin que nous fussions justice de Dieu en lui ; il a donné sa vie en rançon pour nos péchés. Langage conforme à celui des prophètes, qui nous apprennent que par sa meurtrissure nous avons guérison ; que l’amende qui nous apporte la paix est venue sur lui ; qu’il a porté nos langueurs, et chargé nos maladies (car c’est dans un double sens que ce dernier oracle lui est appliqué) ; qu’il a été mis au rang des transgresseurs, et qu’il a mis son âme en oblation pour le péché ; qu’il a été retranché, mais non pas pour soi, etc. Expressions qui, par leur force, par leur multitude, par leur singularité, et par leur variété, nous font comprendre que Jésus-Christ est mort en notre place, et pour payer ce que nous devions à la justice de Dieu.
Cependant nos adversaires sont obligés de renoncer à cet usage de la mort de Jésus-Christ, tout appuyé qu’il est sur les anciens oracles, et tout confirmé que nous le trouvons dans la Parole de Dieu. Il faut qu’ils disent que Jésus-Christ n’a non plus souffert en notre place, que nous souffrons en la place les uns des autres. Voyons donc quelle utilité ils trouvent dans la mort de Jésus-Christ.
Ils nous diront ici que le sang de Jésus-Christ sert à confirmer la nouvelle alliance que Dieu traite avec les hommes par Jésus-Christ notre Seigneur. Certainement, si la mort de Jésus-Christ ne sert qu’à confirmer l’alliance, dans le sens qu’on prend cette expression, on ne voit point pourquoi cette mort est regardée comme le principal objet de la religion ; car c’est de tous les événements qui sont arrivés à Jésus-Christ, celui qui est le moins capable de confirmer l’alliance. Si l’on suppose que Jésus-Christ, mourant en notre place, nous délivre des peines que nos péchés ont méritées, il n’y a point de doute que sa mort nous assure excellemment de l’amour de notre Dieu, et ne confirme admirablement son alliance ; mais dès que vous ôtez à la mort de Jésus-Christ cet usage, je ne vois point en quoi consiste sa force, ou pour nous assurer de l’amour de Dieu, ou pour confirmer l’alliance de la grâce. La vie de Jésus-Christ est bien d’une autre efficace pour produire cet effet ; et ces miracles sensibles et éclatants qui font voir que Jésus-Christ est revêtu d’une puissance surnaturelle, rassurent bien davantage notre foi que la tristesse et les angoisses de sa mort. Oui, direz-vous, ses miracles sont plus propres à nous assurer de sa puissance ; mais sa mort est plus capable de nous persuader son amour. Nous persuader son amour ? Et en quoi une mort inutile sera-t-elle si capable de nous persuader son amour ? A-t-on jamais vu un homme sage se donner la mort sans autre nécessité que de persuader à un autre qu’il l’aime bien ?
Mais passons aux idées distinctes des choses, et voyons ce que c’est que confirmer l’alliance, en montrant ce que c’est que l’alliance même. L’alliance enferme un double engagement, un engagement de Dieu envers les hommes, et un engagement des hommes avec Dieu. Dieu s’engage à nous sauver sous condition de foi et de repentance : nous nous engageons à servir Dieu pourvu que Dieu nous fasse grâce, et qu’il nous pardonne nos péchés.
