(Août 1535)
Martyrs – Épître au roi – La Réforme est la vérité – La vérité attaquée et non défendue – Règne du brigandage – La doctrine insupérable – Cause du zèle des moines – La doctrine est-elle nouvelle ? – Le témoignage des Pères – L’état du monde – L’Église dans les cathédrales ou les prisons ? – Satan tranquille ou actif – Torture et patience – Calvin imprime sa lettre chez Plater – Le roi l’a-t-il lue ? – Calvin part pour l’Italie – Ses motifs en y allant – Revenons en Suisse
L’Institution chrétienne avait pour but de faire connaître à la chrétienté et spécialement aux protestants de l’Allemagne, la doctrine professée en France par des hommes que le roi faisait mettre à mort. Mais était-ce tout ce qu’il y avait à faire ? Calvin crut voir quelque chose de plus pressé encore. Ses représentations, au lieu de passer par l’Allemagne pouvaient être adressées directement au roi. Dans ses angoisses et ses méditations solitaires, il lui avait si souvent adressé la parole, pourquoi ne le ferait-il pas directement, et publiquement ?… Sans doute c’est beaucoup entreprendre pour un jeune homme presque inconnu et persécuté, que d’interpeller ce puissant monarque, qui jette impitoyablement dans les flammes les meilleurs de ses sujets. Calvin ne conçut pas d’abord un projet aussi hardi. « Je ne pensais à rien moins, dit-il plus tard au roi, qu’à écrire des choses qui fussent présentées à voire Majestéa. » Mais le triste spectacle qu’offrait la France était jour et nuit devant ses yeux. Il savait que le glaive était suspendu sur les têtes de tous ceux qui ne voulaient que Christ seul pour médiateur. Lui était-il permis de se taire ?
a – Dédicace en tête de l’Institution.
En effet, la lueur des bûchers reparaissait en France. Un pieux laboureur de la Bresse,« fort exercé en la Parole de Dieu, » Jean Cornon, saisi dans son village au mois de mai, avait été conduit à Mâcon. Mis en présence de ses juges, il avait parlé avec tant de foi et de courage qu’ils en avaient été étonnés et confus. Aussi à la fin de juin, on l’avait lié sur une claie, traîné au lieu du supplice et brûlé vifb. Un peu plus tard, un barbier de Santerre, Denis Brion, zélé pour l’Évangile, avait été exécuté aux grands jours d’Angers, afin d’effrayer les populations accourues de toutes parts à ces fêtesc. Les flammes qui brûlaient ces pieux confesseurs dévoreraient peut-être bientôt d’autres hommes de Dieu ; Calvin désirait à tout prix les sauver. Il se décida donc à écrire au roi en lui faisant hommage de son livre… Démarche hardie.
b – Crespin, Martyrologue fol. 116.
c – Drion, Hist. chron., I, p. 25.
« Sire, dit-il, vous êtes témoin vous-même par combien de fausses calomnies, notre doctrine est tous les jours diffamée. Ne vous dit-on pas qu’elle ne tend à autre fin qu’à ruiner tous règnes et tous gouvernements, troubler la paix, abolir les lois, dissiper les seigneuries et les possessions, — bref, renverser toutes choses en confusion… Et néanmoins, vous n’entendez que la moindre partie de ces outrages. On sème contre elle d’horribles rapports qui, s’ils étaient véritables, devraient nous faire juger à bon droit dignes de mille et mille gibets. »
Ce que Calvin entreprenait de faire ce n’était pas simplement de montrer que la doctrine évangélique de la Réforme a le droit d’être à côté de la doctrine catholique romaine. Ce point de vue philosophique et chrétien, n’était pas celui du seizième siècle. Si la doctrine évangélique doit subsister c’est, dit hardiment Calvin, parce qu’elle est la vérité même. Il voulait gagner le roi, gagner le peuple à des enseignements, qui à ses yeux étaient seuls capables de les éclairer et de les sauver.
