Les enfants avaient bien vu : le vaisseau n’était pas notre Dayspring. Notre brave petit vaisseau avait fait naufrage le 6 janvier 1873 ; et ce vaisseau était le Paragon, loué pour nous apporter nos vivres. Hélas ! le vaisseau naufragé, vendu aux enchères publiques, était échu à une compagnie française faisant le commerce des esclaves. Ces traitants avaient taillé un passage dans les récifs de corail, ils avaient dégagé le navire et l’avaient remis à flot, transportés de joie qu’ils étaient à la pensée de faire servir le vaisseau de la Mission au sanglant trafic des Canaques. Nous avions frémi d’horreur et d’angoisse en apprenant cette nouvelle : beaucoup de natifs confiants dans le Dayspring allaient donc se laisser prendre par les meurtriers, et la vengeance de leurs frères retomberait sur les missionnaires, ainsi qu’on l’avait vu dans le massacre du noble évêque Patteson. Que pouvions-nous faire ? Nous ne pouvions que crier à Dieu ; et c’est ce que nous fîmes jour et nuit avec tous les amis de la Mission ; et non sans verser des larmes, à la pensée de la dégradation de notre noble petit navire.
Or, qu’on voie maintenant l’exaucement de Dieu ! Les traitants français laissèrent leur prise à l’ancre dans la baie et, tout joyeux, descendirent à terre pour fêter leur succès. Ils firent donc grand festin et se livrèrent au jeu et à la boisson. Mais cette même nuit un effroyable ouragan arracha le Dayspring à ses ancres et le brisa sur les récifs ; au point du jour on en vit les morceaux sur les rochers de corail ; sa carrière était finie à jamais !
Le Dr Steel avait loué le Paragon, construit à Balmain, Sidney, pour nous apporter nos provisions, nos lettres, etc. Il avait convenu avec les propriétaires que nous pourrions l’acheter, dans le délai d’une année, pour 450 000 €. Or le navire se montra parfaitement convenable et il fut bientôt évident que les intérêts de notre œuvre en demandaient l’acquisition.
J’avais souvent dit que je ne laisserais jamais mon œuvre bien-aimée dans les îles, à moins d’y être obligé par la ruine de ma santé ou par la nécessité de travailler à l’acquisition d’un nouveau vaisseau, au cas où le nôtre viendrait à se perdre. Or, pendant les ouragans de janvier à avril 1873, les deux choses arrivèrent à la fois. Après le naufrage du Dayspring, ma femme fut très malade, un de nos chers enfants mourut et je fus moi-même aux portes de la mort. Souffrant d’une terrible fièvre rhumatismale, je ne pouvais même plus parler et l’on me regardait comme mourant. Un capitaine de vaisseau qui était venu me voir, passa à Tanna et y annonça que, selon toute probabilité, j’étais décédé. Aussitôt nos fidèles et bien-aimés amis M. et Mme Watt, missionnaires, partirent de Kwamera dans leur canot et franchirent à force de rames les cinquante kilomètres qui les séparaient de nous. Mais peu de jours avant leur arrivée, j’étais tombé dans un profond et salutaire sommeil duquel je sortis convalescent. J’étais cependant si faible que, lorsque je fus en état de me lever, je ne pus pendant longtemps sortir qu’avec des béquilles.