Je demande lequel de ces deux engagements est confirmé par la mort de Jésus-Christ. Ce n’est pas l’engagement dans lequel les hommes entrent de servir Dieu ; car c’est la mortification et la repentance qui confirment l’alliance à cet égard, ou, si vous voulez, qui sont une assurance à Dieu que les hommes feront leur devoir : c’est donc uniquement l’engagement où Dieu entre avec nous de nous sauver, moyennant que nous croyions et que nous nous repentions ; c’est, dis-je, cet engagement de Dieu avec nous qui est confirmé par la mort de Jésus-Christ, parce que la mort de Jésus-Christ nous est une assurance que Dieu sera fidèle à exécuter ses promesses. Tout cela est admirablement bien suivi et bien soutenu, dans la supposition que la mort de Jésus-Christ est une preuve de l’amour que Dieu a pour nous ; car on peut conclure de ce qu’il nous fait ce bien, qu’il nous fera les autres qu’il nous promet : encore faut-il que ce bien soit plus grand que tous ceux qui lui restent à nous communiquer ; car si cela n’est pas, il ne s’ensuit pas de ce que Dieu donne Jésus-Christ à la mort, qu’il doive nous accorder le salut et la vie éternelle. Celui qui fait le plus fera le moins, mais il n’est pas certain que celui qui fait le moins fasse le plus. Si Jésus-Christ est un simple homme, et que sa mort ne soit pas une satisfaction qui est offerte à la justice divine pour nous, il s’ensuit, premièrement, que sa vie n’est pas aussi précieuse que la vie éternelle de tous les hommes, et qu’ainsi le don qui nous est fait de la première, ne peut pas nous répondre qu’on nous accordera la seconde. Il s’ensuit d’ailleurs, que si Jésus-Christ nous confirme l’alliance, et nous assure l’amour de Dieu par sa mort, il le fait par une chose qui n’a en soi aucune utilité, jusque-là du moins, semblable à un homme qui se donnerait un coup de poignard sans nécessité, pour prouver à un autre qu’il a bien du zèle pour lui.
Mais, dira-t-on, cela serait bon si la mort de Jésus-Christ n’avait point d’autres utilités que celle-là ; mais on sait qu’elle nous profite en plus d’une manière. N’est-il pas vrai, en effet, que Jésus-Christ souffrant la mort pour sa doctrine, témoigne par là qu’il croit cette doctrine céleste et divine, et qu’ainsi sa mort est encore utile à cet égard ? Je réponds, premièrement, qu’à la vérité la mort de Jésus-Christ sert à confirmer sa doctrine, mais que ce ne peut pas être là la grande utilité de la mort de Jésus-Christ ; parce que si cela était, l’Écriture la remarquerait dans les passages où elle découvre les fruits ordinaires de la passion de ce divin Sauveur. En second lieu, si c’était là la principale utilité de la mort de Jésus-Christ, on peut dire que sa mort nous serait infiniment moins utile que sa vie, parce que sa vie confirme bien mieux sa doctrine que sa mort : sa vie est tout éclatante de miracles, qui montrent que la doctrine qu’il enseigne est céleste, puisque le ciel lui rend par mille prodiges un témoignage non suspect ; au lieu que Jésus-Christ se présentant à la mort, témoigne bien par là qu’il croit sainte et divine la doctrine qu’il enseigne, mais ne montre pas de là simplement qu’elle le soit en effet. En troisième lieu, sa mort, accompagnée de ses effrois et de ses angoisses, fait naître plus de difficultés dans l’esprit que toutes les circonstances de sa vie. Mais surtout il est bon de remarquer que Jésus-Christ n’est pas le seul qui a confirmé par sa mort et par ses souffrances la vérité des choses qu’il enseignait ; cela lui est commun avec tous les apôtres, et avec un nombre presque infini de martyrs, qui ont souffert la mort et des tourments plus cruels que la mort même, pour rendre témoignage à la vérité de l’Évangile.
Mais ne comptons-nous pour rien d’avoir donné un exemple admirable de patience et de charité ? C’est ce que Jésus-Christ a fait en mourant ; sa mort donc, sans être satisfactoire, ne laisse pas de nous être véritablement utile. C’est le dernier retranchement de nos adversaires, et c’est la plus faible de leurs défaites. Oui, j’avoue que Jésus-Christ a donné dans sa mort un exemple admirable de patience et de charité ; mais c’est dans notre sentiment, et non pas dans leurs principes, que cela peut se dire.
Il a donné un exemple de patience qui n’avait point eu et qui n’aura jamais d’exemple, puisqu’il n’a pas seulement souffert les douleurs de la croix, mais, ce qui est infiniment plus considérable, qu’il a en quelque sorte soutenu le poids de la vengeance de Dieu justement irrité par nos péchés, ayant comparu devant lui comme notre caution, ayant attiré les regards de son indignation, et ayant été privé pour cet effet, pendant quelques moments, des sentiments de la joie de son Père ; privation d’autant plus sensible, que l’amour qu’il avait pour son Père était parfait. Jésus-Christ a supporté cette tristesse qui saisissait son âme jusqu’à la mort, ces horreurs secrètes, ces alarmes et ces frayeurs indicibles, qui sont les sentiments infaillibles de la justice de Dieu lorsqu’elle se satisfait. Qui n’admirera sa patience ?