« Notre défense, dit-il, ne consiste pas à désavouer notre doctrine, mais à la soutenir vraie. La vérité, voilà le motif qui ôte à tous ses adversaires, le droit d’ouvrir la bouche contre elle. Et c’est par cette raison, Sire, que je vous demande de prendre une connaissance entière de cette cause qui jusqu’ici a été démenée par une ardeur impétueuse, plutôt qu’avec une gravité judiciaire. — Ne pensez pas que je tache de traiter ici ma défense particulière, pour demander le retour au pays de ma naissance. Certes, je lui porte telle affection d’humanité qu’il appartient, mais les choses sont maintenant tellement disposées, que je ne mène pas grand deuil d’en être privé… Non, Sire, j’entreprends la cause commune de tous les fidèles, et même celle de Christ, cause aujourd’hui tellement déchirée et foulée en votre royaume, qu’elle semble désespérée… Sans doute, la vérité de Christ n’est pas perdue et dissipée ; mais elle est cachée, ensevelie, comme digne de toute ignominie. La pauvrette Église est déchassée par bannissements, consumée par morts cruelles, et tellement étonnée par menaces et terreurs, qu’elle n’ose sonner mot. Encore les ennemis de la vérité ne sont-ils pas satisfaits. Ils insistent avec la rage qu’ils ont accoutumée, pour abattre la muraille qu’ils ont déjà ébranlée… et accomplir la ruine qu’ils ont commencée. »
Ici Calvin se demande si nul ne prend la défense des chrétiens persécutés… Il regarde… Hélas ! les évangéliques se taisent ; la reine de Navarre fait à peine entendre une timide voix ; les hommes politiques persuadent aux Allemands que les évangéliques de France sont des fanatiques, des fous… Tous tremblent. Nul, s’écrie-t-il, nul ne s’avance pour s’opposer à de telles furies… Si quelques uns même veulent paraître favoriser la vérité, ils se bornent à dire qu’on doit en quelque manière pardonner à l’ignorance… à l’imprudence des simples gens… Ainsi, ils appellent la très certaine vérité de Dieu, imprudence, ignorance. Ceux que notre Seigneur a tant estimés que de leur communiquer les secrets de sa sagesse céleste, ils les nomment… gens simples !… et qui se laissent facilement tromper, tant ils ont honte de l’Évangile !… »
Qui donc prendra en main la cause de la vérité ?…
« C’est votre affaire, Sire, dit Calvin au roi, de ne détourner d’une si juste défense, ni vos oreilles, ni votre courage. Il est question d’une grande chose. Il s’agit de savoir, comment la gloire de Dieu sera maintenue sur la terre, comment sa vérité retiendra son honneur, comment le Règne de Christ demeurera en son entier… matière digne de vos oreilles ! digne de votre jurisdiction ! digne de votre trône royal !… La pensée qui fait un vrai roi, c’est que le roi se reconnaisse vrai ministre de Dieu, dans le gouvernement de son royaume. Un règne qui n’a pas pour fin de servir à la gloire de Dieu, n’est pas règne, mais brigandage. »
A peine Calvin a-t-il ainsi parlé, qu’il lui semle voir François Ier refuser de se détourner de ses brillantes fêtes, pour prêter l’oreille aux plus vils de ses sujets. Le roi écoute Montmorency, Tournon… il court vers la duchesse d’Étampes ; il accueille même des artistes, des lettrés ; mais ces misérables religionnaires… jamais !