On m’ordonna un changement d’air ; il me fallait, si possible, l’air moins chaud de la Nouvelle-Zélande et des soins médicaux plus complets. Nous partîmes donc pour Sydney, impatients d’y commencer le mouvement qui devait aboutir à l’achat du Paragon, et comptant nous rendre ensuite dans la Nouvelle-Zélande. Ne pouvant presque pas marcher, je convoquai d’abord quelques-uns de nos amis à Sydney pour voir avec eux ce qu’il y avait à faire. Je leur exposai les besoins de l’œuvre. La Compagnie d’assurance nous avait payé 300 000 € pour le naufrage du Dayspring ; 150 000 € avaient été dépensés pour la location et l’entretien du Paragon, de sorte qu’il nous fallait encore 300 000 € pour l’achat de ce dernier navire, plus une forte somme pour modifications nécessaires, équipement, etc. M. Learmouth jeta un regard à M. Goodlet et lui dit : « Si vous voulez vous joindre à moi, nous nous assurerons le navire de sorte qu’il soit acquis à la Mission et que l’œuvre de Dieu n’ait pas à souffrir. »
Et dès le lendemain ces deux serviteurs de Dieu achetaient le vaisseau. Oh ! combien je louai Dieu, combien je le priai de bénir ces deux hommes et tous les leurs ! Notre cher ami, le Dr Fullarton leur dit : « Et quelle garantie aurez-vous pour la somme que vous venez de dépenser ? » MM. Learmouth et Goodlet lui répondirent aussitôt : « C’est l’œuvre de Dieu qui est notre garantie. Nous n’en demandons pas aux missionnaires, ils n’ont d’autre garantie à donner que leur foi en Dieu, et cette garantie est aussi la nôtre. »
Je répondis à mon tour : « Vous prenez Dieu et son œuvre pour garantie, soyez certains qu’il vous remboursera bientôt ; vous ne perdrez rien pour le noble service que vous nous rendez. »
M’étant assuré l’Église de St-André, j’annonçai dans tous les journaux que j’y tiendrais une réunion. Les pasteurs, les moniteurs d’écoles du dimanche et autres amis y vinrent en grand nombre. Notre affaire fut adoptée et magnifiquement lancée, des cartes de collecteurs furent distribuées en grand nombre… Quelques-uns de nos collègues missionnaires pensaient que nous aurions dû laisser toute cette œuvre aux soins des églises. Mais dans toute grande entreprise, il est nécessaire que quelqu’un prenne l’initiative et montre le chemin. Nos comités s’occupèrent de l’exécution des détails et tous les amis de la Mission travaillèrent avec grand zèle à la formation du nouveau capital nécessaire à notre œuvre.
Je partis ensuite, sur un navire à voiles, pour Melbourne. J’y parlai à l’Assemblée générale de l’Église presbytérienne de Victoria et l’œuvre fut rapidement entreprise et organisée dans toutes les congrégations et écoles du dimanche de cette Église. Puis, sur l’avis des médecins, je partis pour la Nouvelle-Zélande, sur le Héro, navire à voiles. Un grand nombre d’hommes dissipés et joueurs étaient à bord, revenant des courses de Melbourne ; et leur langage était des plus profanes ; ils juraient à tout propos. Ayant prié à ce sujet, je me levai, à table, dès le second jour et je dis : « Messieurs, voulez-vous avoir la bonté de m’écouter un moment ? Je suis sûr que personne ici ne voudrait froisser les sentiments de son voisin ni lui faire une peine inutile. »
Tous les yeux se fixèrent sur moi et il y eut comme un cri général : « Qu’est-ce qu’il pense ? » semblait-on dire. Je continuai donc : « Messieurs, nous devons voyager encore ensemble pendant une semaine ou plus. Et je souffre jusqu’au plus profond du cœur de vous entendre maudire le nom de mon Père céleste, et prendre en vain le nom de mon Sauveur bien-aimé. Il est le Dieu en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être ; il est ce Sauveur qui est mort pour nous ; et j’aimerais beaucoup mieux être maltraité que de voir profaner son saint Nom si cher à mon cœur. »
Il y eut, après ces paroles, un pénible silence ; la plupart des visages devinrent cramoisi ; les uns, de colère ; les autres, peut-être de honte. Enfin, un banquier, un homme qui se mourait d’une maladie de poitrine, répondit en jurant par des paroles de colère. Restant parfaitement calme, plein de pitié et de chagrin, je lui répondis amicalement en le regardant en face : « Cher Monsieur, nous sommes étrangers l’un à l’autre ; mais depuis que je suis venu à bord, j’ai ressenti pour vous la plus tendre compassion en voyant votre terrible toux et le mal grave dont vous souffrez. Vous devriez être le dernier à maudire le Nom béni de notre Dieu, vu que vous pouvez avoir bientôt à comparaître devant Lui. Je ne vous rends aucune injure ; mais je puis vous dire que si le Sauveur vous était aussi cher qu’à moi, vous me comprendriez mieux. »