Mais qui n’admirera aussi sa grande charité ? Il a souffert la mort pour nous qui l’avions offensé, et il a souffert une mort sans laquelle nous étions condamnés nous-mêmes à mourir éternellement. Cela est parfaitement véritable dans notre doctrine.
Mais dans celle de nos adversaires, on peut dire que Jésus-Christ n’a donné ni un grand exemple de charité, ni un grand exemple de patience. Il n’a point donné un grand exemple de patience, puisqu’il y a une infinité de martyrs qui ont souffert et plus longtemps que lui, et un genre de supplice plus douloureux que le sien, et un plus grand nombre de tourments, et qui ont souffert avec plus de constance et de fermeté apparente.
Jésus-Christ a souffert pendant l’espace de quelques heures seulement, et il s’est trouvé des martyrs qui ont souffert pendant des jours, des semaines, des mois, des années. Jésus-Christ a souffert le supplice de la croix : et il y en a qui ont souffert l’huile bouillante, le plomb fondu, le fer, la flamme ; à qui on a appliqué des plaques de fer embrasées ; qu’on a enfermés dans des taureaux d’airain enflammés ; à qui on a fait souffrir une longue suite de maux en leur coupant les parties de leur corps l’une après l’autre, et qui, au lieu de faire paraître de la tristesse, ont fait éclater des transports de joie au milieu des supplices.
Ce fait est certain, mais il est infiniment étonnant ; car, enfin, cela frappe, cela choque, cela soulève notre foi et nos lumières naturelles, que le parfait des parfaits s’abatte à la vue de la mort, et que ses serviteurs, qui empruntent de lui toute leur force et leur vertu, triomphent au milieu des tourments. L’un est saisi de tristesse jusqu’à la mort ; les autres sont extasiés de joie. L’un sue des grumeaux de sang à l’approche de la mort ; les autres voient une main divine qui essuie leur sueur et leur sang ; car pour des larmes ils n’en versent point. L’un se plaint que Dieu le délaisse ; les autres s’écrient hautement qu’ils voient Dieu leur tendant les bras. Ne saurons-nous point d’où vient cette différence si surprenante ?
Certainement il faut qu’elle vienne ou du côté de Dieu, ou du côté des causes secondes, ou du côté de la personne souffrante. Ce n’est pas du côté des causes secondes, puisque les supplices des martyrs sont, je ne dirai pas aussi longs et aussi douloureux que celui de Jésus-Christ, mais, en quelques rencontres, mille fois plus douloureux et beaucoup plus longs que le sien. Cette différence ne vient pas aussi du côté des personnes qui souffrent, puisqu’il est incontestable que Jésus-Christ a, sans comparaison, plus de force et de sainteté que n’ont les martyrs. Il faut donc que cette différence vienne du côté de Dieu, et que Dieu console davantage l’âme des martyrs que celle de Jésus-Christ ; et pourquoi cela, s’il ne regarde point Jésus-Christ comme notre rançon, s’il ne le considère que comme son Fils en qui il a pris son bon plaisir ? Il le regarde avec plus d’amour, que les martyrs ; et le regardant avec plus d’amour, ne doit-il pas verser plus de joie dans son âme ?
Que si les martyrs ont donné un plus grand exemple de patience, je dis qu’ils ont donné aussi un plus grand exemple de charité ; car deux choses sont certaines sur ce sujet. L’une, qu’ils ont souffert pour l’amour de ceux à qui ils annonçaient l’Évangile. Dont je me réjouis, dit saint Paul, en mes souffrances pour vous, et j’accomplis dans ma chair le reste des afflictions de Christ pour son corps, qui est l’Église. La seconde, que plusieurs des saints martyrs ayant été et plus longtemps et plus cruellement tourmentés que Jésus-Christ, ils ont aussi été mis à de plus rudes épreuves, et ont fait davantage éclater leur charité, s’il est vrai que la mort des martyrs ait les mêmes usages à cet égard que la mort de Jésus-Christ.