« Sire, dit Calvin, ne soyez pas détourné par le dédain de notre petitesse. Certes, nous reconnaissons que nous sommes pauvres, gens de mépris ; — devant Dieu de misérables pécheurs, devant les hommes, vilipendés, rejetés… Même, si vous voulez, nous sommes la balayure du monde ou quelque chose de plus vil encore, si l’on peut le nommer. Oui, il ne nous reste rien dont nous puissions nous glorifier devant Dieu, sinon sa seule miséricorde…, et rien devant les hommes… sinon notre infirmité ! »
Mais aussitôt, l’apologiste se redresse avec une sainte fierté :
« Toutefois, dit-il, il faut que notre doctrine demeure élevée, et insupérable, et par-dessus toute la gloire et la puissance du monde. Car elle n’est pas la nôtre, mais celle du Dieu vivant et de son Christ, que Dieu a constitué Roi, pour dominer d’une mer à l’autre, depuis les fleuves jusques aux bouts de la terre…, et dont les prophètes ont prédit la magnificence, en disant qu’il abattrait des royaumes, durs comme le fer et l’airain et resplendissants comme l’argent et l’or. »
Ici l’avocat de ses frères entend l’objection des ennemis. Il les voit entourer François Ier, et ne cesser de lui répéter que ces gens, tout en mettant en avant la Parole de Dieu, n’en sont que de pervers corrupteurs… « Sire, continue-t-il, vous pouvez juger vous-même, en lisant notre confession (son Institution), combien ce reproche est plein de malicieuse calomnie et d’impudence effrontée. Qu’y a-t-il de plus conforme à la foi chrétienne que de nous reconnaître dépouillés de toute vertu pour être vêtus de Dieu ? vides de tout bien pour être remplis de lui ? esclaves du péché pour être affranchis par lui ? aveugles pour être par lui illuminés ? boiteux pour être par lui redressés ? débiles pour être de lui soutenus ? en un mot, de nous ôter toute manière de gloire, afin que lui seul soit glorifié ?… Ah ! nous ne lisons point qu’il y ait eu des hommes repris pour avoir trop puisé à la source des eaux vives : au contraire le prophète corrige âprement ceux qui se sont creusé des puits secs et qui ne peuvent tenir l’eaud. »
d – Jérémie 2.13.
Calvin essaye même, — tentative désespérée, — de toucher le cœur du roi. « Considérez, Sire, poursuivit-il, toutes les parties de notre cause… Nous sommes persécutés ; quelques-uns de nous sont détenus en prison, les autres sont fouettés, les autres contraints à faire amende honorable, les autres bannis, les autres échappent par la fuite… Nous sommes en tribulation, injuriés, traités inhumainement ; tenus pour exécrables et pour maudits… Et pourquoi ?… Parce que nous mettons notre espérance au Dieu vivant, et croyons que la vie éternelle, c’est de connaître le seul vrai Dieu et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ… »
Calvin sait fort bien pourtant que le triomphe ne sera pas facile. Il a vu de près les prêtres, dans la capitale, dans des villes de second rang, dans les campagnes. Il croit entendre les cris que poussent les curés dans leurs paroisses et les moines dans leurs couvents. Voulant donc éclairer le roi, il le fait d’une manière peut-être un peu âpre, selon le style du temps. « Pourquoi nos adversaires, dit-il, combattent-ils d’une telle rigueur et rudesse pour la messe, pour le purgatoire, pour les pèlerinages et tels fatras ?… Parce que le ventre leur est pour Dieu et la cuisine pour religion. Parce que, bien que les uns se traitent délicatement et que les autres vivotent, en mangeant des croûtes, ils vivent tous d’un même pot, lequel sans ces branches, (messe, purgatoire), non seulement se refroidirait, mais gèlerait entièrement. »
