L’homme a des défauts, je l’avoue ; son esprit se trouve renfermé dans un fort petit espace ; il se voit borné de toutes parts au milieu d’une étendue sans bornes ; il se trouve obligé de suivre la condition d’une matière qui lui est extrêmement inférieure en perfection ; il se sent misérable et pauvre au milieu de la prospérité et de l’abondance : rien ne le remplit, rien ne le satisfait ; il se dégoûte de tout et désire tout ; il veut toujours connaître, et ne connaît rien à fond. Il admire parce qu’il ignore ; il est curieux de savoir, parce qu’il ne sait rien. Il n’est pas seulement le jouet des autres, il est en quelque façon le jouet de lui-même ; ses passions font à son égard l’équité et la rectitude, et la vérité ne se trouve que dans ce qui lui plaît. Ces défauts sont grands ; et parce qu’ils sont grands, ils ne peuvent se trouver que dans un être excellent, et font voir mieux que toute autre chose la perfection de l’homme : c’est ce qu’il est facile de concevoir, si l’on se considère soi-même avec un peu de réflexion.
Quelque grands que soient ces espaces qui m’environnent, je me trouve encore plus grand qu’eux. Mon corps, qui est un atome auprès du soleil, est un colosse auprès d’un ciron. Le soleil, qui est un prodigieux colosse à mon égard, est un atome auprès de cette étendue immense et de ces vastes sphères dont il est lui-même environné. La grandeur ou la petitesse de la matière dépend donc des divers égards sous lesquels on se la représente, ou des diverses comparaisons que l’on en peut faire. C’est mon âme qui fait cette comparaison : mon âme a donc quelque chose de plus noble et de plus grand que ce qui m’avait surpris dans cette grandeur, ou qui m’avait passé dans cette petitesse.
Chaque chose tient son rang dans la nature ; mais l’homme, qui tient un rang dans le monde, et qui le sait, est plus parfait que toutes les autres choses ; et plus cet esprit se trouve renfermé dans un petit espace, plus il est merveilleux, puisque, par un prodige particulier, il assemble, quand il lui plaît, dans un atome la terre et les cieux, ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas des immenses espaces qui nous environnent ; qu’il parcourt toutes les parties de l’univers sans se mouvoir, d’une manière plus admirable et plus surprenante que s’il se mouvait ; qu’il assemble dans la simplicité d’un même sujet le passé, le présent et l’avenir, la vie et la mort, la lumière et les ténèbres, les éléments les plus contraires et les qualités les plus incompatibles ; et qu’encore qu’il soit caché et enseveli dans un coin de l’univers, il fait venir l’univers chez lui quand il lui plaît.
J’avoue qu’il est surprenant de voir une intelligence si vaste suivre les lois d’une matière si bornée, et un être si noble épouser les intérêts d’un corps qui ne paraît avoir rien de commun avec lui : et à cet égard, il semble qu’on peut dire qu’il est plus surprenant de voir l’esprit de l’homme dépendant de la matière, que de l’en voir séparé, et que notre vie a quelque chose de plus étonnant que notre mort. Car, enfin, pénétrez tant qu’il vous plaira dans la connaissance du tempérament ; que la glande pinéale soit le centre du mouvement des esprits animaux, ou que ce soit une autre partie du cerveau, il est impossible qu’il y ait aucune véritable proportion entre les mouvements de cette glande ou de cette autre partie de notre cerveau, et les pensées de notre esprit, et dix mille siècles de raisonnements ne trouveront jamais cette convenance ou cette proportion.
Mais cette dépendance de la pensée, qui naît à l’occasion d’un mouvement corporel, et cette dépendance du mouvement corporel qui naît à l’occasion de la pensée, sans qu’on puisse découvrir aucune proportion entre l’une et l’autre, n’est-ce pas une autre merveille qui doit nous surprendre infiniment ?
C’est à cette marque que je connais que mon esprit est créé, c’est là le caractère et le sceau de sa dépendance ; et, pour paraître la libre production d’une intelligence souverainement libre, cet esprit a dû dépendre d’une matière qui est extrêmement au-dessous de lui.
Au reste, de toutes les choses que nous voyons, l’homme est la seule qui sent sa misère et son indigence : elle est donc la plus parfaite. Il n’y a qu’un être plus noble et plus élevé que les autres qui puisse être misérable, puisqu’il ne saurait l’être que par la connaissance. D’ailleurs, ce n’est point la privation d’un bien qui fait l’indigence, mais la privation du bien qui semblait être dû. Cyrus, berger, ne se trouvait point misérable de n’être point assis sur le trône ; mais Cyrus se connaissant d’une extraction royale, n’est point satisfait s’il ne règne.