Ce serait une chose bien étrange que Jésus-Christ fût mort pour confirmer sa doctrine, et pour donner des exemples de patience et de charité, et que les écrivains du Nouveau Testament, qui ont pris le soin de nous marquer les usages de sa mort, oubliant presque toujours cette grande et principale utilité de ses souffrances, n’employassent que les expressions qui marquent sa satisfaction, comme celles-ci : Qu’il est mort pour nous, qu’il a été fait malédiction pour nous, qu’il a été fait péché pour nous, qu’il est l’Éternel, notre justice ; qu’il nous a été fait de par Dieu justice et rédemption ; qu’il nous a rachetés par son sang, qu’il nous a réconciliés avec Dieu par sa mort, qu’il est notre propitiatoire par la foi en son sang, qu’il a porté nos péchés sur la croix, qu’il a été sacrifié pour nous, qu’il ôte nos péchés, qu’il nous sauve et nous rachète, en souffrant la mort pour nous.
Mais ce serait une chose plus surprenante encore que les martyrs, ayant souffert pour nous dans le même sens que Jésus-Christ, et en quelque sorte plus véritablement et avec plus de succès que lui, l’Écriture sainte mît une si grande différence entre les souffrances des martyrs et celles de Jésus-Christ. Paul, dit-elle, a-t-il été crucifié pour vous, ou avez-vous été baptisés au nom de Paul ? Nous n’avons point été baptisés au nom de Paul ; mais si la doctrine de nos adversaires était véritable, Paul serait mort pour nous dans le même sens que Jésus-Christ.
Il ne leur servira de rien de répondre ici que Jésus-Christ était parfaitement saint et innocent lorsqu’il souffrait la mort, au lieu que les martyrs ne l’étaient pas entièrement lorsqu’ils souffraient les tourments. Car, premièrement, si les martyrs n’étaient pas entièrement exempts de péché, ils étaient innocents, du moins à l’égard de la cause pour laquelle on les tourmentait. D’ailleurs, le sentiment de son innocence n’a pas accoutumé d’aggraver les souffrances d’un homme, mais plutôt de le soulager et de le consoler dans le sentiment de la douleur ; c’est ce que Jésus-Christ nous enseigne dans son Évangile : Bienheureux sont ceux qui sont persécutés pour justice, car le royaume des cieux est à eux. Vous serez bienheureux quand on vous aura injuriés et persécutés, et qu’on aura dit toute mauvaise parole de vous en mentant. Réjouissez-vous et vous égayez, car votre récompense est grande dans les cieux.
Il ne faut pas dire non plus que la différence que nous avons remarquée à cet égard entre Jésus-Christ et les martyrs, venait de ce que Jésus-Christ avait été le premier à courir dans cette carrière d’afflictions, et que ceux qui donnent l’exemple sont toujours ceux qui souffrent le plus : car, premièrement, il n’est pas vrai que Jésus-Christ ait été le premier des martyrs ; il nous dit lui-même que l’on a persécuté les prophètes qui avaient été avant lui, et il soutient le courage de ses disciples par cette considération ; d’ailleurs, cela serait bon à dire pour justifier une petite différence qui serait entre divers souffrants ; mais cela ne justifie point cet abîme de différence qui se trouve d’abord entre la constance de Jésus-Christ et celle des martyrs, à ne considérer que les choses extérieures. Il n’y avait pas longtemps que Jésus-Christ avait souffert lorsque saint Etienne fut lapidé. Le grand nombre de martyrs qu’il avait vus mourir devant lui, n’avait pas élevé son courage à cette divine et héroïque fermeté qu’il témoigne ; cependant de combien sa patience surpasse-t-elle celle de Jésus-Christ qui en est le modèle, s’il faut n’avoir égard qu’à ce qui nous en paraît ? L’un est dans une angoisse profonde, et l’autre, tout plein de la joie qui le transporte, s’écrie : Je vois les cieux ouverts, et le Fils de l’homme assis à la droite de Dieu. Jésus-Christ s’afflige sans bornes dans la considération de Dieu : Mon Dieu, mon Dieu, s’écrie-t-il, pourquoi m’as-tu abandonné ? L’autre se réjouit, et est transporté d’allégresse par la simple vue de Jésus-Christ ; et la joie qui brille dans ses yeux et sur son visage, le fait paraître comme le visage d’un ange. Qu’on nous apprenne le mystère de cette différence si surprenante.