Calvin n’ignorait pourtant pas que les ennemis vraiment dangereux de la Réformation n’étaient pas ces prêtres et ces moines qu’Érasme et tant d’autres avaient si souvent flagellés, au grand divertissement du roi. Il lui semblait voir Montmorency, des nobles orgueilleux, le cardinal de Tournon et ses acolytes, des docteurs subtils, entrer dans le cabinet du roi, et y débiter leurs accusations perfides. « Je les entends, dit-il, ils appellent notre doctrine nouvelle… Certes, je ne doute point, que quant à eux elle ne soit nouvelle, vu que Christ même et son Évangile leur sont tout nouveaux. Mais celui qui sait que cette prédication de saint Paul, est ancienne, savoir que Christ est mort pour nos péchés et ressuscité pour notre justification, ne trouve rien de nouveau parmi nous. Il est vrai qu’elle a été longtemps cachée, inconnue… mais c’est à l’impiété des hommes que le crime en doit être imputé. Et maintenant que par la bonté de Dieu elle nous est rendue, elle doit au moins être reçue en son ancienne autorité. »
Ici les adversaires persistent : ils réclament comme étant en leur faveur les anciens docteurs de l’Église. C’était le plus fort argument aux yeux de François Ier, qui affectait un certain respect pour l’ancienne littérature chrétienne. Calvin connaît les écrits de ces docteurs, il les a étudiés nuit et jour, à Angoulême, à Paris, à Bâle. « Il est arrivé aux Pères d’errer, dit-il, ce qui arrive à tous les hommes. Or, ces bons et obéissants fils (les moines romains) adorent les erreurs des Pères, et dissimulent ce qu’ils ont écrit de bien, tellement qu’ils semblent n’avoir d’autre soin que de recueillir des excréments parmi de l’or… Et puis ils nous poursuivent avec de grandes clameurs, comme contempteurs des Anciens !… Loin que nous les méprisions, nous pourrions prouver par leurs témoignages la plus grande part de ce que nous disons aujourd’hui. Mais ces saints personnages varient souvent entre eux et même quelquefois se contredisent eux-mêmes. Ils ne doivent point dominer sur nous. C’est à Christ seul qu’il nous faut obéir entièrement et sans exception. Pourquoi nos adversaires ne prennent-ils pas les apôtres pour leurs Pères, puisque c’est d’eux seuls et de nuls autres qu’il est défendu d’arracher les bornes ? Et s’ils veulent que les limites des Pères soient observées, pourquoi eux-mêmes, quand cela leur fait plaisir, les outrepassent-ils si audacieusement ? »
Il y a plus, Calvin fait usage de ces docteurs ; il ne les craint pas ; au contraire, il les appelle. Il les fait tous comparaître, défiler devant le roi et rendre témoignage contre les doctrines de Rome.
« Celui-ci était Père, Épiphane, qui a dit que c’était une horrible abomination de voir une image de Christ et de quelque saint, aux temples des chrétiens.
Celui-ci était Père, Gélasius pape, qui a dit que la substance du pain et du vin demeure au sacrement de la Cène, comme la nature humaine demeure en notre Seigneur Jésus-Christ, unie à son essence divine.
Celui-ci était Père, Augustin, qui appelle téméraire la pensée de prononcer une doctrine sans de clairs témoignages de l’Écriture.
Celui-ci était Père, Paphnutius, qui a soutenu que le mariage ne devait pas être défendu aux ministres de l’Église, et que la chasteté consistait à avoir une femme légitime…
Celui-ci était Père, Augustin, qui a maintenu que l’Église ne doit point être préférée à Christ, parce que tandis que les juges ecclésiastiques, étant hommes, se peuvent tromper, celui-ci, Christ, juge toujours droitement… Ah ! si je voulais compter tous les points dans lesquels les docteurs de Rome rejettent le joug des Pères, dont ils se disent les enfants obéissants, les mois et les années se passeraient à réciter ce long propos… Et puis ils nous reprochent d’outrepasser les bornes anciennes !… »
Calvin n’oublie pas qu’il parle à un prince. Frappé de l’état où se trouve le monde dans ce moment suprême, où l’on voyait s’entre-choquer de vieilles superstitions et un scepticisme nouveau, de vieux désordres et de nouvelles immoralités, des ambitions, des guerres, des désolations, il demande à grands cris un remède. Et convaincu que la Réformation seule peut sauver la société, il s’écrie : « Plusieurs océans de maux se débordent sur la terre… Plusieurs pestes nouvelles ravagent le monde… Tout tombe en ruines… Il faut désespérer des choses humaines, ou y mettre ordre, même par des remèdes violents… Et néanmoins on rejette le remède… Ah ! l’éternelle vérité de Dieu, doit être seule écoutée dans le règne de Dieu ! Contre elle, ne prévalent ni des prescriptions, ni de longues années, ni des coutumes anciennes, ni quoique conjuration que ce puisse être… »
