Un des plus anciens et des plus célèbres apologistes du iie siècle est saint Justin. Il était né, vers 100-110, à Flavia Neapolis, la Naplouse actuelle (l’ancienne Sichem), d’une famille de colons païens, et se sentit de bonne heure attiré vers la philosophie. Le tableau qu’il a lui-même tracé (Dialogue, ch. 1 à 8) de son évolution intellectuelle et morale, s’il contient quelques détails artificiels, doit être vrai pour le fond. Justin reçut successivement les leçons d’un stoïcien, d’un péripatéticien et d’un pythagoricien, et n’en fut pas satisfait. Le platonisme parut lui donner quelque repos ; mais un vieillard dont il fit la rencontre (à Éphèse probablement) lui montra l’insuffisance de la philosophie, et l’engagea à étudier plutôt les Écritures et les prédications du Christ. Justin suivit ce conseil et se convertit. Sa conversion doit se mettre autour de l’an 130.
Devenu chrétien, il garda son manteau de philosophe, et mena la vie d’un missionnaire laïque, enseignant la doctrine du Christ, et la présentant comme la plus haute et la plus sûre des philosophies. Deux fois il vint à Rome, y séjourna assez longtemps et y fonda une école qui eut quelque succès. C’est à Rome probablement qu’il eut avec le cynique Crescens les démêlés dont il parle dans la deuxième apologie. On a supposé que Crescens le dénonça et le fit condamner. Rien ne le prouve absolument. Il est certain seulement que Justin fut décapité à Rome sous la préfecture de Junius Rusticus, c’est-à-dire entre les années 163-167, avec six autres chrétiens ses compagnons. Nous avons les actes authentiques de son martyre.
On a toujours admiré en saint Justin la chaleur des convictions, la noblesse du caractère, la parfaite loyauté des procédés. C’était vraiment un apôtre et un saint, tout pénétré du désir de faire du bien à ceux à qui il parlait. Sa réputation d’écrivain est moins bien établie. On s’accorde généralement à trouver qu’il compose mal. Au lieu d’aller droite son but, il se perd en digressions inutiles et n’achève pas toujours les raisonnements commencés. Son style est monotone, traînant, souvent incorrect. L’ardeur seule de l’écrivain et le mouvement de la discussion lui donnent parfois de l’éclat et de la vie. Mais, au point de vue théologique, les écrits de saint Justin sont extrêmement précieux. Non seulement il est un témoin irrécusable de dogmes importants — comme l’incarnation et l’eucharistie, — mais il est le premier, en somme, qui ait examiné d’un peu près les rapports de la raison et de la foi, et qui ait introduit dans ses exposés doctrinaux les catégories grecques et la terminologie philosophique. Comme tel, il est un initiateur.
On connaît les titres de neuf ou dix ouvrages authentiques de saint Justin. Eusèbe (H. E., 4.18) mentionne les deux Apologies, un Discours aux Grecs, une Réfutation contre les Grecs, un écrit De la monarchie divine, un autre intitulé Le psalmiste, un traité De l’âme en forme de scolies et enfin le Dialogue avec Tryphon. Saint Justin, de son côté, parle d’un Syntagma contre toutes les hérésies (Apol., xxvi, 8), dans lequel se trouvait peut-être compris l’écrit Contre Marcion cité par saint Irénée (Adv. Haer. 4.6.2).
De ces ouvrages, si l’on excepte quelques citations ou fragments, trois seulement nous sont parvenus, par un manuscrit unique, le codex Parisinus 450, daté de 1364 : ce sont les deux apologies et le Dialogue avec Tryphon.
La première apologie est adressée à Antonin le Pieux, à Marc Aurèle et à Lucius Verus, au Sénat et à tout le peuple romain. Antonin le Pieux régna de 138 à 161 ; mais tout un ensemble de considérations tirées du texte même de l’adresse et de l’apologie amènent à conclure sûrement que celle-ci a été écrite entre les années 150-155. C’est à Rome, selon toute apparence, qu’elle vit le jour.