Qu’est-ce donc que l’homme, qui se trouve toujours pauvre et misérable dans quelque degré de prospérité qu’il parvienne ? Il faut que ce soit un être dont l’excellence est disproportionnée à tout ce que nous voyons : ainsi le sentiment de notre indigence est un des plus grands caractères de notre grandeur.
J’avoue que notre esprit et notre cœur sont également insatiables ; l’un n’est jamais las de connaître ; l’autre n’est jamais las de désirer : mais ce qui fait leur dérèglement en cela, marque leur perfection.
Le désir de connaître marque, à la vérité, qu’un homme n’a pas toutes les connaissances ; c’est-à-dire, qu’il n’est point infini ; mais il fait voir qu’un homme peut croître toujours, et qu’ainsi son excellence n’est point limitée à cet égard.
Il en est de même des désirs du cœur de l’homme, qui renaissent incessamment, et qui ne trouvent rien qui puisse les satisfaire. Ils font voir, à la vérité, que l’homme n’a pas tout ce qu’il lui faut pour être heureux ; mais ils marquent en même temps que tous les avantages temporels sont incapables de le satisfaire ; qu’il est plus grand que le monde et que tout les biens du monde, et qu’il ne faut pas moins qu’un objet infini pour le remplir.
L’admiration de l’esprit est plus merveilleuse que tout ce qu’il admire, et les désirs de l’homme sont quelque chose de plus noble que tout ce qu’il désire. L’infinie avidité de nos esprits nous répond que notre excellence, en quelque sens, n’a point de limites ; et l’infinie avidité de nos cœurs nous fait connaître que nous pouvons aspirer à un bonheur infini. Ce que nous ne connaissons point nous humilie ; ce que nous connaissons nous satisfait ; ce que nous pouvons connaître nous élève en quelque sorte plus que ce que nous connaissons, et nous montre que notre âme ne demeurera pas toujours dans l’abaissement où elle est ; quelle ne sera pas toujours occupée de ces petits intérêts et de ces petits avantages qui font son attachement sans pouvoir faire véritablement sa satisfaction.
C’est un défaut à l’avare de désirer toujours de nouvelles richesses, mais c’est une perfection de ne se satisfaire pas de si peu de chose. Les mondains pèchent en ignorance et en aveuglement ; mais ils ne pèchent point, à parler véritablement, en intérêt et en avidité : ils sont coupables de désirer avec tant d’aveuglement ce qui ne peut les satisfaire ; mais ils ne le sont point d’être insatiables, après la possession de ce qui ne doit point les contenter.
On ne dira point ici ce que c’est qu’un être qui, par un privilège particulier, a la gloire de représenter l’être suprême, trouvant en soi quelques traits de cette connaissance et de cette sagesse qu’il est obligé d’attribuer à Dieu, d’un être qui doit recueillir la gloire qui émane de toutes les beautés créées pour la rapporter à leur auteur. On ne représentera point cet homme dans les actes de la vertu, réglant ses désirs par la tempérance, renonçant à ses passions pour pratiquer les devoirs de la piété, consacrant le présent à ses devoirs, et s’assurant l’avenir par le bon usage du présent, sacrifiant à Dieu ses mauvais désirs, renonçant à soi-même pour l’amour de Celui qui lui a donné toutes choses, s’élevant au-dessus du temps et du monde par le mouvement sublime d’une espérance qui tend à des objets plus solides que ni le monde ni le temps, et rapportant toutes choses à la gloire de Dieu, comme à la plus grande et à la plus noble fin de ses pensées et de ses actions. Nous laissons là toutes les vertus de l’homme qui roulent sur des fondements contestés par les incrédules, et nous ne raisonnons ici que par la considération de ses défauts, qui sont avoués de tout le monde, et particulièrement de ceux contre lesquels nous disputons.
Nous aurions maintenant à établir la vérité de l’existence de Dieu, par les preuves que la religion nous fournit ; mais comme elles sont répandues dans tout cet ouvrage, et que l’ordre que nous nous sommes prescrit nous engage à ne parler de la religion qu’après avoir montré qu’il y a un Dieu, rien ne nous empêche de passer à la considération des objections qu’on fait contre ce grand principe.