« Mais l’Église… disaient les adversaires. Si ce n’est pas nous qui sommes l’Église, où était-elle avant vous ? — Ah ! répond Calvin, combien de fois l’Église a-t-elle été éclipsée, sans forme, op primée par des guerres, des séditions, des hérésies… Saint Hilaire ne reprend-il pas ceux qui, aveuglés par un respect insensé, ne remarquaient pas quelles pestes étaient quelquefois cachées sous de beaux dehors. Vous cherchez l’Église de Dieu dans la beauté des édifices. Mais ne savez vous pas que c’est là que l’Antechrist doit avoir son siège ? Les montagnes, les bois, les lacs, les prisons, les déserts, les cavernes, me sont plus sûrs et de meilleure fiance ; car c’est là que les prophètes s’étant retirés, ont prophétisé. Dieu voyant que les hommes n’ont pas voulu obéir à la vérité, a permis qu’ils fussent ensevelis dans de profondes ténèbres et que la forme d’une véritable Église fût effacée, tout en conservant épars et cachés, çà et là, ceux qui lui appartenaient. Si vous voulez, Sire, un peu vous départir de votre loisir, et lire mes enseignements…, vous connaîtrez clairement que, ce que nos adversaires appellent l’Église, est une cruelle géhenne, une boucherie des âmes, une torche, une ruine. »
Enfin le jeune docteur, sachant que les cardinaux répètent sans cesse à François Ier : — « Voyez que de contentions, de troubles, d’émeutes, la prédication de cette doctrine a attirés après elle ! » fait à cette banale accusation une réponse qui a quelque chose d’original et de frappant : « Jamais, dit-il, la Parole de Dieu ne vient en avant, sans que Satan ne s’éveille et n’escarmouche. Il y a quelques années, tout étant enseveli dans les ténèbres, ce seigneur du monde se jouait des hommes à son plaisir, et semblable à un Sardanapale, il prenait son passe-temps en paix. Que pouvait-il faire que de jouer et plaisanter, puis qu’il était alors en tranquille possession de son règne ! Mais depuis que la lumière, reluisant d’en haut, a déchassé les ténèbres, le prince de ce monde est tout à coup sorti de sa paresse et a pris les armes. Il a eu recours d’abord à la force pour opprimer la vérité ; puis à la ruse pour l’obscurcir et l’éteindre. Oh ! quelle perversité que d’accuser la Parole de Dieu des séditions qu’émeuvent contre elle les fous et les écervelés !
Ah ! Sire, ce n’est pas nous qui excitons les troubles ; ce sont ceux qui résistent à la vertu de Dieu. Est-il vraisemblable que nous, dont la bouche n’a jamais prononcé une seule parole séditieuse, nous dont la vie, quand nous vivions sous votre sceptre, a toujours été simple et paisible, nous machinions alors de renverser les royaumes ?… Maintenant même que nous sommes chassés, nous ne cessons de prier Dieu pour la prospérité de votre règne.
S’il y en a qui, sous couleur de l’Évangile, émeuvent des tumultes, s’il y en a qui veulent cacher leur licence charnelle en mettant en avant la liberté et la grâce de Dieu il y a des lois, des punitions ordonnées pour corriger ces délits. Mais que l’Évangile de Dieu ne soit point blasphémé par les maléfices des méchants. »
Calvin va terminer son épître : « Sire, dit-il, je vous ai exposé l’iniquité de nos calomniateurs. J’ai voulu adoucir votre cœur, pour que vous donniez audience à notre cause. J’espère que nous pourrons regagner votre grâce s’il vous plaît de lire sans courroux cette confession qui est notre défense devant Votre Majesté. — Mais si les malveillants empêchent vos oreilles, si les accusés n’ont pas l’occasion de se défendre ; si d’impétueuses furies, sans que vous y mettiez ordre, exercent toujours leur cruauté par les prisons, par le fouet, par les tortures, les coupures, les bûchers… certes, brebis dévouées à la boucherie, nous serons réduits à la dernière extrémité. Cependant, même alors, nous posséderons nos âmes par notre patience et nous attendrons la main forte du Seigneur. Sans doute, elle se montrera en sa saison. Elle apparaîtra armée, pour délivrer les pauvres de leurs afflictions et pour punir les contempteurs qui à cette heure si hardiment s’égayent.