Le plan suivi par l’auteur dans sa composition est assez difficile à retrouver. On est cependant d’accord pour y distinguer deux ordres de considérations et de preuves.
La proposition occupe les chapitres 1 à 3. On ne doit pas condamner les chrétiens s’ils ne sont pas coupables des crimes dont on les accuse. Or, ils n’en sont pas coupables. Justin l’établit de deux façons :
1° Par une réfutation directe (ch. 4 à 13) : les chrétiens ne sont pas des athées, bien qu’ils n’adorent pas les idoles : ils ne sont ni immoraux, ni homicides, ni ennemis de l’Empire. Ce sont des citoyens vertueux et paisibles.
2° Cette réponse pourrait suffire, mais Justin ne s’en tient pas là. Convaincu que le christianisme n’est persécuté que parce qu’il est mal connu, il consacre le reste à peu près de son apologie (ch. 13 à 67) à le faire connaître dans sa morale (xiv-xvii) ; dans quelques-uns de ses dogmes (18 à 20) ; dans son fondateur et son histoire (21 à 23, 30 à 55) ; dans son culte et l’initiation de ses adeptes (61 à 67). Les chapitres 24 à 29 et 56 à 60 constituent deux sortes de parenthèses dans lesquelles l’auteur revient sur ce qu’il a dit déjà, ou parle des contrefaçons du christianisme suscitées par les démons. Au chapitre 68 saint Justin conclut : de nouveau il demande que les chrétiens ne soient pas condamnés sans examen et sans jugement.
[Le texte actuel de l’apologie présente, à la suite de cette conclusion, une copie du rescrit d’Hadrien à Minucius Fundanus. Ce rescrit paraît authentique ; mais il se peut qu’il n’ait pas été mis là par saint Justin lui-même, au moins dans la première rédaction de l’apologie. Voir C. Callewaert, Le rescrit d’Hadrien à Minucius Fundanus, dans la Revue d’Histoire et de littérature religieuses, viii (1903), p. 152-189.]
La deuxième apologie, adressée au Sénat et beaucoup plus courte que la première, a dû la suivre de très près (vers 155 au plus tard), bien qu’elle n’en soit pas la simple continuation. Elle a été écrite à Rome à l’occasion suivante. Une femme chrétienne s’étant séparée de son mari païen débauché, celui-ci dénonça le catéchiste de sa femme, Ptolémée, qui fut mis à mort avec deux autres chrétiens, sur l’ordre du préfet de Rome, Urbicus (144-160). Aussitôt Justin saisit la plume pour protester. Le fond de ce nouvel écrit est le même que celui du premier. On méconnaît les chrétiens : leur doctrine est pure, plus élevée et plus complète que celle des philosophes : leur conduite est irréprochable : ce sont les démons qui les font persécuter. Toutes ces idées sont jetées un peu pêle-mêle : on sent que l’auteur est exaspéré et prévoit son propre martyre : il s’y attend, mais il ne s’en proclame pas moins hautement chrétien.
Le troisième ouvrage que nous possédions de saint Justin est le Dialogue avec Tryphon. Ici, il ne s’agit plus de défendre les chrétiens contre la persécution païenne, mais de convaincre les juifs de la messianité de Jésus-Christ et de la vérité de sa religion. Tryphon est un rabbin instruit, avec qui Justin aurait eu à Éphèse, vers 132-135, une longue discussion dont le Dialogue serait la relation fidèle. Cette discussion a-t-elle réellement eu lieu, ou bien ce qu’en rapporte saint Justin n’est-il qu’un cadre imaginaire propre à recevoir ses idées, on ne le saurait dire. Evidemment les arguments et les répliques n’ont pu être exactement tels qu’il les donne. Mais nous y trouvons en substance les positions qu’il prenait et les preuves qu’il faisait valoir dans sa controverse contre les juifs : et c’est l’essentiel.