Il ne faut point dire, comme quelques-uns, que Jésus-Christ ayant un corps formé immédiatement par le Saint-Esprit, et d’un tempérament divinement bien réglé, était plus sensible à la douleur que les autres hommes ; car, premièrement, qui nous répondra qu’un corps doit être plus sensible à la douleur parce qu’il est formé par le Saint-Esprit, ou qu’il est le séjour de la sainteté et de l’innocence ? D’ailleurs, Jésus-Christ ne souffrait point dans son corps lorsqu’il était au jardin de Gethsémané ; il pensait seulement à ses souffrances, et cette méditation lui fait suer des grumeaux de sang dans son corps ; de plus, il déclare que c’est son âme qui est saisie de tristesse jusqu’à la mort, et cela avant qu’il eût enduré la moindre chose dans son corps. C’est le délaissement de son père qui lui est surtout sensible, et c’est à son âme que ce délaissement se fait sentir ; et lorsqu’on lui présente un breuvage qui amortissait la douleur et assoupissait les sens, il refuse d’en boire ; même il paraît évidemment, par l’histoire de sa passion, que les douleurs de son corps ne font aucune diversion fâcheuse en lui. Il ne se possède pas moins qu’il se possédait lorsqu’il était avec ses disciples : témoin ce qu’il dit à sa bienheureuse mère : Femme, voilà ton Fils ; et à saint Jean, le disciple qu’il aimait : Fils, voilà ta mère ; témoin encore cette magnifique promesse qu’il lit au brigand repentant : En vérité je te dis que tu seras aujourd’hui avec moi en paradis.
On ne répondra pas avec plus de solidité quand on dira que ce qui faisait la profonde tristesse de Jésus-Christ était l’ingratitude des Juifs ; car, premièrement, il est certain que ce caractère lui est commun avec les martyrs, d’avoir annoncé des paroles de vie à des hommes ingrats, dont on ne reçoit que de mauvais traitements, et ensuite la mort pour toute récompense. Ajoutez à cela que ce n’est pas la première fois que Jésus-Christ avait éprouvé l’ingratitude de sa nation ; ce n’était pas même la première fois qu’il avait prévu que cette ingratitude irait jusqu’à procurer sa mort ; il le savait il y avait longtemps ; il l’avait lui-même, assez souvent et de sang-froid, prédit à ses disciples. D’ailleurs, à moins qu’on ne veuille faire un autre Évangile, il faut demeurer d’accord que c’est le délaissement de son père qui lui tenait le plus au cœur : il regardait cette heure comme l’heure de la puissance des ténèbres ; il était épouvanté par les idées de la justice de Dieu ; son langage le fait bien connaître ; et puis l’ingratitude des Juifs était, je l’avoue, une circonstance touchante qui pouvait ajouter quelque chose à sa tristesse ; mais ce ne peut être nullement là la principale source de ces angoisses et de ces frayeurs indicibles qu’il témoigne soit à sa mort, soit dans son agonie. Enfin, si l’approbation de Dieu console ordinairement les hommes qui souffrent pour justice, ne pouvait-elle pas encore mieux consoler Jésus-Christ ? Et si la certitude de posséder une vie éternelle et bienheureuse fait que les martyrs non seulement perdent la vie temporelle sans répugnance, mais qu’ils tressaillent de joie, qu’ils triomphent en la perdant, la certitude non seulement de vivre éternellement, mais de faire vivre les autres, ne devait-elle pas remplir Jésus-Christ d’une joie indicible ? Quoi ! des hommes qui sont accoutumés à aimer la terre, se réjouissent d’en sortir ; et Jésus-Christ, qui n’aime que le ciel, paraît saisi de mille frayeurs mortelles en s’en allant au ciel ! Qui le comprendra ?