Le Seigneur, Roi des rois, veuille établir votre trône en justice, et votre siège en équité. »
Tel était le noble et touchant plaidoyer qu’un jeune homme de vingt-six ans adressait alors au roi de France. Il entendait de loin les cris de douleur des victimes, et l’âme émue de compassion et d’indignation, il paraissait comme un suppliant devant le prince voluptueux qui les mettait à mort.
Après avoir terminé ce discours d’une rare éloquence, Calvin mit la date — Bâle, le premier jour d’août mil cinq cent trente-cinq. Puis il se hâta de livrer son manuscrit à l’impressione.
e – Voir cette épître dédicatoire en tête de toutes les éditions de l’Institution.
Il y avait à Bâle une maison située sur les hauteurs de Saint-Pierre portant pour nom à l’Ours noir, où se trouvait une imprimerie qui appartenait au Valaisan Thomas Plater. Calvin y entrait souvent. Plater, arrivé à Bâle avec Myconius, comme nous l’avons vu, y était devenu d’abord d’étudiant professeur ; et puis les « grosses sommes que gagnaient les imprimeursf » lui avaient donné envie de le devenir. Calvin cherchant un éditeur pour son Institution, le savant Grynée lui recommanda Plater. Celui-ci eut l’honneur d’imprimer l’Institution chrétienne ; dès lors Calvin eut avec cet être si original des relations suivies. Quand, quelques années plus tard, Félix Plater, fils de Thomas, allant étudier la médecine à Montpellier passa à Genève, Calvin à qui il apportait une lettre de son père, l’appela mon Félix, et le reçut avec une grande cordialité. « Je l’entendis prêcher le dimanche matin, dit le jeune Bâlois dans ses mémoires ; il y avait une grande foule de peupleg. »
f – Vie de Thomas Plater, écrite par lui-même, p. 110.
g – Autobiographie de Félix Plater, fils de Thomas.
Ce fut, nous l’avons dit, en août 1535, que Calvin remit à Thomas Plater, pour l’imprimer, son adresse au roi François Ier. Il l’avait écrite en français et l’édition française porte la date du 1er août ; mais il la traduisit aussitôt en latin et termina ce travail vers le 23 du même mois qui est la date de l’édition latineh. Il est probable que cette épître à François Ier fut imprimée dans les deux langues, et que la française fut envoyée au roi, et la latine aux docteurs allemands, en septembre 1535.
h – Decimo Calendas Septembris. (Édition latine, en tête de l’Institution.)
François Ier reçut-il cette lettre ? Prêta-t-il l’oreille à cet admirable plaidoyer ? Il est certain que son cœur ne fut point adouci. Il est même possible que les plaisirs et la politique du monarque lui aient fait rejeter dès l’abord l’épître d’un des plus pauvres de ses sujets. Cependant rien n’empêche de croire que le roi l’ait lue ; le style seul était digne du regard d’un prince. Les amis de Calvin et Calvin lui-même attendaient beaucoup de cette lecture faite par le roi. « S’il voulait lire cette lettre si excellente, disait l’un d’eux, une plaie mortelle (ou nous nous trompons fort), serait faite à l’impudique Babylonei. » Mais un prince ambitieux, menteur et libertin, était-il capable de comprendre la noble pensée du réformateur ?
i – « Magnum Merretrici Babylonicæ vulnus illatum. » (Beza, Vita Calvini.)
Calvin ayant publié à Bâle son appel à François Ier, et peut-être achevé la correction des épreuves de l’Institution, pensa à quitter cette ville. Ces publications devaient faire sensation, on saurait que l’hôte de Catherine Klein en était l’auteur ; Calvin se verrait recherché, entouré… « Je n’ai point eu pour but de me montrer et d’acquérir du bruit, dit-ilj. » La crainte de paraître le porta donc à se retirer. Il avait pourtant d’autres raisons pour quitter Bâle ; il se sentait poussé vers l’Italie. Peu après, le 23 août 1530, Calvin s’étant acquitté, dit Théodore de Bèze, de ce qu’il devait à sa patrie, » partit avec du Tillet, fuyant les éloges, les remerciements, les approbations, comme un autre fuirait les menaces et les outrages.
j – Calvin, Préface des Psaumes.