On parla peu pendant le reste du dîner. Mais une heure plus tard le capitaine Logan me fit appeler dans sa cabine. « Monsieur, je suis aussi un chrétien, me dit-il, je ne donnerais pas l’heure de culte que je passe avec ma Bible dans cette cabine pour tous les plaisirs que le monde peut donner. Vous avez fait votre devoir aujourd’hui au milieu de tous ces hommes profanes que nous avons à bord. Mais je crois qu’il faut maintenant les laisser eux et leur conscience entre les mains de Dieu et ne plus faire attention à leurs paroles. »
Je n’ai plus entendu aucun jurement à bord de ce navire. Le banquier me rencontra dans la Nouvelle-Zélande et m’invita cordialement chez lui ! Ma santé s’améliora considérablement pendant ce voyage ; mais j’étais en grande perplexité au sujet de mon entreprise. Je devais recueillir 420 000 €, autrement notre vaisseau ne pourrait mettre à la voile franc de dette. Et dans mon état de faiblesse, je tremblais à la pensée de la tâche qui m’attendait. Une nuit, après avoir beaucoup prié, Dieu m’accorda un songe ou une vision qui me fortifia grandement. J’entendis une musique céleste d’une ineffable douceur célébrant les louanges de Dieu et je vis Jésus glorifié au sein d’une lumière éblouissante ; puis, comme j’étais en extase, j’entendis une voix d’une puissance et d’une douceur merveilleuses qui disait : « Où es-tu, grande montagne ? Devant Zorobabel, tu n’es plus qu’une plaine. » Quelques-uns peut-être en souriront. Ce songe n’en fut pas moins pour moi une puissante et durable consolation. « Il est Seigneur et Maître, » me disais-je constamment, « et ne sont-ils pas tous des esprits au service de Dieu, envoyés pour exercer un ministère en faveur de ceux qui doivent hériter du salut ? (Héb.1.14) » Si le Seigneur m’encourage ainsi, je ne craindrai rien et je réussirai. »
A Auckland aussi, j’arrivai à temps pour parler à l’Assemblée générale de l’Église. On me fit un accueil cordial et l’on m’engagea à visiter les églises et les écoles du dimanche autant que je le pourrais. Les pasteurs se firent les zélés promoteurs du mouvement. Les enfants des écoles du dimanche prirent des cartes de collecteurs pour placer des « actions » du nouveau vaisseau missionnaire. Je tins une réunion chaque jour de la semaine et trois chaque dimanche. Je visitai rapidement Auckland, Nelson, Wellington, Dunedin, et toutes les villes et églises du voisinage. Je n’eus jamais une plus grande joie et je ne rencontrai jamais plus de cordialité que dans mes rapports avec les pasteurs et les fidèles de l’Église Presbytérienne de la Nouvelle-Zélande.
Je rentrai à Sidney vers la fin de mars. Ma santé était merveilleusement rétablie. La Nouvelle-Zélande m’avait donné 255 000 € pour le nouveau navire. Avec 150 000 € de la Compagnie d’assurance, 105 000 de la Nouvelle-Galles du Sud et 135 000 de Victoria, cela faisait un total de 645 000 €. Nous pouvions donc payer le Paragon 450 000 €, réserver 120 000 € pour le chapitre des modifications et réparations au navire, et pourvoir encore à l’équipement et aux provisions de l’année suivante.
Je dis alors à nos deux amis de Sidney :
« Vous avez pris Dieu et son œuvre pour garantie. Il vous a vite déchargés. Vous n’avez souffert aucune perte et vous avez eu l’honneur et le privilège de servir votre Seigneur. Je vous envie la joie que vous devez ressentir en usant ainsi de votre fortune, et je prie Dieu de bénir doublement toutes vos affaires. »
Notre agent, le Dr Steel, s’adressa aux autorités de la mère patrie pour faire changer le nom de Paragon en celui de Dayspring, afin que la tradition ne fût pas rompue, et cela nous fut cordialement accordé. Ainsi donc notre second Dayspring, ne devant rien à personne, mit à la voile pour sa tournée annuelle dans les Nouvelles-Hébrides, et nous partîmes avec lui pour Aniwa, tout restaurés de corps et d’esprit et louant le Seigneur de tout notre cœur.