Notre texte actuel du Dialogue n’est pas absolument complet. Au chapitre 74, § 3, il présente une lacune dont le copiste du manuscrit ne s’est pas aperçu, et qui semble être assez considérable. Il nous manque aussi probablement la dédicace de l’ouvrage au destinataire Marcus Pompeius, lequel n’est nommé qu’au chapitre 141.5, tout à la fin du livre.
D’après saint Justin lui-même (85.4), la discussion avec Tryphon avait duré deux jours, et le Dialogue se trouvait ainsi divisé en deux parties. La suture se faisait dans la partie perdue du chapitre 74. Mais cette remarque ne nous donne point la division logique de l’écrit : car l’auteur répète, le second jour, une partie des choses qu’il a dites le premier. L’absence d’ordre dans la composition fait d’ailleurs que cette division logique est aussi difficile à retrouver dans le Dialogue que dans les apologies. Tout ce qu’on peut dire est que, après le récit de sa conversion qui constitue une manière de prologue (ch. 1 à 8), Justin développe contre Tryphon trois idées principales :
- la caducité de l’Ancienne Alliance et de ses préceptes ;
- l’identité du Logos avec le Dieu qui a apparu dans l’Ancien Testament, a parlé aux patriarches et aux prophètes, puis s’est incarné dans le sein virginal de Marie ;
- la vocation des Gentils comme vrai peuple de Dieu.
Le développement de la première idée, suivant Otto, comprendrait les chapitres 10 à 47 ; celui de la deuxième les chapitres 48 à 108 ; enfin celui de la troisième les chapitres 109 à 142. D’autres auteurs proposent une autre distribution.
La discussion avec Tryphon aurait eu lieu, nous l’avons dit, à Éphèse (Eusèbe, H. E., 4.18.6) et pendant la guerre de Bar Kochéba, en 132-135 (Dial., 1.3), mais le Dialogue lui-même, qui la rapporte, est postérieur à la première apologie (Dial, 120.6). On en met généralement la composition entre les années 155-161. On ne saurait dire sûrement où il fut écrit.
Les Apologies et le Dialogue constituent le fonds certainement authentique de saint Justin. Un peu au-dessous d’eux, il faut mettre quatre fragments — le premier fort long — d’un traité De la résurrection que lui ont attribué Procope de Gaza et saint Jean Damascène. Quoi qu’il en soit de son authenticité, ce traité est certainement fort ancien — Harnack le date de 150-180 —, car Méthodius d’Olympe, à la fin du iiie siècle, semble y faire allusion.
En revanche, il faut regarder comme n’étant sûrement pas authentiques trois traités qui portent des titres identiques ou semblables aux titres de traités de saint Justin mentionnés par Eusèbe, mais que l’on a, à tort, mis sous son nom. Ce sont l’Oratio ad Gentiles, la Cohortatio ad Gentiles et le De monarchia. L’Oratio est du iie siècle, peut-être aussi le De monarchia ; la Cohortatio est de la seconde moitié du iiie siècle.
Quant aux six traités qui suivent dans les éditions complètes de saint Justin, ils ont encore bien moins de droits que les précédents à s’y trouver. L’Epistula ad Zenam et Serenum est une œuvre d’édification adressée, semble-t-il, à des moines ou à des ascètes, et que Mgr Batiffol a revendiquée pour l’évêque novatien de Constantinople Sisinnius (vers 400). Les cinq autres, Expositio rectae fidei, Confutatio dogmatum quorumdam…, Responsiones ad orthodoxos…, Quaestiones christianorum…, Quaestiones gentilium… ont été attribués par Harnack à Diodore de Tarse († 391-392). Funk mettrait plutôt l’Expositio au ve siècle, et attribuerait les Responsiones à Théodoret. Ce qui paraît certain, c’est que les trois ou même quatre derniers traités sont sortis de la même plume.