Les deux amis chevauchaient l’un à côté de l’autre. Leur itinéraire ne nous a pas été conservé. Il y a, chacun le sait, plusieurs passages pour traverser les Alpes, mais celui que choisit Calvin nous est inconnu, comme celui que prit Annibal, — plus important, je l’avoue. On a cru que les voyageurs arrivèrent sur les bords du lac de Genève. S’ils passèrent par la Suisse, et se proposaient de traverser le Saint-Bernard, comme le porte un manuscrit du dix-septième siècle, ou le Simplon ou même le mont Cenis, Calvin dut en effet alors se trouver pour la première fois sur les rives du beau lac. Quoi qu’il en soit, il allait franchir les Alpes. « Il avait envie, nous dit Théodore de Bèze, de connaître la duchesse de Ferrare, princesse d’une vertu exemplaire. » Mais d’autres motifs poussaient le jeune réformateur. Il voulait voir l’Italie : Italia salutanda, nous dit son ami. Ce désir de saluer l’Italie, si constant dans les habitants du reste de l’Europe, depuis les temps où Rome républicaine s’assujettissait les peuples, et qui existe encore de nos jours, Calvin l’a éprouvé comme un autre.
Mais qu’allait-il y chercher ?… Tandis qu’il gravissait les Alpes, qu’il contemplait pour la première fois leurs immenses glaciers et leurs neiges éternelles, quelles étaient les pensées qui l’occupaient ? Il était question alors d’un concile ; cet événement qui semblait prochain, était-il pour quelque chose dans son voyage ? Voyant Vergerio se rendre d’Italie en Allemagne, pour y soutenir la domination du pape, Calvin voulait-il se rendre de Suisse en Italie pour la combattre ? Ou bien attiré par la réputation presque évangélique des Contarini, des Sadolet et d’autres prélats, désirait-il s’entretenir avec eux ? Sentait-il le besoin de voir de près cette papauté, avec laquelle il devait avoir affaire toute sa vie et se proposait-il d’étudier comme Luther ses scandales et ses abus ? Voulait-il reporter l’Évangile dans ce même pays où l’avait porté saint Paul ? Ou était-il seulement attiré par des souvenirs classiques, par les lettres et la civilisation de cette illustre contrée ? Il y avait sans doute un peu de tout cela dans le désir de Calvin. Il voulait saluer la terre des héros, des martyrs, des lettres, de Renée de Ferrare et… des papes. Italia salutanda. Mais sa pensée principale, nous n’en pouvons douter, était d’enseigner les principes de la Réformation, d’annoncer à l’Italie que Christ avait aboli le péché et ouvert l’accès auprès du Père céleste à toutes les âmes qui le cherchent. Un historien catholique dit que le jeune réformateur « avait conçu le dessein de soustraire à l’obéissance du pape les peuples les plus proches de sou siègek. » Il y a de l’exagération dans cette parole ; mais le fond de la pensée est vrai.
k – Varillas, Hist. des Hérésies, II, p. 994.
Calvin traverse donc les torrents ; il s’élève dans les vallées ascendantes des Alpes ; il franchit ces hautes montagnes qui semblent d’infranchissables murailles ; il s’avance courageusement vers ces contrées italiques où les hommes de la Réformation vont être bientôt noyés dans leur sang, où la persécution l’attend certainement, et, peut-être, — la mort. N’importe ; il marche. On dirait, d’après un historien que, comme Mithridate, il veut vaincre Rome dans Rome.
Laissons-le pour le moment et tournons-nous vers ces contrées où, traversant de nouveau les Alpes, il se rendra, après s’être échappé des prisons de l’Italie. Dirigeons-nous, après avoir parcouru quelques contrées environnantes, vers cette ville qui lutte énergiquement avec les évêques et avec les princes, où de courageux précurseurs vont lui frayer les voies, et qui doit devenir, par le flambeau que Dieu y allumera un jour, en se servant de Calvin, le foyer le plus puissant de la Réformation européenne.